History of the Peloponnesian War

Thucydides

Thucydides. Histoire de la Guerre du Péloponnése, Vol. 1-2. Zévort, Marie Charles, translator. Paris: Charpentier, 1852.

XXI. En Sicile, Gylippos revint à Syracuse vers la même époque du printemps, amenant le plus de troupes qu’il put de chacune des villes gagnées à son parti. Il convoqua les Syracusains, et leur dit qu’il fallait équiper le plus possible de vaisseaux et tenter un combat naval; qu’il espérait qu’on en tirerait pour

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l’issue de la guerre quelque avantage à la hauteur du péril. Hermocrates se joignit à lui et contribua puissamment à vaincre la répugnance qu’ils avaient à attaquer les Athéniens sur mer; il leur dit que l’expérience de la mer n’était pas un héritage éternellement dévolu aux Athéniens et transmis par leurs pères; qu’ils étaient, au contraire, bien plus que les Syracusains, un peuple continental, et n’étaient devenus marins que contraints par les Mèdes; que contre des hommes audacieux, comme les Athéniens, répondre par l’audace, c’était paraître d’autant plus redoutable; que les Athéniens, en effet, sans forces supérieures bien souvent, frappaient les autres d’épouvante par leurs attaques audacieuses, et qu’ils éprouveraient eux-mêmes ce qu’ils faisaient éprouver à leurs adversaires. Il engagea les Syracusains à se bien persuader que l’audace imprévue de leur attaque contre la flotte athénienne et l’épouvante qu’elle inspirerait à l’ennemi, compenseraient et au delà le mal que pourrait causer à leur inexpérience l’habileté des Athéniens; en conséquence, il leur conseilla de faire sans balancer l’essai de leurs forces maritimes. Les Syracusains, excités par ces exhortations de Gylippos, d'Hermocrates et de quelques autres, se décidèrent à livrer un combat naval et montèrent sur leurs vaisseaux.

XXII. Gylippos, après avoir fait préparer la flotte, prit avec lui, pendant la nuit, toutes les troupes de pied, afin d’attaquer lui-même par terre les forts de Plemmyrion. A un signal donné, toutes les galères syracusaines prirent la mer en même temps : trentecinq s’avançaient du grand port; quarante-cinq, parties du petit port où était aussi l’arsenal, tournè-

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rent l’île pour aller rejoindre celles qui étaient dans le grand et attaquer de concert Plemmyrion, afin de déconcerter les Athéniens en se présentant de deux côtés à la fois. Les Athéniens équipèrent à la hâte soixante vaisseaux : vingt-cinq allèrent combattre les trente-cinq galères syracusaines du grand port; le reste se porta à la rencontre de la flotte qui longeait l’île au sortir de l’arsenal. Le combat s’engagea immédiatement à l’entrée du grand port; la lutte fut vive de part et d’autre, les uns voulant forcer le passage, les autres le défendre.

XXIII. Pendant ce temps, Gylippos profita du moment où la garnison athénienne de Plemmyrion était descendue au rivage et concentrait toute son attention sur le combat naval, pour la surprendre et attaquer les forts à l’improviste dès la pointe du jour. Il s’empara d’abord du plus grand, puis des deux petits, la garnison n’ayant pas tenu lorsqu’elle vit avec quelle facilité le premier avait été emporté. Après la prise du premier fort, les hommes, réfugiés sur des barques et sur un bâtiment de charge, eurent grand’peine à regagner le camp : car, la division syracusaine du grand port ayant eu l’avantage dans l’engagement naval, une trirème d’une marche supérieure s’était mise à leur poursuite. Mais, lorsque les deux fortins furent emportés, la flotte syracusaine venait d’être vaincue, ce qui rendit plus facile la traversée du port à ceux qui s’en échappèrent. Les vaisseaux syracusains qui combattaient à l’entrée du port forcèrent d’abord la flotte athénienne; mais ils entrèrent sans aucun ordre, s’embarrassèrent mutuellement, et livrèrent ainsi la victoire aux Athéniens; ceux-ci les

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mirent en fuite, et en firent autant de ceux qui d’abord les avaient vaincus dans le port. Ils coulèrent onze des bâtiments syracusains et tuèrent la plupart des hommes, à l’exception des équipages de trois vaisseaux, qu’ils firent prisonniers. Ils perdirent de leur côté trois bâtiments. Après avoir remorqué à terre les débris des galères syracusaines et élevé un trophée sur l'ilot en face de Plemmyrion, ils retournèrent à leur camp.

XXIV. Telle fut pour les Syracusains l’issue de cet engagement naval; mais ils demeuraient maîtres des retranchements de Plemmyrion, pour la prise desquels ils élevèrent trois trophées. Un des deux forts pris en dernier lieu fut démoli; ils réparèrent les deux autres et y mirent garnison. Beaucoup d’hommes périrent à la prise des forts, beaucoup furent faits prisonniers; le butin était immense, et rien ne leur échappa. Comme ces forts servaient aux Athéniens de magasins, il s’y trouvait beaucoup d’argent déposé par les négociants, beaucoup de vivres et d’objets appartenant aux triérarques. On y avait même déposé les voiles et les autres agrès de quarante trirèmes, ainsi que trois trirèmes tirées à sec. Mais le plus grand et le plus notable dommage pour l’armée athénienne fut la prise même de Plemmyrion; de ce moment, il n’y eut plus de sécurité pour l’entrée des convois de vivres; car ils étaient interceptés par les vaisseaux syracusains qui croisaient en cet endroit; les arrivages n’avaient plus lieu sans combat; sous tous les rapports enfin, cet événement jeta le trouble et le découragement dans l’armée.

XXV. Les Syracusains expédièrent ensuite douze

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vaisseaux, sous le commandement du Syracusain Agatharchos. Un de ces bâtiments fut détaché vers le Péloponnèse : il portait des ambassadeurs chargés d’annoncer que leurs affaires donnaient bon espoir, et d’engager les Péloponnésiens à pousser de leur côté les hostilités avec plus de vigueur encore; les onze autres firent voile pour les côtes d’Ilalie, où l’on avait appris que se dirigeaient dix bâtiments richement chargés et destinés aux Athéniens. Ils les rencontrèrent, les détruisirent pour la plupart, et brûlèrent tous tes bois destinés à la construction des navires que les Athéniens avaient fait préparer dans les campagnes de Caulonia[*](Aujourd’hui Castro Vetere, à peu de distance de Locres.) De là ils allèrent à Locres. Pendant qu’ils y étaient à l’ancre, un des bâtiments de transport partis du Péloponnèse y aborda avec des hoplites de Thespies. Les Syracusains les prirent sur leurs vaisseaux et retournèrent chez eux. Les Athéniens les épiaient avec vingt vaisseaux, à la hauteur de Mégare, et prirent un de leurs bâtiments avec son équipage; mais ils ne purent s’emparer des autres, qui gagnèrent Syracuse.

Il y eut aussi une escarmouche dans le port, au sujet des pilotis que les Syracusains avaient enfoncés dans la mer, devant l’ancien bassin, pour que leurs bâtiments pussent se tenir à l’ancre dans l’intérieur, sans craindre d’être endommagés par le choc des vaisseaux athéniens. Les Athéniens firent arriver contre les pilotis un navire du port de dix milliers[*](Le port des vaisseaux se calculait par amphores; l’amphore avait environ la capacité d’un pied cube. On calculait aussi par talents; un bA'.imcntdc cinq cents talents était de très-petite dimension.), muni de tours [*](1 Aujourd’hui Castro Vetere, à peu de distance de Locres.) [*](* Le port des vaisseaux se calculait par amphores; l’amphore avait environ la capacité d’un pied cube. On calculait aussi par talents; un bA'.imcntdc cinq cents talents était de très-petite dimension.)

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de bois et de parapets[*](Ce petit bâtiment était destiné, non pas à agir contre les pilotis, mais à protéger les travailleurs.); montés sur des barques, ils attachaient les pieux à des câbles tirés par des cabestans, et les arrachaient; ou bien ils les sciaient en plongeant. Les Syracusains tiraient des bassins sur les Athéniens qui leur répondaient du haut de leur bâtiment. A la fin les Athéniens arrachèrent la plupart des pieux. Le plus difficile était la partie des pilotis cachée sous la mer; car, comme il y avait des pieux qui ne s’élevaient pas à fleur d’eau, il était fort dangereux aux vaisseaux d’en approcher; on ne les soupçonnait pas et on risquait de s’y échouer comme sur un écueil. Cependant des plongeurs parvinrent aussi à les scier sous l’eau, moyennant salaire. Mais les Syracusains établirent de nouveaux pilotis. Une foule d’autres expédients furent imaginés de part et d’autre, comme on devait l’attendre de deux armées ennemies campées en présence et à proximité; on escarmouchait, on se harcelait sans cesse.

Les Syracusains envoyèrent dans les diverses villes[*](Dans les villes de Sicile. Ils avaient choisi dos députés étrangers à Syracuse pour que leur témoignage ne fût pas suspect.) des députés corinthiens, ambraciotes et lacédémoniens pour annoncer la prise de Plemmyrion, et représenter que leur défaite dans le combat naval tenait moins à la supériorité de l’ennemi qu’à leur propre désordre. Ils devaient également annoncer qu’on avait bon espoir sous tous les rapports, et demander des renforts tant en vaisseaux qu’en infanterie, en se fondant sur l’envoi d’une nouvelle armée attendue par les Athéniens, et sur la possibilité d’en finir avec la guerre, [*](1 Ce petit bâtiment était destiné, non pas à agir contre les pilotis, mais à protéger les travailleurs.) [*](* Dans les villes de Sicile. Ils avaient choisi dos députés étrangers à Syracuse pour que leur témoignage ne fût pas suspect.)

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si, avant son arrivée, on pouvait anéantir la première. Tel était l’état des affaires en Sicile.

XXVI. Démosthènes, lorsqu’il eut sous la main l’armée de renfort qu’il devait conduire en Sicile, leva l’ancre d’Égine, fit voile pour le Péloponnèse, et sejoignit à Chariclès et aux trente vaisseaux athéniens. Ils embarquèrent les hoplites d’Argos, et cinglèrent vers la Laconie. Après avoir ravagé d’abord une partie du territoire d’Épidaure-Liméra, ils abordèrent sur la côte de Laconie, en face de Cythère, là où est le temple d’Apollon, et dévastèrent une portion du territoire; ensuite ils fortifièrent une pointe en forme d’isthme, pour servir de refuge aux Hilotes fugitifs de Lacédémone, et de point d’appui, comme à Pylos, pour exercer le brigandage. Démosthènes, aussitôt après avoir occupé cet emplacement avec Chariclès, cingla vers Corcyre pour y prendre les alliés de cette île et se diriger au plus vite vers la Sicile. Chariclès resta à terminer les fortifications, y laissa une garnison, et revint de son côté à Athènes avec ses trente vaisseaux. Les Argiens s’en retournèrent en même temps.

XXVII. Le même été arrivèrent à Athènes treize cents peltastes thraces armés de coutelas, de la tribu des Diens, destinés à accompagner Démosthènes en Sicile. Comme ils arrivèrent trop tard, on résolut de les renvoyer chez eux; car chaque homme recevant une drachme par jour, il parut trop onéreux de les garder, surtout avec les charges de la guerre de Décélie. Cette ville, fortifiée dans le cours de l’été par toute l’armée péloponnésienne, occupée ensuite par des garnisons des différentes villes qui faisaient périodiquement des incursions dans la campagne, causait un mal infini

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aux Athéniens; rien ne compromit plus leurs affaires que les pertes d’hommes et d’argent qui en résultèrent : jusque-là les incursions avaient été de peu de durée, et n’empêchaient pas l’exploitation du territoire pendant le reste du temps; mais alors l’occupation continue du pays par l’ennemi, les incursions accidentelles de troupes plus nombreuses, celles de la garnison régulière que la nécessité obligeait à courir la campagne et à vivre de butin, enfin la présence d’Agis, roi des Lacédémoniens, qui donnait à la guerre une vigoureuse impulsion, firent aux Athéniens un mal extrême. La jouissance de tout le pays leur échappait; plus de vingt mille esclaves, la plupart artisans, avaient déserté; tous les bestiaux périssaient ainsi que les bêtes de somme; les chevaux, épuisés par des sorties continuelles, par des pointes sur Décélie, et par la garde du pays, étaient ou boiteux ou blessés à la suite de fatigues incessantes sur un terrain rocailleux.

XXVIII. D’un autre côté, l’importation des vivres venant d’Eubée, qui, d’Oropos, avait lieu autrefois plus promptement par terre, en traversant Décélie, dut se faire à grands frais par mer, en doublant Sunium. La même privation se faisait sentir pour tous les objets importés du dehors; ce n’était plus une ville, c’était une forteresse. Le jour, les citoyens montaient la garde à tour de rôle sur les remparts; la nuit, tous étaient de service à la fois, à l’exception des cavaliers, les uns à la garde des postes, les autres aux murailles; ils n’avaient de repos ni l’hiver ni l’été. Mais ce qui les accablait par-dessus tout, c’était d’avoir deux guerres à soutenir en même temps. Leur opiniâtreté était montée à un point tel que qui l’eût prédite avant l’évé-

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nement n’aurait rencontré qu’incrédulité. Comment imaginer, en effet, que, tenus assiégés par les fortifications que les Péloponnésiens avaient élevées chez eux, ils n’aient pas cependant abandonné la Sicile; que, bloqués eux-mêmes, ils soient restés à bloquer Syracuse, ville aussi grande qu’Athènes; qu’ils dussent enfin surprendre la Grèce par cet incroyable prodige de puissance et d’audace! eux dont la résistance ne devait pas se prolonger, à ce qu’on croyait au commencement de la guerre, au delà d’un an suivant les uns, deux au plus, trois peut-être suivant d’autres, mais jamais au delà, une fois que leur pays serait envahi par les Péloponnésiens, et qui pourtant, dix-sept ans après lapremière invasion, lorsque déjà la guerre avait consumé toutes leurs ressources, avaient envahi la Sicile et entrepris une nouvelle guerre qui ne le cédait en rien à celle qu’ils avaient déjà à soutenir contre le Péloponnèse! Aussi se trouvèrent-ils alors, par suite du mal considérable que leur faisait Décélie et de l’immense surcroît de dépense qui venait s’y ajouter, complètement à bout de ressources. Au tribut payé par leurs sujets, ils substituèrent alors un droit du vingtième sur tous les transports maritimes, dans l’espoir que cet impôt serait plus productif. Les dépenses n’étaient pas restées stationnâmes; elles s’étaient considérablement accrues, en raison même du développement de la guerre; les revenus, au contraire, avaient été dépérissant.

XXIX. Les Thraces, arrivés trop tard pour se joindre à Démosthènes, furent donc renvoyés sur-le-champ, par mesure d’économie, à cause de la pénurie du trésor. On les mit sous la conduite de Diitréphès, et on leur

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recommanda de faire, sur leur passage, en suivant l’Euripe, tout le mal possible à l’ennemi. Diitréphès descendit avec eux sur le territoire de Tanagre, et y fit à la hâte quelque butin; puis, étant parti le soir de Chalcis en Eubée, il traversa l’Earipe, débarqua en Béotie, et les conduisit contre Mycalessos. Il bivouaqua la nuit, sans que sa présence fût soupçonnée, près du temple de Mercure, à seize stades de Mycalessos. Au point du jour il se jeta sur la ville, qui était grande, et s’en empara; car les habitants, lorsqu’il fondit à l’improviste, n’étaient pas sur leurs gardes, et ne soup- çonnaient pas qu’on pût jamais remonter à une aussi grande distance de la mer pour les attaquer. Les murailles étaient faibles, écroulées même sur quelques points, peu élevées partout; enfin les portes étaient ouvertes, tant la sécurité était grande. Les Thraces se précipitèrent dans Mycalessos, saccagèrent les maisons et les temples, égorgèrent les habitants, sans épargner ni la vieillesse ni l’enfance; ils firent main basse sur tout ce qu’ils rencontrèrent, massacrant les femmes et les enfants, même les bêtes de somme, et tout ce qu’ils virent d’êtres vivants. Car les Thraces sont une race sanguinaire à l’égal des barbares les plus féroces, lorsqu’ils croient n’avoir rien à craindre. Ce fut une affreuse désolation, et une horrible variété de sanglants épisodes : les barbares, entre autres, se jetèrent dans une école d’enfants : elle était considérable et les enfants venaient d’y entrer; tous furent taillés en pièces. Jamais désastre plus inattendu et plus terrible ne fondit sur une ville entière.

XXX. Les Thébains, à cette nouvelle, accoururent : ils rencontrèrent les Thraces encore peu éloignés, leur

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arrachèrent leur butin, jetèrent parmi eux l’épouvante et les poursuivirent vers la mer jusqu’à l’Euripe, où étaient à l’ancre les vaisseaux qui les avaient amenés. Ils en tuèrent un grand nombre, surtout au moment où ils s’embarquèrent; car ils ne savaient pas nager, et ceux qui étaient sur les vaisseaux, voyant ce qui se passait à terre, avaient mouillé hors de la portée des traits. Jusque-là les Thraces, dans leur retraite, s’étaient assez habilement défendus contre la cavalerie thébaine, qui fut la première à les assaillir. Pour s’en garantir, ils couraient au-devant d’elle et se formaient en pelotons, à la manière de leur pays; aussi leur perte de ce côté fut-elle peu considérable. Un certain nombre avaient aussi été surpris et tués dans la ville au milieu du pillage. Il périt en tout deux cent cinquante Thraces sur treize cents. Les Thébains et ceux qui étaient accourus avec eux perdirent vingt hommes, tant cavaliers qu’hoplites, et Scirpbondas, l’un des béotarques thébains[*](Sur les onze béotarques, il y en avait deux de Thèbes.). Quant aux Mycalessiens, il furent en partie anéantis. Tel fut le désastre de Mycalessos, l’un des plus grands, proportionnellement à l’étendue de la ville, et des plus lamentables de cette guerre.

XXXI. Démosthènes, qui avait fait voile pour Corcyre en quittant le fort élevé sur la côte de Laconie, trouva à l’ancre, àPhia en Élide, un bâtiment de charge destiné à transporter en Sicile les hoplites de Corinthe. Il le brisa; mais les troupes s’échappèrent, se procurèrent plus tard un autre bâtiment et mirent en mer. Démosthènes toucha ensuite à Zacynthe et à Céphallénie, y prit des hoplites, et manda des Messéniens de [*](1 Sur les onze béotarques, il y en avait deux de Thèbes.)

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Naupacte. De là il passa sur le continent, en face de ces îles, à Alyzia et à Anoctorion. places d’Acarnanie occupées par les Athéniens. Il fut rencontré dans ces parages par Eurymédon qui revenait de Sicile, où il avait été envoyé l'hiver porter de l’argent à l’armée. Eurymédon lui annonça, entres autres choses, qu’il avait appris, étant déjà en mer, la prise de Plemmyrion par les Syracusains. Conon, qui commandait à Naupacte, vint de son côté les trouver et leur dit que les vingt-cinq vaisseaux corinthiens qui croisaient devant lui ne discontinuaient pas les hostilités, et se disposaient à livrer un combat. Il réclamait d’eux des vaisseaux, vu l’impossibilité de tenir tête avec ses dix-huit bâtiments aux vingt-cinq de l’ennemi. Démosthènes et Eurymédon firent partir, avec Conon, pour renforcer la flotte de Naupacte, dix de leurs vaisseaux pris parmi ceux qui se comportaient le mieux à la mer. Ils s’occupèrent, de leur côté, du rassemblement des troupes : Eurymédon fit voile pourCorcyre, y donna l’ordre d’équiper quinze vaisseaux, et leva des hoplites. Car il partageait, dès lors, le commandement avec Démosthènes, et avait repris la route de Sicile à la nouvelle de son élection. Démosthènes rassembla, dans les parages de l’Acarnanie, des frondeurs et des archers.

XXXII. Les députés, envoyés par les Syracusains aux villes de Sicile, après la prise de Plemmyrion, avaient réussi dans leur mission, et se disposaient à ramener les troupes qu’fis avaient réunies. Nicias, prévenu à l’avance, manda aux Sicèles alliés, Centoripes, Alicyéens et autres, dont ils devaient traverser le pays, de ne pas laisser passer ces forces ennemies, et de se concerter pour leur barrer la route. — Il n’y avait pas

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pour eux d’autre chemin, les Agrigentins refusant le passage sur leur territoire. — Déjà les Siciliens étaient en marche. Les Sicèles, sur cet avis des Athéniens, dressèrent trois embuscades, fondirent sur eux à l’improviste, les surprirent et leur tuèrent huit cents hommes. Tous les députés périrent, à l’exception d’un seul qui était de Corinthe. Il rassembla ceux qui avaient échappé, au nombre de quinze cents, et les amena à Syracuse.

XXXIII. Vers la même époque, il arriva de Camarina un secours de cinq cents hoplites, trois soldats armés de javelots, et trois cents archers. Géla envoya aussi une flottille de cinq vaisseaux, quatre cents soldats armés dejavelots, et deux cents cavaliers. Car, dès lors, toute la Sicile, à l’exception d’Agrigente qui gardait la neutralité, s’était rangée avec les Syracusains contre les Athéniens. Ceux mêmes qui avaient d’abord observé les événements s’étaient alors ralliés, et envoyaient des secours. Cependant les Syracusains, après l’échec qu’ils avaient éprouvé chez les Sicèles, différèrent leurs attaques contre les Athéniens.

Lorsque les troupes de Corcyre et du continent furent prêtes, Démosthènes et Eurymédon traversèrent, avec toute leur armée, le golfe lonique, la pointe sur le cap d’lapygie[*](Aujourd’hui cap de Sainte-Marie de Leuca.). De là ils remirent à la voile et touchèrent aux Choerades, îles de l’Iapygie[*](Ce sont deux petites îles en face du port de Tarente.).Ils embarquèrent environ cent cinquante hommes de trait, tirés d’lpygie, et de race messapique; puis, après avoir renoué quelques anciennes relations d’amitié avec un chef du pays, [*](1 Aujourd’hui cap de Sainte-Marie de Leuca.) [*](* Ce sont deux petites îles en face du port de Tarente.)

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Arias, qui leur avait fourni ces auxiliaires, ils se rendirent à Métaponte en Italie[*](L’lapygie et la Messapîe, qu’ils venaient de quitter, n’étaient pas alors comprises dans l’ltalie. Ce nom ne s’étendait pas aux contrées situées au nord-est de Métaponte et du ilenve Laos.). Ils obtinrent des Métapontiens, à titre d’alliés, un corps de trois cents hommes de trait et deux galères, et passèrent avec ces renforts à Thurium. Une sédition venait d’en expulser les adversaires des Athéniens. Leur dessein était d’attendre sur ce point que leur armée fût complétée par l’arrivée des corps restés en arrière, et de la passer en revue; ils voulaient aussi amener les Thuriens à les seconder résolûment et à profiter des circonstances pour avoir désormais avec les Athéniens mêmes amis et mêmes ennemis. Ils s’arrêtèrent donc à Thurium, et s’occupèrent de ces soins.

XXXIV. Vers le même temps les Péloponnésiens, qui croisaient, avec leurs vingt-cinq vaisseaux, en vue de la flotte athénienne de Naupacte, pour protéger la traversée des bâtiments de charge dirigés vers la Sicile, firentleursdispositions pour un combat naval. Ilséquipèrent de nouveaux vaisseaux, de manière à égaler à peu près le nombre de ceux d’Athènes, et allèrent jeter l’ancre à Érinéos d’Achaïe, dans la campagne de Rhypé. Le golfe où ils mouillèrent a la forme d’un croissant; l’infanterie des Corinthiens et des alliés du pays, envoyée pour seconder la flotte, était rangée en bataille sur les promontoires qui s’élèvent de part et d’autre; la flotte occupait, entre deux, l’entrée du golfe et le fermait. Elle était commandée par Polyanthès, deCorinthe. Les Athéniens, commandés par Diphilos, s’avancèrent [*](1 L’lapygie et la Messapîe, qu’ils venaient de quitter, n’étaient pas alors comprises dans l’ltalie. Ce nom ne s’étendait pas aux contrées situées au nord-est de Métaponte et du ilenve Laos.)

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contre eux, de Naupacle, avec trente-trois vaisseaux. D’abôrd les Corinthiens ne firent aucun mouvement; puis, lorsqu’ils crurent le moment favorable, le signal fut hissé; ils fondirent sur les Athéniens, et le combat commença. De part et d’autre la résistance fut longue et opiniâtre; les Corinthiens perdirent trois vaisseaux : du côté des Athéniens, aucun ne fut complètement coulé; mais il y en eut sept mis hors de service. Heurtés proue contre proue, ils avaient eu l’avant défoncé par les vaisseaux corinthiens, armés dans ce but de plus fortes antennes. Le combat fut balancé, de telle sorte que chacun s’attribua la victoire : cependant les Athéniens restèrent maîtres des débris, parce que le vent les poussait au large, et que les Corinthiens ne revinrent pas à la charge. On se sépara. Il n’y eut pas de poursuite, et on ne fit de prisonniers ni d’un côté ni de l’autre : car les Corinthiens et les Péloponnésiens, combattant à portée du rivage, avaient pu se sauver, et, du côté des Athéniens, aucun vaisseau n’avait été submergé. Néanmoins, lorsque les Athéniens furent rentrés à Naupacte, les Corinthiens dressèrent aussitôt un trophée, s’attribuant la victoire pour avoir mis plus de vaisseaux hors de combat. Ils ne se croyaient pas vaincus, par les motifs mêmes qui empêchaient les Athéniens de se croire vainqueurs. En effet les Corinthiens pensaient avoir l’avantage du moment où ils n’éprouvaient pas une enlière défaite; et, aux yeux des Athéniens, c’était avoir le dessous que de ne pas remporter une victoire entière. Après la retraite de la flotte péloponnésienne et la dispersion de l’armée de terre, les Athéniens dressèrent, de leur côté, un trophée, en signe de victoire, sur la côte d’Achaïe, à environ vingt
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stades d’Érinéos où mouillaient les Corinthiens. Ansi finit ce combat naval.

XXXV. Lorsque les Thuriens furent prêts à se joindre à l’expédition, avec sept cents hoplites et trois cents hommes de trait, Démosthènes et Eurymédon ordonnèrent à la flotte de longer les côtes de Crotone. Eux-mêmes, après avoir fait une revue de toutes les troupes de terre sur les bords du fleuve Sybaris, les conduisirent à travers les campagnes de Thurium. Mais, lorsqu’ils furent au fleuve Hylias, les Crotoniates les firent prévenir qu’ils refusaient à l’armée le passage sur leur territoire. Ils se rabattirent alors vers la mer et passèrent, la nuit à l’embouchure de l’Hylias, où leur flotte vint les rejoindre. Le lendemain, ils s’embarquèrent, rangèrent les côtes, prenant terre à toutes les villes, Locres exceptée, et parvinrent à Pétra, dépendance de Rhégium.

XXXVI. Cependant les Syracusains, informés de leur approche, résolurent de faire une nouvelle tentative avec la flotte et toutes les forces de terre qu’ils avaient auparavant réunies afin de prévenir leur arrivée. Ils firent sur la flotte tous les changements dont le précédent combat leur avait démontré l’utilité : entre autres, ils rognèrent les proues des vaisseaux, pour leur donner plus de solidité, et y adaptèrent de fortes antennes[*](Ces antennes étaient deux poutres latérales qui s’avançaient en avant de la proue et neutralisaient par leur longueur les éperons des vaisseaux ennemis.), arc-boutées de droite et de gauche[*](Le texte dit; intérieurement et extérieurement. Il est évident, et le scoiiastc de Thucydide a très-bien compris que les élançons intérieurs sont ceux qui étaient entre les deux antennes, par oppositioa à ceux qui étaient Axés latéralement du côté de la mer à bâbord et à tribord.) [*](1 Ces antennes étaient deux poutres latérales qui s’avançaient en avant de la proue et neutralisaient par leur longueur les éperons des vaisseaux ennemis.) [*](• Le texte dit; intérieurement et extérieurement. Il est évident, et le scoiiastc de Thucydide a très-bien compris que les élançons intérieurs sont ceux qui étaient entre les deux antennes, par oppositioa à ceux qui étaient Axés latéralement du côté de la mer à bâbord et à tribord.)

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contre les parois du navire par des élançons de six coudées. C’était la disposition adoptée par les Corinthiens dans le combat contre la flotte de Naupacte, où ils avaient pris l’ennemi en proue[*](Jusque-là cetait le contraire qui avait lieu; on évitait la proue et ou cherchait à donner de l'éperon contre le flanc de l'ennemi.). Les Syracusains avaient calculé que cette disposition devait être favorable contre les vaisseaux athéniens, qui n’étaient pas comme les leurs renforcés à l’avant et dont la proue n’était pas protégée, parce qu’au lieu d’attaquer proue contre proue, ils se portaient par une circonvolution sur le flanc de l’ennemi. Ils trouvaient d’ailleurs avantage à combattre dans le grand port, où un nombre considérable de vaisseaux se trouveraient resserrés sur un étroit espace : attaquant en proue, ils enfonceraient l’avant des vaisseaux ennemis, dont les parois faibles et sans épaisseur ne pourraient tenir contre le choc de parties massives et solidement étayées. Les Athéniens, au contraire, ne pourraient, dans un espace étroit, ni les tourner ni percer leur ligne, manoeuvres où ils excellaient; car eux-mêmes les empêcheraient autant que possible de pénétrer dans les lignes, et, quant à les tourner, le défaut d’espace s’y opposerait. Ce qu’on avait jusque-là considéré comme marque d’ignorance chez leurs pilotes, l’attaque en proue, deviendrait dès lors une excellente manoeuvre, puisque c’était surtout là que serait leur supériorité. Les Athéniens, poussés par eux, n’auraient pas la liberté de reculer ailleurs que vers la terre, avec peu de carrière derrière eux, peu de latitude pour leurs manoeuvres, puisque leur [*](1 Jusque-là cetait le contraire qui avait lieu; on évitait la proue et ou cherchait à donner de l'éperon contre le flanc de l'ennemi.)
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camp n’occupait qu’un étroit espace et que les Syracusains seraient maîtres du reste du port. Que si on parvenait à les forcer, ils se porteraient tous sur un même point, s’y entasseraient à l’étroitetse heurteraient mutuellement, ce qui jetterait parmi eux le désordre. — En effet, rien ne fut plus nuisible aux Athéniens, dans toutes les affaires navales, que cette impossibilité de reculer[*](Dans la plupart des évolutions on reculait, en ramant sur la poupe, afin de s’élancer sur l’ennemi avec plus de force, ou de le tourner.), comme les Syracusains, vers tous les points du port. — Quant à passer au large pour leurs évolutions, cela leur serait impossible, puisque c’était précisément du côté de la mer que les Syracusains attaqueraient et pourraient reculer à leur gré; sans compter que les Athéniens auraient contre eux Plemmyrion, et que l’entrée du port avait peu de largeur.

XXXVII. La pensée de ces avantages joints à l’expérience qu’ils pouvaient avoir et à leurs forces, la confiance plus grande qu’ils avaient puisée dans le précédent combat naval, les décidèrent à attaquer simultanément par terre et par mer. Gylippe fit sortir un peu à l’avance les troupes de terre qui étaient dans Syracuse, et les conduisit contre le mur des Athéniens[*](II s’agit-de la double enceinte des Athéniens qui descendait d’Épipolæ au grand port.), du côté qui regarde la ville. En même temps les troupes cantonnées à Olympiéon, hoplites, cavalerie, troupes légères, se portaient contre l’autre côté du mur. Aussitôt après, la flotte des Syracusains et de leurs alliés prit la mer. Au premier abord, les Athéniens crurent [*](1 Dans la plupart des évolutions on reculait, en ramant sur la poupe, afin de s’élancer sur l’ennemi avec plus de force, ou de le tourner.) [*](* II s’agit-de la double enceinte des Athéniens qui descendait d’Épipolæ au grand port.)

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que l’armée de terre donnerait seule; mais lorsqu'ils virent les vaisseaux s’avancer tout à coup, ils furent dans un grand trouble : les uns se mettaient en bataille sur les murs et en avant des retranchements pour repousser l’attaque; d’autres se portaient au-devant des nombreux cavaliers et des gens de trait qui s’avan- çaient précipitamment d’Olympiéon et du dehors; d’autres s’élançaient aux vaisseaux, ou couraient au rivage pour le défendre. Les troupes embarquées, la flotte, composée de soixante-quinze vaisseaux, alla à la rencontre de l’ennemi. Celle des Syracusains en comptait quatre-vingts.

XXXVIII. Pendant la plus grande partie du jour on manoeuvra en avant, en arrière, on se tâta mutuellement, mais sans rien de décisif de part ni d’autre; seulement les Syracusains coulèrent un ou deux bâtiments et on se sépara. L’armée de terre s’éloigna en même temps des murailles. Le lendemain, les Syracusains se tinrent en repos sans rien manifester de leurs desseins. Néanmoins Nicias, voyant que dans le combat naval les chances s’étaient balancées et s’attendant à une nouvelle attaque, enjoignit aux triérarques de réparer ceux des vaisseaux qui pouvaient avoir souffert, et fit mouiller des bâtiments de charge en avant des pilotis que les Athéniens avaient plantés en mer[*](Dans le grand port, à l’extrémité'du double mur.) devant leur flotte, pour leur tenir lieu de port fermé. Ces bâtiments furent espacés à une distance de deux plèthres[*](Environ 66 mètres.), afin que, si quelque vaisseau était serré de trop près, il trouvât en arrière une retraite sûre d’où il pût à loisir [*](1 Dans le grand port, à l’extrémité'du double mur.) [*](* Environ 66 mètres.)

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retourner à la charge. Ces dispositions occupèrent les Athéniens tout le jour, jusqu’à la nuit.

XXXIX. Le lendemain, les Syracusains firent, de meilleure heure, mais d’après le même plan, une attaque par terre et par mer contre les Athéniens. Les deux flottes en présence, on passa, comme la première fois, une grande partie du jour à se tâter mutuellement. Mais enfin Ariston de Corinthe, fils de Pyrrhichos, le meilleur pilote qui fût parmi les Syracusains, conseilla aux commandants de la flotte d’envoyer en ville aux intendants des vivres l’ordre de faire transporter en toute hâte le marché des subsistances sur le bord de la mer, et de forcer tous ceux qui pouvaient avoir des provisions à venir les y mettre en vente. De cette manière les matelots pourraient débarquer, prendre rapidement leur repas près des vaisseaux, et faire le même jour, à court intervalle, une nouvelle attaque qui surprendrait les Athéniens.

XL. On suivit son avis : l’ordre fut envoyé et le marché disposé. Les Syracusains ramant soudain sur la poupe, reculèrent vers la ville, débarquèrent et prirent leur repas sur place. Les Athéniens, croyant qu’ils se reconnaissaient vaincus, puisqu’ils rétrogradaient vers la ville, débarquèrent tranquillement de leur côté, et se mirent, entre autres soins, à préparer leur repas, dans la pensée que le combat était terminé pour ce jour-là. Mais tout à coup les Syracusains remontent sur leurs vaisseaux et reviennent à l’attaque. Les Athéniens, dans un grand tumulte et à jeun pour la plupart, s’embarquent en désordre et ne se mettent en ligne qu’avec peine. Pendant quelque temps on ne fit que s’observer mutuellement sans rien entreprendre :

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mais à la fin les Athéniens, craignant, s’ils différaient, d’être trahis par leur propre épuisement, résolurent d’en venir aux mains au plus vite. Ils se portèrent en avant à un signal donné, et engagèrent l’action. Les Syracusains reçurent leur choc : ils présentaient la proue à l’ennemi, suivant leur tactique, frappaient les vaisseaux athéniens à l’avant et leur faisaient, grâce aux dispositions adoptées dans ce but[*](Grâce aux antennes ou épotides dont ils avaient armé leurs proues.), de profondes déchirures. Du haut du pont des navires leurs soldats couvraient de javelots les Athéniens et leur faisaient beaucoup de mal. Mais ce qui leur en causa bien plus encore, ce furent des barques légères, montées par des Syracusains, qui voltigeaient autour des navires, se glissaient sous la ligne des rames, rasaient les flancs des bâtiments, et de là accablaient de traits les équipages.