History of the Peloponnesian War

Thucydides

Thucydides. Histoire de la Guerre du Péloponnése, Vol. 1-2. Zévort, Marie Charles, translator. Paris: Charpentier, 1852.

CII. Le même hiver, Brasidas marcha avec les alliés de Thrace contre Amphipolis, colonie d’Athènes, sur le Strymon. Une première tentative de colonisation avait été faite, sur l’emplacement de la ville actuelle, par Aristagoras, de Milet, fuyant devant le roi Darius  ; mais il avait été chassé par les Édoniens. Trente-deux ans plus tard, les Athéniens y avaient envoyé dix mille colons, soit Athéniens, soit étrangers, sans distinction d’origine  ; lesThraces les exterminèrent à Drabesque. Après un nouvel intervalle de vingt-neuf ans, les Athéniens revinrent sous la conduite d’Hagnon, fils de Nicias, chargé d’établir la colonie. Ils chassèrent les Édoniens, et s’établirent au lieu nommé précédemment les Neuf-Voies. Ils étaient partis d’Eion, comptoir maritime qu’ils possédaient à l’embouchure du fleuve, à vingt-cinq stades de la ville actuelle. Hagnon lui donna le nom d’Amphipolis, parce que, le Strymon formant un coude en cet endroit et embrassant comme d’une ceinture l’emplacement de la ville, il l’isola au moyen d’une muraille allant du fleuve au fleuve, et bâtit dans une double exposition, d’une part sur la mer, de l’autre sur le continent[*](Je crois, malgré les difficultés du texte, avoir rendu exactement la pensée de Thucydide. La ville n’était pas dans une île, entre deux bras du fleuve, mais sur une colline que le Strymon embrasse en partie, dans son cours du nord au midi  ; cette colline ne tenant au continent que d’un côté, à l’est, il était possible de l’isoler par une muraille menée du fleuve au fleuve. Enfin, la colline s’inclinant également vers le fleuve des deux côtés, la ville formait un double amphithéâtre, au nord et au midi, et c’est pour cela, suivant Thucydide, qu’elle fut nommée Amphipolis, ou la double ville.).

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CIII. C’est contre cette place que Brasidas, parti d’Arné en Chalcidique, marcha avec son armée. Il arriva sur le soir à Aulon et à Bromisque, à l’endroit où le lac Bolbé se jette dans la mer  ; après le repas du soir, il continua à marcher de nuit. Le temps était mauvais et il neigeait un peu  ; raison de plus pour lui d’avancer  ; car il voulait cacher son approche aux habitants d’Amphipolis, à ceux du moins qui n’étaient pas d’intelligence avec lui. Des citoyens d’Argila, colonie d’Andros, établis dans la ville, conspiraient avec d’autres pour la lui livrer, à la suggestion soit de Perdiccas, soit des Chalcidiens. Mais les plus actifs de beaucoup étaient les Argiliens : habitant dans le voisinage, toujours suspects aux Athéniens, ils avaient des vues sur Amphipolis et profitèrent de l’occasion que leur offrait l’arrivée de Brasidas  ; car depuis longtemps déjà ils intriguaient auprès de ceux des leurs établis dans la place pour se la faire livrer. Ils accueillirent donc Brasidas[*](A Argila.), se déclarèrent cette nuit-là même contre les Athéniens, et conduisirent l’armée de Bra- sidas en avant, vers le pont sur le fleuve. La ville est à quelque distance de l’autre côté[*](C’est-à-dire qu’elle ne descendait pas jusqu’au fleuve  ; on pouvait donc s’emparer du pont à l’insu des habitants.)  ; les murs ne

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descendaient point encore jusque-là, comme aujourd’hui, et il ne s’y trouvait qu’un poste peu important. Brasidas n’eut pas de peine à le forcer, secondé tout à la fois par la trahison, par le mauvais temps et par le trouble d’une attaque imprévue : il passa le pont et se trouva, par là, maître de tout ce que possédaient les habitants établis au dehors[*](De l’autre coté du Strymon. Maître du pont, il interceptait toute communication avec la ville.).

CIV. La surprise que causa dans la ville le passage du pont, l’arrivée des gens du dehors qui accouraient dans les murs, la nouvelle que beaucoup d’entre eux étaient prisonniers, tout contribua à jeter dans Àmphipolis une agitation d’autant plus grande qu’on était réciproquement en défiance. Aussi assure-t-on que si Brasidas, au lieu de laisser son armée se livrer au pillage, eût marché aussitôt sur la ville, il s’en serait probablement emparé. Mais il perdit le temps à camper, fit des courses au dehors, et, comme on ne lui faisait de la ville aucune des ouvertures sur lesquelles il comptait, il se tint en repos. Le parti opposé aux traîtres, supérieur en nombre, put empêcher d’ouvrir à l’instant les portes  ; ils envoyèrent, d’accord avec Eucléès, général athénien, qui commandait alors la place, demander du secours à l’autre général commandant enThrace, Thucydide, fils d’Olorus, auteur de cette histoire. Thucydide se trouvait alors à l’île de Thasos, colonie des Pariens, éloignée d’Amphipolis d’une demi-journée de navigation. Sur cet avis, il s’empressa de prendre la mer avec sept vaisseaux qu’il avait à sa disposition. Il avait surtout à coeur de

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prévenir, par son arrivée, la reddition d’Amphipolis  ; sinon, il voulait occuper Eion avant l’ennemi.

CV. Cependant Brasidas, craignant qu’il n’arrivât par mer des secours deThasos, informé d’ailleurs que Thucydide possédait, dans cette partie de la Thrace, une exploitation de mines d’or qui le rendait un des plus riches particuliers du continent[*]( Il était par conséquent intéressé personnellement à la défense de la ville.), avait hâte de le devancer en occupant la place. Il appréhendait que les habitants d’Amphipolis ne voulussent rien entendre, dans l’espoir que Thucydide, avec les secours qu’il amènerait par mer et ceux qu’il tirerait de la Thrace, parviendrait à les sauver. Il offrit donc des conditions modérées et fit proclamer par un héraut que tous les Amphipolitains et les Athéniens établis dans la ville pourraient, s’ils le voulaient, rester dans leurs biens et jouir de l’égalité des droits  ; que, s’ils refusaient, ils auraient cinq jours pour sortir et emporter tout ce qui leur appartenait.

CVI. Cette proclamation changea les dispositions de la foule  ; d’autant plus qu’il y avait peu d’Athéniens dans la ville, et que le reste était une population mêlée. Beaucoup, d’ailleurs, avaient des liens de parenté avec les prisonniers faits au dehors  ; enfin la crainte qu’on éprouvait avait fait trouver équitables les conditions proposées : les Athéniens s’estimaient heureux de sortir, parce qu’ils se croyaient plus exposés que les autres et ne comptaient pas sur un prompt secours  ; le reste du peuple se voyait maintenu en possession de l’égalité politique et hors de danger, contre toute attente. Déjà même les partisans de Brasidas vantaient

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hautement la modération de ses offres, encouragés par le changement qu’ils remarquaient dans les dispositions du peuple, et par le peu d’attention qu’on prêtait aux discours du général athénien présent dans la ville. La capitulation fut conclue, et on reçut Brasidas aux conditions qu’il avait fait proclamer. C’est ainsi que la ville fut livrée. Le jour même, sur le soir, Thucydide aborda à Eion avec ses vaisseaux  ; Brasidas venait d’occuper Amphipolis, et il ne s’en fallut que d’une nuit qu’il s’emparât d’Eion  ; car, si les vaisseaux n’eussent promptement secouru la place, elle aurait été occupée au point du jour.

CVII. Après cela, Thucydide fit à Eion les dispositions nécessaires pour la garantir d’un coup de main dans le présent, si Brasidas venait à l’attaquer, et pour s’en assurer la possession à l’avenir. Il y reçut ceux qui voulurent quitter Amphipolis, conformément aux clauses de la capitulation, Brasidas fit à l’improviste une tentative sur Eion. Il descendit le cours du fleuve avec un grand nombre de bateaux, dans le dessein d’occuper la pointe de terre qui s’avance en dehors des murailles, ce qui le rendait maître de l’embouchure du fleuve. En même temps il attaqua par terre  ; mais il fut repoussé des deux côtés et s’occupa de mettre Amphipolis en bon état de défense. Myrcinus, ville de l’Édonide, se soumit à lui, après la mort de Pittacus, roi des Édoniens, tué par les enfants de Goaxis et par sa femme Brauro. Gapsélus et oesymé, colonies de Thasos, en firent autant, peu après. Perdiccas était venu, aussitôt après la reddition d’Amphipolis, et contribua à lui assurer la soumission de ces places.

CVIII. La prise d’Amphipolis jeta l’effroi parmi les

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Athéniens : la possession de cette ville avait pour eux une grande importance, à cause des bois de construction et des revenus qu’ils en tiraient. D’un autre côté, les Ladémoniens avaient bien pu, jusque-là, arriver jusqu’aux bords du Strymon, guidés par les Thessaliens contre les alliés d’Athènes  ; mais, n’étant pas maîtres du pont, rencontrant, au-dessus, l’obstacle de vastes marais que forme le fleuve, au-dessous, du côté d’Eion, les trirèmes qui gardaient le passage, ils ne pouvaient avancer au delà. Maintenant les Athéniens sentaient que ce serait chose facile, et ils redoutaient la défection de leurs alliés  ; car Brasidas se montrait modéré en toutes choses, et répétait partout qu’il avait été envoyé pour affranchir la Grèce. Les villes soumises à Athènes, instruites de la prise d’Amphipolis, des promesses de Brasidas, de sa modération, n’en étaient que plus portées à la révolte : elles lui envoyaient secrètement des messages, et l’appelaient à elles  ; c’était à qui se soulèverait le premier. On croyait n’avoir rien à craindre  ; on se figurait la puissance athénienne bien au-dessous de ce qu’elle était et surtout de ce qu’elle se montra par la suite  ; on jugeait plutôt sur d’aveugles désirs que sur les données exactes d’une saine prévoyance. Tels sont les hommes : quand ils désirent une chose, ils s’abandonnent inconsidérément à l’espérance  ; et ils ont toujours des raisons sans réplique pour repousser arbitrairement ce qui leur déplait. D’ailleurs, l’échec récent des Athéniens en Béotie, les paroles séduisantes et mensongères de Brasidas, qui prétendait que les Athéniens n’avaient point osé se mesurer avec son armée, quoiqu’elle fût seule à Nisée, tout inspirait la confiance  ; ils étaient persuadés que personne ne
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viendrait plus les attaquer  ; mais, par-dessus tout, le charme de la nouveauté et la pensée qu’ils allaient essayer pour la première fois le zèle des Lacédèmoniens, les disposaient à tout risquer. Les Athéniens, instruits de ces dispositions, envoyèrent des garnisons dans les villes, autant du moins que le permettaient l’hiver et le temps qui les pressait. Brasidas, de son côté, fit demander une armée à Lacédémone et se prépara luimême à faire construire des galères sur le Strymon. Mais les Lacédémoniens ne le secondèrent pas, par suite de l’envie que lui portaient les premiers citoyens, et aussi parce qu’ils voulaient, avant tout, se faire rendre les guerriers de l’île, et terminer la guerre.

CIX. Le même hiver[*](423 av. notre ère.), les Mégariens reprirent leurs longs murs, occupés par les Athéniens, et les rasèrent jusqu’aux fondements[*](Les Athéniens étant maîtres de Nisée, ces murailles pouvaient leur faciliter une attaque sur Mégare.). Brasidas, après la prise d’Amphipolis, fit, avec ses alliés, une expédition contre la contrée appelée Acté. Elle commence au canal du Roi[*](Canal de Xerxès. Voyez Hérod., vii, 21 et 122.), s’étend vers l’intérieur[*](Vers l’intérieur de la presqu’île.), et comprend l’Athos, haute montagne qui se termine à la mer Égée. On y compte plusieurs villes  ; Sané, colonie d’Andros, sur le canal même, du côté de la mer qui regarde l’Eubée  ; Thyssos, Cléoné, Acrothoos, Olophyxos, Dium, habitées par un mélange de peuples barbares qui parlent les deux langues[*](Grecque et barbare.). On y trouve un petit nombre de Chalcidiens  ; la grande majorité appartient, soit à cette race pélasgique qui, autrefois, sous le nom de Thyrréniens,

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occupa Lemnos et Athènes, soit aux Bisaltins, aux Cres- toniens et aux Édoniens. Ils sont disséminés dans de petites bourgades. La plupart se soumirent à Brasidas. Sané et Dium ayant résisté, il s’arrêta dans le pays avec son armée et le dévasta.

CX. N’ayant pu obtenir leur soumission, il marcha aussitôt contre Torone, ville de la Chalcidique, occupée parles Athéniens. Il y était appelé par une faction peu nombreuse, prête à lui livrer la place. Il arriva de nuit, un peu avant l’aube, et fit camper son armée près du temple des Dioscures, à trois stades de la ville. Les habitants de Torone étrangers au complot et la garnison athénienne ne surent rien de son approche  ; mais ceux qui étaient avec lui d’intelligence, instruits de sa marche, envoyèrent secrètement en avant quelques-uns d’entre eux guetter son arrivée. Dès qu’ils eurent reconnu sa présence, ils introduisirent avec eux sept hommes pris dans les troupes légères, et armés de poignards. Sur vingt qui avaient été désignés d’abord, ce furent les seuls qui ne craignirent pas de pénétrer dans la plàce. Lysistrate d’Olynthe les commandait. Ils se glissèrent furtivement et sans être aperçus, par la muraille du côté de la mer  ; montèrent au poste situé dans la partie la plus élevée de la ville, qui est en pente  ; tuèrent les gardes et brisèrent la petite porte qui mène à Canostréum.

CXI. Brasidas, après s’être un peu avancé, fit halte avec le reste de son armée. Il envoya en avant cent peltastes qui devaient se précipiter les premiers dans la place, lorsqu’on ouvrirait quelque porte et qu’on élèverait le signal convenu. Déjà le moment était passé, et, tout en s’étonnant de ce retard, ils s’étaient

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insensiblement approchés de la ville. Cependant ceux des Toronéens qui faisaient les dispositions à l’intérieur d’accord avec les soldats qu’ils avaient introduits, après avoir brisé la petite porte, ouvrirent, en rompant la barre, celle qui mène à la place. D’abord ils firent faire un circuit[*](En dehors de la place, pour les amener à la petite porte.) à quelques-uns des peltastes et les intro- duisirent par la petite porte, afin de frapper d’une terreur subite les habitants étrangers au complot, en attaquant par derrière et de deux côtés à la fois. Ensuite ils hissèrent la flamme, signal convenu, et firent entrer le reste des peltastes par la porte du marché.

CXII. Brasidas, à la vue du signal, s’empresse d’accourir et de faire avancer son armée. Tous ensemble poussent des cris qui glacent de terreur les habitants : les uns se jettent dans la ville par les portes, les autres se précipitent vers un pan de mur écroulé que l’on re- bâtissait, et l’escaladent à l’aide des poutres carrées[*](Probablement un plan incliné.) disposées pour élever les pierres. Brasidas, avec le gros de l’armée, se dirigea aussitôt vers le point culminant de la ville, voulant, par l’occupation des hauts quartiers, s’assurer de la place. Le reste des troupes se répandit indistinctement de tous les côtés.

CXIII. Pendant l’occupation de la ville, la plupart des Toronéens, n’étant instruits de rien, étaient dans la stupeur  ; les auteurs du complot, au contraire, et ceux qui approuvaient, accouraient se joindre aux nouveaux venus. Quand les Athéniens, couchés sur la place au nombre de cinquante hoplites environ, s’aperçurent de la surprise, quelques-uns se défendirent et furent tués  ;

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les autres se sauvèrent, ceux-ci à pied, ceux-là sur deux vaisseaux stationnaires, et se réfugièrent à Lécythos. C’était un poste qu’ils avaient établi en occupant, du côté de la mer, l’extrémité de la ville isolée sur un isthme étroit.

CXIV. Dès qu’il fit jour et que Brasidas se fut solidement établi dans la place, il fît déclarer à ceux des habitants qui s’étaient enfuis avec les Athéniens qu’ils pouvaient rentrer dans leurs propriétés, et qu’on ne les inquiéterait pas dans la jouissance de leurs droits. Il envoya également un héraut ordonner aux Athéniens de sortir de Lécythos par capitulation et avec leurs bagages, attendu que cette place appartenait aux Chalcidiens. Ils répondirent qu’ils ne la quitteraient pas, et demandèrent un armistice d’un jour pour enlever leurs morts. Il leur en accorda deux : pendant ce temps il fortifia les maisons voisines de Lécythos  ; les Athéniens en firent autant de leur côté. Brasidas con- voqua ensuite les Toronéens et leur tint à peu près le même langage qu’à ceux d’Acanthe : « Qu’il ne serait pas juste de regarder comme traîtres et mauvais citoyens ceux qui avaient traité avec lui de l’occupation de la ville  ; qu’ils l’avaient fait non pour l’asservir et dans un intérêt vénal, mais pour le bien et la liberté de leur patrie  ; que ceux qui n’avaient point pris part à la négociation ne devaient pas craindre pour cela d’être traités différemment  ; qu’il n’était venu pour nuire ni à la ville ni à aucun des particuliers  ; qu’il avait à ce sujet fait déclarer à ceux qui s’étaient réfugiés auprès des Athéniens qu’ils n’avaient pas démérité à ses yeux pour leur attachement à ce peuple  ; qu’il était persuadé que, lorsqu’ils auraient connu à

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l’épreuve les Lacédémoniens, ils auraient pour eux au- tant et même plus d’attachement, par ce motif surtout qu’ils auraient affaire à des hommes plus justes. Il leur dit de se disposer tous indistinctement à devenir de fidèles alliés  ; qu’ils répondraient des fautes qu’ils pourraient commettre désormais  ; mais que, pour le passé, les Lacédémoniens ne se regardaient pas comme offensés  ; qu’ils les considéraient plutôt eux-mêmes comme victimes d’un peuple plus puissant  ; qu’enfin leur hostilité jusque-là était chose excusable. »

CXV. Après les avoir rassurés par ces paroles, il attaqua Lécythos à l’expiration de l’armistice. Les Athéniens n’avaient pour se défendre qu’un mauvais rempart et des maisons crénelées  ; cependant le premier jour ils repoussèrent l’attaque. Le lendemain les ennemis se disposaient à faire avancer contre eux une machine qui devait lancer des flammes contre les fortifications de bois  ; déjà même l’armée se mettait en mouvement. Les Athéniens, prévoyant sur quel point serait dirigée la machine, parce que c’était le plus faible, élevèrent sur un bâtiment une tour de bois, et y transportèrent une grande quantité d’amphores, des tonneaux pleins d’eau et des pierres. Des hommes y montèrent également en grand nombre  ; mais le bâtiment, ayant reçu une charge trop forte, s’écroula tout à coup avec fracas. Ceux des Athéniens qui étaient assez près pour voir l’accident en conçurent plus de chagrin que de crainte  ; mais plus loin, surtout à une grande distance, ils s’imaginèrent que déjà la place était prise de ce côté, et se précipitèrent en fuyant vers la mer et leurs vaisseaux.

CXVI. Brasidas, informé qu’ils abandonnent les

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créneaux et témoin lui-même de ce qui se passe, se porte aussitôt aux remparts avec son armée, s’en empare et massacre tous ceux qu’il rencontre. Les Athéniens passèrent à Pallène sur des barques et sur leurs vaisseaux  ; ce fut ainsi qu’ils abandonnèrent la place. Il y a dans Lécythos un temple de Minerve : Brasidas avait fait proclamer par un héraut, au moment de l’attaque, qu’il donnerait trente mines d’argent au premier qui monterait à l’assaut  ; mais, pensant qu’il y avait dans la prise du fort quelque chose de surnaturel, il fil offrande des trente mines à la déesse pour son temple  ; puis il rasa Lécythos, aplanit le terrain, et en forma un téménos[*](Le terrain qui entourait un temple et qui était consacré au dieu. Il était défendu d’y bâtir.) qu’il lui consacra tout entier. Le reste de l’hiver, il organisa les places qu’il avait prises, et forma ses plans pour de nouvelles conquêtes. Avec l’hiver finit la huitième année de cette guerre.

CXVII. Les Athéniens et les Péloponnésiens conclurent, dès le commencement du printemps de l’été suivant, une trêve d’une année. Les Athéniens pensaient que Brasidas serait mis par là dans l’impos- sibilité de détacher d’eux de nouveaux alliés, avant qu’ils eussent fait à loisir leurs préparatifs  ; que d’ailleurs, s’ils y trouvaient avantage, ils pourraient proroger la trêve. Les Lacédémoniens soupçonnaient parfaitement quelles étaient les appréhensions des Athéniens  ; ils espéraient donc qu’en les laissant un peu respirer de leurs maux et de leurs souffrances, la jouissance du repos leur ferait désirer encore plus ardemment un accord  ; qu’ils leur rendraient alors les

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guerriers et feraient une paix de plus longue durée. Ils attachaient le plus grand prix à se faire rendre ces prisonniers pendant que la fortune était encore favorable à Brasidas  ; car, à supposer même que Brasidas continuât ses progrès et rétablît l’équilibre, ils pourraient d’abord perdre leurs prisonniers, et ensuite voir, dans une lutte à forces égales contre les Athéniens, la victoire remise au hasard. Ils conclurent donc pour eux et leurs alliés la trêve suivante :

CXVIII. « Nous sommes d’accord[*](Il suffit de lire ce traité pour se convaincre que les clauses en furent d’abord réglées à Lacédémone, et ensuite portées à Athènes pour la ratification. Toute la première partie, jusqu’aux mots « adopté par le peuple, » contient les propositions des Lacédémoniens  ; vient ensuite la ratification à Athènes, et enfin l’approbation donnée par les députés lacédémoniens au traité, tel qu’il avait été ratifié.) que chacun puisse, à son gré, user du temple et de l’oracle d’Apollon Pythien, sans dol et sans crainte, suivant les anciens usages. Les Lacédémoniens et leurs alliés présents admettent ce point  ; ils s’engagent à envoyer un message aux Béotiens et aux Phocéens, et à obtenir, autant que possible, leur adhésion. Quant aux trésors du dieu, nous ferons nos efforts pour en découvrir les déprédateurs, conformément au droit, à la justice et aux anciens usages, vous, nous, et quiconque le voudra  ; le tout conformément aux usages antiques.

« Les Lacédémoniens et leurs alliés admettent que, si les Athéniens veulent traiter, nous conserverons de part et d’autre ce que nous avons maintenant. Ceux qui sont à Coryphasium[*](Les Athéniens.) resteront en deçà de Buphras

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et de Tomée[*](Ces lieux sont complètement inconnus. On ignore également ce que c’est que Nisus, dont il est question plus loin.)  ; à Cythère, on s’interdira réciproquement toute communication avec les alliés, nous avec les leurs, eux avec les nôtres. Ceux qui sont à Nisce et à Minoa[*](Les Athéniens.) ne dépasseront pas la route qui mène des portes de Nisus au temple de Neptune, et du temple de Neptune droit au pont de Minoa. Les Mégariens, de leur côté, et leurs alliés, ne dépasseront pas cette route  ; les Athéniens garderont l’île qu’ils ont prise  ; on ne pourra en aucune façon établir aucune communication les uns chez les autres.

« A Trézène, les choses resteront dans l’état actuel, sur le pied des conventions faites avec les Athéniens.

« Chacun aura l’usage des mers qui baignent ses côtes et celles de ses alliés. A l’exccption des vaisseaux longs[*](Vaisseaux de guerre.), les Lacédémoniens et leurs alliés pourront naviguer avec tout autre bâtiment à rames, jusqu’au port de cinq cents talents. Les hérauts, les ambassadeurs et leur suite, envoyés, en quelque nombre qu’il conviendra, pour terminer la guerre et les différends, soit dans le Péloponnèse, soit en Attique, voyageront sous la foi publique pour l’aller et le retour, par terre et par mer.

« Pendant ce temps, ni vous, ni nous, ne recevrons les transfuges, libres ou esclaves. Chacun de nous rendra justice à l’autre, suivant le droit établi  ; les contestations seront réglées à l’amiable, sans recourir aux armes.

« Telles sont les bases admises par les Lacédémoniens et leurs alliés  ; si vous avez quelque chose de

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mieux ou de plus juste à nous proposer, venez à Lacé- démone nous le faire connaître. Rien de ce que vous proposerez de juste ne sera repoussé ni par les Lacédémoniens, ni par les alliés. Que vos envoyés soient chargés de pleins pouvoirs, comme vous nous le demandez de votre côté.

« Le traité sera pour un an.

« — Adopté par le peuple[*](Ici commence la ratification par le peuple d’Athènes.), sous la prytanie de la tribu Acamantide  ; Phénippus, greffier  ; Niciadès, épistate. Lachès prononça : Pour le bonheur des Athéniens  ! il y a trêve sur les bases admises par les Lacédémoniens et leurs alliés. Il a été décidé dans rassemblée du peuple qu’il y aurait trêve pour un an, à dater de ce jour quatorze du mois élaphébolion. Pendant ce temps, des ambassadeurs et des hérauts seront envoyés de part et d’autre afin de s’entendre sur les moyens de terminer la guerre. Les stratèges et les prytanes convoqueront une assemblée où les Athéniens délibéreront d’abord sur la paix, toutes les fois qu’il viendra quelque ambassade à ce sujet  ; aussitôt après, les ambassadeurs présents s’engageront devant le peuple à maintenir la trêve pendant l’année.

CXIX. « Ces conditions ont été arrêtées et convenues entre les Lacédémoniens, les Athéniens et leurs alliés respectifs, le douze du mois gérastion, à Lacédémone. Ont ratifié et garanti pour les Lacédémoniens : Taurus, fils d’Échétimidas, Athénéus, fils de Péricli- das  ; Philocharidas, fils d’Éryxidaïdas. Pour les Corinthiens : Énéas, fils d’Ocytès, et Euphamidas, fils d’Aristonyme. Pour les Sicyoniens  ; Damotymus, fils

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de Naucratès  ; Onasimus, fils de Mégaclès. Pour les Mégariens : Nicasus, fils de Cécalus  ; Ménécrates, fils d’Amphidorus. Pour les Épidauriens : Amphias, fils d’Eupéïdas. Pour les Athéniens : les généraux Nicostratus, fils de Diitréphès, Nicias, fils de Nicératus  ; Autoclès, fils de Tolméus. »

Ainsi fut conclue la trêve : pendant toute sa durée, il y eut des négociations en vue d’une paix définitive.

CXX. Dans le temps même où l’on négociait la trêve, Scione, ville de l’isthme de Pallène, se détacha des Athéniens pour se donner à Brasidas. Les Scioniens prétendent être des Pallènes originaires du Péloponnèse  ; leurs ancêtres, au retour de Troie, auraient été jetés dans cette contrée par la tempête qu’essuyèrent les Grecs, et s’y seraient établis. Après leur défection, Brasidas cingla de huit vers Scione. Il s’était fait précéder par une trirème amie  ; lui-même suivait à distance sur un bâtiment léger, afin que, s’il rencontrait quelque bâtiment plus grand que le sien, la trirème pût le défendre  ; que si au contraire il survenait une autre trirème de même force, il comptait qu’elle se tournerait plutôt contre le vaisseau que contre le bâtiment le plus faible, et qu’il aurait alors la possibilité d’échapper. Il fit heureusement la traversée, convoqua les Scioniens à une assemblée, et leur parla comme à ceux d’Acanthe et de Torone. Il ajouta qu’ils méritaient les plus grands éloges  ; car, quoique les Athéniens, maîtres de Potidée[*](L’occupation de Potidée, sur l’isthme même, isolait complètement les Palléniens du continent, et les mettait à la merci des Athéniens, maîtres de la mer.), sur l’isthme,

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isolassent Pallène du continent, et les réduisissent à la con- dition d’insulaires, ils avaient couru d’eux-mêmes au-devant de la liberté, sans attendre lâchement que la nécessité les obligeât à chercher ce qui était évidemment leur bonheur  ; que c’était la preuve qu’ils sauraient supporter avec courage les plus grandes épreuves, une fois les affaires réglées suivant leurs désirs  ; qu’il les regarderait comme les amis les plus sincèrement dévoués aux Lacédémoniens, et leur témoignerait tous les égards possibles.

CXXI. Les Scioniens s’exaltèrent à ces discours  ; tous prirent également confiance, même ceux qui d’abord n’approuvaient pas ce qui se passait, et ils résolurent de soutenir la guerre avec énergie. Non-seulement ils firent à Brasidas un honorable accueil, mais ils lui décernèrent, comme don public, une couronne d’or, en le proclamant le libérateur de la Grèce  ; en particulier, ils le ceignaient de bandelettes et le trai- taient comme un athlète victorieux. Brasidas, en se retirant, ne leur laissa pour le moment que quelques troupes de garnison  ; mais, bientôt après, il leur fit passer des forces plus considérables, dans le dessein de faire avec eux quelque tentative sur Mende et sur Potidée. Il pensait bien que les Athéniens, considérant ce pays comme une île[*](Les Athéniens se croyaient, et avec raison, tenus à ne pas laisser impunie la défection des îles. Leur honneur comme puissance maritime y était intéressé.), enverraient des secours  ; et il voulait les devancer. En même temps il liait quelques intelligences dans ces villes, pour se les faire livrer par trahison  ; déjà il se disposait à agir contre elles.

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