History of the Peloponnesian War
Thucydides
Thucydides. Histoire de la Guerre du Péloponnése, Vol. 1-2. Zévort, Marie Charles, translator. Paris: Charpentier, 1852.
XLI. Ainsi parla Athénagoras. Un des généraux se leva alors, et, sans permettre à personne autre de s’avancer, il s’exprima ainsi lui-même sur l’objet du débat : e Il n’est sage ni de se livrer à des récriminations mutuelles, ni de les écouter et de les accueillir. En présence de ces rumeurs, le mieux est que chaque particulier, que la république entière, avise aux moyens de repousser l’agression. Si ces préparatifs sont inutiles, il n’y aura aucun inconvénient à ce que l’État soit bien pourvu de chevaux, d’armes et de tout ce qui as sure le succès à la guerre. Ces soins et ces dispositions nous regardent : nous enverrons en outre des agents dans les villes pour observer et prendre toutes les mesures qui paraîtront nécessaires; déjà même nous y avons pourvu; enfin nous vous ferons part de ce que nous pourrons apprendre. » Après ce discours du général, l’assemblée se sépara.
XLII. Les Athéniens étaient déjà réunis à Corcyre
XLIII. Ces dispositions prises, les Athéniens levèrent l’ancre avec ces immenses armements, et firent voile de Corcyre vers la Sicile. Ils avaient en tout cent trente-quatre trirèmes et deux pentécontores de Rhodes; sur ce nombre, Athènes avait équipé cent bâtiments, dont soixante trirèmes légères, et le surplus pour le transport des troupes. Chio et les autres alliés fournissaient le reste de la flotte. Les hoplites étaient en tout cinq mille et cent, dont quinze cents Athéniens portés au rôle[*](On ne portait au rôle que les citoyens; les raétoeques en ôtaient exclus et même les citoyens de la dernière classe, les thètes, comme trop pauvres pour subvenir aux frais de l’équipement et à toutes les dépenses qui restaient à la charge des soldats.), et sept cents thètes, embarqués comme soldats de marine. Le reste se composait des alliés qui prenaient part à l’expédition; des contingents des peuples sujets d’Athènes, de cinq cents Argiens et de deux cent cinquante Mantinéens et merce- [*](i On ne portait au rôle que les citoyens; les raétoeques en ôtaient exclus et même les citoyens de la dernière classe, les thètes, comme trop pauvres pour subvenir aux frais de l’équipement et à toutes les dépenses qui restaient à la charge des soldats.)
XLIV. Tel fut le premier armement transporté en Sicile pour cette guerre. Trente bâtiments de charge suivaient avec les vivres, les boulangers, les maçons, les charpentiers, et tout l’attirail nécessaire à la construction des murailles. A ce convoi étaient joints, comme partie intégrante de l’expédition, cent autres transports, sans compter une foule de navires de charge et de commerce qui suivaient librement pour l’approvisionnement des marchés. Toute celle flotte sortit de Corcyre et traversa le golfe d’Ionie. On aborda soit au promontoire d’lapygie, soit à Tarente et ailleurs, suivant la commodité de chacun; puis l’expédition tout entière côtoya l’ltalie. Aucune ville ne leur ouvrit ni ses murs, ni ses marchés : on leur permettait seulement d’ancrer et de faire de l’eau, ce qui fut même refusé par Tarente et Locres. Enfin ils arrivèrent à Rhégium, promontoire d’ltalie, où ils se réunirent. Mais, comme on ne les reçut pas dans la ville, ils durent camper au dehors, dans l’enceinte sacrée de Diane, où un marché leur fut ouvert. Ils tirèrent leurs vaisseaux à terre et prirent quelque repos. Là, ils entrèrent en pourparlers avec les Rhégiens, et leur représentèrent qu’en qualité de Chalcidiens ils devaient secourir les Léontins, qui avaient même origine. La réponse des Rhégiens fut qu’ils resteraient neutres et se conformeraient à ce qui serait arrêté en commun par les autres cités itàliennes.
Cependant les Athéniens avaient les yeux sur la Si-
XLV. Déjà, cependant, les Syracusains recevaient de toutes parts, et en particulier de leurs propres agents, la nouvelle positive que la flotte était à Rhégium. Dès lors il n’y eut plus de doute, et tous à l’envi s’empressèrent de pourvoir à la défense. Ils envoyèrent de tous côtés chez les Sicèles, ici des troupes de garde, là des ambassadeurs, mirent garnison dans les forts disséminés sur la surface du pays, firent dans la ville l’inspection des armes et des chevaux, et veillèrent à ce que le matériel fût en bon état; en un mot, ils disposèrent tout comme pour une guerre imminente, attendue d’un instant à l’autre.
XLVI. Les trois vaisseaux envoyés en avant revinrent d’Égeste joindre les Athéniens à Rhégium. Ils annonçaient que toutes les richesses promises n’existaient point, et qu’on n’avait pu montrer que trente talents. Les généraux furent tout d’abord déconcertés; c’était pour eux une première déception. De plus, les Rhégiens refusaient leur concours, malgré les instances qu’on leur avait faites d’abord, avec quelque probabilité de succès, vu leur parenté avec les Égestains et l’aipilié qui, de tout temps, les unissait à Athènes. Pour Égeste, Nicias s’y était attendu; mais chez les deux autres généraux l’étonnement fut plus grand. Voici, du reste, à quel artifice les Égestains avaient eu recours lorsque les premiers députés des Athéniens étaient venus chez eux étudier l’état de leurs ressour-
XLVII. L’avis de Nicias était de faire voile, avec toute l’armée, vers Sélinonte, but principal de l’expédition : si les Égestains fournissaient une solde pour toute l’armée, on se déciderait en conséquence; sinon, on réclamerait d’eux des vivres pour les soixante vaisseaux qu’ils avaient demandés; on s’arrêterait pour réconcilier avec eux, de gré ou de force, les habitants de Sélinonte; puis on côtoierait les autres villes, et, après leur avoir montré la puissance des Athéniens, leur zèle à servir leurs amis et leurs alliés, on reviendrait à Athènes; à moins cependant qu’il ne s’offrît promptement, et d’une manière inattendue, quelque occasion de servir les Léontins, ou de s’attacher quel-
XLVIII. Alcibiade dit qu’il ne fallait pas, après avoir mis en mer avec de pareilles forces, s’en retourner honteusement sans avoir rien fait : qu’on devait envoyer des hérauts dans toutes les villes, Sélinonte et Syracuse exceptées, agir auprès des Sicèles, détacher les uns de Syracuse et se concilier l’amitié des autres pour en obtenir des subsistances et une armée. Qu’avant tout il fallait gagner les Messéniens; que leur ville était le point le plus favorable pour la traversée et l’abordage en Sicile, et qu’elle offrirait à l’armée un bon port et une excellente base d’opérations; qu’enfin, après avoir attiré à soi les villes et reconnu le parti que chacun embrasserait, on attaquerait Syracuse et Sélinonte, si elles refusaient, celle-ci de s’accorder avec Egcsle, celle-là de rétablir les Léontins.
XLIX. Lamachos, contrairement à cet avis, proposa de cingler vers Syracuse et de transporter au plus tôt la lutte sous les murs de cette ville, avant que les préparatifs y fussent faits et le premier effroi dissipé. Il disait que c’est surtout au premier moment qu’une armée paraît redoutable; que si elle tarde, les esprits se raffermissent avant de l’avoir aperçue, la vue est moins troublée, et déjà on la dédaigne. Qu’il fallait donc tomber sur l’ennemi à l’improviste pendant qu’on était encore attendu avec effroi; qu’on aurait d’autant plus de chances de succès et que tout contribuerait à l’épouvante, l’aspect de l’armée qui ne paraîtrait jamais plus nombreuse, l’attente du mal qu’elle allait faire, et par-dessus tout la nécessité de courir
L. Lamachos, tout en émettant personnellement cet avis, se rangea à celui d’Alcibiade. Celui-ci se fit transporter par son vaisseau à Messène, et fit, sans succès, des propositions d’alliance : on lui répondit que les Athéniens ne seraient pas reçus dans la ville, mais qu’on leur ouvrirait un marché au dehors. Il retourna à Rhégium. Aussitôt les généraux embarquèrent des troupes sur soixante de leurs vaisseanx, prirent des vivres et cinglèrent en côtoyant vers Naxos. — Un d’entre eux gardait à Rhégium le reste de l’armée.— Reçus à Naxos, ils suivirent la côte jusqu’à Catane; mais on ne voulut pas les y recevoir; car les Syracusains avaient des partisans dans la ville. Ils entrèrent dans le fleuve Térias, y passèrent la nuit et firent voile le lendemain pour Syracuse. Toute la flotte marchait à la file, à l’exception de dix vaisseaux expédiés en avant, avec ordre de pénétrer dans le grand port, d’observer s’il y avait quelques bâtiments mis à flot, et de procla- [*](1 Parce que, se retirant à la bâte, ils ne pourraient pas rentrer toutes leurs provisions.)
LI. Les Catanéens convoquèrent une assemblée, et, sans admettre l’armée, engagèrent les généraux à entrer pour exposer leurs intentions. Pendant qu’Alcibiade parlait et que l’attention des habitants se portait vers l’assemblée, les soldats démolirent, sans être vus, une petite porte mal murée, entrèrent dans la ville et se répandirent sur la place. Ceux des Catanéens qui étaient favorables à Syracuse, voyant les soldats à l’intérieur, furent saisis de terreur et se sauvèrent au plus vite; mais c’était le petit nombre. Les autres décrétèrent l’alliance avec les Athéniens et les engagèrent à faire venir de Rhégium le reste de l’armée. Les Athéniens firent ensuite voile pour Rhégium; de là ils revinrent, avec toute l’armée, débarquer à Catane et y prirent leurs campements.
LII. On leur annonça de Camarina qu’on les recevrait s’ils se présentaient, et en même temps ils eurent avis qu’une flotte syracusaine appareillait. Ils mirent donc à la mer avec toute leur armée, et cinglèrent d’abord vers Syracuse; puis, n’ayant trouvé aucune flotte équipée, ils continuèrent à ranger la côte jusqu’à Camarina, abordèrent au rivage et envoyèrent un message. Mais les Camarinéens refusèrent de les recevoir,
LIII. Ils y trouvèrent la galère la Salaminienne envoyée d’Athènes pour ordonner à Alcibiade de venir répondre aux accusations que lui intentait la république; même injonction était faite à quelques-uns de ses soldats impliqués par les dénonciateurs soit dans la profanation des mystères, soit dans la question des Hermès. Les Athéniens, après le départ de l’armée, n’avaient pas interrompu l’enquête sur les mystères et les Hermès : sans peser la valeur des dénonciations, ils accueillaient tout dans leurs soupçons; et sur la foi d’hommes pervers, ils arrêtaient et chargeaient de fers des citoyens des plus honorables; ils croyaient que mieux valait éclaircir l'affaire et arriver à la vérité à tout prix, que de laisser, dans le doute, et en se fondant sur la perversité du délateur, échapper un accusé même réputé honnête homme. Le peuple savait, par ouï-dire, que la tyrannie de Pisistrate et de ses fils s’était à la fin appesantie, que d’ailleurs ce n’était ni le peuple lui-même, ni Harmodius, mais bien les Lacédémoniens qui y avaient mis un terme; aussi craignait-il toujours et tout lui était matière à soupçons.
LIV. En effet, l’entreprise audacieuse d’Aristogiton et d’Harmodius eut pour cause une aventure amoureuse. En l’exposant plus au long, je ferai voir que
« Pisistrate, fils d’Hippias, a élevé ce monument de son archontat dans le temple d’Apollon Pythien. »
LV. Qu’Hippias ait exercé le pouvoir comme aîné, c’est ce que j’affirme, et cela d’après des informations plus précises que personne. On peut d’ailleurs s’en convaincre par ce qui suit : il paraît être le seul des fils légitimes de Pisistrate qui ait eu des enfants. C’est ce que prouvent et l’inscription de l’autel[*](Elle prouve seulement qu'Hippias eut des enfants. Toute celte argumentation est loin d’être concluante.) et celle de la colonne érigée dans l’acropole d’Athènes en mémpire de l’iniquité des tyrans. Aucun fils de Thessalus ni d’Hipparque n’y est nommé, tandis qu’on y voit figurer cinq fils qu’Hippias eut de Myrrhine, fille de Caillas qui, lui-même, avait pour père Hypéréchides. Il était naturel en effet que l’aîné se mariât le premier. De plus, sur la colonne il est inscrit le premier, immédiatement après son père; ce qui n’est pas moins naturel, puisqu’il était l’aîné et lui succéda dans la tyrannie. D’ailleurs, jamais, je crois, Hippias n’aurait pu s’emparer ainsi de la tyrannie sans résistance dès le premier moment, s’il avait dû succéder le jour, même[*](C’est-à-dire an moment même du meurtre.) à Hipparque, mort dans l’exercice du pouvoir. Au contraire, la crainte à laquelle il avait dès longtemps habitué les citoyens et le choix de [*](• Temple d’Apollon Pythien, à Athènes.) [*](8 Elle prouve seulement qu'Hippias eut des enfants. Toute celte argumentation est loin d’être concluante.) [*](5 C’est-à-dire an moment même du meurtre.)
LVI. Hipparque donc, voyant ses avances repoussées par Harmodius, lui fit, comme il en avait formé le dessein, un cruel outrage. On invita sa jeune soeur à porter la corbeille[*](Les Jeunes filles portaient ainsi des corbeilles aux panathénées et dans les autres solennités : on les choisissait dans les familles les plus illustres.) dans une solennité, puis on la chassa en prétextant qu’on ne l’avait pas même invitée, vu son indignité. Harmodius supporta impatiemment cet affront, et Aristogiton en fut encore plus indigné à cause de lui. Ils arrêtèrent toutes leurs mesures avec leurs complices et attendirent les grandes panathénées, le seul jour où les citoyens qui devaient former le cortège pussent se rassembler en armes sans donner lieu au soupçon. Ils devaient eux-mêmes porter les premiers coups, et les autres conjurés leur venir aussitôt en aide contre les gardes. Du reste, ils avaient peu de complices, pour plus dè sûreté; ils espéraient que, quelque peu nombreux qu’ils fussent au début, ceuxlà mêmes qui n’étaient pas prévenus voudraient, ayant les armes à la main, concourir à leur propre affranchissement.
LVII. La fête arrivée, Hippias, entouré de ses gardes, se rendit hors de la ville, sur la place nommée Céra- [*](1 Les Jeunes filles portaient ainsi des corbeilles aux panathénées et dans les autres solennités : on les choisissait dans les familles les plus illustres.)
LVIII. Hippias reçut cette nouvelle au Céramique : au lieu de courir vers le lieu du crime, il se porta immédiatement à la rencontre des citoyens armés qui formaient le cortège, avant qu’ils fussent informés de rien; car ils étaient à distance. Composant son visage pour la circonstance, de manière à ne rien trahir au dehors, il leur enjoignit de se rendre à un endroit qu’il désigna. Ils y allèrent, dans la pensée qu’il avait quelque communication à leur faire; mais Hippias, après avoir fait enlever les armes par ses gardes, choisit aussitôt ceux qu’il soupçonnait et tous ceux qui furent trouvés porteurs de poignards. Car il était d’usage, dans [*](» 11 y avait deux places du même nom, l’une extérieure, l’autre intérieure.)
LIX. C'est ainsi qu’un dépit amoureux donna naissance à complot, et qu’une terreur subite jeta Harmodius et Aristogiton dans une entreprise plus audacieuse que raisonnée : Une plus dure tyrannie s’appesantit dès lors sur les Athéniens. Hippias, devenu plus défiant, fit périr un grand nombre de citoyens et commença à jeter ses regards au dehors pour voir s’il ne pourrait pas, en cas de révolution, se ménager quelque refuge. Il donna en conséquence sa fille Archédice à Éantidès, fils d Hippoclès, tyran de Lampsaque, — lui, Athénien, à un homme de Lampsaque! — parce qu’il savait que cette famille jouissait d’un grand crédit auprès de Darius. On voit à Lampsaque le tombeau d'Archédice, avec cette inscription : « Cette poussière couvre Archédice, fille d’Hippias, homme éminent parmi les Grecs ses contemporains. Fille, femme, soeur, mère de tyrans, un fol orgueil n’aveugla point son âme. »
Hippias exerça encore trois ans la tyrannie à Athènes. La quatrième année[*](510 avant notre ère.), il en fut dépossédé par les Lacédémoniens et les Alcméonides exilés. Il se retira, sous la foi publique[*](II rendit la citadelle, à condition que le peuple lui remettrait ses fils qu’il avait entre les mains.), à Sigée[*](Où réguait un de scs frères.), puis auprès d’Éantidès, à Lampsaque, et de là à la cour de Darius. Vingt ans plus tard, il fit, avec les Mèdes, dans un âge déjà avancé, la campagne de Marathon.
LX. Tous ces faits étaient présents à la pensée, et le souvenir de ce qu’on en avait entendu raconter rendait [*](1 510 avant notre ère.) [*](* II rendit la citadelle, à condition que le peuple lui remettrait ses fils qu’il avait entre les mains.) [*](3 Où réguait un de scs frères.)