History of the Peloponnesian War

Thucydides

Thucydides. Histoire de la Guerre du Péloponnése, Vol. 1-2. Zévort, Marie Charles, translator. Paris: Charpentier, 1852.

LXI. Après ces événements, il arriva d’Athènes mille hoplites et trois cents cavaliers, commandés par Lachés et Nicostratos. Les Argiens craignant, malgré tout[*](Malgré leur griefs contre les Lacédémoniens, énumérés plus haut.), de rompre la trêve avec les Lacédémoniens, les engagèrent à se retirer. Ils ne les introduisirent même [*](1 Torrent près d’Argos, dans le lit duquel siégeait ce tribunal improvisé.) [*](2 Diodore de Sicile ajoute que sa maison fut rasée.) [*](8 Malgré leur griefs contre les Lacédémoniens, énumérés plus haut.)

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devant le peuple, avec qui les Athéniens demandaient à négocier, que contraints par les prières des Mantinéens et des Argiens, qui étaient encore présents. Alcibiade était à Argos à titre d’ambassadeur; il déclara, au nom des Athéniens, en présence des Argiens et des alliés, que la trêve n’avait pu être légalement conclue sans l’assentiment des autres alliés; que dès lors il fallait sur-le-champ, puisqu’ils arrivaient à temps, commencer la guerre. Les confédérés goûtèrent ces raisons, et tous, à l’exception des Argiens, se portèrent sur Orchomène d’Arcadie. Les Argiens, quoique tout aussi convaincus que les autres, restèrent d’abord en arrière, mais ils rejoignirent ensuite. Tous ensemble allèrent camper devant Orchomène, y mirent le siége et donnèrent plusieurs assauts. A tous les motifs qu’ils avaient de s’en rendre maîtres s’ajoutait la présence des otages d’Arcadie, que les Lacédémoniens y avaient déposés. Les Orchoméniens, inquiets de la faiblesse de leurs remparts et du nombre des ennemis, ne voyant, d’ailleurs, personne leur venir en aide, craignirent de succomber avant d’être secourus : ils capitulèrent à la condition d’entrer dans l’alliance et de remettre aux Mantinéens des otages d’Orchomène, indépendamment de ceux que les Lacédémoniens leur avaient confiés.

LXII. Les confédérés, une fois maîtres d’Orchomène, mirent en délibération quelle place ils attaqueraient d’abord parmi celles qui restaient : les Éléens opinaient pour Lépréon, les Mantinéens pour Tégée. Les Athéniens et les Argiens s’étaient rangés à l’avis des Mantinéens; les Éléens, irrités de ce que le choix ne fût pas tombé sur Lépréon, se retirèrent. Le reste des

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alliés fit à Mantinée ses dispositions pour aller attaquer Tégée. Quelques-uns des Tégéates conspiraient avec eux pour la leur livrer.

LXIII. Les Lacédémoniens, depuis qu’ils avaient quitté Argos, après la conclusion de la trêve de quatre mois, accusaient amèrement Agis de n’avoir pas profité, pour soumettre cette place, de la plus belle occasion qui se fût jamais offerte, à ce qu’ils croyaient : car c’était chose rare que d’avoir réunis sous la main des alliés aussi nombreux et de si belles troupes. Mais l’indignation fut bien plus grande encore, quand on apprit la prise d’Orchomène. Dans le premier mouvement de colère, ils décidèrent sur-le-champ, contrairement à leurs habitudes[*](Les Lacédémoniens ne prononçaient jamais une condamnation, sans prendre le temps de s’éclairer à loisir. On en trouve la preuve dans Thucydide, livre i, ch. 132, à propos de Pausanias.), que la maison d’Agis serait rasée et qu’il payerait une amende de cent mille drachmes. Il les supplia de n’en rien faire, promettant que, dans la première campagne, il rachèterait par quelque action d’éclat ce qu’on lui imputait; sinon ils feraient alors ce qu’ils jugeraient à propos. Ils ajournèrent l’amende et la démolition; mais ils rendirent en cette circonstance une loi sans précédents chez eux : ils lui nommèrent un conseil de dix Spartiates, sans l'avis desquels il lui était interdit de faire aucune expédition.

LXIV. Cependant les Lacédémoniens reçurent avis de leurs partisans à Tégée que, s’ils ne se hâtaient d’arriver, cette ville allait faire défection pour passer aux Argiens et à leurs alliés; que cette défection était imminente. Aussitôt ils s’y portèrent en masse, eux et [*](1 Les Lacédémoniens ne prononçaient jamais une condamnation, sans prendre le temps de s’éclairer à loisir. On en trouve la preuve dans Thucydide, livre i, ch. 132, à propos de Pausanias.)

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les Hilotes, avéc une célérité jusqu'alors sans exemple. Ils se dirigèrent vers Oresthion de Ménalie, et avertirent ceux des Arcadiens qui étaient leurs alliés de se réunir et de marcher sur leurs pas à Tégée. Eux-mêmes s’avancèrent jusqu’à Oresthion avec toutes leurs forces : de là ils renvoyèrent chez eux le sixième de leur monde, particulièrement les vieillards et les hommes les plus jeunes, pour garder le pays. Le reste arriva à Tégée, et fut rejoint peu après par les alliés d’Arcadie. Ils envoyèrent aussi à Corinthe, chez les Béotiens, les Phocéens et les Locriens, pour les inviter à se porter au plus vite sur Mantinée. Cet avis prit les alliés à l’improviste; il ne leur était pas facile, d’un autre côté, de traverser isolément et sans s’attendre mutuellement le pays ennemi, qui leur barrait le chemin. Cependant ils firent diligence. Quant aux Lacédémoniens, ils prirent avec eux leurs alliés d’Arcadie qui déjà avaient rejoint, envahirent le territoire de Mantinée, et, campés près du temple d’Hercule, ils ravagèrent le pays.

LXV. Dès que les Argiens et leurs alliés les eurent aperçus, ils allèrent occuper une position très-forte, d’un difficile accès, et se rangèrent en bataille. Les Lacédémoniens marchèrent aussitôt sur eux et s’avancèrent jusqu’à un jet de pierre ou de javelot; mais à ce moment un vieillard, voyant la force de la position contre laquelle ils allaient donner, cria à Agis qu’il voulait guérir un mal par un autre. C’était dire que par cette audace intempestive il voulait, en cette circonstance, prendre sa revanche de la retraite tant critiquée d’Argos. Soit qu’Agis fût frappé de cet avis, soit qu’une autre idée ou une réflexion analogue se

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fût présentée à lui tout à coup, il ramena sur-le-champ son armée en arrière, avant l’engagement, et entra sur le territoire de Tégée. Là il détourna vers Mantinée ies eaux qui sont un objet de contestation entre les Mantinéens et les Tégéates, à cause du dommage qu’elles causent de quelque côté qu'elles se portent[*](La plaine de Mantinée forme un bassin sans issue; les eaux se font jour à travers le calcaire poreux des montagnes et les cavernes, pour ne reparaître que plus loin. Cette plaine est d’ailleurs tellement basse que les eaux des torrents l’inonderaient, si on n’avait soin de les diriger par des canaux vers les gouffres où elles sont absorbées.). Il espérait qu’à cette nouvelle les Argiens et leurs alliés, campés sur la colline, en descendraient pour venir s’opposer à la dérivation des eaux, et que le combat s’engagerait dans la plaine. Il resta tout le jour à cet endroit, occupé à détourner les eaux. D’abord les Argiens et leurs alliés, étonnés de cette retraite subite au moment de l’action ne surent que conjecturer. Mais ensuite, lorsqu’ils virent que l’ennemi s’était dérobé sans qu’ils fissent un mouvement pour le poursuivre dans sa retraite, ils recommencèrent à accuser leurs généraux : « Ce n’était pas assez, disaient-ils, d’avoir une première fois laissé échapper les Lacédémoniens lorsqu’ils étaient si bien cernés près d’Argos; maintenant encore ils fuient sans que personne les poursuive; ils se sauvent en toute tranquillité, et nous sommes trahis, » Les généraux, déconcertés au premier abord, firent ensuite descendre l’armée de la colline; ils s’avancèrent dans la plaine, et y campèrent avec l’intention d’attaquer.

LXVI. Le lendemain, les Argiens et leurs alliés se rangèrent dans l’ordre où ils devaient combattre, si l’occasion s’en présentait. Les Lacédémoniens, en re- [*](1 La plaine de Mantinée forme un bassin sans issue; les eaux se font jour à travers le calcaire poreux des montagnes et les cavernes, pour ne reparaître que plus loin. Cette plaine est d’ailleurs tellement basse que les eaux des torrents l’inonderaient, si on n’avait soin de les diriger par des canaux vers les gouffres où elles sont absorbées.)

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venant des eaux pour reprendre leur position au temple d’Hercule, aperçurent tout à coup toute l’armée ennemie descendue de la colline et déjà rangée en bataille. A cet instant, les Lacédémoniens furent frappés d’une panique comme ils ne se rappelaient pas en avoir jamais éprouvé; car il leur fallut faire précipitammant leurs dispositions et prendre aussitôt leurs rangs en toute hâte. Agis, leur roi, donnait tous les ordres, conformément à la loi; car, lorsque le roi commande, tout émane de lui[*](Cela n’aurait rien d’extraordinaire partout ailleurs; mais Thucydide fait cette remarque, parce qu’en temps de paix le pouvoir du roi était extrêmement borné.) :il donne personnellement ses instructions aux polémarques[*](Les polémarques ne commandaient pas un corps particulier, puisque les lochos qui répondent à nos régiments avaient leurs chefs, les lochages. Les polémarques, placés immédiatement au-dessous du roi et chargés de transmettre ses ordres, pouvaient prendre suivant l’occurrence le commandement supérieur d’un ou de plusieurs lochos. Pour se former une idée des autres fonctions, il suffit de se rappeler que le lochos, commandé par un lochage, était composé d’environ cinq cent douze hommes; il se partageait en quatre pentécostys de cent vingt-huit hommes chacune, commandées par un pentécontère. La pentécostys se subdivisait en quatre énomoties; l’énomotarque avait donc trente-deux hommes scus ses ordres.); ceux-ci aux lochages; les lochages aux pentécontères, qui les transmettent aux énomotarques et ces derniers à l’énomotie. Tous les ordres qu’il peut y avoir à donner suivent cette voie et sont rapidement transmis; car telle est l’organisation de l’armée lacédémonienne, que chaque homme, ou peu s’en faut, commande à d’autres commandants placés sous lui, ce qui étend à un grand nombre de personnes la responsabilité de l’exécution.

LXVII. A l’aile gauche allèrent se placer les scirites[*](Les scirites paraissent, d’après le récit même de Thucydide, avoir été un corps de fantassins; ils avaient le privilège de n’ôtre jamais mêlés aux autres troupes, comme les vétérans chez les Romains; ils étaient toujours employés aux postes les plus périlleux; c’est pour cela qu’ils étaient placés à l’aile gauche, toujours exposée à être débordée par l’ennemi. ·), [*](1 Cela n’aurait rien d’extraordinaire partout ailleurs; mais Thucydide fait cette remarque, parce qu’en temps de paix le pouvoir du roi était extrêmement borné.) [*](* Les polémarques ne commandaient pas un corps particulier, puisque les lochos qui répondent à nos régiments avaient leurs chefs, les lochages. Les polémarques, placés immédiatement au-dessous du roi et chargés de transmettre ses ordres, pouvaient prendre suivant l’occurrence le commandement supérieur d’un ou de plusieurs lochos. Pour se former une idée des autres fonctions, il suffit de se rappeler que le lochos, commandé par un lochage, était composé d’environ cinq cent douze hommes; il se partageait en quatre pentécostys de cent vingt-huit hommes chacune, commandées par un pentécontère. La pentécostys se subdivisait en quatre énomoties; l’énomotarque avait donc trente-deux hommes scus ses ordres.) [*](3 Les scirites paraissent, d’après le récit même de Thucydide, avoir été un corps de fantassins; ils avaient le privilège de n’ôtre jamais mêlés aux autres troupes, comme les vétérans chez les Romains; ils étaient toujours employés aux postes les plus périlleux; c’est pour cela qu’ils étaient placés à l’aile gauche, toujours exposée à être débordée par l’ennemi. ·)

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qui occupent toujours ce poste, et qui, seuls parmi les Lacédémoniens, forment un corps spécial; venaient ensuite les soldats qui avaient fait l’expédition de Thrace sous Brasidas, et avec eux les Néodamodes; immédiatement après, les Lacédémoniens disposés par cohortes, et auprès d’eux les Arcadiens-Héréens[*](Héréa était située près des frontières de la Triphylie, sur la rive droite de l’Alphée.), puis les Ménaliens; à l’aile droite les Tégéates, avec quelques Lacédémoniens à l’extrémité; la cavalerie lacédémonienne aux deux ailes.

Dans l’armée opposée, les Mantinéens occupaient l’aile droite, parce que l’affaire avait lieu sur leur territoire; près d’eux étaient les Arcadiens alliés; ensuite les mille soldats d’élite que depuis longtemps Argos entretenait à ses frais et faisait exercer au métier des armes[*](Suivant Diodore, xu, 75, on choisissait pour former cette troupe les jeunes gens des familles les plus riches. Aussi passèrent-ils tous à l’aristocratie lorsqu’après la bataille de Mantinée, elle conspira la ruine du gouvernement populaire.); à la suite les autres Argiens, et après eux leurs alliés, les Cléoniens et les Ornéates; enfin les Athéniens, qui occupaient l’aile gauche et avaient avec eux leur cavalerie.

LXVIII. Telles étaient, de part et d’autre, les dispositions et l’ordonnance des armées. Celle des Lacédémoniens paraissait plus nombreuse : je ne saurais donner exactement le chiffre des forces de part et d’autre, ni en détail ni en totalité. Le nombre des Lacé- [*](* Héréa était située près des frontières de la Triphylie, sur la rive droite de l’Alphée.) [*](1 Suivant Diodore, xu, 75, on choisissait pour former cette troupe les jeunes gens des familles les plus riches. Aussi passèrent-ils tous à l’aristocratie lorsqu’après la bataille de Mantinée, elle conspira la ruine du gouvernement populaire.)

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moniens n’était pas connu, grâce au secret de leur gouvernement; et, de l’autre côté, la jactance naturelle aux hommes qui leur fait exagérer leur propre puissance, rend les assertions à peine croyables. On peut cependant estimer la force numérique des Lacédémoniens, à cette journée, au moyen du calcul suivant : sept lochos combattirent, sans compter les scirites au nombre de six cents; chaque lochos comprenait quatre pentécostys; la pentécostys était formée de quatre énomoties; chaque énomotie présentait un front de quatre hommes à la première ligne. La profondeur n’était pas partout la même; elle variait au gré de chaque lochage; cependant en général il y avait huit hommes de profondeur[*](Comme chaque énomotie, composée de trente-deux hommes, avait quatre hommes à la première ligne, il fallait, pour que la profondeur pût varier au gré des lochages, que les rangs autres que le premier fussent plus ou moins serrés.). En tout, la première ligne, sans les scirites, était de quatre cent quarante-huit hommes.

LXIX. Au moment où l’on allait s’aborder, les généraux firent, chacun de leur côté, les exhortations suivantes à leurs soldats : aux Mantinéens ils dirent qu’ils allaient combattre pour la patrie, que l’indépendance et la servitude étaient en cause; qu’il s’agissait pour eux de ne pas être dépouillés de l’une après en avoir eux joui, et de ne pas retomber dans l’autre; aux Argiens, ils rappelaient leur antique suprématie, l'égalité de pouvoir[*](La suprématie se rapporte au temps des Pélopides; l’égalité de pouvoir à l’époque de la guerre persique.) dont ils avaient joui autrefois dans le Péloponnèse et dont ils ne devaient pas se laisser dépouiller à jamais, les nombreux griefs qu’ils avaient [*](1 Comme chaque énomotie, composée de trente-deux hommes, avait quatre hommes à la première ligne, il fallait, pour que la profondeur pût varier au gré des lochages, que les rangs autres que le premier fussent plus ou moins serrés.) [*](8 La suprématie se rapporte au temps des Pélopides; l’égalité de pouvoir à l’époque de la guerre persique.)

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à venger sur un peuple tout à la fois leur voisin et leur ennemi; aux Athéniens, qu’il était beau, en combattant avec des alliés nombreux et braves, de ne le céder à personne; que, vainqueurs des Lacédémoniens dans le Péloponnèse, ils affermiraient et agrandiraient leur empire, et qu’ils n’auraient plus à craindre désormais qu’aucun autre ennemi n’envahît leur territoire. Telles furent les exhortations adressées aux Argiens et à leurs alliés.

Les Lacédémoniens s’encourageaient entre eux; chacun, au bruit des chants guerriers, s’excitait lui-même en rappelant ses souvenirs et la conscience de sa propre valeur[*](Thucydide fait évidemment allusion ici aux chants de Tyrtée, dont il semble donner en quelques mots l’analyse.); car ils savaient que l’expérience, fruit de longs efforts, fait plus pour le succès qu’une exhortation brillante, mais fugitive.

LXX. Ensuite on s’ébranla de part et d’autre : les Argiens s’avancèrent avec impétuosité et colère, tandis que les Lacédémoniens marchaient lentement, aux modulations d’un corps nombreux de joueurs de flûtes institué, non dans un but religieux, mais pour imprimer à la marche une cadence régulière et empêcher les rangs de se rompre, comme il arrive ordinairement dans les grandes armées au moment de l’attaque.

LXXI. — Avant qu’on se fût encore abordé, voici ce qu’imagina Agis. Il arrive, en général, dans toute armée, qu’au moment de l’attaque, on s’appuie sur l’aile droite et que de part et d’autre on déborde la gauche de l’ennemi. Cela tient à ce que chacun, par [*](1 Thucydide fait évidemment allusion ici aux chants de Tyrtée, dont il semble donner en quelques mots l’analyse.)

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crainte, s’efforce d’effacer autant que possible la partie découverte de son corps derrière le bouclier de son voisin de droite[*](On portait le bouclier de la main gauche; la droite maniait la lance; le corps se trouvait donc à découvert de ce côté.); on se figure d’ailleurs qu’en se pressant ainsi, sans laisser aucun vide, on est mieux à couvert. Le chef de file de l’aile droite devient la cause première de ce désordre, en manoeuvrant incessamment de manière à dérober à l’ennemi la partie découverte de son corps[*](N’ayant aucun voisin sous le bouclier duquel il pût s’abriter, il tendait toujours à dépasser la ligne ennemie.); la même préoccupation fait que les autres le suivent. Dans cette journée, les Mantinéens débordèrent de beaucoup les scirites; mais les Lacédomoniens et les Tégéates débordèrent hien plus encore les Athéniens, leur armée étant plus nombreuse. Agis, craignant que sa gauche ne fût enveloppée, et trouvant que les Mantinéens la débordaient par trop, ordonna aux scirites et aux soldats de Brasidas de se séparer du corps de bataille et de se porter à gauche de manière à faire face aux Mantinéens sur toute la ligne. Pour remplir l’espace laissé vide, il ordonna aux polémarques Hipponoïdas et Aristoclès de se détacher de la droite avec deux lochos et de venir occuper l’intervalle; il pensait que de cette manière sa droite serait encore suffisamment garnie, et que l’aile opposée aux Mantinéens tiendrait avec plus d’avantage.

LXXII. Mais il arriva que, cet ordre étant donné à l’improviste et pendant la charge, Aristoclès et Hipponoïdas refusèrent d’avancer. — Ils furent plus tard, pour ce fait, exilés de Sparte, comme coupables de lâcheté. — Il s’ensuivit que les ennemis attaquèrent [*](1 On portait le bouclier de la main gauche; la droite maniait la lance; le corps se trouvait donc à découvert de ce côté.) [*](a N’ayant aucun voisin sous le bouclier duquel il pût s’abriter, il tendait toujours à dépasser la ligne ennemie.)

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avant le mouvement terminé; et quoique Agis, en l’absence des lochos qui devaient soutenir les scirites, eût donné ordre à ces derniers de se replier sur la droite, il ne leur fut plus possible de rejoindre et de fermer la ligne. Mais si, dans cette occasion, les Lacédémoniens furent vaincus en habileté à tous égards, ils se montrèrent d’autant supérieurs par le courage. L’action engagée, les scirites et les soldats de Brasidas furent enfoncés par l’aile droite des Mantinéens. Ceux-ci se jetèrent, avec leurs alliés et les mille Argiens d’élite, dans l’intervalle resté vide; ils écrasèrent les Lacédémoniens[*](C’est à dire la cavalerie lacédéraonienne placée à cette aile, les scirites et les soldats de Brasidas.), les cernèrent, les mirent en fuite, les poursuivirent jusqu’à leurs chariots[*](Jusqu’au camp.) et tuèrent quelquesuns des vieillards préposés à la garde des bagages. De ce côté les Lacédémoniens eurent le dessous. Mais le reste de l’armée, et surtout le centre où se trouvait Agis avec les cavaliers nommés les trois cents, se précipita sur les vieilles troupes d’Argos, surnommées les cinq lochos, sur les Cléoniens, les Ornéates et les Athéniens rangés près d’eux, et mirent tout en fuite. La plupart n’attendirent même pas le choc de l’ennemi, et cédèrent aussitôt qu’ils virent approcher les Lacédémoniens, au point que quelques-uns furent foulés aux pieds par les leurs, tant était grand l’empressement à s’échapper.

LXXIII. Les Argiens et leurs alliés ayant cédé sur ce point, l’armée se trouva coupée[*](Παρερρήγνυντο άμα καί έφ’ έκάτερα. Ils furent rompus et portés dans des directions différentes, l’aile droite avançant pendant que lu gauche commençait à céder.). En même temps [*](1 C’est à dire la cavalerie lacédéraonienne placée à cette aile, les scirites et les soldats de Brasidas.) [*](* Jusqu’au camp.) [*](8 Παρερρήγνυντο άμα καί έφ’ έκάτερα. Ils furent rompus et portés dans des directions différentes, l’aile droite avançant pendant que lu gauche commençait à céder.)

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la droite des Lacédémoniens et des Tégéates déborda les Athéniens et les enveloppa. Ils couraient alors un double péril : cernés d’un côté et déjà rompus de l’autre, ils auraient souffert plus que tout le reste de l’armée, si la cavalerie qui était avec eux ne les eût soutenus. D’ailleurs Agis, voyant fléchir sa gauche opposée aux Mantinéens et aux mille Argiens, donna ordre à toute l’armée de se porter sur l’aile en souffrance; grâce à cette manoeuvre, les Athéniens purent se sauver à loisir pendant que l’armée défilait et s’éloignait; les Argiens, déjà vaincus, s’échappèrent avec eux. Les Mantinéens, leurs alliés et les soldats d’élite d’Argos ne songèrent plus dès lors à poursuivre l’ennemi : voyant les leurs en déroute et les Lacédémoniens en marche contre eux, ils se mirent à fuir. Les Mantinéens surtout perdirent beaucoup de monde : les Argiens au contraire se sauvèrent pour la plupart. Du reste, la fuite et la retraite ne furent ni précipitées ni longues; car les Lacédémoniens, tant qu’ils n’ont pas mis l’ennemi en déroute, combattent longtemps de pied ferme; mais, la fuite décidée, ils ne poursuivent ni loin ni longtemps.

LXXIV. Tel fut, sans insister sur quelques détails analogues, l’ensemble de ce combat le plus important qui eût été livré depuis bien des années entre les Grecs, et auquel concoururent les États les plus considérables. Les Lacédémoniens exposèrent les armes des ennemis morts, élevèrent aussitôt un trophée et dépouillèrent les cadavres[*](Élien dit, vi, 6, qu’il n’était pas permis aux Lacédémoniens de dépouiller les ennemis.). Ils recueillirent leurs morts, pour les transporter à Tégée, où ils les enter- [*](1 Élien dit, vi, 6, qu’il n’était pas permis aux Lacédémoniens de dépouiller les ennemis.)

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rèrent, et rendirent par convention ceux des ennemis. Il périt sept cents Argiens, Ornéates et Cléoniens, deux cents Mantinéens, deux cents Athéniens ou Éginètes, et les deux généraux d’Athènes[*](Lâchés et Nicostratos, suivant le scolinste d’Aristophane.). Les alliés des Lacédémoniens ne firent pas de pertes qui méritent d’être mentionnées; quant aux Lacédémoniens eux-mêmes, il n’est pas facile de savoir la vérité; cependant on portait la perte de leur côté à trois cents hommes.

LXXV. Au moment où il fut question de livrer bataille, le second roi de Lacédémone, Plistoanax, prit avec lui les vieillards et les jeunes gens pour rejoindre l’armée[*](Il y avait cependant une loi qui défendait aux deux rois de se mettre en campagne en même temps.); mais, arrivé à Tégée, il apprit la victoire et s’en retourna. Les Lacédémoniens envoyèrent contremandcr les Corinthiens et les alliés de l’autre côté de l’isthme; comme on était alors au mois carnéen, ils se retirèrent eux-mêmes, congédièrent leurs alliés et célébrèrent les fêtes[*](Ou célébrait dans ce mois des fêtes miliiaires.). Par ce seul fait d’armes, ils se lavèrent en même temps et de l’accusation de lâcheté que leur adressaient les Grecs pour leur désastre de Sphactérie, et des reproches d’indécision et de lenteur. On vit que la fortune avait pu les trahir, mais qu’ils étaient restés les mêmes par le coeur.

La veille de cet engagement, les Épidauriens avaient envahi en masse le territoire d’Argos, qu’ils savaient abandonné, et avaient tué un grand nombre des soldats laissés à la garde du pays, pendant que le reste de l’armée, était au dehors; mais les Mantinéens ayant été renforcés, après le combat, par trois mille hoplites [*](1 Lâchés et Nicostratos, suivant le scolinste d’Aristophane.) [*](* Il y avait cependant une loi qui défendait aux deux rois de se mettre en campagne en même temps.) [*](3 Ou célébrait dans ce mois des fêtes miliiaires.)

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d’Élée et par un second corps de mille Athéniens, toutes ces troupes confédérées se portèrent aussitôt contre Épidaure, pendant que les Lacédémoniens célébraient les fêtes Carnéennes. Ils résolurent d’élever une enceinte de circonvallation et. se partagèrent les travaux; mais tous se fatiguèrent bientôt, à l’exception des Athéniens qui persévérèrent à remplir leur tâche et fortifièrent l’éminence où est le temple de Junon. On y mit une garnison fournie par tous les alliés, et chacun se relira de son côté. L’été finit.

LXXVI. Dès le commencement de l’hiver suivant, les Lacédémoniens, après la célébration des fêtes Carnéennes, se mirent en campagne. Arrivés à Tégée, ils envoyèrent des propositions de paix à Argos, où ils avaient précédemment formé des intelligences : leurs partisans, décidés à renverser le gouvernement démocratique à Argos, avaient bien plus de chances, depuis le combat, d’amener le peuple à un accord; leur intention était de conclure avec les Lacédémoniens d’abord une trêve, ensuite une alliance, et de s’attaquer alors au gouvernement populaire. Lichas, fils d’Arcésilas, proxène des Argiens, arriva à Argos, apportant, au nom des Lacédémoniens, une double proposition, de guerre ou de paix, à lèur volonté. Après de nombreuses contestations, — car Alcibiade se trouvait alors à Argos, — les partisans des Lacédémoniens, ne craignant plus d’agir ouvertement, déterminèrent les Argiens à accepter les propositions de paix. En voici la teneur :

LXXVII. « L’assemblée des Lacédémoniens a décidé qu’un accord serait fait avec les Argiens aux condi-·

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tions suivantes : Les Argiens rendront[*](C’est-à-dire feront rendre; car ces otages étaient entre les mains des Mantinéens. Voyez v, Cl.) aux Orchoméniens leurs enfants, aux Ménaliens les hommes qu’ils leur ont pris, aux Lacédémoniens les prisonniers de Mantinée[*](Les otages arcadiens déposés par les Lacédémoniens à Orchomène, et transportés à Mantinée après la prise d’Orchomène par les Argiens.); ils sortiront d’Épidaure et en raseront les fortifications.

« Si les Athéniens n’évacuent pas Épidaure, ils seront ennemis des Argiens et des Lacédémoniens, des alliés des Lacédémoniens et de ceux des Argiens.

« Les Lacédémoniens rendront à toutes les villes les enfants qu’ils peuvent avoir.

« Pour ce qui est du sacrifice au dieu[*](3 Objet premier du litige entre les Épidauriens et les Argiens.), le serment sera déféré aux Épidauriens, et les Argiens les admettront à le prononcer.

« Les villes du Péloponnèse, grandes et petites, seront toutes libres, conformément à ce qui est anciennement établi.

« Si quelque peuple étranger au Péloponnèse y pénètre avec des intentions hostiles, on se concertera pour le repousser, faisant en tout ce qui paraîtra le plus juste aux Péloponnésiens.

« Tous les alliés des Lacédémoniens hors du Péloponnèse seront dans la même situation que les alliés des Lacédémoniens et des Argiens dans le Péloponnèse; la jouissance de leurs droits leur est garantie.

On communiquera ce traité aux alliés pour qu’ils y adhèrent s’il leur agrée; si les alliés ont quelques [*](i C’est-à-dire feront rendre; car ces otages étaient entre les mains des Mantinéens. Voyez v, Cl.) [*](* Les otages arcadiens déposés par les Lacédémoniens à Orchomène, et transportés à Mantinée après la prise d’Orchomène par les Argiens.) [*](* 3 Objet premier du litige entre les Épidauriens et les Argiens.)

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observations à présenter, ils les transmettront à Lacédémone. »

LXXVIII. Les Argiens commencèrent par accepter ces propositions : l’armée lacédémonienne quitta Tégée et opéra sa retraite. Les communications furent dès lors rétablies entre eux; et bientôt après les mêmes agents, poursuivant leur oeuvre, amenèrent les Argiens à renoncer à l’alliance des Mantinéens, des Éléens et des Athéniens, pour conclure avec Lacédémone un traité de paix et d’alliance dont voici la teneur:

LXXIX. « Il a été convenu entre les Lacédémoniens et les Argiens qu’il y aura paix et alliance entre eux pendant cinquante ans aux conditions suivantes :

« La justice sera égale et réciproque, conformément aux anciens usages.

« Cette paix et cette alliance seront communes aux autres villes du Péloponnèse : elles resteront autonomes et indépendantes, conserveront la jouissance de leur territoire et auront la justice égale et réciproque, conformément aux anciens usages.

« Tous les alliés des Lacédémoniens en dehors du Péloponnèse seront sur le même pied que les Lacédémoniens; les alliés des Argiens seront sur le même pied que les Argiens et conserveront leurs possessions.

« S’il est nécessaire de faire quelque expédition en commun, les Lacédémoniens et les Argiens se concerteront pour prendre dans l’intérêt des alliés les mesures les plus équitables.

« S’il s’élève un différend entre quelques-unes des villes du Péloponnèse ou du dehors, soit pour les frontières, soit pour quelque autre objet, il y aura arbitrage. Si, parmi les villes alliées, il en est qui ne peu-

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vent s’entendre, la contestation sera portée devant une troisième ville neutre et choisie comme telle d’un commun accord.

« Les différends entre particuliers seront jugés suivant les anciens usages. »

LXXX. Tel fut ce traité de paix et d’alliance : les conquêtes furent restituées de part et d’autre et tous les différends terminés. Il y eut dès lors entre eux communauté d’action : ils décrétèrent de ne recevoir des Athéniens ni héraut ni ambassadeurs, que ceux-ci n’eûssent quitté le Péloponnèse et évacué les forteresses; et de ne faire ni paix ni guerre que d’un commun accord. De part et d’autre on témoignait une égale ardeur. Des ambassadeurs furent envoyés de Sparte et d’Argos aux villes de Thrace et à Perdiccas. Perdiccas, sollicité par eux d’entrer dans leur alliance, ne rompit pas sur-le-champ avec les Athéniens; mais déjà il y songeait en voyant la défection des Argiens; car il était lui-même originaire d’Argos. Quant aux Chalcidiens les anciens serments furent renouvelés avec eux[*](Les Chalcidiens s’étaient séparés des Athéniens dès le commencement de la guerre (Thücydid?, i, 58). C’est probablement à cette époque qu’ils firent alliance avec les Lacédémoniens.) et on en prêta de nouveaux. Les Argiens envoyèrent aussi des ambassadeurs aux Athéniens pour leur enjoindre d’évacuer la forteresse élevée près d’Épidaure. Ceux-ci, ne se sentant pas en forces, — car ils ne formaient qu’une faible partie de la garnison,— envoyèrent Démosthènes pour ramener leur contingent; mais, une fois arrivé, Démosthènes attira hors de la place les autres troupes de la garnison, sous prétexte d’un combat gymnique qu’il donna hors des [*](1 Les Chalcidiens s’étaient séparés des Athéniens dès le commencement de la guerre (Thücydid?, i, 58). C’est probablement à cette époque qu’ils firent alliance avec les Lacédémoniens.)

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murs, et ferma ensuite les portes. Plus tard, les Athéniens renouvelèrent leur traité avec les Épidauriens et leur rendirent ce fort.