History of the Peloponnesian War

Thucydides

Thucydides. Histoire de la Guerre du Péloponnése, Vol. 1-2. Zévort, Marie Charles, translator. Paris: Charpentier, 1852.

XLI. Ainsi parla Athénagoras. Un des généraux se leva alors, et, sans permettre à personne autre de s’avancer, il s’exprima ainsi lui-même sur l’objet du débat : e Il n’est sage ni de se livrer à des récriminations mutuelles, ni de les écouter et de les accueillir. En présence de ces rumeurs, le mieux est que chaque particulier, que la république entière, avise aux moyens de repousser l’agression. Si ces préparatifs sont inutiles, il n’y aura aucun inconvénient à ce que l’État soit bien pourvu de chevaux, d’armes et de tout ce qui as sure le succès à la guerre. Ces soins et ces dispositions nous regardent : nous enverrons en outre des agents dans les villes pour observer et prendre toutes les mesures qui paraîtront nécessaires; déjà même nous y avons pourvu; enfin nous vous ferons part de ce que nous pourrons apprendre. » Après ce discours du général, l’assemblée se sépara.

XLII. Les Athéniens étaient déjà réunis à Corcyre

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avec tous leurs alliés. Les généraux passèrent d’abord une nouvelle revue de l’armée, et réglèrent l’ordre dans lequel elle devait aborder et camper. Ils en firent trois divisions, une pour chacun d’eux, et les tirèrent au sort. Leur but était, en naviguant séparément, d’éprouver moins de difficultés à faire de l’eau, à trouver des ports et à se procurer des vivres dans les lieux de relâche; ils voulaient d’ailleurs maintenir plus d’ordre et de subordination dans l’armée, en soumettant chaque corps à un général. Ensuite ils se firent précéder en Italie et en Sicile par trois vaisseaux, avec mission de s’informer des villes qui voudraient les recevoir, et de revenir à la rencontre de la flotte pour leur transmettre ces renseignements avant l’arrivée.

XLIII. Ces dispositions prises, les Athéniens levèrent l’ancre avec ces immenses armements, et firent voile de Corcyre vers la Sicile. Ils avaient en tout cent trente-quatre trirèmes et deux pentécontores de Rhodes; sur ce nombre, Athènes avait équipé cent bâtiments, dont soixante trirèmes légères, et le surplus pour le transport des troupes. Chio et les autres alliés fournissaient le reste de la flotte. Les hoplites étaient en tout cinq mille et cent, dont quinze cents Athéniens portés au rôle[*](On ne portait au rôle que les citoyens; les raétoeques en ôtaient exclus et même les citoyens de la dernière classe, les thètes, comme trop pauvres pour subvenir aux frais de l’équipement et à toutes les dépenses qui restaient à la charge des soldats.), et sept cents thètes, embarqués comme soldats de marine. Le reste se composait des alliés qui prenaient part à l’expédition; des contingents des peuples sujets d’Athènes, de cinq cents Argiens et de deux cent cinquante Mantinéens et merce- [*](i On ne portait au rôle que les citoyens; les raétoeques en ôtaient exclus et même les citoyens de la dernière classe, les thètes, comme trop pauvres pour subvenir aux frais de l’équipement et à toutes les dépenses qui restaient à la charge des soldats.)

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naires. De plus, trois cent quatre-vingts archers, dont quatre-vingts Cretois; sept cents frondeurs de Rhodes, et cent vingt bannis de Mégare, armés à la légère. Pour le transport des chevaux il n’y avait qu’un seul vaisseau nortant trente cavaliers.

XLIV. Tel fut le premier armement transporté en Sicile pour cette guerre. Trente bâtiments de charge suivaient avec les vivres, les boulangers, les maçons, les charpentiers, et tout l’attirail nécessaire à la construction des murailles. A ce convoi étaient joints, comme partie intégrante de l’expédition, cent autres transports, sans compter une foule de navires de charge et de commerce qui suivaient librement pour l’approvisionnement des marchés. Toute celle flotte sortit de Corcyre et traversa le golfe d’Ionie. On aborda soit au promontoire d’lapygie, soit à Tarente et ailleurs, suivant la commodité de chacun; puis l’expédition tout entière côtoya l’ltalie. Aucune ville ne leur ouvrit ni ses murs, ni ses marchés : on leur permettait seulement d’ancrer et de faire de l’eau, ce qui fut même refusé par Tarente et Locres. Enfin ils arrivèrent à Rhégium, promontoire d’ltalie, où ils se réunirent. Mais, comme on ne les reçut pas dans la ville, ils durent camper au dehors, dans l’enceinte sacrée de Diane, où un marché leur fut ouvert. Ils tirèrent leurs vaisseaux à terre et prirent quelque repos. Là, ils entrèrent en pourparlers avec les Rhégiens, et leur représentèrent qu’en qualité de Chalcidiens ils devaient secourir les Léontins, qui avaient même origine. La réponse des Rhégiens fut qu’ils resteraient neutres et se conformeraient à ce qui serait arrêté en commun par les autres cités itàliennes.

Cependant les Athéniens avaient les yeux sur la Si-

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cile, afin d’aviser, d’après l’état des choses, aux mesures les plus propres à assurer le succès; en même temps ils attendaient d’Égeste les vaisseaux expédiés en avant pour vérifier si les déclarations faites à Athènes par les envoyés, au sujet des trésors, étaient vraies.

XLV. Déjà, cependant, les Syracusains recevaient de toutes parts, et en particulier de leurs propres agents, la nouvelle positive que la flotte était à Rhégium. Dès lors il n’y eut plus de doute, et tous à l’envi s’empressèrent de pourvoir à la défense. Ils envoyèrent de tous côtés chez les Sicèles, ici des troupes de garde, là des ambassadeurs, mirent garnison dans les forts disséminés sur la surface du pays, firent dans la ville l’inspection des armes et des chevaux, et veillèrent à ce que le matériel fût en bon état; en un mot, ils disposèrent tout comme pour une guerre imminente, attendue d’un instant à l’autre.

XLVI. Les trois vaisseaux envoyés en avant revinrent d’Égeste joindre les Athéniens à Rhégium. Ils annonçaient que toutes les richesses promises n’existaient point, et qu’on n’avait pu montrer que trente talents. Les généraux furent tout d’abord déconcertés; c’était pour eux une première déception. De plus, les Rhégiens refusaient leur concours, malgré les instances qu’on leur avait faites d’abord, avec quelque probabilité de succès, vu leur parenté avec les Égestains et l’aipilié qui, de tout temps, les unissait à Athènes. Pour Égeste, Nicias s’y était attendu; mais chez les deux autres généraux l’étonnement fut plus grand. Voici, du reste, à quel artifice les Égestains avaient eu recours lorsque les premiers députés des Athéniens étaient venus chez eux étudier l’état de leurs ressour-

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ces : ils les conduisirent au temple d’Aphrodite, à Éryx, et étalèrent devant eux les offrandes, c’est-à-dire des vases, des aiguières, des cassolettes et une grande quantité d’autres objets d’une valeur médiocre en réalité, mais qui, étant d’argent, paraissaient à la vue d’un prix bien supérieur. Des particuliers invitèrent aussi chez eux les équipages des trirèmes : là se trouvait réunie toute la vaisselle d’or et d’argent d’Égeste, même celle empruntée aux villes voisines, grecques ou phéniciennes, et que chacun produisait dans les repas comme sa propriété. C’était presque toujours la même qui servait; mais comme on en voyait partout une grande quantité, les Athéniens des trirèmes furent éblouis, et, de retour à Athènes, publièrent qu’ils avaient vu des richesses immenses. Trompés eux-mêmes, ils firent partager aux autres leur erreur; aussi, quand le bruit sè répandit qu’il n’y avait aucunes richesses à Égeste, reçurent-ils de violents reproches des soldats. Les généraux se consultèrent sur la situation.

XLVII. L’avis de Nicias était de faire voile, avec toute l’armée, vers Sélinonte, but principal de l’expédition : si les Égestains fournissaient une solde pour toute l’armée, on se déciderait en conséquence; sinon, on réclamerait d’eux des vivres pour les soixante vaisseaux qu’ils avaient demandés; on s’arrêterait pour réconcilier avec eux, de gré ou de force, les habitants de Sélinonte; puis on côtoierait les autres villes, et, après leur avoir montré la puissance des Athéniens, leur zèle à servir leurs amis et leurs alliés, on reviendrait à Athènes; à moins cependant qu’il ne s’offrît promptement, et d’une manière inattendue, quelque occasion de servir les Léontins, ou de s’attacher quel-

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que autre ville, mais sans compromettre les intérêts de la république en laissant peser sur elle toutes les dépenses.

XLVIII. Alcibiade dit qu’il ne fallait pas, après avoir mis en mer avec de pareilles forces, s’en retourner honteusement sans avoir rien fait : qu’on devait envoyer des hérauts dans toutes les villes, Sélinonte et Syracuse exceptées, agir auprès des Sicèles, détacher les uns de Syracuse et se concilier l’amitié des autres pour en obtenir des subsistances et une armée. Qu’avant tout il fallait gagner les Messéniens; que leur ville était le point le plus favorable pour la traversée et l’abordage en Sicile, et qu’elle offrirait à l’armée un bon port et une excellente base d’opérations; qu’enfin, après avoir attiré à soi les villes et reconnu le parti que chacun embrasserait, on attaquerait Syracuse et Sélinonte, si elles refusaient, celle-ci de s’accorder avec Egcsle, celle-là de rétablir les Léontins.

XLIX. Lamachos, contrairement à cet avis, proposa de cingler vers Syracuse et de transporter au plus tôt la lutte sous les murs de cette ville, avant que les préparatifs y fussent faits et le premier effroi dissipé. Il disait que c’est surtout au premier moment qu’une armée paraît redoutable; que si elle tarde, les esprits se raffermissent avant de l’avoir aperçue, la vue est moins troublée, et déjà on la dédaigne. Qu’il fallait donc tomber sur l’ennemi à l’improviste pendant qu’on était encore attendu avec effroi; qu’on aurait d’autant plus de chances de succès et que tout contribuerait à l’épouvante, l’aspect de l’armée qui ne paraîtrait jamais plus nombreuse, l’attente du mal qu’elle allait faire, et par-dessus tout la nécessité de courir

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sur-le-champ les hasards du combat. Que probablement beaucoup d’habitants étaient restés au dehors dans la campagne, ne croyant pas à l’invasion, et que leur retraite laisserait l’armée[*](Parce que, se retirant à la bâte, ils ne pourraient pas rentrer toutes leurs provisions.) dans l’abondance, si elle campait victorieuse sous les murs de la ville. Les autres peuples de Sicile seraient alors moins portés à s’allier aux Syracusains et passeraient aux Athéniens, au lieu d’observer et d’attendre que la victoire soit décidée. Il ajoutait que, pour avoir un port de refuge, il fallait retourner et jeter l’ancre à Mégare, place déserte et peu éloignée de Syracuse par terre et par mer.

L. Lamachos, tout en émettant personnellement cet avis, se rangea à celui d’Alcibiade. Celui-ci se fit transporter par son vaisseau à Messène, et fit, sans succès, des propositions d’alliance : on lui répondit que les Athéniens ne seraient pas reçus dans la ville, mais qu’on leur ouvrirait un marché au dehors. Il retourna à Rhégium. Aussitôt les généraux embarquèrent des troupes sur soixante de leurs vaisseanx, prirent des vivres et cinglèrent en côtoyant vers Naxos. — Un d’entre eux gardait à Rhégium le reste de l’armée.— Reçus à Naxos, ils suivirent la côte jusqu’à Catane; mais on ne voulut pas les y recevoir; car les Syracusains avaient des partisans dans la ville. Ils entrèrent dans le fleuve Térias, y passèrent la nuit et firent voile le lendemain pour Syracuse. Toute la flotte marchait à la file, à l’exception de dix vaisseaux expédiés en avant, avec ordre de pénétrer dans le grand port, d’observer s’il y avait quelques bâtiments mis à flot, et de procla- [*](1 Parce que, se retirant à la bâte, ils ne pourraient pas rentrer toutes leurs provisions.)

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mer du haut des vaisseaux, en rangeant le rivage, que les Athéniens venaient, en vertu de l'alliance et de la communauté d’origine, pour rétablir les Léontins; que ceux d’entre eux qui étaient à Syracuse, pouvaient sans crainte se rendre auprès des Athéniens, leurs amis et leurs bienfaiteurs. Après cette proclamation, ils inspectèrent la ville, les ports, et toutes les positions sur lesquelles ils pourraient s’appuyer pour l’attaque; puis ils retournèrent à Catane.

LI. Les Catanéens convoquèrent une assemblée, et, sans admettre l’armée, engagèrent les généraux à entrer pour exposer leurs intentions. Pendant qu’Alcibiade parlait et que l’attention des habitants se portait vers l’assemblée, les soldats démolirent, sans être vus, une petite porte mal murée, entrèrent dans la ville et se répandirent sur la place. Ceux des Catanéens qui étaient favorables à Syracuse, voyant les soldats à l’intérieur, furent saisis de terreur et se sauvèrent au plus vite; mais c’était le petit nombre. Les autres décrétèrent l’alliance avec les Athéniens et les engagèrent à faire venir de Rhégium le reste de l’armée. Les Athéniens firent ensuite voile pour Rhégium; de là ils revinrent, avec toute l’armée, débarquer à Catane et y prirent leurs campements.

LII. On leur annonça de Camarina qu’on les recevrait s’ils se présentaient, et en même temps ils eurent avis qu’une flotte syracusaine appareillait. Ils mirent donc à la mer avec toute leur armée, et cinglèrent d’abord vers Syracuse; puis, n’ayant trouvé aucune flotte équipée, ils continuèrent à ranger la côte jusqu’à Camarina, abordèrent au rivage et envoyèrent un message. Mais les Camarinéens refusèrent de les recevoir,

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sous prétexte qu’ils étaient obligés par serment à n’admettre qu’un vaisseau athénien à la fois, à moins qu’eux-mêmes n’en mandassent un plus grand nombre. Les Athéniens durent repartir sans avoir rien fait; ils descendirent sur un point du territoire de Syracuse et y firent du butin; mais, attaqués par la cavalerie syracusaine, ils perdirent quelques hommes des troupes légères qui s’étaient écartés, et rentrèrent à Catane.

LIII. Ils y trouvèrent la galère la Salaminienne envoyée d’Athènes pour ordonner à Alcibiade de venir répondre aux accusations que lui intentait la république; même injonction était faite à quelques-uns de ses soldats impliqués par les dénonciateurs soit dans la profanation des mystères, soit dans la question des Hermès. Les Athéniens, après le départ de l’armée, n’avaient pas interrompu l’enquête sur les mystères et les Hermès : sans peser la valeur des dénonciations, ils accueillaient tout dans leurs soupçons; et sur la foi d’hommes pervers, ils arrêtaient et chargeaient de fers des citoyens des plus honorables; ils croyaient que mieux valait éclaircir l'affaire et arriver à la vérité à tout prix, que de laisser, dans le doute, et en se fondant sur la perversité du délateur, échapper un accusé même réputé honnête homme. Le peuple savait, par ouï-dire, que la tyrannie de Pisistrate et de ses fils s’était à la fin appesantie, que d’ailleurs ce n’était ni le peuple lui-même, ni Harmodius, mais bien les Lacédémoniens qui y avaient mis un terme; aussi craignait-il toujours et tout lui était matière à soupçons.

LIV. En effet, l’entreprise audacieuse d’Aristogiton et d’Harmodius eut pour cause une aventure amoureuse. En l’exposant plus au long, je ferai voir que

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tous les récits, soit des étrangers, soit des Athéniens eux-mêmes, sur leurs propres tyrans et sur cet événement en particulier, sont erronés de tout point. Lorsque Pisistrate mourut en possession de la tyrannie et dans un âge avancé, ce ne fut pas, comme on le croit généralement, Hipparque, mais Hippias, son aîné, qui hérita du pouvoir. Harmodius, à la fleur de l’âge, était d’une éclatante beauté : Arislogiton, citoyen de condition moyenne, en devint amoureux et le posséda. Hipparque, fils d’Hippias, fit de son côté des propositions à Harmodius, qui les refusa et en informa Arislogiton.-Celui-ci, dans la douleur d’un amour jaloux, craignant qu’Hipparque n’usât de son pouvoir pour lui enlever de force Harmodius, forma aussitôt le dessein d’employer tout son crédit à détruire la tyrannie. Cependant Hipparque, ayant échoué dans une nouvelle tentative auprès d’Harmodius, résolut, au lieu de recourir à la violence, de lui faire affront par quelque moyen indirect et sans rien montrer du motif réel. Du reste, son administration en général n’était pas dure envers le peuple, et il évitait d’exciter les haines. Pendant longtemps même, ces tyrans pratiquèrent la vertu et la sagesse : sans exiger des Athéniens plus du vingtième du revenu, ils embellissaient la ville, supportaient les frais de la guerre, et faisaient la dépense des sacrifices. Quant au gouvernement, rien n’était changé aux anciennes lois : seulement ils avaient soin d’avoir toujours dans les premières charges quelqu’un de leur famille : c’est ainsi que plusieurs d’entre eux exercèrent à Athènes la magistrature annuelle, en particulier le fils du tyran Hippias, nommé Pisistrate comme son aïeul. C’est lui
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qui a élevé, sous son archontat, l'autel des douze dieux sur l’Agora, et celui d’Apollon dans le Pythium[*](Temple d’Apollon Pythien, à Athènes.). Plus tard le peuple athénien ajouta de nouvelles constructions à celui de l’Agora pour l’agrandir et fit disparaître l’inscription; celle du Pythium, quoique fruste, est encore lisible; elle porte :

« Pisistrate, fils d’Hippias, a élevé ce monument de son archontat dans le temple d’Apollon Pythien. »

LV. Qu’Hippias ait exercé le pouvoir comme aîné, c’est ce que j’affirme, et cela d’après des informations plus précises que personne. On peut d’ailleurs s’en convaincre par ce qui suit : il paraît être le seul des fils légitimes de Pisistrate qui ait eu des enfants. C’est ce que prouvent et l’inscription de l’autel[*](Elle prouve seulement qu'Hippias eut des enfants. Toute celte argumentation est loin d’être concluante.) et celle de la colonne érigée dans l’acropole d’Athènes en mémpire de l’iniquité des tyrans. Aucun fils de Thessalus ni d’Hipparque n’y est nommé, tandis qu’on y voit figurer cinq fils qu’Hippias eut de Myrrhine, fille de Caillas qui, lui-même, avait pour père Hypéréchides. Il était naturel en effet que l’aîné se mariât le premier. De plus, sur la colonne il est inscrit le premier, immédiatement après son père; ce qui n’est pas moins naturel, puisqu’il était l’aîné et lui succéda dans la tyrannie. D’ailleurs, jamais, je crois, Hippias n’aurait pu s’emparer ainsi de la tyrannie sans résistance dès le premier moment, s’il avait dû succéder le jour, même[*](C’est-à-dire an moment même du meurtre.) à Hipparque, mort dans l’exercice du pouvoir. Au contraire, la crainte à laquelle il avait dès longtemps habitué les citoyens et le choix de [*](• Temple d’Apollon Pythien, à Athènes.) [*](8 Elle prouve seulement qu'Hippias eut des enfants. Toute celte argumentation est loin d’être concluante.) [*](5 C’est-à-dire an moment même du meurtre.)

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serviteurs dévoués suffirent et au delà à lui assurer la tranquille possession du pouvoir et à écarter les embarras qu’il aurait rencontrés, s’il eût été plus jeune que son frère et n’avait pas eu précédemment l’expérience que donne l’usage du pouvoir. La malheureuse aventure d’Hipparque attira l’attention sur son nom, et lui valut par la suite la réputation d’avoir occupé la tyrannie.

LVI. Hipparque donc, voyant ses avances repoussées par Harmodius, lui fit, comme il en avait formé le dessein, un cruel outrage. On invita sa jeune soeur à porter la corbeille[*](Les Jeunes filles portaient ainsi des corbeilles aux panathénées et dans les autres solennités : on les choisissait dans les familles les plus illustres.) dans une solennité, puis on la chassa en prétextant qu’on ne l’avait pas même invitée, vu son indignité. Harmodius supporta impatiemment cet affront, et Aristogiton en fut encore plus indigné à cause de lui. Ils arrêtèrent toutes leurs mesures avec leurs complices et attendirent les grandes panathénées, le seul jour où les citoyens qui devaient former le cortège pussent se rassembler en armes sans donner lieu au soupçon. Ils devaient eux-mêmes porter les premiers coups, et les autres conjurés leur venir aussitôt en aide contre les gardes. Du reste, ils avaient peu de complices, pour plus dè sûreté; ils espéraient que, quelque peu nombreux qu’ils fussent au début, ceuxlà mêmes qui n’étaient pas prévenus voudraient, ayant les armes à la main, concourir à leur propre affranchissement.

LVII. La fête arrivée, Hippias, entouré de ses gardes, se rendit hors de la ville, sur la place nommée Céra- [*](1 Les Jeunes filles portaient ainsi des corbeilles aux panathénées et dans les autres solennités : on les choisissait dans les familles les plus illustres.)

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mique[*](11 y avait deux places du même nom, l’une extérieure, l’autre intérieure.), pour régler dans tous ses détails la marche du cortège. Déjà Hârmodius et Aristogiton, armés de leurs poignards, s’avançaient pour le frapper, lorsqu’ils aper- çurent un de leurs complices s’entretenant familièrement avec Hippias; — car il était accessible à tous.— Ils se troublent alors, se croient dénoncés et se voient déjà arrêtés. Mais, avant de l’être, ils veulent du moins, s’il est possible, prendre une vengeance anticipée sur celui qui les a offensés, sur la cause première de tous leurs dangers. Tels qu’ils sont, ils se précipitent dans la ville, et rencontrent Hipparque près du lieu nommé Léocorion; aussitôt ils tombent sur lui comme des forcenés, et, transportés l’un par la jalousie, l’autre par la vengeance, ils le frappent et le tuent. Aristogiton échappa d’abord aux gardes, au milieu du concours de la foule; mais il fut pris ensuite et cruellement traité; quant à Hârmodius, il fut tué sur place au moment même.

LVIII. Hippias reçut cette nouvelle au Céramique : au lieu de courir vers le lieu du crime, il se porta immédiatement à la rencontre des citoyens armés qui formaient le cortège, avant qu’ils fussent informés de rien; car ils étaient à distance. Composant son visage pour la circonstance, de manière à ne rien trahir au dehors, il leur enjoignit de se rendre à un endroit qu’il désigna. Ils y allèrent, dans la pensée qu’il avait quelque communication à leur faire; mais Hippias, après avoir fait enlever les armes par ses gardes, choisit aussitôt ceux qu’il soupçonnait et tous ceux qui furent trouvés porteurs de poignards. Car il était d’usage, dans [*](» 11 y avait deux places du même nom, l’une extérieure, l’autre intérieure.)

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les cérémonies, de ne porter que le bouclier et la lance.

LIX. C'est ainsi qu’un dépit amoureux donna naissance à complot, et qu’une terreur subite jeta Harmodius et Aristogiton dans une entreprise plus audacieuse que raisonnée : Une plus dure tyrannie s’appesantit dès lors sur les Athéniens. Hippias, devenu plus défiant, fit périr un grand nombre de citoyens et commença à jeter ses regards au dehors pour voir s’il ne pourrait pas, en cas de révolution, se ménager quelque refuge. Il donna en conséquence sa fille Archédice à Éantidès, fils d Hippoclès, tyran de Lampsaque, — lui, Athénien, à un homme de Lampsaque! — parce qu’il savait que cette famille jouissait d’un grand crédit auprès de Darius. On voit à Lampsaque le tombeau d'Archédice, avec cette inscription : « Cette poussière couvre Archédice, fille d’Hippias, homme éminent parmi les Grecs ses contemporains. Fille, femme, soeur, mère de tyrans, un fol orgueil n’aveugla point son âme. »

Hippias exerça encore trois ans la tyrannie à Athènes. La quatrième année[*](510 avant notre ère.), il en fut dépossédé par les Lacédémoniens et les Alcméonides exilés. Il se retira, sous la foi publique[*](II rendit la citadelle, à condition que le peuple lui remettrait ses fils qu’il avait entre les mains.), à Sigée[*](Où réguait un de scs frères.), puis auprès d’Éantidès, à Lampsaque, et de là à la cour de Darius. Vingt ans plus tard, il fit, avec les Mèdes, dans un âge déjà avancé, la campagne de Marathon.

LX. Tous ces faits étaient présents à la pensée, et le souvenir de ce qu’on en avait entendu raconter rendait [*](1 510 avant notre ère.) [*](* II rendit la citadelle, à condition que le peuple lui remettrait ses fils qu’il avait entre les mains.) [*](3 Où réguait un de scs frères.)

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alors le peuple athénien dur et soupçonneux envers les citoyens accusés de sacrilège; car il voyait dans ce fait la manifestation d’un complot oligarchique et tyrannique. Déjà, par suite de cette irritation des esprits, bien des citoyens, et des plus estimables, étaient dans les prisons, sans qu’on entrevît un terme à ces rigueurs; chaque jour la passion prenait un caractère plus sauvage et les arrestations se multipliaient. Sur ces entrefaites, un des prisonniers, le plus coupable en apparence, reçut d’un de ses compagnons de captivité le conseil de faire des révélations, vraies ou fausses.— Les avis sur ce point sont partagés; et, ni alors, ni plus tard, personne n’a jamais pu rien dire de positif sur les auteurs de la profanation. — L’autre lui représenta, pour le persuader, que, fût-il même innocent, il devait se ménager l’impunité et se sauver lui-même tout en délivrant la république des soupçons qui l’agitaient; qu’il assurerait bien mieux son salut par un aveu suivi d’impunité que par des dénégations qui ne le garantiraient pas d’un jugement. Il s’accusa donc lui-même, et d’autres avec lui, pour le fait des Hermès. Le peuple athénien reçut avec joie ce qu’il crut être la vérité, d’autant plus qu’il avait jusque-là souffert impatiemment de ne pas connaître ceux qui conspiraient contre lui. Le révélateur et tous les citoyens qu’il n’avait pas accusés furent sur-le-champ mis en liberté; on fit le procès aux autres[*](Environ trois cents citoyens, dénoncés par Dioclidès, furent alors condamnés à mort.) et on mit à mort tous ceux qu’on put arrêter; quant aux fugitifs, on prononça contre eux la peine capitale et on mit leur tête à prix. Du reste on ignore si, dans cette circonstance, les victimes furent [*](i Environ trois cents citoyens, dénoncés par Dioclidès, furent alors condamnés à mort.)
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frappées injustement[*](Plutarque (Alcib. 21) prétend que ce fut injustement.); ce qui est incontestable, c’est que la république en retira un avantage manifeste.