History of the Peloponnesian War

Thucydides

Thucydides. Histoire de la Guerre du Péloponnése, Vol. 1-2. Zévort, Marie Charles, translator. Paris: Charpentier, 1852.

XXI. Contre une telle puissance, ce n’est pas une expédition navale et de peu d’importance qui peut suffire; il faut de plus embarquer avec nous beaucoup d’infanterie, si nous voulons faire quelque chose qui réponde à nos desseins, et ne pas voir une nombreuse cavalerie nous fermer le pays; surtout si les villes effrayées se liguent, si nous ne trouvons pas quelques alliés, autres que les Égestains, pour nous fournir de la cavalerie à leur opposer. Il serait honteux d’être contraints par la force à nous retirer, ou réduits à demander plus tard des renforts, pour n’avoir pas tout d’abord pris de sages mesures. Il faut donc partir d’ici [*](1 Voyez même livre, ch. 3.)

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avec des préparatifs qui répondent à tous les besoins, et songer que nous allons naviguer très-loin de notre pays, et que nous ne ferons point la guerre dans les mêmes conditions que nos adversaires : il ne s’agit plus de ces expéditions que vous faisiez à titre d’alliés, chez des peuples soumis à votre domination, là où il était facile de tirer d’un pays ami les secours nécessaires; vous allez être isolés sur une terre absolument étrangère, d’où, pendant quatre mois d’hiver, il est difficile même de faire arriver un courrier.

XXII. « Il faut donc, à mon avis, emmener un grand nombre d’hoplites, levés chez nous, chez nos alliés, chez nos sujets, même dans le Péloponnèse, si nous pouvons en gagner quelques-uns par la persuasion ou l’appât d’une solde[*](Les Argiens et les Mantinéens.);il faut aussi beaucoup d’archers et de frondeurs pour tenir tête à leur cavalerie; il faut des vaisseaux en grand nombre pour la facilité des transports; il faudra encore emporter d’ici des vivres sur des bâtiments de charge, du froment et de l’orge grillée, enrôler de force et solder un certain nombre de boulangers tirés proportionnellement de chaque moulin, afin que, si le mauvais temps nous retient quelque part, l’armée ne manque pas du nécessaire; car toutes les villes ne seront pas en état de recevoir une armée si nombreuse. Enfin il nous faut, autant que possible, pourvoir à tout le reste, et ne pas être à la discrétion d’autrui; surtout nous aurons à emporter d’ici le plus d’argent que nous pourrons; car, croyez-moi, les trésors des Égestains, qu’on dit tout prêts là-bas, sont prêts surtout en paroles.

[*](1 Les Argiens et les Mantinéens.)
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XXIII. « En supposant même que nous partions d’ici avec des forces, je ne dis pas égales, mais supérieures aux leurs sous tous les rapports (excepté pourtant pour le nombre des hoplites qu’ils peuvent mettre en ligne), ce sera à grand’peine encore si nous pourrons vaincre les uns et protéger les autres. Songez encore une fois[*](Je lis πάλιν, au lieu de πάλιν, qui donne un sens tout à fait ea contradiction avec ce qui suit.) que nous allons nous établir au milieu d’étrangers et d’ennemis; que dès lors il nous faut dès le premier jour nous rendre maîtres du pays, là où nous aborderons, ou bien nous attendre, en cas d’échec, à voir tout se tourner contre nous. Redoutant ce malheur et convaincu que nous avons à délibérer mûrement sur bien des points, qu’il en est un bien plus grand nombre encore où il nous faut compter sur un bonheur que l’homme peut difficilement espérer, je veux, en partant, m’abandonner le moins possible à la fortune et ne mettre à la voile qu’avec des préparatifs qui puissent inspirer une légitime confiance. Voilà, selon moi, ce qui donnerait à la république entière les plus sûres garanties, ce qui petit nous sauver, nous qui allons combattre. Si quelqu’un est d’un avis contraire, je lui cède le commandement. »

XXIV. Ainsi parla Nicias : il espérait ou décourager les Athéniens par la multiplicité des demandes, ou du moins, s’il était forcé de faire l’expédition, partir alors avec toute sécurité. Mais l’ardeur des Athéniens ne fut pas refroidie par l’embarras des préparatifs; bien loin de là, elle s’en accrut, et il arriva tout le contraire de ce que voulait Nicias : ses conseils furent [*](i Je lis πάλιν, au lieu de πάλιν, qui donne un sens tout à fait ea contradiction avec ce qui suit.)

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goûtés et on crut désormais n’avoir plus rien à craindre. La fureur de s’embarquer saisit tout le monde à la fois; les vieillards, dans la pensée qu’ils soumettraient le pays but de l’expédition, ou du moins qu’aucun revers n’était à craindre avec de telles forces; les hommes jeunes, par l’envie de voir et de connaître une contrée lointaine, jointe à l’espoir de s’en tirer heureusement; la multitude et les soldats, par l’appât d’une solde pour le moment et l’espérance de trouver dans un accroissement de puissance les éléments d’une solde perpétuelle. Aussi, au milieu de cet entraînement général, si quelques-uns n’approuvaient pas, ils craignaient, en votant contre, de paraître mal intentionnés et se tenaient en repos.

XXV. Enfin un Athénien[*](Démostratos, suivant Plutarque (Fïe de Nicias, ch. 12).), s’avançant, interpelle, Nicias et dit qu’il ne faut ni défaites ni délais; qu’il ait à déclarer sur-le-champ, en présence de tous, quels préparatifs les Athéniens doivent lui décréter. Nicias répondit à regret qu’il en conférerait plus à loisir avec les généraux ses collègues; que cependant, autant qu’il pouvait en juger dans le moment, il ne fallait pas se mettre en mer avec moins de cent trirèmes; que les Athéniens affecteraient eux-mêmes au transport des hoplites le nombre de bâtiments qu’ils jugeraient à propos, et qu’il en faudrait demander d’autres aux alliés; que l’ensemble des hoplites, tant d’Athènes que des alliés, devait être de cinq mille au moins, et même plus s’il était possible; les autres préparatifs en proportion, des archers du pays et de Crète, des frondeurs, en un mot tout ce qui serait jugé né- [*](1 Démostratos, suivant Plutarque (Fïe de Nicias, ch. 12).)

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cessaire. Ces armements terminés, ils partiraient à leur tête.

XXVI. Après l’avoir entendu, les Athéniens décrétèrent sur-le-champ que, pour le nombre des soldats et tout ce qui avait trait à l’expédition, les généraux auraient plein pouvoir de faire ce qui leur semblerait le mieux pour la république. Ensuite les préparatifs commencèrent. On députa chez les alliés et on fit des levées dans le pays. Athènes s’était relevée depuis peu des désastres de la peste et d’une guerre continue; une jeunesse nombreuse avait grandi, et le trésor s’était rempli à la faveur de la trêve[*](Suivant Ândocide et Eschine, il y avait sept mille talents dans le trésor.) : aussi se procurait-on toutes choses plus facilement.

XXVII. On était au milieu de ces préparatifs, lorsque, dans une même nuit, la plupart des Hermès de pierre qui sont à Athènes eurent la face mutilée. Ces Hermès sont des figures carrées placées en grand nombre, suivant un usage local, soit aux vestibules des maisons particulières, soit dans les fieux sacrés. Personne ne connaissait les coupables[*](Plutarque dit, dans la Vied’Alcibiade, que les Corinthiens furent soupçonnés d’avoir fait mutiler les Hermès, dans l’intérêt des Syracnsains, afin de faire ajourner la guerre sous le coup de ce mauvais présage.); mais on en faisait activement la recherche; de grandes récompenses étaient offertes au nom de l’État aux dénonciateurs; on avait en outre décrété que si quelqu’un, citoyen, étranger ou esclave, avait connaissance de quelque autre impiété, il eût à la dénoncer hardiment. On donna une grande importance à cette affaire; car on y voyait un présage pour l’expédition, et en même [*](Ί Suivant Ândocide et Eschine, il y avait sept mille talents dans le trésor.) [*](3 Plutarque dit, dans la Vied’Alcibiade, que les Corinthiens furent soupçonnés d’avoir fait mutiler les Hermès, dans l’intérêt des Syracnsains, afin de faire ajourner la guerre sous le coup de ce mauvais présage.)

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temps on la rattachait à un complot pour changer la face des choses et abolir le gouvernement populaire.

XXVIII. Quelques métoeques et des serviteurs, sans faire aucune révélation au sujet des Hermès, dénoncèrent d’autres mutilations de statues précédemment commises par des jeunes gens dans la gaieté et l’ivresse, ainsi que la célébration dérisoire des mystères[*](Les mystères de Gérés.) dans certaines maisons. Comme ils accusaient entre autres Alcibiade, ses ennemis les plus ardents s’emparèrent de ces déclarations : le trouvant sur leur chemin comme un obstacle à l’établissement de leur autorité à la tête du peuple, et espérant, s’ils l’écartaient, occuper le premier rang, ils exagéraient les faits; ils criaient que la profanation des mystères et la mutilation des Hermès avaient pour objet le renversement de la démocratie, qu’aucun de ces sacrilèges n’avait été commis sans sa participation; et, comme preuve, ils alléguaient toute sa conduite et le contraste de ses dérèglements avec l’esprit démocratique.

XXIX. Alcibiade repoussa tout d’abord ces dénonciations, et se déclara prêt, avant de s’embarquer (car déjà les préparatifs étaient terminés), à être jugé sur ce dont on l'accusait, demandant à être puni, s’il avait commis quelqu’un de ces crimes, et à prendre le commandement s’il était absous. Il les conjurait de n’accueillir aucune accusation contre lui en son absence, et de le faire mourir sur-le-champ, s’il était coupable; ajoutant qu’il serait plus prudent de ne point l’envoyer, sous le coup d’une telle accusation et avant décision, à la tête d’une importante expédition. Mais ses [*](1 Les mystères de Gérés.)

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ennemis craignaient, si le débat s’engageait immédiatement, que l’armée ne lui fût favorable, et que le peuple ne mollit et ne le ménageât, parce que c’était seulement à sa considération que les Argiens et quelques Mantinéens prenaient part à l’expédition; ils s’empressèrent d’éluder et de dissuader le peuple; d’autres orateurs, qu’ils mirent en avant, représentèrent que pour le moment il devait partir et ne pas retarder l’expédition; qu’à son retour, il serait jugé à jour fixe. Leur but était d’introduire une accusation plus grave, ce qui serait plus facile en son absence, puis de le rappeler et de lui faire son procès. Il fut donc décidé qu’Alcibiade partirait.

XXX. On était déjà au milieu de l’été quand, à la suite de cette affaire, l’expédition de Sicile mit à la voile. Corcyre avait été assignée d’avance pour rendezvous à la plupart des alliés, aux transports des vivres, aux bâtiments de charge et à tous les bagages qui suivaient l’expédition. Toute l’armée réunie devait, de là, se diriger vers le promontoire d’lapygie, à travers le golfe d’Ionie. Les Athéniens et ceux des alliés qui étaient à Athènes, descendirent au Pirée au jour fixé, et dès l’aurore montèrent sur les vaisseaux pour faire voile. Toute la population de la ville, pour ainsi dire, citoyens et étrangers, était descendue avec eux; chacun, parmi les gens du pays, accompagnait les siens : ceux-ci leurs amis, ceux-là leurs pareilts, d’autres leurs fils; ils étaient là, mêlant des gémissements à leurs espérances, préoccupés des biens qu’ils allaient conquérir, mais aussi de l’incertitude de revoir jamais ceux qui leur étaient chers, lorsqu’ils songeaient quelle longue navigation allait les séparer de leur patrie.

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Dans ce moment de séparation mutuelle et à l’approche du péril, les risques de l’expédition s’offraient bien plus vivement que lorsqu’ils l’avaient décrétée cependant les forces dont ils disposaient, la multitude des ressources de tout genre qu’embrassait le regard, frappaient les yeux et inspiraient la confiance. Quant aux étrangers et au reste de la multitude, ils étaient venus pour jouir de la vue, comme à un spectacle d’un haut intérêt et que l’imagination ne pouvait se représenter.

XXXI. C’était en effet, la première fois qu’on vît sortir d’une seule ville les armements les plus splendides, la plus magnifique expédition que la Grèce eût fournie jusqu’alors. Sans doute, pour le nombre des vaisseaux et des hoplites, l’expédition dirigée contre Épidaure par Périclès, et ensuite contre Potidée par Hagnon, ne le cédait en rien; car elle comptait quatre mille hoplites et trois cents cavaliers athéniens, cent galères d'Athènes, cinquante de Lesbos et de Chio, sans parler d’une multitude d’alliés quiy prirent part. Mais alors la traversée devait être courte; l’appareil était médiocre : ici, au contraire, l’expédition était organisée en prévision d’une longue guerre, abondamment pourvue, pour parer à toute éventualité, et d’armements maritimes et de forces de terre. La flotte avait été équipée à grands frais par les triérarques et par la ville : l’État payait une drachme par jour à chaque matelot, et fournissait des vaisseaux vides, à savoir : soixante bâtiments légers[*](Thucydide désigne ainsi les trirèmes de combat, par opposition aux vaisseaux de transport.) et quarante pour le transport des hoplites; il les pourvoyait des meilleurs équipages de matelots. [*](i Thucydide désigne ainsi les trirèmes de combat, par opposition aux vaisseaux de transport.)

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Les triérarques donnaient aux thranites et aux matelots[*](Les thranites sont les rameurs du banc le plus élevé, ceux qui fatiguaient le plus; les matelots dont parle Thucydide étaient la partie de l’équipage distincte des rameurs·) un supplément à la solde payée par le trésor. Leurs bâtiments étaient décorés de sculptures et emménagés avec luxe; chacun d’eux s’ingéniait à l’envi pour que son navire se distinguât par quelque caractère d’élégance et par la supériorité do sa marche. L’armée de terre, avait été choisie sur les rôles d’élite : la beauté des armes et des vêlements y était l’objet d’une ardente rivalité; entre eux c’était une émulation incessante à bien remplir l’emploi confié à chacun; et on eût dit plutôt un étalage de force et de puissance à la face du reste de la Grèce qu’un armement contre les ennemis. En effet, si on calculait les dépenses du trésor public et celles particulières à chaque homme de l’expédition : pour l’État, ce qu’il avait déjà dépensé et ce qu’il donnait aux généraux qu’il envoyait; pour les particuliers, les sommes déjà consacrées à l’équipement, à la construction des vaisseaux par les triérarques, et celles dont ils devaient avoir besoin encore; la réserve que chacun, en partant pour une longue expédition, devait vraisemblablement emporter pour le voyage, indépendamment de la solde qu’il recevait du trésor; ce que les soldats et les marchands emportaient pour les achats, on trouverait qu’en somme bien des talents sortirent de la ville. Cette expédition ne fut pas moins fameuse par son incroyable audace et l’éclatant spectacle qu’elle présenta, que par la supériorité de l’armée relativement aux peuples qu’on allait attaquer; c’était d’ailleurs la navigation la plus loin- [*](i Les thranites sont les rameurs du banc le plus élevé, ceux qui fatiguaient le plus; les matelots dont parle Thucydide étaient la partie de l’équipage distincte des rameurs·)
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taine entreprise jusque-là, et jamais plus vastes espérances n’avaient été conçues d’ajouter un brillant avenir aux prospérités présentes.

XXXII. Quand les troupes furent embarquées et les bâtiments chargés de tout ce qu’on devait emporter, la trompette donna le signal du silence : les prières d’usage avant le départ furent faites, non point sur chaque vaisseau isolément, mais en commun, par l’armée entière, à la voix d’un héraut. Les cratères remplis dans toute l’armée à la fois, soldats et chefs firent des libations dans des coupes d’or et d’argent. A leurs prières se joignaient celles de toute la foule répandue sur le rivage, des citoyens et de tous ceux qui s’intéressaient à leurs succès. On chanta le Péan, et, les libations terminées, on mit à la voile. D’abord ils sortirent du port à la file, et, jusqu’à Égine, ils rivalisèrent de vitesse; ils se dirigeaient en toute hâte vers Corcyre, où se réunissaient aussi tous les contingents des alliés.

Cependant la nouvelle de cette expédition arrivait d’une foule de points à Syracuse; mais pendant longtemps on refusa d’en rien croire. Néanmoins une assemblée fut convoquée, et voici dans quel sens parlèrent, soit ceux qui croyaient à l’expédition des Athéniens, soit ceux qui la révoquaient en doute. Hermocrate, fils d’Hermon, s’avança, et, en homme qui se croit bien instruit de l’état des choses, il prit la parole et donna cet avis :

XXXIII. « Mes déclarations sur la réalité de l’expédition vous paraîtront peut-être incroyables, comme celles de bien d’autres; je sais d’ailleurs que, quand on dit ou annonce des choses invraisemblables, non-seulement on n’inspire aucune confiance, mais on passe

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même pour dépourvu de sens. Cependant je ne me laisserai pas arrêter par la' crainte, quand la république est en danger, surtout avec la conscience que je suis mieux informé qu’un autre de ce que je vais dire. Les Athéniens s’avancent contre nous; — cela vous étonne fort,— ils marchent avec une nombreuse armée de terre et de mer. Leur prétexte est l’alliance des Égestains et le rétablissement des Léontins; mais, en réalité, ils convoitent la Sicile et surtout notre ville, persuadés qu’avec elle ils auront aisément le reste. Convaincus donc qu’ils vont bientôt arriver, voyez quels sont, avec vos ressources actuelles, les meilleurs moyens de les repousser, au lieu de vous laisser prendre au dépourvu par dédain, ou endormir dans une complète incurie par incrédulité.

« Mais, tout en croyant à l’entrepnse, ne vous effrayez ni de leur audace, ni de leurs forces : quoi qu’ils fassent, ils auront à souffrir autant que nous; et même l’immensité des forces qui nous attaquent aura son utilité; car notre situation n’en sera que meilleure avec les autres peuples de Sicile, que l’effroi disposera plus favorablement à s’unir à nous. Que si nous parvenons à les vaincre, ou à les repousser sans qu’ils aient rien fait de ce qu’ils prétendent (car, quant à réaliser leurs espérances, je ne le crains pas), ce sera pour nous le plus glorieux des événements, et je suis loin d’en désespérer. Rarement, en effet, de grandes armées, grecques ou barbares, ont réussi dans de lointaines expéditions; elles ne peuvent pas arriver plus nombreuses que les habitants du pays et des contrées voisines;— car la crainte fait que tout le monde se lève, — et si le manaue des objets de première nécessité sur une terre

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étrangère amène pour elles quelque échec, quoique leurs désastres tiennent surtout à elles-mêmes, elles n’en laissent pas moins la gloire aux peuples attaqués. C’est ainsi que les Athéniens eux-mêmes, lors des désastres aussi nombreux qu’imprévus du Mède, durent à la déclaration par lui faite qu’il marchait contre Athènes une illustration plus grande; et nous aussi, nous ne devons pas désespérer d’une pareille fortune.

XXXIV. « Faisons donc ici nos préparatifs avec confiance; en même temps envoyons chez les Sicèles pour raffermir encore les bonnes dispositions des uns, et contracter avec les autres, s’il est possible, amitié et alliance. Envoyons aussi des ambassadeurs aux aûtres villes de Sicile pour leur démontrer que le danger nous est commun à tous, et aux peuples d’ltalie pour qu’ils fassent alliance avec nous, ou du moins n’accueillent pas les Athéniens. Il serait bon même, je crois, de députer aussi à Carthage; car elle n’est pas sans inquiétude; tout au contraire, elle redoute sans cesse que les Athéniens ne viennent un jour l’attaquer. Peut- être saisiront-ils avec empressement cette occasion, dans la pensée qu’en la laissant échapper, ils pourront se trouver dans l’embarras; et alors ils nous viendront en aide de façon ou d’autre, secrètement du moins, si ce n’est ouvertement; car, s’ils le veulent, personne aujourd’hui n’est mieux en position de le faire : ils possèdent en or et en argent d’immenses richesses, gage du succès à la guerre et en toutes choses. Envoyons enfin à Lacédémone et à Corinthe, avec prière de nous secourir ici et de reprendre les hostilités en Grèce.

« Mais il y aurait, suivant moi, une mesure décisive

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entre toutes; aussi, quoique votre apathie habituelle me laisse peu de chances de vous persuader, j’en parlerai néanmoins. Ces erait de nous entendre avec tous les Siciliens, ou du moins avec la plus grande partie, de mettre en mer tous les bâtiments disponibles, avec deux mois de vivres, d’aller à la rencontre des Athéniens à Tarente et au cap d’lapygie, et de leur montrer qu’avant la lutte pour la Sicile, ils en auront une autre à soutenir pour le passage de la mer lonienne. Rien ne serait plus propre à les frapper de terreur : par là nous leur donnerions à penser que nous avons pour base d’opérations un pays ami dont nous sommes les gardiens (car Tarente nous accueillerait); qu’ils ont eux-mêmes une vaste étendue de mer à traverser avec tout leur appareil; qu’il est difficile, dans une traversée aussi longue, de rester en bon ordre; enfin, qu’il nous sera facile d’attaquer leur flotte quand elle s’avancera lentement et par petites divisions. Supposons au contraire que leur flotte se masse, et qu’allégée des bâtiments de charge, elle prenne l’avance pour nous attaquer; s’ils naviguent à la rame, nous tomberons sur eux quand ils seront fatigués; si nous ne le voulons pas, Tarente nous offrira un refuge. Mais eux qui, en vue de livrer un combat, se seront avancés avec peu de provisions, en manqueront sur des plages désertes; s’il y restent, nous les tiendrons en échec; s’ils tentent d’avancer, il leur faudra laisser en arrière leurs bagages; les dispositions douteuses des villes, l’incertitude de l’accueil les jetteront dans l'abattement. Aussi suis-je convaincu qu’arrêtés par ces réflexions, ils ne partiront même pas de Corcyre; occupés à délibérer, à envoyer des reconnaissances pour savoir
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notre nombre et notre position, ils se laisseront gagner par l’hiver, ou bien, effrayés de cette attitude imprévue, ils renonceront à l’expédition. D’ailleurs le plus expérimenté de leurs généraux ne commande qu’à regret, à ce qu’on m’assure; et, si nous faisons quelque démonstration sérieuse, il saisira avec joie ce prétexte. On exagérera nos forces, j’en suis persuadé : les opinions des hommes se règlent sur les ouï-dire; quand on attaque les premiers, ou du moins quand on montre d’avance aux agresseurs qu’on les attend de pied ferme, on inspire plus de terreur, parce qu’on paraît à la hauteur du danger. Telle sera, en cette circonstance, l’impression des Athéniens; ils nous attaquent avec la pensée que nous ne résisterons pas; ils nous méprisent à juste titre, parce que nous ne les avons pas écrasés de concert avec les Lacédémoniens; mais s’ils nous voient déployer une audace sur laquelle ils ne comptent pas, ils seront plus frappés de cette attitude imprévue que de nos forces réelles.

« Croyez-moi donc : avant tout, osez prendre ce parti; sinon, faites du moins en toute hâte vos préparatifs de guerre. Que cette pensée vous soit présente à tous, que c’est dans la chaleur de l’action qu’il faut mépriser les agresseurs; mais que, pour le moment, le meilleur parti est de regarder les préparatifs dictés par la crainte comme les plus sûrs, et d’agir comme en vue du danger. L’ennemi s’avance, déjà il est en mer, je le sais, il va paraître. »

XXXV. Ainsi parla Hermocrate. De longs débats s’élevèrent parmi les Syracusains : ceux-ci prétendaient que les Athéniens ne viendraient en aucune façon, et que les assertions d’Hermocrate étaient fausses; a et,

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« quand ils viendraient, disaient ceux-là, quel mal « pourraient-ils nous faire, sans être plus maltrai- « tés en retour? » D’autres, avec un souverain dédain, tournaient la chose en raillerie. Il y en avait bien peu qui crussent Hermocrate et conçussent des craintes pour l’avenir. Athénagoras s’avança : c'était un des chefs du peuple et l’homme qui avait alors le plus d’ascendant sur la multitude. Il parla ainsi :

XXXVI. « Quiconque ne désire pas que les Athéniens aient cette folle pensée et viennent se livrer ici entre nos mains, est ou un lâche, ou un ennemi de sa patrie. Quant à ceux qui apportent de pareilles nouvelles et jettent l’effroi parmi vous, ce qui m’étonne, ce n’est pas leur audace, mais leur sottise, s’ils ne sentent pas que leurs motifs sont à jour. Ceux qui personnellement ont peur, veulent jeter l’effroi dans le public afin de dissimuler leurs propres sentiments sous le voile de la consternation générale. Tel est en ce moment le but de ces nouvelles : elles ne se produisent pas d’elles-mêmes, mais émanent d’hommes qui ne savent qu’exciter sans cesse de telles agitations. Quant à vous, si vous êtes sages, vous prendrez en considération, pour vous guider sur le parti à prendre, non ce qu’annoncent de telles gens, mais ce que doivent faire des hommes prudents et d’une grande expérience, tels que je me figure les Athéniens. Il n’est pas vraisemblable qu’ils laissent derrière eux les Péloponnésiens, et qu’avant d’avoir définitivement terminé la guerre chez eux, ils viennent de propos délibéré entreprendre une autre guerre non moins considérable. Car, pour ma part, je suis convaincu qu’ils se félicitent, au contraire, en voyant le

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nombre et la puissance de nos cités, de ce que nous n’allons pas les attaquer nous-mêmes.

XXXVII. « Et quand ils viendraient, comme on le dit, je crois la Sicile plus en état que le Péloponnèse de les combattre avec succès, d’autant qu’elle est mieux pourvue sous tous les rapports; je crois que notre ville seule est plus forte de beaucoup que l’armée qui, dit-on, s’avance maintenant, fût-elle deux fois plus nombreuse encore. Ce que je sais, c’est qu’ils n’amèneront pas de cavalerie, et qu’à part un très-petit nombre de chevaux levés chez les Égestains, ils ne pourront en tirer d’ici : ils ne pourront pas davantage, venant sur des vaisseaux, amener une armée d’hoplites égale à la nôtre; car le transport est une grande affaire lorsqu’il faut tout à la fois avoir des bâtiments légers pour une traversée aussi longue, et amener l’immense matériel nécessaire pour attaquer une ville de cette importance. Aussi, telle est ma conviction à cet égard, que je crois difficile qu’ils ne soient pas anéantis, quand même ils auraient pour base d’opérations une autre ville aussi grande que Syracuse et seraient maîtres d’un pays frontière, d’où ils pussent nous faire la guerre : à plus forte raison quand ils auront toute la Sicile pour ennemie, — car elle se lèvera tout entière, — quand il leur faudra se retrancher au sortir de leurs vaisseaux, sans autre point d’appui que de mauvaises tentes et des dispositions faites à la hâte, en présence de notre cavalerie qui ne leur permettra pas de s’écarter. En un mot, je suis persuadé qu’ils ne pourront pas même tenir la campagne, tant je crois nos forces supérieures!

XXXVIII. « Au reste, tout ce que je dis, les Athéniens le savent, et ils ne s’occupent, j’en suis sûr, qu’àgar-

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der leurs possessions, tandis qu’il se trouve ici des gens pour inventer ce qui n’est pas et ne saurait être. Ces gens-là, je les connais, non pas d’aujourd’hui, mais de tout temps : je sais que par de semblables discours et d’autres plus pervers encore, ainsi que par leurs actes, ils veulent effrayer la multitude et usurper l’autorité dans l’État. Et je crains bien que quelque jour, à force de tentatives, ils ne réussissent, tandis que nous hésitons lâchement à prévenir leurs desseins avant d’en sentir les effets, et à les punir quand nous les connaissons. Aussi est-ce pour cela que notre ville jouit si rarement du repos, agitée qu’elle est par de nombreuses séditions, plus souvent en guerre contre elle-même que contre ses ennemis, soumise quelquefois à la tyrannie et à d’iniques dominations. Pour moi, je travaillerai, si vous voulez me suivre, à ce que rien de pareil n’arrive de nos jours; avec vous, avec la multitude, j’emploierai la persuasion; avec les auteurs de semblables trames, la répression, non pas seulement pour les crimes flagrants,— il est difficile de les surprendre, mais pour ceux qu’ils méditent et ne peuvent accomplir. Car avec un ennemi, ce n’est pas assez de se mettre en garde contre les actes, il faut se prémunir contre les intentions, puisque, faute de l’avoir prévenu, on sera surpris par ses coups. Quant aux riches[*](Le texte dit ολίγους, le petit nombre. C’est ainsi que Thucydide désigne presque toujours la classe des riches.), je les dévoilerai, je les surveillerai, je les avertirai : ce sera le meilleur moyen, je crois, de les détourner de mal faire.

« Et vous, jeunes gens, — car j’ai souvent réfléchi à [*](i Le texte dit ολίγους, le petit nombre. C’est ainsi que Thucydide désigne presque toujours la classe des riches.)

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cela, — que voulez-vous donc? Déjà commander? Mais la loi s’y oppose; et la loi a été établie bien plus en vue de votre incapacité que dans une intention blessante contre ceux qui seraient capables. L’égalité avec la multitude vous pèse? Et comment serait-il juste que des égaux ne jouissent pas de l’égalité?

XXXIX. « On dira que la démocratie n’est ni intelligente, ni juste; que les détenteurs des richesses sont les plus capables de bien gouverner. Et moi je réponds d’abord que ce qu’on appelle le peuple, c’est l’État tout entier dont l’oligarchie n’est qu’une fraction; ensuite que les riches excellent à garder les richesses, les gens instruits à donner des conseils, et la multitude à juger après avoir été instruite. Dans une démocratie, chacune de ces classes en particulier, et toutes ensemble, jouissent des mêmes droits : l’oligarchie, au contraire, abandonne bien à la multitude sa part des dangers; mais, pour les avantages, non contente de prendre la première part, elle attire à elle et garde le tout. Voilà ce que convoitent chez vous les riches et les jeunes gens, ce qu’il leur est impossible d’atteindre dans un grand État. Et pourtant, maintenant encore!... O les plus insensés des hommes! Vous êtes ou les plus ineptes des Grecs que je connaisse si vous ne sentez pas que vous poursuivez de criminels desseins, ou les plus pervers, si, le sachant, vous persistez dans votre audace.

XL. « Mieux instruits, ou revenus à résipiscence, travaillez, dans l’intérêt de l’État, à accroître les biens communs à tous, persuadés que les gens de bien parmi vous y participeront autant et même plus que la multitude, et qu’en agissant autrement vous risquez de

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tout perdre. Cessez donc de répandre de semblables nouvelles; car on vous devine et on ne s’y laissera pas prendre. Cette ville saura, même si les Athéniens arrivent, les repousser comme elle le doit; pour cela, nous avons des généraux qui auront l’oeil aux événements; et si rien de tout cela n’est vrai, comme je le crois, la république ne se sera pas jetée de propos délibéré dans la servitude, en se laissant effrayer par vos nouvelles et en vous choisissant pour chefs : elle veillera par elle-même, jugera vos discours comme équivalant à des actes, et ne se laissera pas ravir, en vous prêtant l’oreille, la liberté dont elle jouit; elle s’appliquera, au contraire, à la sauver en se gardant d’obtempérer jamais à vos conseils. »