History of the Peloponnesian War

Thucydides

Thucydides. Histoire de la Guerre du Péloponnése, Vol. 1-2. Zévort, Marie Charles, translator. Paris: Charpentier, 1852.

LXI. Quant à Alcibiade, les Athéniens, poussés par les mêmes ennemis qui l’avaient accusé dès avant son départ, étaient dans les dispositions les plus hostiles : lorsqu’ils se crurent éclairés sur l’affaire des Hermès, ils se persuadèrent bien mieux encore que celle des mystères, dans laquelle il était aussi impliqué, avait même principe et se rattachait à une conspiration tramée par lui contre le gouvernement populaire. Au milieu de ces circonstances et de tout ce trouble, il arriva qu’une armée làcédémonienne, assez peu nombreuse, s’avança jusqu’à l’isthme pour quelque entreprise concertée avec les Béotiens : on crut que c’était Alcibiade qui l’avait mandée; qu’il s’agissait non des affaires de la Béotie, mais d’un complot tramé avec lui, et que si on ne l’eût prévenu par l’arrestation des citoyens dénoncés, Athènes eût été livrée. On passa même une nuit en armes au temple de Thésée, dans l’intérieur de la ville. Vers le même temps, les hôtes d’Alcibiade, à Argos, furent soupçonnés de conspirer contre la démocratie; et, par suite de ces soupçons, les Athéniens livrèrent au peuple d’Argos les otages argiens déposés dans les îles, pour les faire mourir. De tous côtés les soupçons enveloppaient Alcibiade : les Athéniens, décidés à le mettre en jugement et à le faire mourir, envoyèrent en Sicile la galère la Salaminienne pour l’amener, lui et tous ceux qui étaient compris dans la dénonciation. L’ordre était, non de l’arrêter, mais de lui enjoindre de suivre les envoyés pour venir se justi- [*](1 Plutarque (Alcib. 21) prétend que ce fut injustement.)

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fier : en cela on cédait à la crainte de produire quelque mouvement en Sicile, soit dans l’armée athénienne, soit parmi les ennemis; on voulait surtout retenir les Mantinéens et les Argiens, qu’on croyait engagés dans l’expédition par son influence personnelle. Alcibiade monta son propre vaisseau, avec ses coaccusés, et partit de Sicile à la suite de la Salaminienne, comme pour se rendre à Athènes. Mais, arrivés à Thurium, ils cessèrent de la suivre, quittèrent leur bâtiment et disparurent : ils craignaient d’aller, sous le coup d’une accusation, affronter un jugement. La Salaminienne chercha quelque temps Alcibiade et ses compagnons; mais, ne les découvrant nulle part, elle reprit la mer et s’en alla. Alcibiade, dès lors exilé, passa peu après, sur un petit bâtiment, de Thurium dans le Péloponnèse. Les Athéniens le condamnèrent à mort par contumace, lui et ses compagnons.

LXII. Après son départ, les généraux athéniens restés en Sicile firent de l’armée deux divisions qu’ils tirèrent au sort, et cinglèrent avec toutes leurs forces vers Sélinonte et Égeste : ils voulaient savoir s’ils pourraient tirer de l’argent des Égestains, et en même temps se renseigner sur la situation des affaires à Sélinonte et sur ses démêlés avec Égeste. Ils côtoyèrent la gauche de la Sicile, du côté qui regarde le golfe Tyrsénien, et relâchèrent à Himère, la seule ville grecque qu’il y ait dans cette partie de l’île. Ils n’y furent pas reçus, continuèrent à suivre la côte, et prirent en passant Hyccara, petite place sicanienne, mais ennemie d’Égeste. C’était une ville maritime. Ils réduisirent les habitants en esclavage et donnèrent la ville aux Égestains, dont la cavalerie les avait secondés. De là l’armée de

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terre prit à travers le pays des Sicèles, et marcha jusqu’à Catane, tandis que la flotte rangeait la côte, chargée des prisonniers. D’Hyccara, Nicias fit voile directement pour Égeste; il mit ordre aux affaires, prit trente talents, et vint rejoindre l’armée. La vente des esclaves produisit cent vingt talents. Des bâtiments furent envoyés dans toutes les directions aux Sicèles alliés, pour leur demander des troupes. La moitié de l’armée marcha contre Hybla-Géléatis, ville ennemie, et ne put s’en emparer. L’été finit.

LXIII. L’hiver suivant, les Athéniens firent sans différer leurs dispositions pour l’attaque de Syracuse; et les Syracusains, de leur côté, se préparèrent à marcher contre eux. Les Athéniens ne les ayant pas attaqués tout d’abord, au moment de la première appréhension, comme ils s’y attendaient, chaque jour qui s’écoulait augmentait leur confiance; mais lorsqu’ils les virent faire voile, loin d’eux, vers une autre partie de la Sicile, aller attaquer Hybla, et échouer dans leur tentative, ils conçurent pour eux bien plus de mépris encore : ils pressaient leurs généraux, comme il arrive toujours à la multitude quand elle s’est enhardie, de les mener à Catane, puisque les Athéniens ne venaient pas à eux. Sans cesse des cavaliers syracusains poussaient des reconnaissances jusqu’au camp des Athéniens, les raillaient et leur demandaient, entre autres choses, s’ils n’étaient pas venus pour s’établir au milieu d’eux, en pays étranger, plutôt que pour rétablir les Léontins dans leur patrie.

LXIV. Les généraux athéniens, voyant cela, résolurent de les attirer en masse le plus loin possible de la ville, et de profiter eux-mêmes de ce moment pour aller

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y aborder pendant la nuit et choisir à loisir une position favorable pour leur campement. Ils sentaient bien qu’ils n’auraient pas les mêmes facilités, s’il leur fallait opérer une descente en présence d’un ennemi sur ses gardes, ou s’ils faisaient à découvert une marche par terre; que leurs troupes légères et le gros de leur armée auraient alors beaucoup à souffrir de la cavalerie syracusaine qui était nombreuse, tandis qu’euxmêmes n’en avaient pas; que de cette façon, au contraire, ils pourraient choisir une position où ils ne seraient que médiocrement inquiétés par la cavalerie. Des bannis de Syracuse, qui marchaient avec eux, leur avaient signalé un poste près d’Olympiéon[*](Bourg et temple, près de Syracuse. Le temple, un des plus remarquables de l'antiquité, avait été élevé par Gélon, avec les dépouilles des Carthaginois.), celui-là même qu’ils occupèrent. Voici, du reste, à quel artifice les généraux eurent recours pour arriver à leurs fins : ils envoyèrent un homme à eux, mais tout dévoué en apparence aux généraux syracusains. Cet homme, originaire de Catane, s’annonça comme envoyé par des habitants de cette ville dont ils connaissaient les noms et qu’ils savaient y rester encore de leurs anciens amis. Il leur dit que les Athéniens passaient la nuit dans la ville loin de leurs retranchements; que si les Syracusains voulaient, à un jour déterminé, marcher contre le camp vers l’aurore, les Catanéens retiendraient ceux des Athéniens qui seraient dans la ville et brûleraient les vaisseaux; qu’il leur serait facile, en attaquant la palissade, de s’emparer du camp; enfin qu’un grand nombre des habitants [*](1 Bourg et temple, près de Syracuse. Le temple, un des plus remarquables de l'antiquité, avait été élevé par Gélon, avec les dépouilles des Carthaginois.)
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les seconderaient, qu’ils étaient déjà prêts, et qu’il venait de leur part.

LXV. Les généraux syracusains, pleins de confiance d'ailleurs, songeaient, même en dehors de cette ouverture, à faire leurs dispositions pour attaquer Catane; aussi crurent-ils cet homme beaucoup trop à la légère : sur-le-champ ils prirent jour pour l’attaque et le renvoyèrent. Déjà les contingents de Sélinonte et quelques-uns des autres alliés étaient arrivés; ordre fut donné à tous les Syracusàins d’avoir à se tenir prêts pour une sortie en masse. Toutes les dispositions faites, et à l’approche du jour fixé pour l’attaque, ils se mirent en marche pour Catane et campèrent la nuitsur le fleuve Syméthos, dans le territoire de Léontium. Dès que les Athéniens furent informés de leur marche, ils levèrent le camp tous ensemble, emmenèrent les Sicèles et tous ceux qui s’étaient joints à eux, s’embarquèrent sur les vaisseaux et les transports et firent voile la nuit vers Syracuse. Au point du jour ils débarquaient près d’Olympiéon pour y établir leur camp[*](Sur la rive droite de l’Anapos, au fond du grand port.). Du côté des Syracusains, les cavaliers, ayant poussé les premiers jusqu’à Catane, s’aperçurent que toute l’armée avait pris la mer; ils retournèrent en porter la nouvelle à l’infanterie, et tous ensemble revinrent sur leurs pas pour voler au secours de leur ville.

LXVI. Cependant, comme la route était longue, les Athéniens purent à loisir se retrancher dans une position favorable : elle les rendait maîtres d’attaquer quand ils le voudraient sans être incommodés en rien par la cavalerie syracusaine, ni avant ni pendant l’ac- [*](1 Sur la rive droite de l’Anapos, au fond du grand port.)

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tion. Ils étaient protégés, d’un côté par des murailles, des maisons, des arbres et un étang; de l’autre par des précipices. Ils coupèrent les arbres du voisinage, les transportèrent sur le rivage et plantèrent des palissades en avant de leurs vaisseaux et à Dascon[*](Golfe à l’ouest de Syracuse, près de l’embouchure de l’Anapos dans le grand port.). Dans la partie la plus accessible à l’ennemi, un retranchement fut élevé en toute hâte avec des pierres brutes[*](Le texte porte des pierres choisies (λογάδην), c’est-à-dire appareillées sans être taillées.) et des arbres; enfin ils rompirent le pont sur l’Anapos[*](Ce pont paraît avoir été établi près de l’embouchure de l’Anapos; Nicias, en le coupant, se proposait de forcer l’ennemi à l’attaquer de front du côté d’Olympiéon, dont les Syracusains paraissent être restés maîtres et où ils avaient une garnison.). Pendant ces dispositions, personne ne sortit de la ville pour les inquiéter. Les cavaliers syracusains arrivèrent les premiers au secours de la place et furent rejoints ensuite par toute l’infanterie : d’abord ils s’avancèrent jusqu’auprès du camp athénien; mais, comme on ne sortit pas au-devant d’eux, ils se retirèrent, traversèrent la voie Hélorine et bivouaquèrent.

LXVII. Le lendemain, les Athéniens et leurs alliés se disposèrent au combat. Voici leur ordre de bataille : A l’aile droite étaient les Argiens et les Mantinéens; les Athéniens au centre; à l’autre aile, le reste des alliés. La moitié de l'armée était en avant du camp, rangée sur huit hommes de hauteur; l’autre moitié était près des tentes, formée en carré long, également sur huit de hauteur[*](Sur les quatre faces du carr :.). Elle avait ordre d’observer quelle partie du corps de bataille souffrirait le plus, pour se porter [*](1 Golfe à l’ouest de Syracuse, près de l’embouchure de l’Anapos dans le grand port.) [*](8 Le texte porte des pierres choisies (λογάδην), c’est-à-dire appareillées sans être taillées.) [*](» Ce pont paraît avoir été établi près de l’embouchure de l’Anapos; Nicias, en le coupant, se proposait de forcer l’ennemi à l’attaquer de front du côté d’Olympiéon, dont les Syracusains paraissent être restés maîtres et où ils avaient une garnison.) [*](* Sur les quatre faces du carr :.)

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au secours. Les porteurs de bagage furent placés au centre de ce corps de réserve. Les Syracusains rangèrent sur seize de hauteur leurs hoplites formés de la population syracusaine en masse et de tous les alliés présents. Ces auxiliaires étaient particulièrement des troupes de Sélinonte, ensuite des cavaliers de Géla, au nombre de deux cents en tout, vingt cavaliers de Camarina et cinquante archers. Les cavaliers n’étaient pas moins de douze cents; ils prirent la droite, et à côté d’eux les frondeurs. Au moment où les Athéniens allaient engager l’action, Nicias passa de rang en rang, au milieu des corps de chaque nation[*](Athéniens, Argiens, Mantinéens et alliés de Sicile.) et leur adressa à tous ensemble ces exhortations :

LXVIII. « Guerriers, qu’est-il besoin de vous encourager chacun en particulier, puisque nous sommes réunis pour un même combat? Les forces imposantes que voici sont plus capables, je crois, d’inspirer la confiance, que de belles paroles avec une faible armée. Quand on voit ici les Argiens, les Mantinéens, les Athéniens et les premiers des insulaires, est-il personne qui puisse, avec des alliés si braves, si nombreux, ne pas avoir bon espoir de vaincre, surtout si l’on considère nos adversaires? Ce sont des hommes levés en masse, et non des soldats d’élite comme nous; ce sont, de plus, des Siciliens qui peuvent bien nous mépriser, mais qui ne tiennent pas contre nous, parce que leur science militaire n’égale pas leur audace. Songez d’ailleurs que nous sommes bien loin de notre patrie, et que vous ne trouverez aucune terre amie si vous ne la conquérez en combattant. Nos ennemis se disent, je le [*](1 Athéniens, Argiens, Mantinéens et alliés de Sicile.)

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sais, pour s’exciter au courage, qu’ils vont combattre pour leur patrie; vous, au contraire, je vous rappelle que vous êtes dans un pays qui n’est pas le vôtre, et qu’à moins de vaincre, il ne vous sera pas facile d’en sortir pour rentrer dans votre patrie; car une nombreuse cavalerie viendra vous assaillir. Songez donc à vous montrer dignes de vous-mêmes; marchez contre l’ennemi avec courage, et soyez convaincus que les nécessités présentes et les difficultés qui vous environnent sont plus à redouter que les ennemis. »

LXIX. Nicias, après cette exhortation, engagea aussitôt l’action. Les Syracusains étaient loin de s’attendre que le combat dût commencer si tôt; quelques-uns même avaient profité du voisinage de la ville pour s’en retourner; quelque ardeur qu’ils missent à rejoindre, en courant, ils arrivaient tardivement, et chacun prenait rang au hasard, là où il trouvait un groupe déjà formé. Car ce ne fut ni l’ardeur ni l’audace qui leur manquèrent et dans ce combat et dans les autres; mais, égaux par le courage, tant que la science marchait de pair, ils se trouvaient, quand elle faisait défaut, trahir en dépit d’eux-mêmes leur bonne volonté. Cependant, quoique prévenus par cette attaque inattendue des Athéniens, forcés de se défendre à la hâte, ils prirent les armes et coururent aussitôt à l’ennemi. D’abord les soldats armés de pierres[*](Los lithoboles se distinguaient des frondeurs en ce qu’ils lan- çaient des pierres à la main.), les frondeurs et les archers préludèrent au combat de part et d’autre, et se mirent alternativement en fuite, comme il arrive d’ordinaire pour les troupes légères. Ensuite les devins amenèrent [*](1 Los lithoboles se distinguaient des frondeurs en ce qu’ils lan- çaient des pierres à la main.)

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en tête de l’armée les victimes d’usage, et les trompettes donnèrent aux hoplites le signal de l’attaque. On s’ébranla; les Syracusains allaient combattre pour la patrie; chacun avait en vue son propre salut dans le moment, sa liberté dans l’avenir. Du côté opposé, c’étaient d’autres motifs : chez les Athéniens, le désir de s’approprier une terre étrangère et de ne pas compromettre leur propre pays par une défaite; chez les Argiens et les alliés indépendants, l’ambition de partager avec eux les conquêtes objet de leur expédition et de revoir victorieux leur patrie; enfin les alliés, sujets d’Athènes, étaient soutenus avant tout par la conviction que, vaincus, ils n’avaient aucun salut à attendre, et par cette pensée accessoire que peut-être, en aidant à l’asservissement des autres, le joug deviendrait moins pesant pour eux-mêmes.

LXX. On était aux prises, et depuis longtemps on tenait ferme de part et d’autre, lorsque survinrent quelques coups de tonnerre accompagnés d’éclairs et d’une pluie abondante. Ceux qui combattaient pour la première fois et n’avaient que peu d’habitude de la guerre n’en furent que plus disposés à la crainte; tandis que ceux qui avaient plus d'expérience ne voyaient là qu’un effet de la saison et s’inquiétaient bien autrement de la persistance de l’ennemi à disputer la victoire. Enfin les Argiens enfoncèrent l’aile gauche des Syracusains, et les Athéniens rompirent ensuite les troupes qui leur étaient opposées. Dès lors tout le reste de l’armée syracusaine se débanda et prit la fuite. Les Athéniens ne poussèrent pas loin l’ennemi, contenus qu’ils étaient par les cavaliers syracusains; car ceux-ci, forts de leur nombre et n’ayant pas été entamés, se jetaient

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sur ceux des hoplites qu’ils voyaient les plus ardents à la poursuite et les refoulaient. Après avoir suivi en colonne les fuyards aussi loin qu’ils le purent sans se risquer, les Athéniens firent retraite et élevèrent un trophée. Les Syracusains, réunis sur la voie Hélorine, s’y rallièrent autant que le permettait la circonstance, et envoyèrent, malgré leur échec, une garnison à Olympiéon, dans la crainte que les Athéniens n’enlevassent les trésors qui s’y trouvaient. Le reste rentra dans la ville.

LXXI. Les Athéniens ne firent aucune tentative sur le temple; ils enlevèrent les cadavres des leurs, les mirent sur le bûcher et bivouaquèrent sur le champ de bataille. Le lendemain ils rendirent aux Syracusains leurs morts par convention (il y en avait environ deux cent soixante, Syracusains ou alliés); ils recueillirent les ossements des leurs (au nombre de cinquante environ, tant Athéniens qu’alliés); et, chargés des dépouilles de l’ennemi, ils firent voile pour Catane. Car, l’hiver étant venu, il ne leur semblait pas possible encore de tenir la campagne en cet endroit, avant d’avoir fait venir de la cavalerie d’Athènes et d’en avoir tiré des alliés du pays, de manière à ne point laisser à celle de l’ennemi une entière supériorité. Ils voulaient aussi recueillir de l’argent en Sicile, en faire demander à Athènes, se rallier quelques villes[*](En particulier Camarina.), où ils espéraient faire accepter plus aisément leur autorité après le combat, enfin se procurer des vivres et tout ce qui serait nécessaire pour attaquer Syracuse au printemps.

LXXII. Ce fut dans ce dessein qu’ils firent voile pour [*](1 En particulier Camarina.)

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Naxos et Catane[*](Plutarque accuse à ce sujet Nicias d’une lenteur funeste à l’armée athénienne, reproche qui ne paraît que trop fondé.), afin d’y passer l’hiver. Les Syracusains, après avoir enseveli leurs morts, se réunirent en assemblée. Hermocrate, fils d’Hermon, s’avança : c’était un homme qui, sous aucun rapport, ne le cédait à personne eri habileté, distingué d’ailleurs par l’expérience qu’il avait acquise dans la guerre et par sa valeur. Il les encouragea et mit en garde contre l’abattement d’un premier échec. Ce n’était pas le courage, dit-il, qui avait été vaincu chez eux; le désordre avait fait tout le mal; et cependant ils ne s’étaient pas montrés aussi inférieurs qu’on devait s’y attendre, surtout ayant à lutter, eux simples particuliers, simples artisans pour ainsi dire, contre les plus habiles soldats de la Grèce. Ce qui avait nui beaucoup aussi, c’était la multitude des généraux (ils en avaient quinze), la division du commandement, le défaut de discipline et de subordination dans la multitude. Si, au contraire, il y avait un petit nombre de généraux expérimentés; si, dans le cours de l’hiver, on formait un corps d’hoplites; si on fournissait des armes à ceux qui n’en avaient pas, afin d’avoir le plus d’hommes possible, en ayant soin de rendre tous les exercices obligatoires, on aurait probablement, disait-il, l’avantage sur l’ennemi; car, ayant déjà le courage, on y joindrait la discipline dans la pratique, et ces deux qualités s’accroîtraient réciproquement : la discipline se fortifierait par l’exercice au milieu des dangers, la bravoure deviendrait plus sûre d’elle-même de toute la confiance que donne l’expérience. Il fallait donc choisir un petit nombre de généraux investis de pleins pouvoirs, et s’engager par serment envers eux à [*](1 Plutarque accuse à ce sujet Nicias d’une lenteur funeste à l’armée athénienne, reproche qui ne paraît que trop fondé.)
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les laisser suivre leurs propres inspirations dans l’exercice du commandement : de cette façon, le secret serait mieux gardé pour les mesures qui l’exigeaient, et tous les préparatifs se feraient avec ordre et sans tergiversations.

LXXIII. Les Syracusains, après l’avoir entendu, décrétèrent toutes les mesures qu’il proposait et le nommèrent lui-méme général, avec deux collègues seulement, Héraclides, fils de Lysimachos, et Sicanos, fils d’Exécestès. Ils envoyèrent des ambassadeurs à Corinthe et à Lacédémone pour réclamer l’assistance de leurs alliés, et engager les Lacédémoniens à faire une diversion en leur faveur en poussant ouvertement et avec plus de vigueur les hostilités contre Athènes; ils voulaient par là soit forcer les Athéniens à quitter la Sicile, soit entraver l’envoi de nouveaux renforts à l’armée expéditionnaire.

LXXIV. L’armée athénienne qui était à Catane se hâta de faire voile pour Messène, dans l’espoir que cette ville lui serait livrée; mais l’entreprise échoua. Lorsque Alcibiade avait quitté la Sicile, déjà déposé de son commandement et décidé à fuir, il avait révélé le projet dont il avait connaissance aux partisans des Syracusains dans Messène. Ceux-ci, prenant les devants, avaient tué les auteurs du complot; ils étaient en insurrection et avaient les armes à la main quand les Athéniens arrivèrent; aussi obtinrent-ils de vive force que ceux-ci ne seraient pas reçus. Après être restés environ treize jours, les Athéniens, incommodés par le mauvais temps, manquant de vivres et n’avançant à rien, retournèrent à Naxos[*](Le texte porte έ; Νάξον xal θράχας. Ou ce dernier mot n’a pas de sens et a été intercalé dans le texte par la maladresse d’un copiste, ou il désigne une place de Sicile qui n’est citée nulle part ailleurs.) (et à Thraces), palissadèrent leur camp et [*](1 Le texte porte έ; Νάξον xal θράχας. Ou ce dernier mot n’a pas de sens et a été intercalé dans le texte par la maladresse d’un copiste, ou il désigne une place de Sicile qui n’est citée nulle part ailleurs.)

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prirent leurs quartiers d’hiver. Une trirème fut envoyée à Athènes pour demander de l’argent et de la cavalerie, de manière à avoir le tout à l’entrée du printemps.

LXXV. Les Syracusains, de leur côté, enclavèrent dans la ville, pendant l’hiver, le Téménitès[*](Ainsi nommé d’Apollon Téménités, dont le temple se trouvait dans ce quartier, appelé plus tard la Ville Neuve.) au moyen d’une muraille embrassant toute la partie qui regarde Épipolæ[*](Colline au couchant de Syracuse, qui domine la ville.); de cette manière, l’enceinte olfrant plus d’étendue, était plus difficile à cerner en cas de revers. Ils élevèrent un fort à Mégara, un autre à Olympiéon, et palissadèrent le bord de la mer, partout où il était possible d’opérer une descente. Sachant que les Athéniens hivernaient à Naxos, ils se portèrent en masse sur Catane, dévastèrent une partie du pays, incendièrent les tentes et le camp des Athéniens, et retournèrent chez eux. Informés en outre que les Athéniens avaient envoyé une ambassade à Camarina, pour obtenir son accession en vertu de l’alliance contractée sous Lachés, ils y firent passer de leur côté une députation. Ils soupçonnaient les Camarinéens de n’avoir envoyé qu’à regret les secours qu’ils leur avaient fournis dans le premier combat, et de ne plus vouloir les aider à l’avenir. Ils craignaient qu’à la vue de l’avantage remporté par les Athéniens, les Camarinéens, entraînés par leurs anciennes relations d’amitié, ne s’unissent à eux. Les ambassadeurs arrivèrent donc à Camarina, Hermocrate pour les Syracusains, et Euphémos au nom des Athéniens, tous deux assistés de leurs collègues; une assem- [*](1 Ainsi nommé d’Apollon Téménités, dont le temple se trouvait dans ce quartier, appelé plus tard la Ville Neuve.) [*](2 Colline au couchant de Syracuse, qui domine la ville.)

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blée eut lieu, et là Hermocrate, pour prévenir les esprits contre les Athéniens, s’exprima ainsi :

LXXVI. « Camarinéens, si nous venons vers vous en ambassade, ce n’est pas dans la crainte que les forces réunies ici par les Alhéniensvous causent le moindre trouble; ce que nous redoutons surtout, c'est que vous ne vous laissiez entraîner, avant de nous avoir entendus, par les discours qu’ils vont vous tenir. Ils viennent en Sicile sous le prétexte que vous savez, mais avec des desseins que nous soupçonnons tous. Leur but me paraît être, non de rétablir, les Léontins chez eux, mais de nous chasser de chez nous. Car il n’est pas vraisemblable que, destructeurs de villes en Grèce, ils viennent ici les rétablir, ni qu’au nom de la communauté de race ils s’intéressent aux Léontins, à titre de Chalcidéens, tandis qu’en Eubée ils tiennent asservis les Chalcidéens dont ceux-ci sont des colons. Le même principe qui les a dirigés dans cette conquête, les guide encore aujourd’hui dans leur nouvelle tentative. C’est ainsi qu’appelés au commandement, du consentement des Ioniens et de tous les peuples d’origine athénienne, sous prétexte de se venger du Mède, on les vit accuser les uns de ne pas fournir le contingent, les autres de se faire mutuellement la guerre, invoquer enfin contre chacun quelque prétexte spécieux et les subjuguer tous. Dans la lutte contre le Mède, les Athéniens n’ont donc pas plus combattu pour la liberté des Grecs que ceux-ci pour leur propre indépendance. Les premiers voulaient que la Grèce fût asservie à eux-mêmes et non au Mède; les Grecs échangeaient leur maître contre un autre plus habile, et surtout plus habile pour le mal.

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LXXVII. « Mais il est par trop facile d’accuser les Athéniens; aussi ne venons-nous pas vous démontrer leurs injustices, vous les connaissez; nous venons plutôt nous accuser nous-mêmes[*](II entend par là tous les Siciliens.) de ce que, quand nous avons sous les yeux l’exemple des Grecs du continent, asservis pour ne s’être pas défendus entre eux; quand les Athéniens invoquent maintenant avec nous les mêmes sophismes, — le rétablissement des Léontins, à titre de parenté, la défense des Égestains leurs alliés, — nous ne noue hâtons pas de nous tourner tous contre eux avec une égale ardeur, et de leur montrer qu’il ne s’agit plus ici de ces Ioniens, de ces Hellespontiens et de ces insulaires qui, toujours changeant de maître, quel qu’il soit, Mède ou autre, n’en restent pas moins esclaves; mais de Doriens, d’hommes libres, venus en Sicile d’un pays indépendant, fils du Péloponnèse. Attendrons-nous donc que nous soyons tous pris tour à tour, ville à ville, quand nous savous que nous ne sommes vulnérables que de cette façon; quand nous voyons que c’est précisément là le système qu’adoptent les Athéniens, semant ici par leurs discours des germes de division parmi nous, ailleurs nous mettant réciproquement aux mains par l’espoir de leur alliance; partout, enfin, s’efforçant de nous nuire par tous les moyens en leur pouvoir, tout en donnant à chacun de belles paroles. Croyons-nous, enfin, que dans un même pays une ville, même éloignée, puisse succomber, sans que nous ressentions, nous aussi, quelque contre-coup de ses maux, sans que le malheur s’étende au delà des premières victimes?

[*](1 II entend par là tous les Siciliens.)
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LXXVIII. « Si quelqu’un s’imagine que les Syracusains seuls sont en guerre avec Athènes, et que cela ne vous concerne en rien; s’il lui semble dur de s’exposer pour ma patrie, qu’il se mette bien dans l’esprit que ce n’est pas seulement pour mon pays, que c’est au contraire pour le sien également qu’il combattra chez nous; qu’il aura d’autant moins à craindre que, tant que nous ne serons pas tombés, il trouvera en nous des alliés pour la lutte, et des alliés qui ne sont pas sans ressources. Qu’il sache que le but des Athéniens n’est pas de servir sa haine à lui contre Syracuse, mais que nous sommes bien plutôt pour eux un prétexte pour s’assurer l’amitié de Camarina. Si quelqu’un, jaloux de Syracuse ou craignant sa puissance, — car ce sont là les deux sentiments que provoque la supériorité,— désire par suite que Syracuse soit humiliée, pour rabattre son orgueil; s’il souhaite d’un autre côté, dans un intérêt de sécurité personnelle, qu’elle finisse par triompher, ses voeux sortent du cercle des possibilités humaines[*](En désirant tout à la fois qu’elle soit humiliée, et triomphe en définitive.) : car on ne saurait régler la fortune au gré de ses désirs. Et s’il s’est trompé dans ses calculs, peutpeut-être alors, gémissant sur ses propres maux, il désirera pouvoir encore envier notre bonheur[*](C’est-à-dire nous voir encore paissants et en état de le secourir.); mais il ne sera plus temps, lorsqu’il nous aura abandonnés en refusant de prendre sa part de dangers qui sont les mêmes pour tous, si on consulte plus les choses que les-mots : car, à prendre les mots, c’est notre puissance qu’on sauvera, mais, en réalité, on pourvoira à son propre salut.

[*](1 En désirant tout à la fois qu’elle soit humiliée, et triomphe en définitive.)[*](8 C’est-à-dire nous voir encore paissants et en état de le secourir.)
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« C’était à vous surtout, Camarinéens, vous, placés sur nos frontières, exposés après nous aux premiers dangers, à prévoir cela, au lieu de nous aider mollement comme vous le faites maintenant; bien plus, c’était à vous de nous prévenir, de faire maintenant ce que vous nous eussiez demandé avec instance si les Athéniens avaient attaqué d’abord Camarina, de nous exhorter à ne montrer aucune faiblesse; mais à cet égard, ni vous ni les autres n’avez témoigné le moindre empressement.

LXXIX. « Peut-être, par crainte, voudrez-vous garder une juste neutralité entre nous et nos agresseurs, sous prétexte que vous avez un traité d’alliance avec les Athéniens : mais cette alliance, ce n’est pas contre vos amis que vous l’avez faite, c’est contre les ennemis qui pourraient vous assaillir. Vous vous êtes engagés à secourir les Athéniens injustement attaques par d’autres, mais non à les soutenir lorsque eux-mêmes attaquent autrui, comme ils le font maintenant. Voyez les Rhégiens : quoique Chalcidéens, ils ne veulent pas rétablir les Léontins, Chalcidéens comme eux; et il est vraiment étrange que ce soient eux qui, suspectant les beaux sentiments dont les Athéniens couvrent leurs actes, montrent une réserve que n’autorise aucun prétexte, tandis que yous prétendez, vous, sur un prétexte spécieux, aider vos adversaires naturels, et, pour perdre ceux qui vous tiennent de bien plus près encore[*](A titre de Doriens et habitaot la même lie.), vous unir à leurs plus cruels ennemis. Celan’est point juste; vous devez, au contraire, nous venir en aide, sans craindre l’appareil de leurs forces; car il [*](1 A titre de Doriens et habitaot la même lie.)

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n’a rien de redoutable, si nous sommes tous unis; il le deviendra par une division à laquelle tendent tous leurs efforts. Ce qui le prouve, c’est que, lors même qu’ils s’attaquaient à nous seuls, ils n’ont pu, quoique vainqueurs dans un combat, réaliser leurs projets, et ont fait une retraite précipitée.

LXXX. « Aussi avec de l’union n’avons-nous aucune inquiétude sérieuse à concevoir. Marchons donc sans hésitation vers une commune alliance, d’autant mieux que nous allons être secourus par les Péloponnésiens qui, sous tous les rapports, leur sont bien supérieurs dans l’art de la guerre. N’allez pas croire d’ailleurs que cette prévoyante réserve qui consiste à ne secourir aucun des deux partis, parce que vous êtes alliés de l’un et de l’autre, soit de la justice à notre égard et un gage de sécurité pour vous : cela peut être juste en théorie, mais non en réalité : car si c’est par suite de ce défaut d’assistance qne le vaincu succombe et que le vainqueur l’emporte, qu'aurez-vous fait autre chose par votre abstention que de refuser aux uns un secours qui les eût sauvés, et de laisser aux autres la liberté de commettre l’injustice? Mieux vaudrait assurément vous unir aux victimes d’une injuste agression, surtout à des hommes de même sang que vous, pour protéger les intérêts communs de la Sicile; par là vous éviteriez en même temps une faute aux Athéniens, si tant est qu’ils soient vos amis.

« En résumé, voici ce que vous disent les Syracusains : Nous n’avons pas besoin d’exposer longuement, ni pour vous ni pour les autres[*](Pour les autres peuples do Sicile.), ce que vous-mêmes [*](1 Pour les autres peuples do Sicile.)

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n’ignorez pas plus que nous; mais nous vous supplions; nous protestons, si vous nous repoussez, qu’attaqués par les Ioniens nos éternels ennemis, nous sommes trahis, nous Doriens, par vous, par des Doriens! Si les Athéniens nous subjuguent, c’est à votre volonté qu’ils devront leur triomphe; ils en recueilleront la gloire en leur propre nom, et pour prix de la victoire ils auront l’esclavage de ceux qui la leur auront procurée. Que si, au contraire, nous sommes vainqueurs, c’est encore sur vous, cause de nos dangers, que tombera la vengeance. Réfléchissez donc et choisissez dès à présent : d’une part, la servitude immédiate et sans alternative; de l’autre, vainqueurs avec nous, vous échappez et à la honte de prendre les Athéniens pour maîtres, et à notre haine qui ne serait pas de courte durée. »