History of the Peloponnesian War

Thucydides

Thucydides. Histoire de la Guerre du Péloponnése, Vol. 1-2. Zévort, Marie Charles, translator. Paris: Charpentier, 1852.

XLII. Le même été, aussitôt après cette affaire, les Athéniens firent une expédition contre la Corinthie  ; ils avaient quatre-vingts vaisseaux, deux mille hoplites athéniens, et deux cents cavaliers sur des transports appropriés à cet usage. Avec eux marchaient leurs alliés de Milet, d’Andros et de Caryste. Nicias, fils de Nicératus, commandait avec deux collègues. Ils appareillèrent et abordèrent à l’aurore entre la Chersonnèse et Rhitum, sur la plage que domine la colline Solygie. C’est sur cette colline que s’étaient autrefois établis les Doriens, quand ils firent la guerre aux Corinthiens de la ville qui étaient Éoliens. On y voit aujourd’hui un bourg du nom de Solygie. Cette plage, où abordèrent les vaisseaux, est à douze stades du bourg, à soixante de Corinthe, et à vingt de l’isthme. Tous les Corinthiens, à l’exception de ceux en dehors de l’isthme, instruits d’avance par la voie d’Argos que l’armée athénienne allait arriver, s’étaient depuis longtemps rendus sur l’isthme. A part cinq cents d’entre eux envoyés en garnison à Ambracie et en Leucadie, toute la population en masse était debout, guettant où aborderaient les Athéniens. Cependant ceux-ci trompèrent leur surveillance en débarquant de nuit. Les signaux d’alarme ayant été levés, les Corinthiens laissèrent la moitié de leurs forces à Cenchrée, dans la crainte que l’ennemi ne se portât sur Crommyon, et marchèrent à sa rencontre.

XLIII. Battus, un de leurs généraux (car il yen avait deux à cette bataille), prit avec lui une division et se

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porta sur Solygie, bourg ouvert, pour le garder. Lycophron attaqua avec le reste. Ce fut sur l’aile droite des Athéniens, au moment où elle venait d’opérer sa descente devant la Chersonnèse, que porta d’abord l’effort des Corinthiens  ; ils attaquèrent ensuite le reste de l’armée. L’engagement fut vif  ; on se battait corps à corps sur toute la ligne. L’aile droite des Athéniens et les Carystiens, qui formaient l’extrémité de cette aile, reçurent les Corinthiens et les repoussèrent, mais non sans peine. Ceux-ci reculèrent jusqu’à un enclos, et, favorisés par la pente du terrain, ils dominèrent l’ennemi, l’accablèrent de pierres, chantèrent le Péan et reprirent l’offensive. Les Athéniens reçurent le choc, et le combat recommença corps à corps. Cependant un corps de Corinthiens, venu au secours de leur aile gauche, mit en fuite la droite des Athéniens et les poursuivit jusqu’à la mer  ; mais bientôt Athéniens et Carystiens redescendirent des vaisseaux et revinrent à la charge. De part et d’autre on combattait avec opiniâtreté sur toute la ligne, mais principalement à la droite des Corinthiens, où Lycophron était engagé avec la gauche des Athéniens  ; car on pensait qu’ils feraient une tentative sur le bourg de Solygie.

XLIV. Longtemps on résista des deux côtés sans plier  ; mais, enfin, les Athéniens, grâce à l’avantage que leur donnait leur cavalerie sur un ennemi qui n’en avait pas, mirent les Corinthiens en fuite. Ils se retirèrent sur la colline, s’y établirent et s’y tinrent en repos, sans oser en descendre. Cette déroute leur coûta une grande partie de leur aile droite et Lycophron qui les commandait. Le reste de l’armée fut moins maltraité  ; elle ne fut que faiblement poursuivie, put

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opérer lentement sa retraite, après avoir été forcée, et se replia vers les hauteurs où elle s’établit. Les Athéniens, n’ayant plus aucun ennemi en face, recueillirent leurs morts, dépouillèrent ceux des Corinthiens, et élevèrent aussitôt un trophée.

Cependant la moitié de l’armée corinthienne, qui était restée en observation à Cenchrée, dans la crainte que la flotte ne fit une tentative sur Crommyon, n’avait pu, derrière le mont Onion, voir le combat. Mais, avertis par la vue de la poussière, ils se hâtèrent d’accourir. En même temps, ceux des Corinthiens que leur âge avait retenus dans la ville, informés de l’événement, arrivaient au secours, de leur côté. Les Athéniens, à la vue de toutes ces troupes en marche, crurent que c’étaient les Péloponnésiens du voisinage qui venaient à leur rencontre  ; ils s’empressèrent de remonter sur leurs vaisseaux, emportant avec eux les dépouilles et leurs morts, à l’exception de deux qu’ils n’avaient pu retrouver. Une fois embarqués, ils gagnèrent les îles voisines  ; de là ils envoyèrent un héraut et se firent rendre, par convention, les morts qu’ils avaient laissés[*](Faire réclamer les morts par un héraut c’était s’avouer vaincu  ; cependant Nicias aima mieux abandonner l’honneur de la victoire que de laisser deux des siens sans sépulture, ce qui était considéré comme un sacrilège.). La perte, du côté des Corinthiens, dans ce combat, fut de deux cent douze hommes et, pour les Athéniens, d’un peu moins de cinquante.

XLV. Le même jour, les Athéniens quittèrent les îles et firent voile pour Crommyon, sur le territoire de Corinthe, à cent vingt stades de cette ville. Ils y abordèrent, ravagèrent le pays et y bivaquèrent la nuit.

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Le lendemain, ils reprirent la mer, et, rangeant les côtes, se dirigèrent vers le territoire d’Épidaure où ils descendirent un instant. De là ils se rendirent à Méthone, entre Épidaure et Trézène  ; ils séparèrent du continent, par une muraille, l’isthme de la Chersonnèse sur lequel est située Méthone, y établirent une garnison, et de là portèrent ensuite le ravage dans les champs de Trézène, d’Halia, et d’Épidaure. Après avoir achevé de fortifier cette position, ils s’embarquèrent pour retourner chez eux.

XLVI. Pendant le cours de ces événements, Eurymédon et Sophocle, partis de Pylos avec la flotte athénienne pour se rendre en Sicile, abordèrent à Corcyre. Réunis aux habitants de la ville, ils marchèrent contre ceux des Corcyréens qui s’étaient établis sur le mont Istone, lorsqu’ils revinrent du continent après la sédition. De là, ils dominaient le pays et y faisaient beaucoup de mal. On attaqua leur fort et on s’en empara  ; ils se réfugièrent sur une hauteur et capitulèrent à la condition de livrer les troupes auxiliaires, d’abandonner leurs armes et de s’en remettre, pour leurs personnes, à la discrétion des Athéniens. Les généraux les transportèrent, sous la garantie de ce traité, dans l’île de Ptychia[*](Aujourd’hui Vido.), pour y être gardés jusqu’à leur translation à Athènes, avec cette clause, que, si un seul d’entre eux était surpris à s’échapper, la convention serait annulée pour tous. Cependant les chefs du parti populaire à Corcyre, craignant qu’à leur arrivée à Athènes on ne leur laissât la vie, imaginèrent cet expédient : dans le but de tromper les prisonniers, ils envoyèrent à quelques-uns d’eux des amis leur représen ter, comme

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par bienveillance, que le mieux pour eux était de s’é- chapper au plus vite  ; qu’eux-mêmes leur tiendraient prêt quelque bâtiment  ; car les généraux athéniens devaient les livrer au peuple de Corcyre.

XLVII. Ils donnèrent dans le piège : un bâtiment avait été insidieusement préparé, et ils allaient prendre la mer, lorsqu’on les arrêta. La convention était dès lors rompue, et ils furent tous livrés aux Corcyréens. Les généraux athéniens furent loin d’être irréprochables dans cette intrigue : ils confirmèrent les insinuations de ceux qui l’avaient ourdie, et les rendirent plus entreprenants, en laissant voir clairement qu’ils ne voulaient pas que d’autres conduisissent les prisonniers à Athènes et recueillissent toute la gloire, pendant qu’eux feraient route pour la Sicile.

Les Corcyréens, maîtres des prisonniers, les enfermèrent dans un grand édifice  ; ensuite on les en retirait par vingtaines à la fois, et on les faisait marcher, enchaînés ensemble, entre deux haies d’hoplites. Les soldats, rangés de part et d’autre, frappaient et piquaient ceux qu’ils reconnaissaient pour leurs ennemis. Des hommes armés de fouets marchaient à leurs côtés, pour presser ceux qui allaient trop lentement.

XLVIII. On tira du bâtiment et on massacra ainsi une soixantaine de prisonniers, à l’insu de ceux qui restaient à l’intérieur  ; car ceux-ci s’imaginaient qu’on les transférait ailleurs. Mais quelqu’un les détrompa : une fois avertis, ils implorèrent les Athéniens et les prièrent de les tuer eux-mêmes, si telle était leur volonté, déclarant qu’ils ne voulaient plus sortir du bâtiment, et qu’ils s’opposeraient de toutes leurs forces à ce que personne y entrât.

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Les Corcyréens ne songeaient pas du reste à forcer les portes  ; ils montèrent sur le toit, enlevèrent la couverture, et les accablèrent de tuiles et de flèches. Les prisonniers se garantissaient de leur mieux[*](Ces horreurs offrent une frappante analogie avec les massacres de septembre.)  ; la plupart cependant se donnaient eux-mêmes la mort. Ils s’enfonçaient dans la gorge les flèches lancées contre eux, ou s’étranglaient, les uns avec les cordes de quelques lits qui se trouvaient disposés là pour eux, les autres avec des lambeaux arrachés à leurs vêtements. Pendant la plus grande partie de la nuit ( car la nuit survint au milieu de ces horreurs), tout fut mis en oeuvre, par eux pour se donner la mort, par les assaillants pour les tuer du haut de la maison, jusqu’à ce que tout eût péri. Au jour, les Corcyréens les entassèrent symétriquement[*](Φορ(χγιίόν, en forme de claie. Sans doute Thucydide a voulu exprimer par là que les cadavres étaient disposés par couches et se croisaient alternativement.) sur des chariots et les transportèrent hors de la ville. Toutes les femmes prises dans le fort furent réduites en esclavage.

Ainsi furent exterminés par le peuple de Corcyre les réfugiés de la montagne  ; là finit, du moins dans ses rapports avec la guerre actuelle, cette sédition qui avait pris une grande importance  ; car ce qui restait de l’autre parti ne mérite pas d’être mentionné. Les Athéniens s’embarquèrent pour la Sicile, leur première destination, et y firent la guerre conjointement avec leurs alliés du pays.

XLIX. Les Athéniens qui étaient à Naupacte et les Acarnanes entrèrent en campagne à la fin de l’été et

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prirent par trahison Anactorium, ville corinthienne, située à l’entrée du golfe d’Ambracie. Les Corinthiens furent chassés de la ville, et les Acarnanes l’occupèrent eux-mêmes comme colons, à l’exclusion de tout autre peuple. L’été finit.

L. L’hiver suivant[*](425 avant notre ère.), Aristide, fils d’Archippus, l’un des commandants de la flotte que les Athéniens en- voyaient recueillir les tributs des alliés, arrêta, à Eion, sur le Strymon, le Perse Artapherne qui se rendait à Lacédémone avec une mission du roi. Il fut conduit à Athènes, où l’on prit connaissance de ses lettres, après les avoir fait traduire de la langue assyrienne  ; elles portaient en substance, au milieu de beaucoup d’autres détails à l’adresse des Lacédémoniens, que le roi n’entendait rien à ce qu’ils demandaient  ; qu’il avait reçu de leur part nombre d’ambassadeurs, et qu’aucun ne tenait le même langage  ; que s’ils voulaient s’exprimer nettement, ils eussent à lui envoyer des députés avec Artapherne. Plus tard les Athéniens firent reconduire Artapherne à Ephèse, sur une trirème, et lui adjoignirent des ambassadeurs. Mais ceux-ci ayant ap- pris à leur arrivée la mort d’Artaxerxès[*](Diodore rapporte également qu’Artaxerxès mourut la quatrième année de la quatre-vingt-huitième olympiade (425 av. J.-C.).), fils de Xerxès, qui eut lieu en effet vers cette époque, revinrent à Athènes.

LI. Le même hiver, les habitans de Chio démolirent leur nouvelle muraille, sur l’ordre des Athéniens qui les soupçonnaient de méditer contre eux quelque révolte  ; toutefois ils ne le firent qu’après avoir pris

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toutes les garanties et les assurances possibles contre de nouvelles exigences.

L’hiver finit, et avec lui la septiême année de cette guerre, dont Thucydide a écrit l’histoire.

LII. Dans les premiers jours de l’été suivant, il y eut, vers la nouvelle lune, une éclipsé partielle de soleil[*](21 mars.), et, dans le cours du mêmé mois, un tremblement de terre.

Les exilés de Mytilène et du resté de Lesbos, réfugiés pour la plupart sur le continent, prirent à leur solde des troupes recrutées soit dans le Péloponnèse, soit aux lieux qu’ils habitaient, et allèrent s’emparer de Rhoetium. Après l’avoir occupée, ils la rendirent, sans y avoir commis aucun excès, moyennant deux mille statères de Phocée[*](L’or de Phocée était renommé comme le plus mauvais qu’on connût.) et marchèrent ensuite contre Antandros, qui leur fut livrée par trahison. Leur dessein était de délivrer toutes les villes nommées Actées[*](C’est-à-dire ville du littoral.) qui avaient appartenu autrefois aux Messéniens, avant l’occupation athénienne, et tout particulièrement Antandros. Cette place offrait de grandes facilités pour la construction des navires, à cause de l’abondance des bois et de la proximité de l’Ida  ; ils voulaient la fortifier et y réunir toutes les ressources nécessaires, afin de pouvoir aisément de là inquiéter Lesbos, située à peu de distance  ; ils songeaient aussi à s’emparer sur le continent des villes éoliennes. Tels étaient les desseins dont ils allaient préparer l’exécution.

LIII. Les Athéniens firent  ; le même été, une

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expédition contre Cythère, avec soixante vaisseaux, deux mille hoplites et qufelque cavalerie. Leurs alliés de Milet, et quelques autres, marchaient avec eux. Les généraux étaient Nicias, fils de Niceratus  ; Nicostrate, fils de Diotrephès, et Autoclès, fils de Tolméus. Cythère est une île adjacente à la Laconie, près du cap Malée  ; les habitants sont Lacédémoniens, de la classe des périoeces[*](Autour de toutes les grandes villes se trouvaient des cités d’un ordre inférieur, dont les habitants étaient tenus dans une sorte de dépendance, et dont la condition a varié suivant les temps et les lieux  ; on les appelait périoeces. Plus tard cette dépendance s’étendit à des contrées éloignées, et le nom de périoece (voisin) fut conservé.). Chaque année un magistrat y passait de Sparte avec le titre de cythérodice[*](C’est-à-dire juge, magistrat de Cythère.)  ; les Lacédémoniens y entretenaient constamment une garnison d’hoplites, et surveillaient cette position avec un soin extrême  ; car elle leur servait d’atterrage pour les bâtiments de commerce qui venaient d’Égypte et de Libye. De plus, elle garantissait contre les déprédations des pirates la partie maritime de la Laconie, seul côté par où ils pussent être inquiétés  ; car elle commande dans toute sa longueur la mer de Sicile et celle de Crète.

LIV. L’expédition athénienne y aborda : dix vaisseaux et deux mille hoplites de Milet allèrent s’emparer d’une ville maritime du nom de Scandie. Le reste de l’armée débarqua dans la partie de l’île qui regarde Malée et se porta contre la ville des Cythériens, bâtie également sur le rivage. Ils ne tardèrent pas à les trouver tous campés hors de la ville  ; et le combat s’engagea. Les Cythériens tinrent quelque temps  ; mais

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ensuite ils prirent la fuite et se réfugièrent dans la haute ville. Là, ils capitulèrent entre les mains de Nicias et de ses collègues, et se rendirent à discrétion, à la seule condition d’avoir la vie sauve. Déjà, du reste, Nicias avait eu avec quelques-uns des Cy- thériens des conférences qui facilitèrent les négociations et valurent aux habitants des conditions plus avantageuses pour le présent et pour l’avenir  ; car, sans cela, ils eussent été transportés ailleurs, surtout étant Lacédémoniens et habitant une île si voisine de la La- conie. Après cette capitulation, les Athéniens, déjà maîtres de Scandie, place située sur le port[*]( Il n’y avait à Cythère qu’un seul port, à l’est  ; aujourd’hui San-Nicolo.), mirent garnison à Cythère et firent voile pour Asiné, Hélos, et la plupart des villes maritimes[*](De la Laconie.). Ils descendaient à terre, bivaquaient là où ils trouvaient un emplacement favorable, et ravagèrent ainsi le pays durant sept jours.

LV. Les Lacédémoniens, voyant les Athéniens en possession de Cythère, et s’attendant à de semblables descentes sur leur territoire, ne se présentèrent cependant nulle part en force contre eux. Ils se contentèrent de distribuer un grand nombre d’hoplites dans le pays pour y tenir garnison, suivant les besoins de chaque localité. Ils prenaient d’ailleurs des précautions de tout genre  ; car tout leur faisait craindre une révolution dans leur gouvernement : le désastre aussi grand qu’inattendu de Sphactérie  ; Pylos et Cythère au pouvoir de l’ennemi  ; partout la guerre autour d’eux, des

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attaques soudaines et aucun moyen de s’en garantir. Aussi formèrent-ils, contre leur usage, un corps de quatre cents cavaliers et des archers[*](Jusque-là ils n’avaient eu que de l’infanterie pesamment armée, des hoplites  ; ils levaient la cavalerie chez leurs alliés.). Pour tout ce qui était entreprise militaire, ils se montraient plus hésitants que jamais  ; cela se conçoit : ils étaient engagés dans une lutte maritime, à laquelle ils n’étaient point préparés par la nature de leurs armements, et cela contre le peuple athénien, aux yeux duquel ne pas tenter une entreprise était se dérober un succès sur lequel on avait le droit de compter. En même temps une rapide succession de revers tout à fait imprévus les avaient frappés de stupeur  ; ils craignaient de voir se reproduire un jour quelque désastre comme celui de Sphactérie. Aussi n’avaient-ils plus la même assurance pour combattre  ; ils ne pouvaient faire un pas sans croire commettre une faute  ; craintifs et irrésolus maintenant, parce qu’ils n’avaient pas eu jusque-là l’habitude du malheur  !

LVI. Quoique les Athéniens ravageassent alors leurs côtes, ils se tinrent généralement en repos. A mesure que l’ennemi faisait une descente devant une place, chaque garnison se croyait toujours, surtout dans de telles dispositions d’esprit, inférieure en nombre. Une seule se défendit aux environs de Cotyrta et d’Aphrodisia. Elle fondit sur un corps de troupes légères dispersé dans la campagne, et le mit en désordre  ; mais reçue par les hoplites, elle se replia et perdit quelques hommes. Les Athéniens enlevèrent des armes, dressèrent un trophée et retournèrent à Cythère. De là ils

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rangèrent la côte jusqu’à Épidaure-Liméra[*](En Laconie.), ravagèrent une partie du pays et se portèrent contre Thyrée, dans la contrée appelée Cynurie, qui sépare l’Argie de la Laconie. Les Lacédémoniens, a qui elle appartenait, l’avaient donnée à habiter aux Éginètes, comme récompense des services qu’ils en avaient reçus, lors du tremblement de terre et du soulèvement des Hilotes, et des dispositions favorables que les Éginètes leur avaient toujours témoignées, quoique sujets des Athéniens.

LVII. Avant le débarquement des Athéniens, les Éginètes abandonnèrent la muraille qu’ils construisaient alors sur le bord de la mer, et se retirèrent dans la ville haute qu’ils habitaient, à dix stades du rivage. Une des garnisons lacédémoniennes du voisinage, qui travaillait avec eux aux fortifications, refusa, malgré leurs prières, d’entrer dans la place, parce qu’il lui semblait dangereux de s’y enfermer. Elle gagna les hauteurs, et, ne se croyant pas en état de combattre, elle se tint en repos.

Cependant les Athéniens abordent, s’avancent aussitôt avec toutes leurs forces, et emportent Thyrée. Après avoir incendié la ville et saccagé tout ce qui s’y trouvait, ils retournèrent à Athènes. Ils emmenaient avec eux les Éginètes qui n’avaient pas été tués dans l’action, et Tantale, fils de Patroclès, commandant de la place pour les Lacédémoniens, qu’ils avaient pris blessé. Ils enlevèrent aussi quelques-uns des Cythériens, qu’ils crurent devoir, par précaution, transporter ailleurs. On décida qu’ils seraient déposés dans les îles  ; que les autres Cythériens resteraient dans leur

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pays, en payant un tribut de quatre talents, et que tous les Éginètes faits prisonniers seraient mis à mort, à cause de l’inimitié qu’ils avaient toujours montrée. Tantale fut mis aux fers, avec les autres Lacédémoniens pris dans l’île[*](Dans l’île de Sphactérie.).

LVIII. Le même été, les habitants de Camarina et ceux de Géla, en Sicile, conclurent entre eux une suspension d’armes, à la suite de laquelle des députés de toutes les autres villes de la Sicile[*](Il s’agit ici des villes grecques, habitées par les Siciliens Σικελώται que Thucydide distingue des Sicules, Σιχβλοί, anciens habitants du pays.) se réunirent à Géla, et ouvrirent des conférences pour aviser à s’entendre. Une foule d’opinions contraires furent émises de part et d’autre  ; chacun récriminait ou élevait des prétentions, suivant qu’il se croyait lésé. Hermocrate de Syracuse, fils d’Hermon, celui qui contribua le plus à la réconciliation, prononça dans l’assemblée le discours suivant :

LIX. « Délégué d’une ville qui n’est ni des moins importantes, ni des plus maltraitées par la guerre, je prends la parole, ô Siciliens  ! pour exposer à toute la Sicile ce qui me paraît le plus utile à l’intérêt commun. Dirai-je que la guerre est désastreuse  ? Mais à quoi bon énumérer longuement les maux qu’elle porte avec elle  ? Vous les connaissez tous. Ce n’est point par ignorance de ces maux qu’on se laisse entraîner à lu guerre  ; et la crainte n’en détourne pas davantage, quand on croit y trouver quelque profit. Mais la vérité est que les uns se figurent les avantages de la guerre bien supérieurs à ses dangers, tandis que les autres aiment mieux s’exposer aux périls que se résigner pour

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le présent à aucun sacrifice. Que si, cependant, l’évé- nement vient à tromper les prévisions des uns et des autres, les exhortations à la paix peuvent alors avoir leur utilité. Pour nous en particulier, dans les circonstances actuelles, il y aurait à les suivre des avantages inappréciables. Car, après tout, c’est pour garantir nos intérêts, chacun de notre côté, que nous avons, à l’o- rigine, pris les armes  ; c’est dans les mêmes vues que nous discutons réciproquement les bases d’un accommodement, et que nous recommencerons les hostilités, si nous rompons faute d’avoir pu sauvegarder également les droits de chacun.

LX. « Et pourtant, sachez-le bien, ce ne sont pas seulement nos intérêts privés qui doivent être en jeu dans ces conférences, si nous sommes sensés  ; ce qu’il faut sauver, s’il en est temps encore, c’est la Sicile entière menacée, je le vois trop, par les intrigues des Athéniens. Aussi est-ce bien moins sur mes discours qu’il faut compter, pour nous forcer à un rapprochement, que sur les Athéniens eux-mêmes. Ils sont là, avec un petit nombre de vaisseaux, eux les plus puissants des Grecs, guettant nos fautes, et, sous un masque d’honnêteté, exploitant adroitement le titre d’alliés au profit de la haine qu’ils nous portent naturellement. Aussi bien, optons pour la guerre, attirons chez nous ces hommes qui vont partout offrir leurs armes, même quand on ne les appelle pas  ; travaillons à notre propre ruine par les sacrifices que nous nous imposerons  ; préparons-leur la voie à la domination  ; et bientôt, n’en doutez pas, quand ils vous verront épuisés, ils arriveront avec des flottes plus nombreuses et travail- leront à mettre tout ce pays sous leur joug.

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LXI. « Cependant, à moins d’être privés de sens, c’est en vue d’acquérir ce que l’on n’a pas, et non pour compromettre ce qu’on possède, qu’on doit appeler à soi des alliés et s’exposer aux périls. Ce sont les dissensions, songez-y bien, qui perdent les États, et en particulier la Sicile  ; car, pendant que nous sommes divisés, ville contre ville, on conspire contre nous tous ensemble. Convaincus de cette vérité, réconcilions-nous donc, villes et particuliers, et travaillons en commun à sauver la Sicile entière. N’allez pas vous imaginer que les Athéniens ne haïssent chez nous que les Doriens[*](A cause de leur parenté avec les Lacédémoniens, qui étaient également de race dorienne.), et que la race chalcidique[*](C’était de Chalcis, en Eubée, qu’était sortie la première colonie ionienne établie en Sicile. Les Chalcidéens fondèrent Naxos, métropole de Léontium et de Catane.) n’a rien à craindre d’eux, grâce à sa parenté ionique. Ils ne s’inquiètent pas des différences de race, pour réserver leur haine à l’une d’entre elles exclusivement : ils convoitent les richesses de la Sicile, que nous possédons en commun. Ils l’ont bien prouvé dernièrement, quand ils ont été appelés par les peuples d’origine chalcidique : ils n’en avaient jamais reçu aucun secours, en vertu de conventions réciproques  ; et ce sont eux, tout au contraire, qui se sont empressés de satisfaire les premiers aux obligations de l’alliance. Que les Athéniens aient cette ambition et qu’ils prennent de loin leurs mesures, je le leur pardonne aisément : je ne blâme pas ceux qui aspirent à la domination, mais bien ceux qui sont trop disposés à s’y soumettre  ; car il est dans la nature de l’homme d’opprimer toujours qui lui cède,

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et de se tenir sur la réserve avec qui lui résiste. Si, sachant cela, nous ne prenons pas de justes précautions, si quelqu’un arrive ici sans être convaincu que la chose la plus urgente est de mettre ordre tous ensemble au danger commun, c’est là un tort grave. Le péril serait bientôt écarté, si nous marchions tous d’accord, car les Athéniens ont leur base d’opérations, non pas chez eux[*](Par conséquent une réconciliation entre nous leur enlève cette base d’opérations.), mais bien chez ceux qui les ont appelés. Dès lors il n’est pas besoin de guerre pour mettre fin à la guerre  ; la paix terminera sans secousse nos différends  ; et ces hôtes, venus à notre appel, avec des intentions hostiles, sous des apparences honnêtes, auront un prétexte non moins honnête pour s’en aller sans avoir rien fait.