History of the Peloponnesian War

Thucydides

Thucydides. Histoire de la Guerre du Péloponnése, Vol. 1-2. Zévort, Marie Charles, translator. Paris: Charpentier, 1852.

LXXXI. Les Argiens une fois détachés de l'alliance[*](De l’alliance athénienne.), les Mantinéens, après avoir tenté d’abord de résister, sentirent qu’ils ne pouvaient rien sans Argos; ils traitèrent donc à leur tour avec les Lacédémoniens, et renoncèrent à’ la suprématie des villes[*](Ils firent avec les Lacédémonicns une trêve de, trente ans (Xénophon, Helléniques, v, 2). Les villes dont il est ici question sont les petites villes d’Arcadie, objet de la guerre.).

Les Lacédémoniens et les Argiens mirent chacun de leur côté mille hommes sur pied pour une expédition commune : d’abord les Lacédémoniens allèrent seuls à Sicyone, où ils établirent un gouvernement plus oligarchique; réunis ensuite aux Argiens, ils abolirent de concert la démocratie à Argos, et y établirent l’oligarchie, plus favorable aux intérêts deLacédémone. Ces événements eurent lieu aux approches du printemps, vers la fin de l’hiver. Ici se termine la quatorzième année de la guerre.

LXXXII. L’été suivant, les Diens du mont Athos rompirent avec Athènes pour passer aux ChaJcidiens. Les Lacédémoniens établirent dans l’Achaïe un ordre plus favorable à leurs vues.

Le parti populaire à Argos se ligua peu à peu, reprit courage et attaqua les partisans de l’oligarchie. Il attendit pour cela le moment où les gymnopédies[*](Fêtes de la jeunesse, dans lesquelles des enfants formaient des choeurs en l’honneur d’Apollon; on y chantait aussi des hymnes à la gloire des guerriers morts dans les combats. Elles se tenaient au milieu de l’été.) se [*](1 De l’alliance athénienne.) [*](8 Ils firent avec les Lacédémonicns une trêve de, trente ans (Xénophon, Helléniques, v, 2). Les villes dont il est ici question sont les petites villes d’Arcadie, objet de la guerre.) [*](8 Fêtes de la jeunesse, dans lesquelles des enfants formaient des choeurs en l’honneur d’Apollon; on y chantait aussi des hymnes à la gloire des guerriers morts dans les combats. Elles se tenaient au milieu de l’été.)

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célèbrent à Lacédémone; un combat s’étant engagé dans la ville, le peuple fut vainqueur, tua une partie de ses adversaires et exila les autres. Les Lacédémoniens, tant qu’ils avaient vu leurs amis aux affaires, ne s’étaient pas empressés de répondre à l’appel qui leur était fait depuis longtemps; mais alors[*](Lorsqu’on apprit que la lutte était engagée.) ils ajournèrent les gymnopédies et marchèrent à leur secours. Arrivés à Tégée, ils apprirent la défaite de l’oligarchie, et refusèrent d’aller plus loin, malgré les prières des bannis[*](Les bannis d’Argos.). Ils retournèrent chez eux, et reprirent la célébration des fêtes; il leur vint ensuite des députés envoyés par les Argiens de la ville et par ceux du dehors pour exposer leurs griefs réciproques[*](Je rends ainsi le mot αγγέλων, qu’on a généralement omis de traduire, faute d’en comprendre la valeur.). Les alliés étaient présents : après de nombreux débats de part et d’autre, les Lacédémoniens donnèrent tort à ceux de la ville, et résolurent de marcher contre Argos; mais il y eut encore bien des retards et des temporisations. Pendant ce temps, le peuple d’Argos, dans la crainte des Lacédémoniens et en vue de l’alliance athénienne qu’il travaillait à renouer, et dont il se promettait de grands avantages, construisit de longs murs jusqu’à la mer; il voulait par là, s’il était bloqué du côté de terre, se ménager, avec le concours des Athéniens, la ressource des arrivages par mer. Cetle construction des murs se faisait de connivence avec quelques villes du Péloponnèse : les Argiens y travaillèrent en masse, eux, leurs femmes et leurs serviteurs; Athènes leur envoya des maçons et des tailleurs de pierre. L’été finit.

[*](1 Lorsqu’on apprit que la lutte était engagée.)[*](* Les bannis d’Argos.)[*](3 Je rends ainsi le mot αγγέλων, qu’on a généralement omis de traduire, faute d’en comprendre la valeur.)
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LXXXIII. L’hiver suivant[*](Olympiade quatre-vingt-dixième, quatrième année, 417 avant l’ère vulgaire.), les Lacédémoniens, informés de la construction des murs, marchèrent contre Argos avec leurs alliés, les Corinthiens exceptés; alors encore ils avaient dans Argos même quelques intelligences. Agis, fils d’Archidamos, roi des Lacédémoniens, commandait l’expédition. Mais le succès qu’ils attendaient de leurs intelligences dans la ville leur fit encore défaut; ils s’emparèrent des murs en construction et les rasèrent; ils prirent aussi Hysies[*](Petite place au sud d’Argos, à trois ou quatre lieues de cette ville.), place del’Argie, où ils tuèrent tous les hommes libres qui leur tombèrent entre les mains; puis ils opérèrent leur retraite et se séparèrent.

Les Argiens, à leur tour, envahirent le territoire de Phlionte et ne se retirèrent qu’après l’avoir ravagé, parce qu’on y avait reçu leurs bannis; c’était là en effet que la plupart d’entre eux s’étaient établis. Le même hiver les Athéniens bloquèrent les côtes de Macédoine; ils reprochaient à Perdiccas d’être entré dans la ligue de Lacédémone et d’Argos, et d’avoir, — à l’époque où ils préparèrent une expédition contre les Chalcidiens de l’Épithrace et contre Amphipolis, sous la conduite de Nicias, fils de Nicostrate, — violé le contrat mutuel, et amené par son abstention la dissolution de leur armée. Ils le traitèrent donc en ennemi. L’hiver finit, et avec lui la quinzième année de la guerre.

LXXXIV. L’été suivant, Alcibiade fit voile pour Argos avec vingt vaisseaux, et enlèva trois cents des habitants [*](1 Olympiade quatre-vingt-dixième, quatrième année, 417 avant l’ère vulgaire.) [*](2 Petite place au sud d’Argos, à trois ou quatre lieues de cette ville.)

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qui passaient encore pour suspects et favorables aux Lacédémoniens. Les Athéniens les déposèrent dans les île s du voisinage qui leur étaient soumises. Ils firent aussi une expédition contre Mélos[*](L’une dea Cyclades.), avec trentè vaisseaux athéniens, six de Chio et deux de Lesbos. Ils -avaient douze cents hoplites athéniens, trois cents archers, et vingt archers à cheval, sans compter au moins quinze cents hoplites fournis par leurs alliés et les insulaires. Les Méliens, qui sont une colonie lacé- -démonienne, se refusaient à subir, comme les autres insulaires, la domination d’Athènes; au commencement ils gardèrent la neutralité, et se tinrent en repos; mais ensuite, forcés par les ravages que les Athéniens exerçaient sur leur pays, ils en vinrent à une guerre ouverte. Les généraux athéniens,. Cléomèdes, fils de Lycomèdes, et Tisias, fils de Tisimachos, campèrent avec cette armée sur le territoire de Mélos; mais avant d’y exercer aucun ravage, ils envoyèrent des députés pour conférer. Les Méliens, au lieu de les introduire devant le peuple, les invitèrent à exposer l’objet de leur mission devant les magistrats et les principaux citoyens. Les ambassadeurs athéniens parlèrent ainsi :

LXXXV. Les Athéniens. « Si l’on nous interdit de parler devant le peuple, c’est sans doute de peur que l’attrait d’un discours suivi, prononcé sans interruption, sans le contre-poids d’aucune réfutation, ne séduise la multitude. — Car nous sentons bien que c’est dans cette crainte que vous ne nous admettez à parler que devant les principaux citoyens. — Mais alors, vous [*](1 L’une dea Cyclades.)

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qui siégez ici, prenez encore mieux vos sûretés : au lieu de nous faire vous-mêmes une réponse unique, prenez chaque point isolément, réfutez sur-le-champ tout cé qui dans nos observations ne vous paraîtra pas fondé, et décidez ensuite. Et d’abord, dîtes-nous si cette proposition vous convient. » Le conseil des Méliens répondit :

LXXXVI. Les Méliens. « On ne peut qu’approuver cette façon courtoise de s’éclairer mutuellement; mais les actes, les hostilités, non point imminentes, mais déjà commencées, ne semblent guère d'accord avec ces procédés; car nous voyons bien qu’en venant ici vous vous érigez juges de ce qui va se dire, et que dès lors il ne peut sortir pour nous de cette conférence que la guerre, si, forts de l’évidence de notre droit, nous refusons de céder, ou la servitude si nous nous rendons à vos raisons.

LXXXVII. Les Athéniens. « Si vous êtes assemblés pour raisonner sur vos défiances de l’avenir; si vous n’avez pas pour but unique d’aviser au salut de votre ville, en partant du présent, de ce qui est sous vos yeux, nous n’insisterons pas; mais si telle est au contraire votre intention, nous parlerons.

LXXXVIII. Les Méliens. « Il est naturel et pardonnable, dans une telle situation, de laisser la parole et la pensée tenter toutes les voies; mais, puisque l’objet de cette conférence est de pourvoir à notre salut, que la discussion ait lieu, s’il vous convient, suivant le mode que vous avez proposé.

LXXXIX. Les Athéniens. Nous laisserons donc de côté, pour notre compte, les belles paroles; nous ne vous prouverons pas, par de longs discours qui ne con-

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vaincraient personne, que, vainqueurs des Mèdes, l’empire nous est justement acquis, ou que c’est pour venger de justes griefs que nous vous attaquons aujourd’hui; mais, par contre, nous ne voulons pas que vous vous figuriez nous convaincre en prétextant que c’est comme colons de Lacédémone que vous avez refusé de marcher avec nous, ou bien encore que vous ne nous avez fait aucun tort. Il faut s’en tenir à poursuivre ce qui est possible, étant donné pour base un principe sur lequel nous pensons de même, et n’avons rien à nous apprendre mutuellement : c’est que, dans les affaires humaines, on se soumet aux règles delà justice quand on y est contraint par une mutuelle nécessité, mais que, pour les forts, le pouvoir est la seule règle, et pour les faibles la soumission.

XC. Les Méliens. « Eh bien, au point de vue de l’utilité (il faut bien partir de là, puisque vous nous provoquez à laisser le juste à l’écart, pour parler intérêt), vous auriez tort, à notre avis, de mettre de côté l’intérêt général[*](C’est-à-dire, vous auriez tort, dans votre intérêt même, de ne tenir aucun compte de l'intérêt d’autrui.); il est bon, au contraire, d’accorder toujours à qui est dans une situation critique ce qui est juste et convenable, de le laisser même demander à la persuasion quelques avantages au delà du droit strict et rigoureux. Vous y êtes intéressés plus que personne, d’autant mieux que par des châtiments excessifs vous fourniriez aux autres un précédent, si vous veniez à éprouver quelque échec.

XCI. Les Athéniens. « La fin de notre domination, si elle doit finir, nous laisse sans inquiétudes; car ce ne sont pas les peuples habitués à la domination, comme [*](1 C’est-à-dire, vous auriez tort, dans votre intérêt même, de ne tenir aucun compte de l'intérêt d’autrui.)

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les Lacédémoniens, qui traitent durement les vaincus; — et d’ailleurs nous n’avons pas affaire aux Lacédémoniens : — ce sont au contraire les peuples soumis, lorsqu’ils attaquent leurs anciens maîtres et prennent sur eux l’avantage. Mais laissons de côté ces chances qui nous regardent : nous voulons établir que c’est l’intérêt de notre domination qui nous amène ici, et que nos propositions tendent au salut de votre ville; car notre but est de vous tenir sous notre puissance sans qu’il nous en coûte de peine, et de vous conserver pour votre avantage et pour le nôtre.

XCII. Les Méliens. « Et comment donc aurionsnous à la servitude le même intérêt que vous à la domination?

XCIII. Les Athéniens. « C’est que vous vous soumettriez alors sans passer par les plus dures extrémités; et, de notre côté, nous aurions avantage à ne pas vous exterminer.

XCIV. Les Méliens. « Ainsi la proposition de nous tenir en repos, d’être vos amis et de rester neutres, ne serait pas acceptée?

XCV. Les Athéniens. « Non; mieux vaudrait pour nous votre haine : car l’amitié passerait pour faiblesse; la haine deviendra un témoignage de notre puissance[*](Elle nous permettra de faire sur vous un exemple.) aux yeux de nos sujets.

XCVI Les Méliens. « Vos sujets ont-ils donc assez peu de sens droit pour mettre sur la même ligne des peuples qui ne vous tiennent par aucun lien et ceux qui ont été soumis par vous, soit comme colons athéniens, — c’est le plus grand nombre, — soit après défection?

[*](1 Elle nous permettra de faire sur vous un exemple.)
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XCVII Les Athéniens. « Ils pensent que le droit ne manque ni aux uns ni aux autres[*](Ni aux peuples soumis, ni à ceux qui sont restés indépendants.), et que si ceux-là[*](Ceux qui ne nous tiennent par aucun lien.) sont restés indépendants, c’est grâce à leur puissance, la crainte nous empêchant de les attaquer. Votre soumission, outre qu’elle accroîtra le. nombre de nos sujets, sera donc pour nous une nouvelle cause de sécurité[*](Car la vue d’un peuple libre peut devenir une tentation pour nos sujets.); d’ailleurs votre condition d’insulaires en face d’une puissance maritime prépondérante, et votre faiblesse relative[*](L’exemple serait d’autant plus pernicieux qu’il partirait d’un peuple faible. ·), nous permettent d’autant moins de vous laisser cette indépendance.

XCVIII. Les Méliens. « Mais croyez-vous que l’autre politique[*](Celle qui respecterait l’indépendance des peuples neutres.) ne contribuerait pas plus à votre sécurité? — Car il faut bien que nous partions de là[*](C’cst-à dire de votre intérêt, de votre sécurité.), puisque vous nous jetez en dehors des principes de justice, pour nous amener à vous suivre sur le terrain de votre intérêt; il faut que, nous aussi, si notre intérêt se trouve d’accord avec le vôtre, nous nous efforcions de vous le démontrer. — Comment sera-t-il donc possible que vous n’ayez pas pour ennemis tous les peuples neutres aujourd’hui, lorsque, tournant Jes yeux vers nous, ils penseront qu’un jour viendra où vous les attaquerez aussi à leur tour? Que faites-vous autre chose par là que de grandir vos ennemis actuels, et de tourner contre vous, en dépit d’eux-mêmes, ceux qui n’avaient aucune intention hostile?

[*](1 Ni aux peuples soumis, ni à ceux qui sont restés indépendants.)[*](2 Ceux qui ne nous tiennent par aucun lien.)[*](3 Car la vue d’un peuple libre peut devenir une tentation pour nos sujets.)[*](4 L’exemple serait d’autant plus pernicieux qu’il partirait d’un peuple faible. ·)[*](5 Celle qui respecterait l’indépendance des peuples neutres.)[*](6 C’cst-à dire de votre intérêt, de votre sécurité.)
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XCIX. Les Athéniens. « Nullement! car ceux dont nous croyons avoir le plus à craindre ne sont pas les peuples continentaux, qui, forts de leur indépendance, tarderont longtemps à se mettre en garde contre nous; — ce sont, au contraire, les insulaires insoumis comme vous, et ceux qui, déjà domptés, sont aigris contre la nécessité qui les tient asservis; car ceux-là, n’obéissant d’ordinaire qu’à un fol emportement, sont toujours prêts à se précipiter dans des dangers évidents, et à nous y entraîner avec eux.

C. Les Méliens. « Mais si tant de dangers sont bravés par vous pour maintenir votre domination, par ceux que vous avez déjà asservis, pour s’y soustraire, quelle faiblesse et quelle lâcheté à nous, qui sommes encore libres, de ne pas tout tenter avant de subir l’esclavage·!