History of the Peloponnesian War

Thucydides

Thucydides. Histoire de la Guerre du Péloponnése, Vol. 1-2. Zévort, Marie Charles, translator. Paris: Charpentier, 1852.

LXXXI. Cependant les Syracusains et leurs alliés s’étaient aperçus, dès qu’il fit jour, du départ des Athéniens. La plupart accusaient Gylippe de les avoir à dessein laissés échapper. Ils reconnurent aisément la route qu’ils avaient suivie, se mirent vivement à leur poursuite et les atteignirent à l’heure du dîner. La division de Démosthènes était restée en arrière, marchant plus lentement et avec moins d’ordre, par suite dé la confusion qui s’y était mise pendant la nuit; dès qu’ils l’eurent jointe; ils fondirent sur elle et engagèrent le combat. La cavalerie syracusaine enveloppa sans peine cette multitude disséminée, et la refoula à l’étroit sur elle-même. La division de Nicias était en avant, à une distance de cinquante stades. Nicias, en effet, avait fait presser la marche, persuadé qu’en pareil cas le moyen d’échapper n’est pas d’attendre volontairement l’ennemi et de le combattre,

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mais bien de se soustraire le plus vite possible, en ne combattant qu’à la dernière extrémité. Démosthènes, au contraire, s’était trouvé plus exposé et d’une manière plus continue : car, marchant le dernier, il avait été le premier assailli par l’ennemi; d’un autre côté, au moment où il apprit que les Syracusains le poursuivaient, il avait moins songé à gagner du terrain qu’à se mettre en bataille, et, pendant qu’il perdait ainsi les instants, l’ennemi l’avait enveloppé. Général et soldats furent frappés de stupeur : refoulés dans un clos entouré d’un petit mur, bordé de part et d’autre par une route, et couvert d’oliviers, ils étaient de toutes parts accablés de traits. Les Syracusains préféraient, avec raison, ce genre d’attaque à une lutte corps à corps; car un combat en règle contre des hommes au désespoir était tout à l’avantage des Athéniens. D’ailleurs, le succès désormais assuré faisait que chacun se ménageait pour n’en pas perdre à l’avance le fruit, persuadé que cette tactique suffisait pour réduire l’ennemi et s’en rendre maître.

LXXXII. Tout le jour on tira ainsi sur les Athéniens et leurs alliés. Quand Gylippe, les Syracusains et leurs alliés les virent accablés de blessures, épuisés de souffrances, ils firent proclamer d’abord que ceux des insulaires qui voudraient passer de leur côté seraient libres : quelques habitants des villes, mais en petit nombre, passèrent dans leur camp. Tout le reste de l’armée de Démosthènes capitula ensuite et convint de livrer ses armes, à la condition qu’il n’y aurait aucune violence contre la vie des personnes, qu’on ne les ferait périr ni dans les fers, ni par la privation du

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strict nécessaire. Tous se rendirent, au nombre de six mille. Ils livrèrent tout ce qu’ils possédaient d’argent, le jetèrent dans des boucliers retournés, et eu remplirent quatre qui furent aussitôt portés à la ville. Nicias parvint le même jour avec sa division au fleuve Érinéos, le traversa et établit son armée sur une éminence.

LXXXIII. Le lendemain les Syracusains l’atteignirent, lui apprirent que les troupes de Démosthènes avaient capitulé, et le sommèrent d’en faire autant. Nicias, se défiant de cette déclaration, convint d’envoyer un cavalier pour s’en assurer. Celui-ci, à son retour, ayant confirmé la nouvelle de la reddition, il fit déclarer par un héraut à Gylippe et aux Syracusains qu’il était prêt à stipuler, au nom des Athéniens, le remboursement de tous les frais de la guerre, à condition qu’on le laisserait partir avec son armée. Comme garantie du payement, il offrait de fournir des otages athéniens, un homme par talent. Les Syracusains et Gylippe n’acceptèrent pas ces propositions; ils fondirent sur les Athéniens, les enveloppèrent de toutes parts, et tirèrent sur eux jusqu’au soir. La division de Nicias n’était pas moins épuisée que l’autre par le manque de blé et de provisions. Cependant elle résolut de profiter du répit de la nuit pour se remettre en route; mais, au moment où on prit les armes, les Syracusains s’en aperçurent et chantèrent le péan. Les Athéniens, voyant qu’ils ne pouvaient tromper la surveillance de l’ennemi, renoncèrent à leur tentative, à l’exception de trois cents hommes seulement qui forcèrent les gardes et s’échappèrent la nuit où ils purent.

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LXXXIV. Le jour venu, Nicias remit l’armée en marche. Les Syracusains et leurs alliés continuaient à les harceler dans tous les sens, à tirer sur eux, et à les accabler de traits. Les Athéniens s’efforçaient de gagner le fleuve Assinaros; refoulés de toutes parts par les charges d’une nombreuse cavalerie et par une nuée d’ennemis, ils espéraient respirer un peu derrière le fleuve, s’ils parvenaient à le franchir; l’épuisement et la soif les y poussaient également. Arrivés sur les bords, ils s’y précipitent sans ordre; chacun veut passer le premier. L’ennemi qui les presse ajoute aux difficultés du passage. Obligés de se serrer en avançant, ils se précipitent les uns sur les autres, se foulent aux pieds; ceux-ci tombent sur les pointes des lances, au milieu des bagages, et périssent avant de toucher le bord; ceux-là s’embarrassent et tombent dans le courant. Les Syracusains, postés sur l’autre rive, escarpée en cet endroit, tirent d’en haut sur les Athéniens occupés la plupart à boire avidemeht, et confondus en désordre dans le lit encaissé du fleuve. Les Péloponnésiens descendent à leur suite et s’attachent surtout à égorger ceux qui sont dans le fleuve. L’eau, souillée dès le premier instant, roule bourbeuse et sanglante; on la boit néanmoins, le plus souvent on se la dispute les armes à la main.

LXXXV. Déjà des monceaux de cadavres étaient entassés entre les rives, l’armée était anéantie; une partie avait péri dans le fleuve; la cavalerie avait détruit ce qui avait pu s’échapper. Nicias alors, se fiant plus à Gylippe qu’aux Syracusains, se rendit à lui; il s’en remit entièrement à sa discrétion et à celle des Lacédémoniens, en le priant seulement de faire cesser le car-

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nage. Gylippe ordonna de faire des prisonniers : tous ceux que les Syracusains ne purent cacher[*](Pour se les approprier, au lieu de les abandonner à l’État.), — car il y en eut beaucoup de soustraits, — furent dès lors amenés vivants. On envoya à la poursuite des trois cents qui s’étaient échappés la nuit en forçant les gardes, et on les arrêta. Toutefois il n’y eut que peu de prisonniers rassemblés au profit de l’État. Ne s’étant pas rendus par capitulation, comme les soldats de Déraosthènes[*](Une capitulation permettait de les compter et empêchait ainsi les détournements.), ils avaient été détournés pour la plupart; la Sicile entière en fut remplie. Le nombre des morts fut considérable; car ce fut un affreux carnage, et cette guerre de Sicile n’offre rien de comparable. Bien des soldats périrent aussi dans les attaques réitérées durant la marche. Néanmoins beaucoup s’échappèrent au moment même, ou s’évadèrent après avoir été réduits en esclavage. Catane leur offrit un refuge.

LXXXVI. Les Syracusains et leurs alliés, après s’être réunis, prirent avec eux le plus possible de prisonniers et 'de dépouilles, et retournèrent à la ville. Ils descendirent tous les prisonniers faits sur les Athéniens et leurs alliés au fond des carrières, comme dans le lieu où il était le plus facile de les garder. Quant à Nicias et à Démosthènes, on les égorgea, malgré Gylippe. Celui-ci eût regardé comme un beau triomphe ajouté à tous ses succès d’amener aux Lacédémoniens les généraux ses adversaires. Démosthènes se trouvait être l’homme qu’ils détestaient le plus, à cause des événements de Sphactérie et de Pylos. Ces mêmes événements avaient valu à Nicias toute leur bienveillance; car il avait té-

[*](1 Pour se les approprier, au lieu de les abandonner à l’État.)[*](* Une capitulation permettait de les compter et empêchait ainsi les détournements.)

I. Quand la nouvelle parvint à Athènes, on refusa longtemps de croire à cet anéantissement total de l’armée, même après le témoignage positif de soldats de l’expédition, bien connus pour tels[*](Je rends ainsi les mots τοΐς πάνυ των στρατιωτών, qui n’ont pas été compris des traducteurs. Il ne peut pas être question ici de soldats d’élite, ou de soldats distingués, ce qui n’a aucune importance dans la circonstance; le témoignage d’hommes qui avaient vu, qui faisaient incontestablement partie de l’expédition, τοῖς πάνυ τ. σ.' avait au contraire une irrécusable autorité. Le désastre avait été d’abord annoncé par un bâtiraent de commerce. Voir Plutarque, Nicias, 30.), et échappés au désastre. Mais quand la vérité fut connue, le peuple s’indigna contre les orateurs qui avaient concouru à l’enthousiasmer pour l'expédition, comme s’il ne l’eût pas décrétée lui-même : on s’emporta contre les colporteurs d’oracles, les devins, et tous ceux qui avaient alors, par quelque prédiction, encouragé l’espoir de soumettre la Sicile. On ne voyait de tous côtés que sujets d’affliction; à la douleur de l’événement se joignaient les craintes, les terreurs profondes dont on était assiégé. Chacun en particulier avait à déplorer quelque perte; la ville entière regrettait cette multi- [*](1 Je rends ainsi les mots τοΐς πάνυ των στρατιωτών, qui n’ont pas été compris des traducteurs. Il ne peut pas être question ici de soldats d’élite, ou de soldats distingués, ce qui n’a aucune importance dans la circonstance; le témoignage d’hommes qui avaient vu, qui faisaient incontestablement partie de l’expédition, τοῖς πάνυ τ. σ.' avait au contraire une irrécusable autorité. Le désastre avait été d’abord annoncé par un bâtiraent de commerce. Voir Plutarque, Nicias, 30.)

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tude d’hoplites et de cavaliers, cette jeunesse derrière laquelle on ne voyait plus rien de semblable pour la remplacer; le deuil était partout! D’un autre côté, la vue des arsenaux vides de vaisseaux, le trésor épuisé, le manque d’équipages pour la flotte, tout dans le moment faisait désespérer du salut public. On se figurait que, de Sicile, la flotte ennemie allait aussitôt faire voile pour le Pirée, surtout après une victoire si complète; qu’en Grèce les ennemis d’Athènes, dont tous les armements étaient alors doublés, allaient réunir leurs efforts contre la ville, par terre et par mer; que les alliés soulevés se joindraient à eux. Cependant on crut devoir, autant que le permettait la situation, faire bonne contenance, préparer une flotte en tirant d’où on pourrait des bois et de l’argent, surveiller les alliés, surtout l’Eubée, régler et modérer les dépenses de la ville, enfin élire un conseil de vieillards chargés de se concerter au préalable sur les mesures exigées par les circonstances. L’effroi du moment avait disposé le peuple, comme il arrive d’ordinaire, à apporter en tout plus d’ordre et de sagesse. Ce qui avait été décidé fut fait, et l’été finit.

II. L’hiver suivant[*](Quatrième année de la quatre-vingt-onzième olympiade, 413 avant notre ère.), le grand désastre des Athéniens en Sicile mit en fermentation toute la Grèce : ceux qui n’avaient d’alliance avec aucun des deux partis ne croyaient plus pouvoir rester en dehors de la guerre, même sans y être appelés; chacun se disait que les Athéniens n’auraient pas manque de l’attaquer à son tour, s’ils eussent réussi en Sicile, et que d’ailleurs, la guerre ne devant plus maintenant durer bien [*](1 Quatrième année de la quatre-vingt-onzième olympiade, 413 avant notre ère.)

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longtemps, il était bon d’y prendre part. Les alliés de Lacédémone redoublaient en commun d’efforts et d’ardeur, dans l’espoir d’être bientôt délivrés de tant de souffrances; les sujets d’Athènes surtout étaient disposés à se soulever, sans même consulter leurs forces; car, jugeant la situation avec passion et colère, ils n’avaient plus le loisir de calculer que, l'été suivant, sinon maintenant, les Athéniens seraient en mesure de les vaincre. Chez les Lacédémoniens, les dispositions guerrières s’étaient fortifiées de toutes ces circonstances et surtout de l’idée que leurs alliés de Sicile, maintenant à la tête d’une marine que les événements avaient forcé de créer, viendraient sans doute au printemps les rejoindre avec des forces considérables. De toutes parts apparaissaient des motifs d’espérance; aussi résolurent-ils de pousser résolûment les hostilités, dans la pensée qu’une fois la guerre terminée à leur avantage ils seraient désormais délivrés de dangers comme ceux dont les eût enveloppés la puissance athénienne, si elle se fût accrue de la Sicile; et que, cette puissance anéantie, leur domination sur la Grèce entière se trouverait sûrement établie.

III. Aussitôt Agis, leur roi, partit de Décélie avec quelques troupes, dans le cours du même hiver, et alla chez les alliés lever la contribution pour l’entretien de la flotte. Il se dirigea vers le golfe de Malée, et, en raison d’une ancienne inimitié, fit sur les OEléens un butin considérable et leur imposa une contribution pécuniaire. Il força les Achéens-Phthiotes, et les autres sujets des Thessaliens dans ces parages, malgré l’opposition et les réclamations des Thessaliens, à fournir des otages et de l’argent. Il déposa les otages à Corinthe et

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travailla à attirer ces peuples dans son alliance. Les Lacédémoniens, de leur côté, décidèrent que les villes construiraient cent vaisseaux. Ils se taxèrent eux-mêmes à vingt-cinq; les Béotiens au même nombre; les Phocéens et les Locriens à quinze; les Corinthiens à quince; les Arcadiens, les Pelléniens et les Sicyoniens à dix; les habitants de Mégare, de Troezène, d’Épidaure et d’Hermione également à dix. En même temps ils firent toutes leurs dispositions pour ouvrir la campagne dès l’entrée du printemps.

IV. Les Athéniens, de leur côté, se mirent en mesure, pendant l’hiver, de réaliser leurs projets pour la construction d’une flotte; ils se procurèrent des bois et fortifièrent Sunium, pour que les transports de vivres pussent se faire en sûreté autour du promontoire. Les fortifications élevées en Laconie, lors de la traversée en Sicile, furent abandonnées; ils supprimèrent toutes les dépenses qui parurent inutiles, se réduisirent à une sévère économie, et portèrent surtout leur attention sur les alliés, afin d’empêcher leur défection.

V. Pendant que de part et d’autre on faisait des dispositions et qu’on se préparait à la guerre avec la même ardeur que si elle n’eût fait que commencer, les Eubéens députèrent les premiers auprès d’Agis, dans le cours de l’hiver, pour traiter de leur défection. Agis accueillit leurs ouvertures et fit venir de Lacédémone Alcaménès, fils de Sthénélaïdas, et Mélanthos, pour aller commander en Eubée. Déjà ils étaient arrivés avec environ trois cents Néodamodes, et Agis préparait leur passage dans l’île, lorsquè les Lesbiens vinrent à leur tour, résolus également à se détacher d’Athènes. Secondés par les Béotiens, ils décidèrent Agis à ajourner

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ses desseins sur l’Eubée et à préparer leur défection en leur donnant pour harmoste Alcaménès, celui-là même qui devait passer en Eubée. Les Béotiens leur promirent dix vaisseaux, et Agis le même nombre. Tout cela se passait en dehors du gouvernement de Lacédémone; car Agis, tout le temps qu’il occupa Décélie, ayant une armée à sa disposition, était maître d’envoyer des troupes partout où il voulait, de faire des levées et de percevoir des contributions : on peut même dire que c’était plutôt à lui qu’au gouvernement lacédémonien qu’obéissaient alors les alliés, les troupes dont il disposait personnellement lui permettant de porter rapidement sur chaque point une force redoutable. Pendant qu’il agissait ainsi en faveur des Lesbiens, les habitants de Chio et d’Érythrée, disposés de leur côté à la défection, recoururent à Lacédémone, au lieu de s’adresser à lui. Avec eux arriva un envoyé de Tissaphernes, gouverneur des provinces inférieures[*](On appelait provinces inférieures ou maritimes la partie de l’Asie Mineure composée de la Carie, la Lycie, la Paraphylie, la Mysie et la Lydie.) pour Darius, fils d’Artaxerxès. Tissaphernes poussait, de son côté, les Lacédémoniens à la guerre et promettait de leur fournir des subsistances; car le Roi venait de lui réclamer les tributs de son gouvernement, restés en arrière par suite des entraves apportées par les Athéniens à leur perception dans les villes grecques. Il espérait rendre plus facile la rentrée de l’impôt en affaiblissant les Athéniens; en même temps il voulait faire entrer lesLacédémoniens dans l’alliance du Roi, et suivre contre Amorgès, bâtard de Pissuthnès, révolté en Carie, les instructions de ce prince qui lui ordonnait de l’amener [*](1 On appelait provinces inférieures ou maritimes la partie de l’Asie Mineure composée de la Carie, la Lycie, la Paraphylie, la Mysie et la Lydie.)
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prisonnier ou de le faire périr. Les habitants de Chio et Tissaphernes agissaient donc en cela de concert.

VI. Sur ces entrefaites, arrivèrent aussi à Lacédémone Calligitos, de Mégare, fils de Laophon, et Timagoras, de Cyzique, fils d’Athénagoras, tous deux exilés de leur patrie, et fixés auprès de Pharnabaze, fils de Pharnace. Pharnabaze les envoyait pour réclamer l’envoi d'une flotte dans l’Hellespont; il aspirait de son côté, comme Tissaphernes, à détacher des Athéniens les villes de son gouvernement, pour en percevoir les tributs, et à se faire l’intermédiaire d’une alliance entre les Lacédémoniens et le Roi. Comme ces deux négociations distinctes se poursuivaient séparément au nom de Pharnabaze et au nom de Tissaphernes, leurs agents mettaient tout en oeuvre de part et d’autre auprès des Lacédémoniens pour obtenir l'envoi d’une flotte et d’une armée, et demandaient la préférence, ceux-ci pour l’Ionie et Chio, ceux-là pour l’Hellespont. Mais les ouvertures de Tissaphernes et de Chio furent accueillies beaucoup plus favorablement par les Lacédémoniens, surtout étant soutenues par Alcibiade, que des liens d’hospitalité formés par ses ancêtres unissaient étroitement à l’éphore Eudios. C’était même à ces relations d’hospitalité que tenait l’adoption dans sa famille du nom d’Alcibiade, qui était aussi celui du père d’Eudios[*](Un des ancêtres d’Alcibiade ('Athénien, uni par les liens de l’hospitalité avec un des aïeux d’Eudios nommé Alcibiade, avait donné à son propre fils le nom de son hôte. Ce nom d’Alcihiade s’était ensuite transmis dans les deux familles, en passant, suivant l’usage le plus ordinaire, de l’aïeul au petit-fils.). Toutefois les Lacédémoniens envoyèrent d’abord à Chio un périoece[*](On donnait ce nom soit à des peuples de la Laconie, sujets de Lacédémone. soit aux habitants des bourgades les plus voisines de Sparte. Les périoeces (ou voisins) ne jouissaient pas de tous les droits dos citoyens de Sparte.) du nom de Phrynis, re- [*](1 Un des ancêtres d’Alcibiade ('Athénien, uni par les liens de l’hospitalité avec un des aïeux d’Eudios nommé Alcibiade, avait donné à son propre fils le nom de son hôte. Ce nom d’Alcihiade s’était ensuite transmis dans les deux familles, en passant, suivant l’usage le plus ordinaire, de l’aïeul au petit-fils.) [*](* On donnait ce nom soit à des peuples de la Laconie, sujets de Lacédémone. soit aux habitants des bourgades les plus voisines de Sparte. Les périoeces (ou voisins) ne jouissaient pas de tous les droits dos citoyens de Sparte.)

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connaître si le nombre des vaisseaux répondait aux déclarations faites, et si, pour le reste, les ressources de la ville étaient en rapport avec ce qu’on en publiait. Sur l’avis que tous les rapports étaient parfaitement exacts, ils firent alliance aussitôt avec Chio et Erythrée, et décrétèrent l’envoi de quarante bâtiments pour aller rallier la flotte de Chio qui, suivant les envoyés, ne s’élevait pas à moins de soixante vaisseaux. Dix de ces bâtiments devaient prendre les devants sous le commandement de Mélancridas. Mais, un tremblement de terre étant survenu, Mélancridas fut remplacé par Chalcidéus, et l’on n’équipa en Laconie que cinq vaisseaux au lieu de dix. Avec l’hiver finit la dix-neuvième année de cette guerre, dont Thucydide a écrit l’histoire.

VII. Dès le commencement de l’été suivant, les habitants de Chio pressèrent l’envoi de la flotte, dans la crainte que ces négociations ne transpirassent chez les Athéniens, à l’insu desquels avaient lieu toutes ces députations. Les Lacédémoniens envoyèrent à Corinthe trois Spartiates, avec ordre de faire transporter en toute hâte les vaisseaux par-dessus l’isthme, du golfe à la mer du côté d’Athènes, et de les expédier tous à Chio, ceux qu'Agis avait équipés pour Lesbos aussi bien que les autres. Il y avait là[*](C’est-à-dire dans le golfe de Corintiie.) en tout trente-neuf vaisseaux des alliés.

VIII. Les agents de Pharnabaze, Calligitos et Timagoras, ne prirent point part à l’expédition de Chio, et ne livrèrent pas les vingt-cinq talents qu’ils avaient [*](1 C’est-à-dire dans le golfe de Corintiie.)

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apportés pour payer l’envoi d’une flotte; ils se réservaient de partir plus tard eux-mêmes avec une autre expédition. Quant à Agis, lorsqu’il vit les Lacédémoniens décidés à se diriger d’abord sur Chio, leur avis fut le sien. Les alliés réunis à Corinthe tinrent conseil et résolurent de faire voile d’abord pour Chio, sous le commandement de Chalcidéus qui avait équipé les cinq vaisseaux dans la Laconie; une autre expédition partirait ensuite pour Lesbos, aux ordres d’Alcaménès, celui-là même qu’Agis avait désigné. Une troisième, dont le commandement était assigné à Cléarchos, fils de Rhamphias, devait se porter vers l’Hellespont. Il fut décidé qu’on transporterait par-dessus l’isthme d’abord la moitié des vaisseaux, et qu’on les expédierait sur-le-champ, afin que les Athéniens, préoccupés de leur départ, fissent moins d’attention à ceux qu’on transporterait ensuite. Du reste, si l’on prenait cette voie[*](Au lieu de descendre dans le golfe de Corinthe et de contourner e Péloponnèse.), sans se couvrir d’aucun secret, cela tenait au mépris qu’inspirait l’impuissance des Athéniens, dont la marine ne s’était encore montrée en force nulle part. Ces résolutions adoptées, on fit passer sur-lechamp vingt et un vaisseaux.

IX. Les Lacédémoniens pressaient le départ; mais les Corinthiens témoignaient peu d’empressement à se joindre à l’expédition avant la célébration des jeux Isthmiques, qui tombaient alors. Agis se montra disposé à ne pas exiger qu’ils rompissent la trêve isthmique, et proposa de prendre l’expédition sous son propre nom[*](C’est-à-dire sous le nom des Lacédémoniens seulement, afin que les Corinthiens ne pussent être accusés de violer la trêve qu’ils avaient eux-mêmes proclamée.). Les Corinthiens s’y étant refusés, l’af- [*](1 Au lieu de descendre dans le golfe de Corinthe et de contourner e Péloponnèse.) [*](* C’est-à-dire sous le nom des Lacédémoniens seulement, afin que les Corinthiens ne pussent être accusés de violer la trêve qu’ils avaient eux-mêmes proclamée.)

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faire traîna en longueur, et les Athéniens, mieux renseignés sur cette intrigue, envoyèrent à Chio Aristocrates, un des généraux, porter leurs plaintes. Ceux de Chio nièrent et reçurent ordre d’envoyer des vaisseaux comme gage de leur fidélité à l’alliance. Ils en tirent passer sept. La raison de cet envoi fut, du côté du peuple de Chio, l’ignorance où il était de ce qui se tramait; du côté des grands, instruits de l’intrigue, la crainte de tourner le peuple contre eux, avant d’avoir pris leurs sûretés, et les lenteurs des Péloponnésiens qu’ils ne s’attendaient pas à voir arriver encore.

X. Cependant le temps des jeux Isthmiques arriva, et les Athéniens, chez qui ils avaient été proclamés[*](Par Je fait même de la proclamation, il y avait trêve sous peine de sacrilège, entre les Corinthiens et tous les peuples chez qui ils faisaient proclamer la trêve sacrée.), y assistèrent. Là, leurs présomptions sur l'affaire de Chio se confirmèrent, et, à leur retour, ils prirent sur-lechamp des mesures pour que la flotte ne pût, à leur insu, partir de Cenchrées. Après la fête, cette flotte, forte de vingt et un vaisseaux, mit à la voile pour Chio, sous le commandement d’Alcaménès. Les Athéniens s’avancèrent d’abord à leur rencontre avec un nombre égal de vaisseaux, et, une fois en vue, filèrent au large; mais les Péloponnésiens renoncèrent bientôt à les suivre pour revenir en arrière. Les Athéniens se retirèrent de leur côté; car au nombre de leurs bâtiments se trouvaient les sept vaisseaux de Chio, qui leur inspiraient peu de confiance. Ils équipèrent plus tard [*](1 Par Je fait même de la proclamation, il y avait trêve sous peine de sacrilège, entre les Corinthiens et tous les peuples chez qui ils faisaient proclamer la trêve sacrée.)

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une nouvelle flotte de trente-sept voiles, rencontrèrent celle des ennemis qui rangeait la côte et lui donnèrent la chasse jusqu’à Piréos, port désert de la Corinthie, sur l’extrême frontière de l’Épidaurie. Les Péloponnésiens perdirent un vaisseau au large et rallièrent les autres dans le port; mais les Athéniens les yattaquèrent du côté de la mer avec leurs vaisseaux, par terre avec des troupes de débarquement, et jetèrent parmi eux le désordre et la confusion; ils endommagèrent la plupart des vaisseaux sur le rivage et tuèrent Alcaménès qui les commandait. Eux-mêmes perdirent quelques hommes.

XI. Lorsqu’on se fut séparés, les Athéniens placèrent en station un nombre suffisant de vaisseaux pour bloquer le port, et, avec le reste, allèrent aborder à un îlot peu éloigné, où ils campèrent. De là ils envoyèrent à Athènes réclamer des renforts. Car, dès le lendemain, les Corinthiens, suivis peu après des autres peuples du voisinage, étaient accourus au secours de la flotte péloponnésienne. Quand ils reconnurent la difficulté de la défendre sur une plage déserte, leur embarras fut grand : d’abord ils songèrent à brûler les vaisseaux; mais ensuite ils résolurent de les tirer à terre et de faire camper auprès l’armée de terre pour les garder, jusqu’à ce qu’il s’offrît quelque occasion favorable d’échapper. Agis, informé de cette situation, leur envoya le Spartiate Thermon. A Lacédémone, on apprit d’abord que les vaisseaux avaient quitté l’isthme; car les éphores avaient ordonné à Alcaménès d'expédier aussitôt un courrier pour en porter la nouvelle. Sur-lechamp on résolut de faire partir, sous le commandement de Chalcidéus, accompagné d’Alcibiade, les cinq

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vaisseaux armés en Laconie. Mais, au moment même où l'on pressait le départ, la nouvelle arriva que la flotte s’était réfugiée à Piréos. Consternés de cet échec au début de la guerre d’Ionie, ils songèrent bien moins dès lors à expédier'les vaisseaux équipés chez eux qu’à rappeler les quelques bâtiments déjà en mer.

XII. Alcibiade, voyant ces dispositions, persuada de nouveau à Eudios et aux autres éphores de ne pas reculer devant l’expédition : il leur dit qu’on aborderait à Chio avant que le désastre de la flotte y fût connu; que, pour lui, une fois en lonie, il entraînerait facilement les villes à la défection en leur représentant la faiblesse d’Athènes et les dispositions guerrières des Lacédémoniens; car on le croirait bien mieux qu’aucun autre. Il insinua en particulier à Eudios qu’il serait beau pour lui d’être le promoteur du soulèvement de l’Ionie et d’une alliance entre le Roi et Lacédémone; qu’il ne fallait pas laisser à Agis un pareil avantage. Alcibiade était mal avec Agis. — Il entraîna Eudios et les autres éphores. Les cinq vaisseaux commandés par le Lacédémonien Chalcidéus mirent en mer avec lui, et firent toute diligence.

XIII. Vers la même époque, les seize vaisseaux péloponnésiens qui avaient fait la guerre en Sicile avec Gylippe furent, à leur retour, surpris à la hauteur de Leucade et maltraités par vingt-sept vaisseaux athéniens. Hippôclès, fils de Ménippos, commandait ces derniers avec mission de surveiller les bâtiments revenant de Sicile. Cependant tous échappèrent aux Athéniens, à l’exception d’un seul, et abordèrent à Corinthe.

XIV. Chalcidéus et Alcibiade, après avoir intercepté sur leur route tous les bâtiments qu’ils rencontraient.

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afin de n’être pas annoncés, prirent terre d'abord à Corycos, sur le continent. Là ils relâchèrent les navires arrêtés et se mirent en rapport avec quelques-uns de leurs partisans de Chio. Ceux-ci leur ayant conseillé d’aborder à leur ville sans avis préalable, ils se présentèrent inopinément devant Chio. Le peuple fut dans l’étonnement et la stupeur. Mais les grands avaient pourvu à ce que le sénat se trouvât assemblé; l’annonce faite par Chalcidéus et Alcibiade qu’une flotte nombreuse les suivait et le silence gardé sur les vaisseaux assiégés à Piréos, entraînèrent la défection de Chio d’abord et ensuite d’Érythres. Ils allèrent de là avec trois vaisseaux à Clazomènes qu’ils insurgèrent également. Les habitants de Clazomènes passèrent aussitôt sur le continent et fortifièrent le faubourg, afin de pouvoir s’y retirer au besoin en abandonnant l’îlot qu’ils habitent. Partout où il y avait soulèvement, on se fortifiait et on se préparait à la guerre.