History of the Peloponnesian War
Thucydides
Thucydides. Histoire de la Guerre du Péloponnése, Vol. 1-2. Zévort, Marie Charles, translator. Paris: Charpentier, 1852.
LXXXII. Les Athéniens, instruits de son arrivée dans l’Épithrace, déclarèrent Perdiccas ennemi d’Athènes, dans la persuasion qu’il était l’auteur de cette expédition, et soumirent les alliés de ce côté à une surveillance plus active.
LXXXIII. Perdiccas réunit aussitôt à son armée les forces de Brasidas, et marcha contre Arrhibée, roi des Lyncestes-Macédoniens[*](A l’ouest de la Macédoine, sur les frontières de l’Illyrie.),son voisin. Des différends s’étaient élevés entre eux, et il voulait le renverser. Lorsque l’armée fut sur le point de pénétrer chez les Lyncestes, Brasidas déclara qu’avant les hostilités il voulait entrer en conférence avec Arrhibée, et le ral- lier, s’il le pouvait, à l’alliance lacédémonienne. Déjà, en effet, ce prince avait fait quelques ouvertures et envoyé un héraut annoncer qu’il était prêt à se soumettre à l’arbitrage de Brasidas. Les députés des Chalcidiens, qui étaient aussi présents, engageaient de leur côté Brasidas à ne pas trop faire pour tirer Perdiccas d’embarras, afin de le trouver plus zélé pour leurs propres intérêts. D’ailleurs, les ambassadeurs envoyés par Perdiccas à Lacédémone avaient en quelque façon autorisé ces prétentions des Lacédémoniens, en déclarant qu’il ferait entrer dans leur alliance beaucoup des contrées voisines. Aussi Brasidas se crut-il
LXXXIV. Le même été, Brasidas, sans perdre un instant, marcha avec les Chalcidiens contre Acanthe, colonie d’Andros. C’était un peu avant les vendanges : quand il fut question de le recevoir, une lutte s’éleva entre le peuple et ceux qui, d’accord avec les Chalcidiens, avaient appelé Brasidas. Cependant, comme on craignait pour la récolte qui n’était pas encore rentrée, Brasidas parvint à persuader au peuple de le recevoir seul, pour l’entendre avant de délibérer. Il descendit au milieu de la multitude, et, comme il ne manquait pas d’éloquence, pour un Lacédémonien, il s’exprima ainsi :
LXXXV. « Citoyens d’Acanthe, les Lacédémoniens, en m’envoyant avec mon armée, ont eu en vue de réaliser la promesse par nous faite au commencement de la guerre, de combattre les Athéniens pour l’affran- chissement de la Grèce. Sans doute nous arrivons tard et après avoir vu là-bas nos espérances trompées, dans une guerre où nous comptions réduire bientôt les
Si vos intentions étaient autres, si vous deviez mettre obstacle et à votre propre liberté et à celle du reste des Grecs, cela serait déplorable ; car, à part même l’opposition que vous me feriez, les peuples chez lesquels je vais me rendre me montreraient dès lors des dispositions moins favorables ; ils auraient à objecter que vous, les premiers que j’ai visités, vous habitants d’une ville importante, renommés pour votre sagesse, vous ne m’avez pas accueilli ! Et je n’aurais à alléguer aucune raison plausible ! On croira, ou que j’apporte une liberté perfide, ou que je suis venu avec de faibles ressources, sans forces suffisantes pour repousser les Athéniens en cas d’attaque. Et pourtant, les Athéniens, quoique supérieurs en nombre, n’ont point osé attaquer cette même armée que j’ai maintenant sous la main, lorsque je l’ai conduite au secours de Nisée ; et il n’est pas présumable qu’ils envoient par mer contre vous une armée aussi nombreuse que celle qu’ils avaient à Nisée.
LXXXVI. « Quant à moi, je suis venu, non pour
« S’il en est parmi vous qui éprouvent quelque défiance à l’égard des personnes et qui hésitent, dans la crainte que je ne livre la ville à un parti, qu’ils se rassurent pleinement : je ne viens pas favoriser les factions ; je n’ai pas l’intention de vous apporter une liberté douteuse, en soumettant, au mépris de vos antiques institutions, la majorité au petit nombre, ou la minorité à la multitude. Ce serait là un joug plus insupportable que la domination étrangère, et nous n’aurions droit alors, nous autres Lacédémoniens, à aucune reconnaissance pour nos efforts. Au lieu des honneurs et de la gloire, nous ne mériterions que l’opprobre. Ces griefs, au nom desquels nous faisons la guerre aux Athéniens, on pourrait évidemment les retourner contre nous, et plus durement encore que contre ceux qui ne font pas profession de vertu. Car, pour celui surtout qui jouit d’une haute considération, il est plus honteux de satisfaire son ambition par la fourbe cachée sous de beaux dehors, qu’à force ouverte. La force du moins se justifie, dans son emploi, par la puissance
LXXXVII. « La meilleure garantie que vous puissiez avoir, à côté de nos serments, est de reprendre les faits, en les confrontant avec mes paroles ; ils vous fourniront nécessairement la preuve que j’ai proposé ce qu’il y a de plus avantageux. Peut-être alléguerez-vous que vous êtes hors d’état d’accepter mes propositions ; que néanmoins, en considération de votre bon vouloir, ce refus ne doit vous exposer à aucun mauvais traitement ; que la liberté que nous vous offrons ne vous paraît pas sans danger ; qu’il est juste de l’apporter à ceux qui sont en mesure de la recevoir, sans qu’elle puisse être imposée à personne contre son gré : alors j’attesterai les dieux et les héros de la contrée que je suis venu dans votre intérêt, sans pouvoir vous persuader, et je ferai en sorte de vous réduire par la force, en ravageant votre territoire. Bien loin de voir là une injuste violence, je me croirai autorisé en quelque sorte par une double nécessité ; d’abord par l’intérêtdes Lacédémoniens, — car il nefaut pas qu’avcc vos bonnes dispositions vous lui portiez préjudice par votre refus d’alliance, en faisant passer vos richesses aux Athéniens ; — ensuite par l’intérêt des Grecs, qui ne doivent pas trouver en vous un obstacle à leur affranchissement. Sans doute nous aurions tort d’agir ainsi, si l’intérêt général n’était ici en cause ; nous ne devrions pas donner la liberté à qui n’en veut point. Mais nous n’aspirons pas, nous, à la domination ; nous nous appliquons au contraire à mettre fin à la tyrannie
« Pesez donc mûrement ces considérations ; donnez avec une noble émulation le premier signal de l’affranchissement des Grecs ; assurez-vous une gloire impérissable, et, tout en sauvegardant les intérêts privés de chacun, couronnez l’État de la plus belle auréole. »
LXXXVIII. Ainsi parla Brasidas. Les citoyens d’Acanthe[*](Sur te golfe du Strymon, au nord du mont Athos.), après avoir longtemps discuté le pour et le contre, procédèrent à un vote secret[*](On déposait un petit caillou dans une urne.). Les raisons plausibles qu’il avait données, jointes à la crainte qu’on éprouvait pour les récoltes, décidèrent la majorité à se détacher des Athéniens. On exigea de lui qu’il s’engageât par serment, comme l’avaient fait les magistrats de Lacédémone, lorsqu’ils l’avaient envoyé, à respecter l’indépendance des alliés qu’il pourrait acquérir ; puis on reçut son armée. Peu de temps après, Stagire[*](Un peu au nord d’Acanthe, entre cette ville et Amphipolis.), colonie d’Andros, se détacha également des Athéniens. Tels furent les événements de cet été.
LXXXIX. Dès le commencement de l’hiver suivant, une intrigue devait livrer la Béotie aux généraux athéniens Hippocrates et Démosthènes : Démosthènes devait, avec sa flotte, se présenter devant Siphé, et Hip- pocrates marcher contre Délium. Il y eut erreur sur le jour où devait avoir lieu simultanément cette double attaque : Démosthènes prit l’avance et fit voile pour Siphé, avec un grand nombre d’Acarnanes et d’alliés
XC. Hippocrates, de son côté, à la tête des Athéniens levés en masse, desMetoeques et des étrangers présents dans la ville, marcha, mais tardivement, contre Délium : déjà les Béotiens étaient de retour de Siphé. Il fit camper son armée et fortifia Délium, temple d’Apollon, de la manière suivante : on creusa un fossé autour de l’enceinte sacrée et du temple ; les terres qui en étaient retirées furent amoncelées sur le bord pour tenir lieu de murailles. Des pieux furent enfoncés dans toute l’étendue, et on forma un parement pour le mur avec des sarments coupés dans la vigne qui entourait l’enceinte sacrée. On démolit les ruines des édifices voisins pour en prendre les pierres et la brique, et on mit en oeuvre tous les moyens pour donner de l’élévation au rempart. Des tours de bois furent élevées là où il était nécessaire, aux points où les bâtiments de l’enceinte n’existaient plus. Ce travail, commencé le troisième jour après le départ d’Athènes, fut poursuivi le quatrième et le cinquième jusqu’au dîner ; les ouvrages étant en grande partie terminés alors, l’armée quitta Délium, et s’avança l’espace d’environ dix stades, pour rentrer dans l’Attique. A ce point, la plupart des troupes légères continuèrent
XCI. Pendant cet intervalle, les béotiens se rassemblaient à Tanagre. Lorsque les contingents de toutes les villes furent arrivés, on apprit que les Athéniens rentraient chez eux. Les Béotarques, qui sont au nom- bre de onze, n’approuvaient pas qu’on les attaquât, attendu que déjà ils n’étaient plus en Béotie. En effet, les Athéniens avaient fait halte sur les frontières de l’Oropie. — Un seul d’entre eux fut d’un avis con- traire, Pagondas, fils d’Éoladès, béotarque de Thèbes conjointement avec Ariantidas, fils de Lysimachidas. Il commandait alors et voulait engager le combat, persuadé que le mieux était d’en courir les chances. Il convoqua donc séparément chaque cohorte, pour ne pas dégarnir tout le camp à la fois, et les décida à marcher sur les Athéniens et à engager l’action. Voici ses paroles :
XCII. « Braves Béotiens, il ne devait venir à la pensée d’aucun de nous, chefs de l’armée, qu’il ne convient point de combattre les Athéniens, du moment que nous ne pouvons les atteindre en Béotie ; car c’est la ruine delà Béotie qu’ils poursuivent ; c’est dans ce but qu’ils sont venus, d’un pays voisin, construire ici une forteresse ; ce sont des ennemis, enfin, en quelque lieu que nous les joignions, de quelque part qu’ils viennent faire chez nous acte d’hostilité. Si cependant quelqu’un croit plus prudent de ne pas agir, je veux le dés- abuser. Les calculs de prévoyance qui conviennent quand, sans être inquiété chez soi, on s’en va de propos
« Quand un peuple attaque ses voisins avec l’insolence de la force, comme aujourd’hui les Athéniens, d’ordinaire il marche avec plus de confiance contre ceux qui restent en repos et se contentent de se défendre chez eux ; mais il est moins disposé à chercher querelle à ceux qui vont l’attendre au delà de leurs frontières, et qui, à l’occasion, commencent la guerre. Nous en
XCIII. Pagondas, par ces exhortations, décida les Béotiens à marcher contre les Athéniens ; il donna aussitôt l’ordre de se porter en avant et se mit à la tête de l’armée. Le jour était déjà avancé ; arrivé près du camp athénien, il prit position dans un lieu où les deux armées, séparées par une colline, ne pouvaient se voir ; il rangea ses troupes et se prépara au combat. Hippocrates était encore à Délium. Dès qu’il eut appris la marche des Béotiens, il envoya à l’armée l’ordre de se mettre en bataille, et arriva lui-même peu de temps après. Il avait laissé aux environs de Délium environ trois cents cavaliers, afin de protéger la place, si on tentait de l’attaquer, et en même temps pour épier
XCIV. Du côté des Athéniens, les hoplites, égaux en nombre à ceux de l’ennemi, furent tous rangés sur huit de profondeur. La cavalerie occupait les ailes. Quant aux troupes légères, il ne s’en trouvait pas alors à l’armée d’équipées pour ce service spécial, il n’y en avait même pas à Athènes. Il eu était bien parti d’Athènes avec l’armée, et même en nombre supérieur à celles de l’ennemi ; mais, comme on avait fait une levée en masse des étrangers présents el des citoyens, beaucoup avaient suivi l’expédition sans armes ; ils s’étaient empressés de retourner à la ville, et il n’en était resté à l’armée qu’un très petit nombre. Déjà on était en ordre de combat, et l’action allait s’engager, lorsqu’Hippocrate, parcourant le front de bataille pour encourager ses soldats, leur parla en ses termes :
XCV. « Athéniens, je ne puis vous dire que peu de mots ; mais avec des hommes de coeur l’effet sera le même. C’est moins une exhortation qu’un appel à vos souvenirs. Que personne de vous ne s’imagine qu’il ne convient pas de s’exposer à un pareil péril sur une terre étrangère : même sur leur territoire, c’est pour le nôtre que nous combattrons ; et, si nous triomphons, jamais les Péloponnésiens, privés de la cavalerie béotienne, n’envahiront notre pays. Un seul combat vous suffira pour conquérir la Béotie et affermir l’indépendance de votre patrie. Marchez donc contre eux ; montrez-vous dignes de cette ville, la première de la Grèce, que chacun de vous est fier d’avoir pour patrie ; dignes de vos pères qui jadis, sous Myronidès, ont vaincu ces mêmes ennemis à oenophytes et soumis la Béotie. »
XCVI. Hippocrates, en faisant cette exhortation, avait parcouru la moitié de la ligne ; il n’eut pas le temps d’aller plus loin. Pagondas, après avoir, lui aussi, adressé une rapide allocution à ses soldats, fit entonner le Péan : les Béotiens descendirent de la colline ; les Athé- niens, de leur côté, se portèrent en avant, et on s’aborda en courant. De part et d’autre les troupes placées aux extrémités de la ligne ne purent en venir aux mains, arrêtées par le même obstacle (elles avaient rencontré des torrents) ; mais le reste combattit corps à corps, bouclier contre bouclier. Les Athéniens mirent en déroute l’aile gauche des Béotiens jusqu’au centre ; de ce côté, ils poussèrent vivement tout ce qu’ils avaient devant eux et en particulier les Thespiens ; les troupes qui leur étaient opposées lâchèrent pied et furent enveloppées dans un espace étroit ; aussi ceux des Thespiens qui périrent alors succombèrent-ils dans une
XCVII. Les Béotiens dressèrent un trophée, enlevèrent leurs morts et dépouillèrent ceux de l’ennemi ; puis, laissant un corps d’observation sur les lieux, ils retournèrent à Tanagre, et méditèrent une attaque contre Délium. Cependant un héraut, que les
XCVIII. Après cette déclaration du héraut béotien, les Athéniens envoyèrent le leur dire aux Béotiens, qu’ils n’avaient commis aucune profanation dans l’enceinte sacrée, et n’en commettraient volontairement aucune ; que ce n’était pas dans un dessein sacrilège qu’ils y étaient entrés dans le principe, mais bien plutôt pour se défendre contre d’injustes attaques ; que d’après lés usages constants de la Grèce, quand on était maître d’un pays, grand ou petit, on disposait aussi des lieux sacrés, en conservant autant que possible les rites établis par les anciens possesseurs ; que les Béotiens eux-mêmes, comme la plupart des autres peuples qui avaient occupé une contrée en expulsant les habitants par la force, avaient à l’origine pénétré comme étrangers dans les temples qu’ils possèdent
XCIX. Les Béotiens répondirent que, s’ils étaient sur le territoire de la Béotie, ils eussent à l’évacuer en emportant ce qui leur appartenait ; que s’ils se croyaient chez eux, c’était à eux de voir ce qu’ils
C. Les Béotiens mandèrent aussitôt du golfe Méliaque des soldats armés de javelots et des frondeurs. Renforcés en outre, après le combat, par deux mille hoplites de Corinthe, par la garnison péloponnésienne de Nisée et par des troupes de Mégare, ils marchèrent contre Délium et en firent le siège.
Entre autres moyens, ils firent jouer contre les remparts une machine qui les en rendit maîtres ; voici en quoi elle consistait : ils scièrent en deux, dans le sens de la longueur, une grande poutre, évidèrent les deux côtés et les rejoignirent exactement, de manière à former un tube. A l’une des extrémités, ils suspendirent une chaudière avec des chaînes. Un bec de soufflet, en fer, était adapté à la même extrémité, et descendait vers la chaudière ; de nombreux ferrements maintenaient le reste de la poutre. Cette machine fut amenée de loin au pied de la muraille, dans la partie formée plus particulièrement de sarments et de bois. Quand
CI. Délium fut pris dix-sept jours après le premier combat. Le héraut des Athéniens, ne sachant rien de cet événement, revint peu de temps après réclamer une seconde fois les morts[*]( Ceux du premier combat.). Les Béotiens les rendirent et ne firent plus la même réponse[*](Les Athéniens étant définitivement vaincus, les Béotiens n’avaient plus aucun intérêt à retenir ce gage regardé comme sacré.).
Le nombre des morts, dans le combat, fut d’un peu moins de cinq cents du côté des Béotiens ; les Athéniens perdirent un peu moins de mille hommes, parmi lesquels Hippocrates, leur général, sans compter les troupes légères et nombre de gens préposés aux bagages.
Peu de temps après ce combat, Démosthènes, à qui la non réussite de son coup de main sur Siphé laissait la libre disposition d’une flotte montée par quatre cents hoplites, soit Acarnanes, soit Agréens et Athéniens, opéra une descente sur le territoire de Sicyone. Mais, avant que tous les bâtiments eussent abordé, les Sicyoniens