History of the Peloponnesian War

Thucydides

Thucydides. Histoire de la Guerre du Péloponnése, Vol. 1-2. Zévort, Marie Charles, translator. Paris: Charpentier, 1852.

LXXXII. Les Athéniens, instruits de son arrivée dans l’Épithrace, déclarèrent Perdiccas ennemi d’Athènes, dans la persuasion qu’il était l’auteur de cette expédition, et soumirent les alliés de ce côté à une surveillance plus active.

LXXXIII. Perdiccas réunit aussitôt à son armée les forces de Brasidas, et marcha contre Arrhibée, roi des Lyncestes-Macédoniens[*](A l’ouest de la Macédoine, sur les frontières de l’Illyrie.),son voisin. Des différends s’étaient élevés entre eux, et il voulait le renverser. Lorsque l’armée fut sur le point de pénétrer chez les Lyncestes, Brasidas déclara qu’avant les hostilités il voulait entrer en conférence avec Arrhibée, et le ral- lier, s’il le pouvait, à l’alliance lacédémonienne. Déjà, en effet, ce prince avait fait quelques ouvertures et envoyé un héraut annoncer qu’il était prêt à se soumettre à l’arbitrage de Brasidas. Les députés des Chalcidiens, qui étaient aussi présents, engageaient de leur côté Brasidas à ne pas trop faire pour tirer Perdiccas d’embarras, afin de le trouver plus zélé pour leurs propres intérêts. D’ailleurs, les ambassadeurs envoyés par Perdiccas à Lacédémone avaient en quelque façon autorisé ces prétentions des Lacédémoniens, en déclarant qu’il ferait entrer dans leur alliance beaucoup des contrées voisines. Aussi Brasidas se crut-il

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suffisamment autorisé par là à exiger que les affaires d’Arrhibée fussent traitées d’un commun accord. Perdiccas dit qu’il avait mandé Brasidas, moins pour être juge de leurs différends que pour le délivrer des ennemis qu’il lui désignerait  ; qu’il ne convenait pas, quand lui-même nourrissait l’armée péloponnésienne, que Brasidas entrât en conférences avec Arrhibée. Malgré ces représentations, Brasidas, après une altercation avec Perdiccas, eut une entrevue avec Arrhibée, se rendit à ses raisons, et retira son armée avant même d’être entré dans le pays. De ce moment, Perdiccas, se croyant offensé, ne fournit plus que le tiers des subsistances, au lieu de la moitié.

LXXXIV. Le même été, Brasidas, sans perdre un instant, marcha avec les Chalcidiens contre Acanthe, colonie d’Andros. C’était un peu avant les vendanges : quand il fut question de le recevoir, une lutte s’éleva entre le peuple et ceux qui, d’accord avec les Chalcidiens, avaient appelé Brasidas. Cependant, comme on craignait pour la récolte qui n’était pas encore rentrée, Brasidas parvint à persuader au peuple de le recevoir seul, pour l’entendre avant de délibérer. Il descendit au milieu de la multitude, et, comme il ne manquait pas d’éloquence, pour un Lacédémonien, il s’exprima ainsi :

LXXXV. « Citoyens d’Acanthe, les Lacédémoniens, en m’envoyant avec mon armée, ont eu en vue de réaliser la promesse par nous faite au commencement de la guerre, de combattre les Athéniens pour l’affran- chissement de la Grèce. Sans doute nous arrivons tard et après avoir vu là-bas nos espérances trompées, dans une guerre où nous comptions réduire bientôt les

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Athéniens à nous seuls, sans qu’il vous en coulât aucun danger  ; cependant on ne saurait nous faire aucun reproche  ; car nous accourons aujourd’hui, dès que les circonstances le permettent, et nous allons travailler avec vous à leur ruine. Je m’étonne que vous m’ayez fermé vos portes, au lieu d’accueillir avec joie mon arrivée. Nous comptions, nous autres Lacédémoniens, trouver ici des alliés, des hommes unis à nous par leurs voeux, même avant que nous fussions arrivés  ; c’est dans cet espoir que nous avons bravé de tels périls, traversé pendant plusieurs jours une contrée étrangère, et montré un zèle à toute épreuve.

Si vos intentions étaient autres, si vous deviez mettre obstacle et à votre propre liberté et à celle du reste des Grecs, cela serait déplorable  ; car, à part même l’opposition que vous me feriez, les peuples chez lesquels je vais me rendre me montreraient dès lors des dispositions moins favorables  ; ils auraient à objecter que vous, les premiers que j’ai visités, vous habitants d’une ville importante, renommés pour votre sagesse, vous ne m’avez pas accueilli  ! Et je n’aurais à alléguer aucune raison plausible  ! On croira, ou que j’apporte une liberté perfide, ou que je suis venu avec de faibles ressources, sans forces suffisantes pour repousser les Athéniens en cas d’attaque. Et pourtant, les Athéniens, quoique supérieurs en nombre, n’ont point osé attaquer cette même armée que j’ai maintenant sous la main, lorsque je l’ai conduite au secours de Nisée  ; et il n’est pas présumable qu’ils envoient par mer contre vous une armée aussi nombreuse que celle qu’ils avaient à Nisée.

LXXXVI. « Quant à moi, je suis venu, non pour

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opprimer les Grecs, mais pour les affranchir. J’ai fait promettre aux magistrats de Lacédémone, sous les serments les plus solennels, que les peuples rattachés par moi à notre alliance conserveraient leurs lois et leur indépendance. Notre but n’est point de vous soumettre à notre alliance par la force ou par la ruse, mais, tout au contraire, de combattre avec vous les Athéniens qui vous ont asservis. Gardez-vous donc de me soupçonner moi-même, je vous en conjure, quand je vous donne les assurances les plus positives  ; gardezvous de me croire incapable de vous défendre, et unissez-vous à moi en toute confiance.

« S’il en est parmi vous qui éprouvent quelque défiance à l’égard des personnes et qui hésitent, dans la crainte que je ne livre la ville à un parti, qu’ils se rassurent pleinement : je ne viens pas favoriser les factions  ; je n’ai pas l’intention de vous apporter une liberté douteuse, en soumettant, au mépris de vos antiques institutions, la majorité au petit nombre, ou la minorité à la multitude. Ce serait là un joug plus insupportable que la domination étrangère, et nous n’aurions droit alors, nous autres Lacédémoniens, à aucune reconnaissance pour nos efforts. Au lieu des honneurs et de la gloire, nous ne mériterions que l’opprobre. Ces griefs, au nom desquels nous faisons la guerre aux Athéniens, on pourrait évidemment les retourner contre nous, et plus durement encore que contre ceux qui ne font pas profession de vertu. Car, pour celui surtout qui jouit d’une haute considération, il est plus honteux de satisfaire son ambition par la fourbe cachée sous de beaux dehors, qu’à force ouverte. La force du moins se justifie, dans son emploi, par la puissance

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que donne la fortune  ; mais la fourberie trahit les trames d’une âme perverse. Aussi avons-nous le plus profond dédain pour l’emploi de pareils moyens, même en vue de nos intérêts les plus chers.

LXXXVII. « La meilleure garantie que vous puissiez avoir, à côté de nos serments, est de reprendre les faits, en les confrontant avec mes paroles  ; ils vous fourniront nécessairement la preuve que j’ai proposé ce qu’il y a de plus avantageux. Peut-être alléguerez-vous que vous êtes hors d’état d’accepter mes propositions  ; que néanmoins, en considération de votre bon vouloir, ce refus ne doit vous exposer à aucun mauvais traitement  ; que la liberté que nous vous offrons ne vous paraît pas sans danger  ; qu’il est juste de l’apporter à ceux qui sont en mesure de la recevoir, sans qu’elle puisse être imposée à personne contre son gré : alors j’attesterai les dieux et les héros de la contrée que je suis venu dans votre intérêt, sans pouvoir vous persuader, et je ferai en sorte de vous réduire par la force, en ravageant votre territoire. Bien loin de voir là une injuste violence, je me croirai autorisé en quelque sorte par une double nécessité  ; d’abord par l’intérêtdes Lacédémoniens, — car il nefaut pas qu’avcc vos bonnes dispositions vous lui portiez préjudice par votre refus d’alliance, en faisant passer vos richesses aux Athéniens  ; — ensuite par l’intérêt des Grecs, qui ne doivent pas trouver en vous un obstacle à leur affranchissement. Sans doute nous aurions tort d’agir ainsi, si l’intérêt général n’était ici en cause  ; nous ne devrions pas donner la liberté à qui n’en veut point. Mais nous n’aspirons pas, nous, à la domination  ; nous nous appliquons au contraire à mettre fin à la tyrannie

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des autres, et, dès lors, nous serions injustes envers le plus grand nombre si, apportant à tous l’indépendance, nous vous laissions impunément nous entraver.

« Pesez donc mûrement ces considérations  ; donnez avec une noble émulation le premier signal de l’affranchissement des Grecs  ; assurez-vous une gloire impérissable, et, tout en sauvegardant les intérêts privés de chacun, couronnez l’État de la plus belle auréole. »

LXXXVIII. Ainsi parla Brasidas. Les citoyens d’Acanthe[*](Sur te golfe du Strymon, au nord du mont Athos.), après avoir longtemps discuté le pour et le contre, procédèrent à un vote secret[*](On déposait un petit caillou dans une urne.). Les raisons plausibles qu’il avait données, jointes à la crainte qu’on éprouvait pour les récoltes, décidèrent la majorité à se détacher des Athéniens. On exigea de lui qu’il s’engageât par serment, comme l’avaient fait les magistrats de Lacédémone, lorsqu’ils l’avaient envoyé, à respecter l’indépendance des alliés qu’il pourrait acquérir  ; puis on reçut son armée. Peu de temps après, Stagire[*](Un peu au nord d’Acanthe, entre cette ville et Amphipolis.), colonie d’Andros, se détacha également des Athéniens. Tels furent les événements de cet été.

LXXXIX. Dès le commencement de l’hiver suivant, une intrigue devait livrer la Béotie aux généraux athéniens Hippocrates et Démosthènes : Démosthènes devait, avec sa flotte, se présenter devant Siphé, et Hip- pocrates marcher contre Délium. Il y eut erreur sur le jour où devait avoir lieu simultanément cette double attaque : Démosthènes prit l’avance et fit voile pour Siphé, avec un grand nombre d’Acarnanes et d’alliés

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du pays, embarqués sur sa flotte. Mais le coup manqua, le complot ayant été dénoncé par Nicomaque, Phocéen de Phanotée : il en fit part aux Lacédémoniens, et ceux-ci aux Béotiens. De toutes parts, les Béotiens accoururent au secours de la place, — car Hippocrates n’était pas encore dans le pays pour les inquiéter  ; — et ils prévinrent l’ennemi en occupant Siphé et Chéronée. Les affidés, informés de ce contretemps, n’excitèrent aucun mouvement dans les villes.

XC. Hippocrates, de son côté, à la tête des Athéniens levés en masse, desMetoeques et des étrangers présents dans la ville, marcha, mais tardivement, contre Délium : déjà les Béotiens étaient de retour de Siphé. Il fit camper son armée et fortifia Délium, temple d’Apollon, de la manière suivante : on creusa un fossé autour de l’enceinte sacrée et du temple  ; les terres qui en étaient retirées furent amoncelées sur le bord pour tenir lieu de murailles. Des pieux furent enfoncés dans toute l’étendue, et on forma un parement pour le mur avec des sarments coupés dans la vigne qui entourait l’enceinte sacrée. On démolit les ruines des édifices voisins pour en prendre les pierres et la brique, et on mit en oeuvre tous les moyens pour donner de l’élévation au rempart. Des tours de bois furent élevées là où il était nécessaire, aux points où les bâtiments de l’enceinte n’existaient plus. Ce travail, commencé le troisième jour après le départ d’Athènes, fut poursuivi le quatrième et le cinquième jusqu’au dîner  ; les ouvrages étant en grande partie terminés alors, l’armée quitta Délium, et s’avança l’espace d’environ dix stades, pour rentrer dans l’Attique. A ce point, la plupart des troupes légères continuèrent

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aussitôt leur route  ; les hoplites firent halte et établirent leur campement. Hippocrates s’arrêta encore quelque temps à Délium, pour installer la garnison et terminer tout ce qui restait à faire des fortifications.

XCI. Pendant cet intervalle, les béotiens se rassemblaient à Tanagre. Lorsque les contingents de toutes les villes furent arrivés, on apprit que les Athéniens rentraient chez eux. Les Béotarques, qui sont au nom- bre de onze, n’approuvaient pas qu’on les attaquât, attendu que déjà ils n’étaient plus en Béotie. En effet, les Athéniens avaient fait halte sur les frontières de l’Oropie. — Un seul d’entre eux fut d’un avis con- traire, Pagondas, fils d’Éoladès, béotarque de Thèbes conjointement avec Ariantidas, fils de Lysimachidas. Il commandait alors et voulait engager le combat, persuadé que le mieux était d’en courir les chances. Il convoqua donc séparément chaque cohorte, pour ne pas dégarnir tout le camp à la fois, et les décida à marcher sur les Athéniens et à engager l’action. Voici ses paroles :

XCII. « Braves Béotiens, il ne devait venir à la pensée d’aucun de nous, chefs de l’armée, qu’il ne convient point de combattre les Athéniens, du moment que nous ne pouvons les atteindre en Béotie  ; car c’est la ruine delà Béotie qu’ils poursuivent  ; c’est dans ce but qu’ils sont venus, d’un pays voisin, construire ici une forteresse  ; ce sont des ennemis, enfin, en quelque lieu que nous les joignions, de quelque part qu’ils viennent faire chez nous acte d’hostilité. Si cependant quelqu’un croit plus prudent de ne pas agir, je veux le dés- abuser. Les calculs de prévoyance qui conviennent quand, sans être inquiété chez soi, on s’en va de propos

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délibéré et par ambition attaquer autrui, ne sont plus de mise quand on est attaqué et qu’on défend sa patrie. D’ailleurs, c’est pour vous une loi héréditaire, quand l’étranger envahit votre pays, de le combattre indifféremment chez vous ou chez vos voisins. C’est surtout avec les Athéniens, dont le pays confine au nôtre, qu’il est nécessaire d’en agir ainsi, car ce n’est qn’en maintenant hautement son droit à l’égard de ses voisins qu’on assure sa liberté  ; surtout lorsque ces voisins aspirent à asservir non-seulement ce qui est sous leur main, mais même les peuples les plus éloignés : comment alors ne pas combattre à outrance  ? Nous avons pour exemple l’état d’asservissement où ils tiennent et l’Eubée en face de nous, sur la côte opposée, et la plus grande partie de la Grèce. D’ordinaire, les voisins se font la guerre pour une question de frontière  ; mais nous, si nous sommes vaincus, sachons qu’une seule borne sera plantée, qui embrassera sans contestation tout notre territoire[*](Le texte porte seulement : « Une seule borne qui ne sera pas contestée. » J’ai dû compléter la pensée, pour rendre la tra- duction intelligible.). Une fois entrés chez nous, ils nous dépouilleront violemment  ; tant il est vrai que nous ne saurions avoir de plus dangereux voisinage.

« Quand un peuple attaque ses voisins avec l’insolence de la force, comme aujourd’hui les Athéniens, d’ordinaire il marche avec plus de confiance contre ceux qui restent en repos et se contentent de se défendre chez eux  ; mais il est moins disposé à chercher querelle à ceux qui vont l’attendre au delà de leurs frontières, et qui, à l’occasion, commencent la guerre. Nous en

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avons fait l’expérience avec eux : la victoire que nous avons remportée sur eux à Coronée, lorsqu’ils occupaient ce pays à la faveur de nos dissensions, a procuré depuis lors une entière sécurité à la Béotie. Gardonsen donc le souvenir  ; les vieillards pour ne pas rester au-dessous de leurs précédents exploits  ; les jeunes gens, les fils de ceux qui se sont alors signalés par leur bravoure, pour ne pas déshonorer des vertus qui sont leur apanage. Mettons notre confiance dans la protection du Dieu dont ils occupent, par un sacrilège, l’enceinte sacrée transformée en forteresse  ; ayons foi dans les sacrifices que nous avons offerts, et qui se montrent favorables. Marchons à leur rencontre, et apprenons-leur que, s’ils veulent satisfaire leur cupidité, il leur faut s’attaquer à qui ne se défend pas  ; mais qu’avec un peuple généreux, qui s’est toujours fait gloire de défendre son indépendance les armes à la main, sans jamais attenter injustement à celle des autres, ils ne s’en tireront pas sans combat. »

XCIII. Pagondas, par ces exhortations, décida les Béotiens à marcher contre les Athéniens  ; il donna aussitôt l’ordre de se porter en avant et se mit à la tête de l’armée. Le jour était déjà avancé  ; arrivé près du camp athénien, il prit position dans un lieu où les deux armées, séparées par une colline, ne pouvaient se voir  ; il rangea ses troupes et se prépara au combat. Hippocrates était encore à Délium. Dès qu’il eut appris la marche des Béotiens, il envoya à l’armée l’ordre de se mettre en bataille, et arriva lui-même peu de temps après. Il avait laissé aux environs de Délium environ trois cents cavaliers, afin de protéger la place, si on tentait de l’attaquer, et en même temps pour épier

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l’occasion favorable, el tomber sur les Béotiens pendant le combat. Mais les Béotiens leur opposèrent des troupes pour les tenir en échec  ; toutes leurs dispositions faites, ils parurent sur le sommet de la colline et prirent position dans l’ordre où ils devaient combattre  ; ils avaient sous les armes sept mille hoplites, plus de dix mille hommes de troupes légères, mille cavaliers et cinq cents peltastes. Les Thébains et leurs tributaires formaient l’aile droite. Au centre étaient les habitants d’Haliarte, de Coronée, de Copée et de toute la région qui avoisine le lac. Ceux de Thespies, de Tanagre et d’Orchomène occupaient la gauche. Chacune des ailes était flanquée de cavalerie et de troupes légères. Les Thébains étaient rangés sur vingtcinq hommes de profondeur, les autres à volonté. Telles étaient les dispositions et l’ordonnance de l’armée béotienne.

XCIV. Du côté des Athéniens, les hoplites, égaux en nombre à ceux de l’ennemi, furent tous rangés sur huit de profondeur. La cavalerie occupait les ailes. Quant aux troupes légères, il ne s’en trouvait pas alors à l’armée d’équipées pour ce service spécial, il n’y en avait même pas à Athènes. Il eu était bien parti d’Athènes avec l’armée, et même en nombre supérieur à celles de l’ennemi  ; mais, comme on avait fait une levée en masse des étrangers présents el des citoyens, beaucoup avaient suivi l’expédition sans armes  ; ils s’étaient empressés de retourner à la ville, et il n’en était resté à l’armée qu’un très petit nombre. Déjà on était en ordre de combat, et l’action allait s’engager, lorsqu’Hippocrate, parcourant le front de bataille pour encourager ses soldats, leur parla en ses termes :

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XCV. « Athéniens, je ne puis vous dire que peu de mots  ; mais avec des hommes de coeur l’effet sera le même. C’est moins une exhortation qu’un appel à vos souvenirs. Que personne de vous ne s’imagine qu’il ne convient pas de s’exposer à un pareil péril sur une terre étrangère : même sur leur territoire, c’est pour le nôtre que nous combattrons  ; et, si nous triomphons, jamais les Péloponnésiens, privés de la cavalerie béotienne, n’envahiront notre pays. Un seul combat vous suffira pour conquérir la Béotie et affermir l’indépendance de votre patrie. Marchez donc contre eux  ; montrez-vous dignes de cette ville, la première de la Grèce, que chacun de vous est fier d’avoir pour patrie  ; dignes de vos pères qui jadis, sous Myronidès, ont vaincu ces mêmes ennemis à oenophytes et soumis la Béotie. »

XCVI. Hippocrates, en faisant cette exhortation, avait parcouru la moitié de la ligne  ; il n’eut pas le temps d’aller plus loin. Pagondas, après avoir, lui aussi, adressé une rapide allocution à ses soldats, fit entonner le Péan : les Béotiens descendirent de la colline  ; les Athé- niens, de leur côté, se portèrent en avant, et on s’aborda en courant. De part et d’autre les troupes placées aux extrémités de la ligne ne purent en venir aux mains, arrêtées par le même obstacle (elles avaient rencontré des torrents)  ; mais le reste combattit corps à corps, bouclier contre bouclier. Les Athéniens mirent en déroute l’aile gauche des Béotiens jusqu’au centre  ; de ce côté, ils poussèrent vivement tout ce qu’ils avaient devant eux et en particulier les Thespiens  ; les troupes qui leur étaient opposées lâchèrent pied et furent enveloppées dans un espace étroit  ; aussi ceux des Thespiens qui périrent alors succombèrent-ils dans une

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lutte corps à corps. Quelques-uns même des Athéniens perdirent leurs rangs en cernant l’ennemi, et se tuèrent entre eux sans se reconnaître. De ce côté donc, les Béotiens furent vaincus et se replièrent en fuyant vers l’aile droite où le combat continuait. Sur ce point, au contraire, les Thébains étaient vainqueurs des Athéniens. Ils les firent reculer peu à peu, et les suivirent d’abord pas à pas. A ce moment Pagondas détacha deux corps de cavalerie, et leur fit tourner la colline sans être aperçus, pour aller soutenir l’aile gauche qui était en souffrance. A cette subite apparition, l’aile athénienne, victorieuse jusque-là, crut qu’une nou- velle armée s’avançait, et fut frappée de terreur. Pressés d’un côté par cette cavalerie, de l’autre par les Thébains qui avançaient toujours et étaient parvenus à les rompre, les Athéniens prirent la fuite sur toute la ligne. Les uns se précipitèrent vers Délium et du côté de la mer, d’autres vers Oropus, d’autres vers le mont Parnès  ; chacun s’enfuit là où il espérait trouver quelque chance de salut. Les Béotiens s’attachèrent à leur poursuite  ; la cavalerie surtout et les Locriens arrivés au moment de la déroute en firent un grand carnage. Cependant la nuit survint au milieu de ce désastre et facilita la fuite du plus grand nombre. Le lendemain, ceux qui s’étaient réfugiés à Oropus et à Délium laissèrent une garnison dans cette place qu’ils occupaient encore, et se retirèrent chez eux par mer.

XCVII. Les Béotiens dressèrent un trophée, enlevèrent leurs morts et dépouillèrent ceux de l’ennemi  ; puis, laissant un corps d’observation sur les lieux, ils retournèrent à Tanagre, et méditèrent une attaque contre Délium. Cependant un héraut, que les

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Athéniens envoyaient réclamer leurs morts, rencontra un héraut béotien, qui le fit retourner sur ses pas, et lui dit qu’il n’obtiendrait rien avant que lui-même fût de retour. Il se présenta en effet aux Athéniens et leur déclara, au nom des Béotiens, qu’ils avaient manqué à la justice et violé les lois de la Grèce  ; qu’il était de droit commun chez les Grecs, quand on pénétrait sur un territoire étranger, de respecter les lieux sacrés  ; que les Athéniens avaient fortifié Délium et s’y étaient installés  ; qu’ils y faisaient tout ce qu’on peut se permettre dans un lieu profane  ; qu’ils puisaient de l’eau à laquelle les Béotiens se gardaient de toucher, excepté pour les usages sacrés et les ablutions  ; que dès lors les Béotiens, prenant à témoin les divinités protectrices de la contrée et Apollon, les adjuraient, au nom des dieux et en leur propre nom, de sortir de l’enceinte sacrée, et d’emporter tout ce qui leur appartenait.

XCVIII. Après cette déclaration du héraut béotien, les Athéniens envoyèrent le leur dire aux Béotiens, qu’ils n’avaient commis aucune profanation dans l’enceinte sacrée, et n’en commettraient volontairement aucune  ; que ce n’était pas dans un dessein sacrilège qu’ils y étaient entrés dans le principe, mais bien plutôt pour se défendre contre d’injustes attaques  ; que d’après lés usages constants de la Grèce, quand on était maître d’un pays, grand ou petit, on disposait aussi des lieux sacrés, en conservant autant que possible les rites établis par les anciens possesseurs  ; que les Béotiens eux-mêmes, comme la plupart des autres peuples qui avaient occupé une contrée en expulsant les habitants par la force, avaient à l’origine pénétré comme étrangers dans les temples qu’ils possèdent

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maintenant en propre  ; que si les Athéniens avaient pu occuper une plus grande partie du pays, ils la garderaient sans conteste  ; qu’ils ne se retireraient donc pas volontairement de celle qu’ils occupaient et qu’ils regardaient comme leur propriété  ; que s’ils avaient fait usage de l’eau, c’était par nécessité et non dans un but de profanation  ; que les Béotiens, en venant les premiers les attaquer chez eux, les avaient forcés à s’en servir pour leur défense  ; qu’il était tout à fait présumable que le dieu lui-même aurait quelque indulgence pour des actes imposés par la guerre et la nécessité  ; que les autels étaient un refuge contre les fautes involontaires[*](Il faut sous-entendre ici : le dieu ne saurait donc être irrité contre nous, qui n’avons occupé son temple que par nécessité et en quelque sorte involontairement.), et qu’on appelait crime le mal fait sans nécessité, et non celui auquel avaient contraint les circonstances  ; que l’iniquité était bien plutôt du côté des Béotiens, puisqu’ils offraient de rendre les morts en échange d’un lieu sacré, tandis qu’eux ne voulaient pas obtenir même une chose juste par le trafic de ces mêmes lieux. Le héraut avait aussi ordre de déclarer nettement qu’ils entendaient enlever leurs morts, non point à la condition d’évacuer la Béotie (puisque le territoire qu’ils occupaient n’appartenait plus aux Béotiens et était devenu le leur par droit de conquête), mais en stipulant conformément aux antiques usages.

XCIX. Les Béotiens répondirent que, s’ils étaient sur le territoire de la Béotie, ils eussent à l’évacuer en emportant ce qui leur appartenait  ; que s’ils se croyaient chez eux, c’était à eux de voir ce qu’ils

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avaient à faire. Ils sentaient bien que l’Oropie, sur les confins de laquelle avait eu lieu le combat, et où se trouvaient les morts, étant de droit sous la dépendance des Athéniens, ceux-ci ne commettaient aucune violence en les enlevant  ; aussi se gardaient-ils bien de stipuler[*](En accordant aux Athéniens l’autorisation d’enlever les morts, ils auraient paru élever des prétentions sur le territoire où avait eu lieu le combat.) pour un territoire qui relevait d’Athènes  ; par cette réponse au contraire : « Sortez de notre pays, et emportez ce que vous réclamez, » ils éludaient toute difficulté. Sur cette réponse, le héraut des Athéniens se retira sans avoir rien fait.

C. Les Béotiens mandèrent aussitôt du golfe Méliaque des soldats armés de javelots et des frondeurs. Renforcés en outre, après le combat, par deux mille hoplites de Corinthe, par la garnison péloponnésienne de Nisée et par des troupes de Mégare, ils marchèrent contre Délium et en firent le siège.

Entre autres moyens, ils firent jouer contre les remparts une machine qui les en rendit maîtres  ; voici en quoi elle consistait : ils scièrent en deux, dans le sens de la longueur, une grande poutre, évidèrent les deux côtés et les rejoignirent exactement, de manière à former un tube. A l’une des extrémités, ils suspendirent une chaudière avec des chaînes. Un bec de soufflet, en fer, était adapté à la même extrémité, et descendait vers la chaudière  ; de nombreux ferrements maintenaient le reste de la poutre. Cette machine fut amenée de loin au pied de la muraille, dans la partie formée plus particulièrement de sarments et de bois. Quand

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elle fut à portée, ils adaptèrent de grands soufflets à l’extrémité placée de leur côté et se mirent à souffler. L’air comprimé, tombant sur la chaudière remplie de charbons ardents, de soufre et de poix, produisit une grande flamme, et amena un tel embrasement au rem- part, qu’il devint impossible de s’y tenir. Les assiégés l’abandonnèrent et prirent la fuite  ; le fort se trouva ainsi emporté. Une partie de la garnison périt  ; deux cents hommes furent faits prisonniers  ; la plupart des autres parvinrent à s’embarquer et rentrèrent dans leur pays.

CI. Délium fut pris dix-sept jours après le premier combat. Le héraut des Athéniens, ne sachant rien de cet événement, revint peu de temps après réclamer une seconde fois les morts[*]( Ceux du premier combat.). Les Béotiens les rendirent et ne firent plus la même réponse[*](Les Athéniens étant définitivement vaincus, les Béotiens n’avaient plus aucun intérêt à retenir ce gage regardé comme sacré.).

Le nombre des morts, dans le combat, fut d’un peu moins de cinq cents du côté des Béotiens  ; les Athéniens perdirent un peu moins de mille hommes, parmi lesquels Hippocrates, leur général, sans compter les troupes légères et nombre de gens préposés aux bagages.

Peu de temps après ce combat, Démosthènes, à qui la non réussite de son coup de main sur Siphé laissait la libre disposition d’une flotte montée par quatre cents hoplites, soit Acarnanes, soit Agréens et Athéniens, opéra une descente sur le territoire de Sicyone. Mais, avant que tous les bâtiments eussent abordé, les Sicyoniens

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accoururent, mirent en fuite ceux qui étaient descendus et les poursuivirent jusqu’à leurs vaisseaux  ; ils en tuèrent une partie, firent des prisonniers, élevèrent un trophée et rendirent les morts par convention. Vers le même temps, à l’époque de l’affaire de Délium, mourut Sitalcès, roi des Odryses, vaincu et tué dans une ex- pédition contre les Triballes. Son neveu, Seuthès, fils de Sparadocus, régna sur les Odryses et sur le reste de la Thrace soumise à la domination de Sitalcès.