History of the Peloponnesian War

Thucydides

Thucydides. Histoire de la Guerre du Péloponnése, Vol. 1-2. Zévort, Marie Charles, translator. Paris: Charpentier, 1852.

I. Gylippos et Pythès, partis de Tarente après avoir réparé leurs vaisseaux, passèrent en côtoyant chez les Locriens-Épizéphyriens. Mieux informés alors que Syracuse n’était pas entièrement investie, et qu’il était possible d’y entrer avec une armée par Épipolæ, ils délibérèrent s’ils prendraient la Sicile par la droite et se risqueraient à pénétrer dans le port, ou s’ils cingleraient d’abord à gauche vers Himéra, afin de prendre avec eux les habitants et toutes les troupes qu’ils pourraient engager d’ailleurs, et de gagner Syracuse par terre. Ils se décidèrent à faire voile pour Himéra, d’autant mieux qu’on n’avait pas encore aperçu à Rhégium les quatre vaisseaux athéniens que Nicias s’était pourtant[*](Ce mot pourtant répond à ce que Thucydide dit, à la fin du livre précédent, du mépris de Nicias pour l’expédition de Gylippe.) décidé à envoyer, lorsqu’il apprit leur présence à Locres. Ils prévinrent cette croisière, passèrent le détroit, relâchèrent à Rhégium et à Messine et arrivèrent à Himéra. Là, ils persuadèrent aux habitants de les seconder dans cette guerre, en se joignant à eux et en fournissant des armes à ceux de [*](1 Ce mot pourtant répond à ce que Thucydide dit, à la fin du livre précédent, du mépris de Nicias pour l’expédition de Gylippe.)

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leurs matelots qui n’en n’avaient pas; car les vaisseaux furent tirés à sec à Himéra. Ils envoyèrent aussi prier les Sélinonlins de les rejoindre avec toutes leurs forces à un rendez-vous déterminé. Les habitants de Géla et quelques-uns des Sicèles promirent également d'envoyer des troupes, mais en petit nombre. Les Sicèles hésitaient bien moins alors à se rallier, grâce à la mort récente d’Archonidas, prince assez puissant, ami des Athéniens, qui régnait sur une partie des Sicèles de ces contrées; grâce aussi aux dispositions énergiques que Gylippos paraissait apporter de Lacédémone. Gylippos prit avec lui tous ceux de ses matelots et des soldats de marine qui étaient armés, au nombre de sept cents; Himéra avait fourni mille hommes, hoplites ou troupes légères, et cent cavaliers; quelques troupes légères et des cavaliers de Sélinonte; un petit nombre de soldats de Géla et les Sicèles formaient un autre corps de mille hommes; avec ces forces il se mit en marche pour Syracuse.

II. Les Corinthiens, partis de Leucade avec le reste des vaisseaux, firent de leur côté toute la diligence possible pour secourir Syracuse. Un de leurs généraux, Gongylos, parti le dernier avec un seul bâtiment, arriva le premier, un peu avant Gylippos. Il trouva les Syracusains près de s’assembler pour traiter de la cessation des hostilités. Il les en détourna et releva les courages en leur disant qu’il allait leur arriver encore d’autres vaisseaux, et que Gylippos, fils de Cléandridas, venait, de la part des Lacédéraoniens, se mettre à leur tête. Les Syracusains reprirent confiance et sortirent avec toutes leurs forces au-devant de Gylippos; car ils venaient d’apprendre que déjà

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il était à peu de distance. Gylippos, après avoir pris, en passant, Getæ, forteresse des Sicèles, et rangé son armée en bataille, arriva à Épipolæ; il y monta, comme auparavant les Athéniens, par Euryélos, et, uni aux Syracusains, alla attaquer les retranchements de l’ennemi. Au moment où il arriva, les Athéniens avaient déjà achevé les sept ou huit stades du double mur qui aboutissait au grand port, à part un petit espace au bord de la mer où ils travaillaient encore. De l’autre côté du retranchement circulaire, dans la direction de Trogilos en allant à l’autre mer, les pierres étaient déjà déposées sur la plus grande partie de l’espace; certaines portions étaient à moitié construites, d’autres achevées. Telle fut l’étendue du péril que courut Syracuse.

III. Les Athéniens, pris à l’improviste par l’attaque de Gylippos et des Syracusains, se troublèrent d’abord; cependant ils se mirent en bataille. Gylippos fit halte près d’eux et envoya premièrement un héraut leur déclarer que, s’ils voulaient évacuer la Sicile dans l’espace de cinq jours, emportant tout ce qui leur appartenait, il était prêt à traiter. Les Athéniens reçurent avec mépris ces propositions et renvoyèrent le héraut sans réponse. On se prépara ensuite de part et d’autre au combat. Gylippos, s’apercevant que les Syracusains étaient en désordre et avaient peine à former leurs rangs, ramena son armée dans un endroit plus ouvert. Mais comme Nicias ne fit pas sortir les Athéniens et se tint en repos dans ses retranchements, Gylippos, ne les voyant pas venir à sa rencontre, conduisit ses troupes sur la hauteur nommée Téménitès, et y bivouaqua. Le lendemain il ramena la plus grande par-

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lie de ses forces et les mit en bataille le long du retranchement des Athéniens, pour les empêcher de porter secours ailleurs. En même temps il envoya un détachement au fort Labdalon, le prit, et tua tous ceux qu’il y trouva. Cet endroit se trouvait hors de la vue des Athéniens. Le même jour les Syracusains prirent une galère athénienne en station dans le port.

IV. Les Syracusains et leurs alliés construisirent ensuite, à travers Épipolæ, un mur simple[*](Simple, par opposition au double mur des Athéniens. .) qui partait de la ville et se dirigeait transversalement vers les hauteurs[*](Ce mur se dirigeait de la ville au nord d’Épipolæ; il devait, comme celui qu’ils avaient précédemment dirigé du côté du grand port à travers le marais, couper les lignes des Athéniens et les empêcher de joindre Épipolæ à Trogilos. Le mot έγχάρσιον est pris ici dans le même sens que précédemment, il signifie transversalement, c’est-à-dire de manière à couper les travaux des Athéniens.) : par là, l’ennemi, s’il ne pouvait empêcher cette construction, se trouvait dans l’impossibilité de fermer sa ligne de blocus. Déjà les Athéniens, après avoir terminé le mur au bord de la mer[*](Sur le grand port.), avaient atteint les hauteurs[*](Au nord de Syké.) : Gylippos, sachant qu’il se trouvait sur ce point une partie faible, y monta la nuit avec son armée pour attaquer la muraille. Mais les Athéniens, qui bivouaquaient en dehors, s’en aperçurent et allèrent à lui. Gylippe, dès qu’il se vit découvert, retira ses troupes à la hâte. Les Athéniens donnèrent à ce mur plus d’élévation, se chargèrent eux-mêmes de le garder[*](C’était la partie la plus exposée, puisque le camp des Syracusains était dans le voisinage et que les communications de la ville avec l’extérieur restaient libres de ce côté.) et distribuèrent les alliés dans le reste du re- [*](1 Simple, par opposition au double mur des Athéniens. .) [*](2 Ce mur se dirigeait de la ville au nord d’Épipolæ; il devait, comme celui qu’ils avaient précédemment dirigé du côté du grand port à travers le marais, couper les lignes des Athéniens et les empêcher de joindre Épipolæ à Trogilos. Le mot έγχάρσιον est pris ici dans le même sens que précédemment, il signifie transversalement, c’est-à-dire de manière à couper les travaux des Athéniens.) [*](3 Sur le grand port.) [*](* Au nord de Syké.) [*](5 C’était la partie la plus exposée, puisque le camp des Syracusains était dans le voisinage et que les communications de la ville avec l’extérieur restaient libres de ce côté.)

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tranchement, pour en défendre chacun une partie déterminée.

Nicias jugea à propos de fortifier le lieu nommé Plemmyrion[*](La pointe de Plemmyrion s’avance dans le grand port, en face de l île Ortyg e.) : c’est un promontoire qui s’avance dans le grand port, sur la côte opposée à la ville, et rétrécit la passe. Il pensait, en le fortifiant, rendre l’arrivage des vivres plus facile[*](Parce qu’en faisant stationner ses vaisseaux à Plemmyriou, il lui serait pins aisé de surveiller l'arrivée des convois et de les protéger contre la flotte syracusaine stationnée dans le petit port.), parce que sa flotte, stationnant plus près du port des Syracusains[*](Le petit port, entre Ortygie et la nouvelle ville.), n’aurait plus, comme par le passé, à accourir du fond du grand port pour proléger l’arrivée des convois, si les vaisseaux ennemis faisaient quelque mouvement. Le côté maritime de la guerre le préoccupait dès lors davantage, parce qu’il voyait que, par terre, l’arrivée de Gylippos laissait moins d’espoir. Il y fit donc passer un corps de troupes et les vaisseaux, éleva trois forts, et y déposa la plus grande partie du matériel. C’est là que stationnèrent désormais les grands bâtiments de charge et les vaisseaux légers. C’est de ce moment aussi que commencèrent pour les équipages les privations et les souffrances : l’eau était rare et éloignée; et, lorsque les matelots sortaient pour aller faire du bois, ils étaient massacrés parles cavaliers syracusains qui tenaient la campagne : car, par suite de l’occupation de Plemmyrion, le tiers de la cavalerie syracusaine avait pris ses quartiers au bourg d’Olympiéon, pour s’opposer à leurs incursions. Nicias, informé d’un autre côté que le reste de la flotte corinthienne approchait. [*](1 La pointe de Plemmyrion s’avance dans le grand port, en face de l île Ortyg e.) [*](* Parce qu’en faisant stationner ses vaisseaux à Plemmyriou, il lui serait pins aisé de surveiller l'arrivée des convois et de les protéger contre la flotte syracusaine stationnée dans le petit port.) [*](5 Le petit port, entre Ortygie et la nouvelle ville.)

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envoya en observation vingt vaisseaux, avec ordre de la surveiller dans les parages de Locres, de Rhégium et aux abords de la Sicile.

V. Gylippos continuait la construction du mur à travers Épipolæ, et y employait les pierres que les Athéniens avaient amassées pour eux-mêmes; en même temps il faisait sortir régulièrement et rangeait devant le retranchement les Syracusains et leurs alliés. En face, les Athéniens formaient aussi leurs rangs. Lorsque Gylippos crut le moment favorable, il commença l'attaque; on en vint aux mains, et l’action eut lieu dans l’intervalle des retranchements, où la cavalerie des Syracusains et de leurs alliés ne fut d’aucun usage. Les Syracusains et leurs alliés furent vaincus. Après que les Athéniens eurent rendu les morts par convention et dressé un trophée, Gylippos convoqua ses soldats et leur dit que ce qui était arrivé n’était pas de leur faute, mais de la sienne; que, par ses dispositions mêmes, il avait, en les massant trop à l’étroit entre les murs[*](Le combat s’était engagé dans l’espace compris entre les remparts de la ville, le mur transversal des Syracusains et le double mur des Athéniens, prés du temple de la Fortune.), rendu inutiles la cavalerie et les gens de trait; qu’il allait donc les mener de nouveau à l’ennemi. Il les engagea à bien réfléchir que, sous le rapport des forces, ils ne seraient pas inférieurs, et que, quant au courage, il serait intolérable qu’ils se crussent incapables, eux Péloponnésiens et Doriens, de vaincre et de chasser du pays des Ioniens, des insulaires, un ramas de troupes.

VI. Ensuite, le moment venu, il les conduisit de nouveau au combat. Nicias et les Athéniens sentaient [*](1 Le combat s’était engagé dans l’espace compris entre les remparts de la ville, le mur transversal des Syracusains et le double mur des Athéniens, prés du temple de la Fortune.)

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bien, de leur côté, que, même sans être provoqués au combat par les Syracusains, il y avait nécessité pour eux de s’opposer à la construction du mur élevé près de leurs travaux, — car déjà le mur des Syracusains atteignait presque l’extrémité de leur retranchement, et s’il le dépassait, il devenait indifférent pour eux de vaincre dans des combats sans cesse renouvelés, ou de ne pas combattre du tout[*](Parce que, malgré leurs victoires, les communications de Syracuse avec l’extérieur resteraient libres, au moyen de cette muraille.). — Ils sortirent donc à la rencontre des Syracusains. Gylippos porta ses hoplites plus en avant des murs que la première fois et en vint aux mains. La cavalerie et les gens de trait étaient rangés sur le flanc des Athéniens dans une plaine ouverte, par delà l’extrémité des fortifications des deux armées. Dans l’action, la cavalerie fondit sur l’aile gauche des Athéniens qui lui était opposée et la mit en déroute; le reste de l’armée, entraîné dans ce mouvement, fut vaincu par les Syracusains et rejeté en désordre dans ses retranchements. La nuit suivante, les Syracusains eurent le temps de prolonger leur muraille jusqu’aux travaux des Athéniens et au delà; de sorte qu’ils n’avaient plus aucun obstacle à craindre de leur part, et leur ôtaient, même vainqueurs, tout moyen de les enfermer désormais.

VII. Les vaisseaux de Corinthe, d’Ambracie et de Leucade, restés en arrière au nombre de douze, entrèrent ensuite dans le port, sans avoir été aperçus par la croisière athénienne. Ils étaient commandés par Érasinidès de Corinthe. Ces troupes travaillèrent de concert avec les Syracusains à terminer les retranche- [*](1 Parce que, malgré leurs victoires, les communications de Syracuse avec l’extérieur resteraient libres, au moyen de cette muraille.)

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ments jusqu’au mur transversal[*](Les retranchements dont il est question ici devaient longer les hauteurs d’Épipolæ et venir rejoindre le mur transversal qui s’étendait jusqu’à l’enceinte de Syracuse. Les mots μέχρι τοῦ ἐγκαρσίου τείχους, qui ont fort embarrassé les interprètes, pourraient aussi bien se traduire s à partir du mur transversal; ils indiquent que le mur en question, au lieu de suivre la direction primitive de la muraille transversale, ce qui l’eût porté trop au nord vers les hauteurs, venait s’embrancher sur lui pour suivre la plaine vers le nord-est.). Gylippos parcourut le reste de la Sicile, pour y lever des troupes de terre et de mer et rallier celles des villes qui montraient peu de zèle ou qui étaient restées jusque-là tout à fait en dehors de la guerre. D’autres députés, Syracusains et Corinthiens, furent envovés à Lacédémone et à Corinthe pour demander qu’on fit passer de nouvelles forces par quelque voie que ce fût, sur des transports, sur des barques, ou de toute autre façon, parce que les Athéniens réclamaient aussi des renforts. Les Syracusains équipaient leur flotte et l’exerçaient à la mer, décidés à porter aussi leurs efforts de ce côté; ils n'apportaient pas moins d’ardeur à tout le reste.

VIII. Nicias le savait, et voyait chaque jour ajouter à la force des ennemis et aux difficultés de sa propre situation. Il envoyait de son côté des messages à Athènes; bien des fois déjà il en avait fait passer dans d’autres circonstances pour tenir au courant de chaque événement; mais il les multiplia alors, persuadé qu’il était dans une position critique, et que, si on ne se hâtait soit de rappeler l’armée, soit de lui envoyer des renforts considérables, il n’y avait aucune chance de salut. Comme il craignait que ses messagers ne fissent pas connaître le véritable état des choses, soit faute de savoir s’exprimer, soit par défaut de mémoire, ou même pour [*](1 Les retranchements dont il est question ici devaient longer les hauteurs d’Épipolæ et venir rejoindre le mur transversal qui s’étendait jusqu’à l’enceinte de Syracuse. Les mots μέχρι τοῦ ἐγκαρσίου τείχους, qui ont fort embarrassé les interprètes, pourraient aussi bien se traduire s à partir du mur transversal; ils indiquent que le mur en question, au lieu de suivre la direction primitive de la muraille transversale, ce qui l’eût porté trop au nord vers les hauteurs, venait s’embrancher sur lui pour suivre la plaine vers le nord-est.)

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faire quelque rapport agréable à la multitude, il écrivit une lettre; il crut que c’était le meilleur moyen de faire connaître exactement sa pensée aux Athéniens, sans qu’elle fût dénaturée par le messager, et de les mettre en état de délibérer sur la situation réelle des affaires. Les envoyés partirent, chargés de cette lettre et de tout ce qu’ils devaient dire eux-mêmes; quant à lui, il se borna à la garde de son camp, évitant désormais de chercher volontairement le danger[*](Je lis έχουσίων κινδύνων [ά] πεμελεΐτο. Il suffit du changement d’une seule lettre pour donner un sens raisonnable à la phrase, que tous les commentateurs ont été obligés d’expliquer contrairement au texte reçu έπεμελεΐτο.).

IX. A la fin du même été, Évétion, général athénien, fit avec Perdiccas une expédition contre Amphipolis, à la tête d’un corps nombreux de Thraces; mais, n’ayant pu la prendre, il suivit avec les trirèmes les contours du Strymon, alla stationner à Himéréon, et de là bloqua la ville; l’été finit.

X. L’hiver suivant les messagers deNicias étant arrivés à Athènes, rapportèrent tout ce qui leur avait été dit de vive voix, répondirent aux questions qu’on leur fit, et remirent la lettre. Le secrétaire de la ville en donna lecture aux Athéniens; en voici le contenu :

XI « Les faits antérieurs vous sont connus, Athéniens, par beaucoup d’autres lettres : il est opportun que vous ne connaissiez pas moins bien aujourd’hui la situation où nous nous trouvons, pour prendre une décision. Nous avions vaincu dans de nombreux combats les Syracusains contre qui vous nous avez envoyés, et nous avions élevé les retranchements où nous sommes maintenant, lorsque est arrivé le Lacédémonien Gylippos, [*](1 Je lis έχουσίων κινδύνων [ά] πεμελεΐτο. Il suffit du changement d’une seule lettre pour donner un sens raisonnable à la phrase, que tous les commentateurs ont été obligés d’expliquer contrairement au texte reçu έπεμελεΐτο.)

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avec une armée tirée du Péloponnèse et de quelques villes de Sicile. Nous l’avons vaincu dans une première action; mais le lendemain, forcés par un grand nombre de cavaliers et de gens de trait, nous avons dû rentrer dans nos lignes; et maintenant, contraints parla multitude de nos adversaires à interrompre noire circonvallation, nous y sommes dans l’inaction. Car nous ne pouvons mettre en ligne toute notre armée, la garde des murs occupant une partie des hoplites. D’ailleurs l’ennemi a élevé à côté de nous un mur simple qui ne nous permet plus de les enfermer d’une circonvallation, à moins d’enlever cette barrière, dont l’attaque exige une nombreuse armée; nous paraissons assiéger les autres, et il arrive que c’est plutôt nous qui sommes assiégés, du moins du côté de terre; car la cavalerie ne nous laisse guère nous écarter dans la campagne.

XII. « Ils viennent d’envoyer dans le Péloponnèse des ambassadeurs demander une nouvelle armée, tandis que Gylippos parcourt les villes de Sicile, pour engager dans la guerre celles qui se sont tenues en repos jusqu’à présent, et tirer des autres, s’il le peut, de nouveaux armements de terre et de mer : car ils songent, à ce que j’apprends, à tenter sur nos retranchements une attaque combinée par terre et par mer. N’allez pas vous récrier àce mot, par mer : car notre flotte, si brillante au commencement, quand les vaisseaux étaient secs et les équipages intacts, n’oflre plus maintenant— nos ennemis eux-mêmes le savent — que des vaisseaux pénétrés d’eau par suite de leur long séjour à la mer, et des équipages délabrés. Il nous est impossible de les tirer à terre pour les sécher, parce que la flotte ennemie étant égale et même supérieure en nombre, nous

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avons toujours à prévoir une attaque de leur part. Nous les voyons sous nos yeux s’exercer à la mer; l'initiative de l’attaque leur appartient maintenant, et ils sont bien mieux en mesure que nous de sécher leurs vaisseaux; car ils n’ont à faire aucune croisière.

XIII. « Nous, au contraire, c’est à peine si nous aurions cet avantage[*](De pouvoir sécher nos bâtiments.), même avec une flotte de beaucoup supérieure et sans la nécessité où nous sommes maintenant de la consacrer tout entière à nous garder. Car pour peu que nous distrayions de bâtiments de nos croisières, nous manquerons de vivres; puisque, même maintenant, nous avons peine à les convoyer dans le voisinage de leur ville. Quant à nos équipages, voici ce qui les a ruinés et les ruine encore aujourd’hui : une partie de nos matelots, lorsqu’ils s’écartent pour ramasser du bois, marauder ou faire de l’eau, sont tués parla cavalerie; les valets désertent, depuis que les forces sont égales. Parmi les étrangers, ceux qui ont été embarqués de force saisissent la première occasion de se réfugier dans les villes[*](Dans les villes de Sicile.); ceux qui ont été séduits d’abord par l’élévation de la solde, et qui croyaient aller plutôt au butin qu’au combat, voyant maintenant, contre leur attente, l’ennemi en présence avec une flotte et des forces de tout genre, s’en vont sous quelque prétexte afin de déserter, ou s’ingénient de toute manière; car la Sicile est vaste[*](Ce qui leur permet de nous échapper plus facilement.); il en est même qui achètent sur les lieux des esclaves d’Hyccara et les embarquent à leur place avec l’autorisation des triérarques, ce qui désorganise les équipages.

[*](1 De pouvoir sécher nos bâtiments.)[*](• Dans les villes de Sicile.)[*](3 Ce qui leur permet de nous échapper plus facilement.)
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XIV. « Vous savez, même sans que je vous l’écrive, que de bons équipages sont rares, et qu’il est peu de matelots qui sachent et appareiHer et manier la rame en cadence. Le plus embarrassant, c’est que, tout général que je suis, je n’ai pas le pouvoir d’empêcher ces désordres (car votre naturel est difficile à gouverner), et que nous ne trouvons d’aucun côté à nous refaire. L’ennemi au contraire trouve de toutes parts des facilités; tandis que nous, tout ce que nous avons encore, tout ce que nous dépensons en hommes, est nécessairement pris sur ce que nous avions en arrivant. Caries villes que nous avons maintenant pour alliées, Naxos et Catane, ne peuvent rien pour nous. Qu’à tous ces avantages nos ennemis en joignent un autre, que les villes d’ltalie qui nous font vivre, voyant où nous en sommes, l’abandon où vous nous laissez, se rangent de leur côté, la guerre se terminera sans combat; car nous serons forcés à nous rendre. J’aurais pu vous mander des choses plus agréables, mais je n’en vois pas de plus utiles, puisqu’il faut que vous sachiez exactement quelle est ici la situation, pour en délibérer. Je connais d’ailleurs votre caractère; vous aimez à entendre les nouvelles les plus flatteuses; mais comme vous rejetez ensuite la responsabilité sur qui vous les donne, si l’événement n’y répond pas, j’ai cru plus sûr de vous faire connaître la vérité.

XV. « Quant à l’objet premier de l’expédition, soldats et généraux ne vous ont donné aucun sujet de reproches, soyez-en bien persuadés : mais, maintenant que la Sicile se lève tout entière et qu’on y attend une nouvelle armée du Péloponnèse, prehez pour base de vos délibérations que les forces ici présentes ne sauraient

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même faire face aux circonstances actuelles, et qu’il faut ou les rappeler ou envoyer une nouvelle armée de terre et de mer non moins forte que la première, et beaucoup d’argent. Il faut aussi me donner un successeur; car une néphrétique me met dans l’impossibilité de rester ici. Je réclame votre indulgence au nom des bons services que je vous ai souvent rendus, à la tête des armées, tant que j’ai été bien portant. Du reste, quoi que vous décidiez, agissez dès le commencement du printemps, et sans aucun retard; car il ne faut que peu de temps à nos ennemis pour se procurer des renforts en Sicile; et quant à ceux du Péloponnèse, ils viendront plus lard il est vrai; mais, si vous n’y faites attention, les uns vous échapperont, comme il est déjà arrivé, les autres vous préviendront. »

XVI. Tel était le contenu de la lettre de Nicias. Les Athéniens, après en avoir entendu lecture, ne le déchargèrent pas du commandement; mais, en attendant l’arrivée des collègues qu’ils lui choisirent, ils lui en adjoignirent deux qui se trouvaient sur les lieux, Ménandre et Euthydème, afin que, dans son état de maladie, il ne supportât pas seul toutes les fatigues. On décréta l’envoi d’une nouvelle armée de terre et de mer, composée d’Athéniens portés au rôle et d’alliés. Pour collègues, on lui donna Démosthènes, fils d’Alcisthènes, et Euryraédon, fils de Thouclès. Eurymédon fut envoyé sur-le-champ en Sicile, vers le solstice d’hiver, avec dix vaisseaux et une somme de [cent] vingt talents[*](Le texte primitif ne porte que vingt talents. Mais il est peu probable qu’on ait envoyé une aussi faible somme à Nicias, qui réclamait beaucoup d’argent. Diodore porte l’envoi à cent quarante; aussi la plupart des éditeurs ont-ils accepté la correction de Valla.). Il [*](1 Le texte primitif ne porte que vingt talents. Mais il est peu probable qu’on ait envoyé une aussi faible somme à Nicias, qui réclamait beaucoup d’argent. Diodore porte l’envoi à cent quarante; aussi la plupart des éditeurs ont-ils accepté la correction de Valla.)

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avait ordre d’annoncer à l’armée qu’il allait lui arriver du renfort et qu’on ne la négligerait pas.

XVII. Démosthènes resta pour préparer les armements et partir à l’entrée du printemps : il dénonça aux alliés une levée de troupes, et tira de chez eux de l’argent, des vaisseaux et des hoplites. Les Athéniens envoyèrent aussi vingt vaisseaux croiser autour du Péloponnèse, pour veiller à ce que personne ne passât de Corinthe et du Péloponnèse en Sicile. Car les Corinthiens, à l’arrivée'des députés qui leur annonçaient que les affaires s’amélioraient en Sicile, jugeant que leur premier envoi de vaisseaux n’avait pas été inutile, embrassèrent plus vivement encore cette affaire : aussi se préparèrent-ils à envoyer des hoplites en Sicile sur des bâtiments de charge, pendant que les Lacédémoniens se disposaient à en faire passer par le même moyen du reste du Péloponnèse. Les Corinthiens armèrent en outre vingt-cinq vaisseaux, dans le but de tenter un combat naval contre la flotte athénienne en station à Naupacte, et en même temps de neutraliser cette flotte, de sorte qu’elle fût moins en état d’empêcher le départ de leurs transports, une fois occupée à surveiller les galères qu’ils allaient lui opposer.

XVIII. Les Lacédémoniens préparaient aussi une invasion dans l’Attique. C’était chose précédemment résolue par eux, mais ils y étaient surtout poussés par les Syracusains et les Corinthiens : ceux-ci, informés qu’Athènes envoyait des renforts en Sicile, voulaient y mettre obstacle par cette invasion. Alcibiade, les pressant de son côté, les exhortait à fortifier Décélieet à ne pas laisser languir les opérations. Mais ce qui contribuait surtout à stimuler un peu les Lacédémoniens,

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c’était d’une part la pensée que les Athéniens, avec une double guerre à soutenir contre eux et contre les Siciliens, seraient plus faciles àabattre, et de l’autre la conviction que les Athéniens avaient les premiers rompu la trêve. Dans la guerre précédente, c’était surtout sur eux-mêmes, ils le savaient, que retombait la violation des traités : les Thébains avaient envahi le territoire de Platée en temps de paix; et, quoiqu’il fût stipulé dans les traités précédents qu’on n’en viendrait pas aux armes si l’une des parties offrait l’arbitrage, ils avaient eux-mêmes repoussé les propositions d’accommodement amiable que leur firent les Athéniens. Ils voyaient dans leurs malheurs la juste conséquence de cette faute, et ne pouvaient détacher leur pensée du désastre de Pylos et de tout ce qui avait pu leur arriver de funeste. Mais lorsqu’ils eurent vu les Athéniens aller, à la tête de trente vaisseaux, ravager une partie du territoire d’Épidaure, de Prasies et d’autres lieux, faire en même temps de Pylos un centre de brigandage, refuser l’arbitrage, malgré l’invitation des Lacédémoniens, toutes les fois qu’il s’élevait des difficultés sur les points litigieux du traité, alors, persuadés que les Athéniens se plaçaient à leur tour sous le coup de la faute qu’euxmêmes avaient commise contre la foi publique, ils inclinèrent résolûment à la guerre. Dans le cours de cet hiver, ils firent circuler chez leurs alliés l’ordre de fournir du fer, et disposèrent tous les instruments nécessaires à la construction des forts. En même temps ils se préparèrent à expédier en Sicile des secours sur des bâtiments de charge, et obligèrent les autres peuples du Péloponnèse à les imiter. L’hiver finit, ainsi que la dix-huitième année de cette guerre, dont Thucydide a écrit l’histoire.

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XIX. Dès le commencement du printemps suivant[*](Quatre-vingt-onzième olymp., troisième année; 413 avant notre ère.), les Lacédémoniens et leurs alliés firent, de très-bonne heure, une invasion dans l’Attique, sous le commandement d’Agis, fils d’Archidamos, roi des Lacédémoniens. Après avoir d’abord ravagé la plaine, ils se mirent à fortifier Décélie et attribuèrent aux troupes de chaque ville une portion du travail. Décélie n’est qu’à cent vingt stades d’Athènes, et à la même distance, ou un peu plus, de la Béotie. Les fortifications furent élevées dans une position qui commandait la plaine et la partie la plus riche du pays, afin de nuire à l’ennemi; on pouvait les apercevoir d’Athènes. Pendant que les Péloponnésiens qui étaient dans l’Altique fortifiaient Décélie, de concert avec leurs alliés, ceux qui étaient restés dans le Péloponnèse envoyèrent sur des transports des hoplites en Sicile : les Lacédémoniens choisirent l’élite des Hilotes et des Néodamodes et en formèrent un corps de six cents hoplites, sous le commandement du Spartiate Eccritos; les Béotiens fournirent trois cents hoplites commandés par Xénon et Nicon, l’un et l’autre de Thèbes, et par Hégésandros de Thespies. Ces troupes formèrent un premier convoi qui prit la mer à Ténare, en Laconie. Peu de temps après les Corinthiens expédièrent, sous la conduite d’Alexarchos de Corinthe, cinq cents hoplites, tant Corinthiens qu’Arcadiens mercenaires; les Sicyoniens leur adjoignirent deux cents hoplites sous les ordres de Sargée de Sicyone, Les vingt-cinq vaisseaux de Corinthe équipés pendant l'hiver croisaient en vue des vingt bâtiments athé- [*](1 Quatre-vingt-onzième olymp., troisième année; 413 avant notre ère.)

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niens de Naupacte, attendant que ces hoplites embarqués sur des bâtiments de charge eussent quitté le Péloponnèse; car c’était là précisément le but dans lequel on les avait équipés d’abord, afin que l’attention des Athéniens se portât plutôt sur les trirèmes que sur les transports.

XX. Pendant ce temps, les Athéniens expédiaient de leur côté, dès l’entrée du printemps, et au moment même où s’élevaient les fortifications de Décélie, trente vaisseaux autour du Péloponnèse. Chariclès, fils d’Apollodoros, qui les commandait, avait ordre de toucher à Argos et d’y réclamer, aux termes du traité d’alliance, des hoplites pour les embarquer. Démosthènes fut aussi envoyé en Sicile, comme on l’avait résolu, avec soixante vaisseaux athéniens, cinq de Chio, douze cents hoplites d’Athènes portés au rôle, et le plus grand nombre possible d’insulaires levés de toutes parts. Tout ce qui chez les autres alliés sujets d’Athènes pouvait être de quelque utilité pour la guerre avait été également mis en réquisition. Démosthènes avait pour instructions de suivre d’abord les côtes du Péloponnèse, de concert avec Chariclès, et de le seconder dans ses attaques contre la Laconie. Il fit voile pour Égine, où il attendit que le reste des troupes pût arriver et que Chariclès eût embarqué les Argiens.