History of the Peloponnesian War

Thucydides

Thucydides. Histoire de la Guerre du Péloponnése, Vol. 1-2. Zévort, Marie Charles, translator. Paris: Charpentier, 1852.

XXII. Les députés, sans faire aucune objection à cette réponse[*](Suivant Diodore (xii, 63), les ambassadeurs auraient proposé de rendre un nombre égal de prisonniers, et, sur le refus des Athéniens, ils auraient ajouté que ceux-ci estimaient les Lacédémoniens plus qu’eux-mémes, puisqu’ils ne consentaient pas à l’échange.), demandèrent qu’on nommàt, pour s’entendre avec eux, des commissaires avec lesquels ils pussent régler à l’amiable et après discussion les

v.1.p.365
points sur lesquels on tomberait d’accord de part et d’autre. Mais à cette proposition Cléon s’emporta avec violence, disant qu’il savait bien à l’avance qu’ils n’avaient aucune bonne intention  ; que cela était clair maintenant, puisqu’ils refusaient de s’expliquer devant le peuple et ne voulaient conférer qu’avec quelques com- missaires. Il leur enjoignit, si leurs intentions étaient droites, de parler devant toute l’assemblée. Mais les Lacédémoniens, quoique disposés par leurs malheurs à quelque concession, sentaient qu’il leur était impossible de s’expliquer devant la multitude, parce qu’ils donneraient prise aux récriminations de leurs alliés, si leurs offies étaient rejetées. Sentant bien, d’ailleurs, que les Athéniens ne traiteraient pas à des conditions modérées, sur les bases qu’ils avaient proposées, ils quittèrent Athènes sans avoir rien fait.

XXIII. A leur arrivée, l’armistice de Pylos fut aussitôt rompu. Les Lacédémoniens réclamaient leurs vaisseaux, conformément à la convention. Mais les Athéniens prétextèrent d’une tentative faite sur la place, contrairement au traité, et de quelques autres griefs peu sérieux en apparence  ; ils retinrent les vaisseaux, en arguant de la clause qui déclarait le traité nul s’il n’y était fait la moindre infraction. Les Lacédémoniens récriminèrent, se récrièrent sur ce que leurs vaisseaux étaient injustement retenus  ; puis ils se retirèrent et reprirent les hostilités à Pylos. De part et d’autre elles furent poussées avec vigueur. Pendant le jour, les Athéniens faisaient régulièrement le tour de l’île avec deux bâtiments qui se croisaient  ; et, la nuit, toute leur flotte stationnait alentour, excepté du côté de la mer quand il faisait du vént. Vingt bâtiments

v.1.p.366
étaient venus d’Athènes renforcer cette flotte d’observation, qui se trouvait ainsi portée à soixante-dix navires. Les Péloponnésiens, campés sur le continent, donnaient des assauts à la place et épiaient les occasions de délivrer leurs guerriers.

XXIV. Cependant, en Sicile, les Syracusains et leurs alliés, ayant réuni à la flotte qui gardait Messène tous les autres bâtiments qu’ils avaient équipés, partirent de ce port pour reprendre les hostilités. Les Locriens surtout les excitaient, en haine des habitants de Rhégium, sur le territoire desquels ils venaient de pénétrer en masse. D’ailleurs, voyant que les Athéniens n’avaient que peu de vaisseaux dans ces parages, et informés que la plus grande partie des bâtiments, en particulier ceux qui devaient venir en Sicile, assiégeaient Sphactérie, ils voulaient tenter un combat naval. Vainqueurs sur mer, ils espéraient soumettre aisément Rhégium en l’attaquant par mer et par terre, et affermir ainsi leur puissance. Car le promontoire de Rhégium, en Italie, étant à peu de distance de Messène, en Sicile, les Athéniens ne pourraient plus stationner dans ces parages et rester maîtres du détroit. Ce détroit est formé par le bras de mer qui sépare Rhégium de Messène, au point où la Sicile est le plus rapprochée du continent. C’est à ce passage qu’on a donné le nom de Charybde : Ulysse, dit-on, l’a traversé. Comme il est fort étroit, et que deux vastes mers, celle de Thyrrhénie et celle de Sicile, s’y précipitent en courant avec violence, on l’a justement considéré comme dangereux[*](Aujourd’hui cette mer est généralement calme et n’offre aucun danger sérieux.).

v.1.p.367

XXV. Ce fut dans ce détroit que les Syracusains et leurs alliés, avec un peu plus de trente vaisseaux, furent amenés à combattre, à une heure avancée de la journée, à propos d’une barque qui traversait. Ils s’a- vancèrent contre seize vaisseaux d’Athènes et huit de Rhégium. Mais, vaincus par les Athéniens, ils perdirent un vaisseau  ; chacun regagna, comme il put, sa station, les uns à Messène, les autres à Rhégium. La nuit mit fin à l’action.

Les Locriens sortirent ensuite du territoire de Rhégium. Les vaisseaux de Syracuse et des alliés se réunirent et abordèrent à Péloris[*](C’est là qu’est établi lé phare qui a donné son nom au détroit.), dépendance dé Messine, où se trouvait aussi l’armée de terre. Les Athéniens et ceux de Rhégium ayant fait voile de ce côté virent les vaisseaux vides et les attaquèrent. Mais un de leurs bâtiments fut accroché par une main de fer[*](On appelait ainsi un grappin, au moyen duquel on accrochait le vaisseau ennemi pour monter à l’abordage.) et l’équipage dut l’abandonner pour se sauver à la nage. Les Syracusains remontèrent sur leurs vaisseaux et se dirigèrent vers Messène en les remorquant le long de la côte avec des câbles. Attaqués de nouveau par les Athéniens, ils prirent le large, fondirent sur eux, et leur firent perdre un second bâtiment. Ils effectuèrent ainsi leur retraite le long des côtes, et rentrèrent au port de Messène, après avoir combattu sans désavantage.

Les Athéniens, sur l’avis que Camarina[*](Aujourd’hui Torre di Camarina.) allait être livrée aux Syracusains par Archias et ses adhérents,

v.1.p.368
firent voile vers cette place. En même temps, les Mes- séniens se portèrent en masse, par terre et par mer, contre Naxos[*](Sur la-côte est de Sicile, à peu de distance de l’Etna, et de la colline où fut bâtie plus tard Tauroménium (Taormina).) Chalcidique, qui leur est limitrophe. Le premier jour ils forcèrent les Naxiens à s’enfermer dans leur ville, et ravagèrent le pays. Le lendemain ils remontèrent avec leurs vaisseaux le fleuve Acésine[*](Naxos était près de l’embouchure de l’Acésine, aujourd’hui Alcantaro.), et dévastèrent la campagne, pendant que leurs troupes de terre attaquaient la ville. Mais sur ces entrefaites, les Sicules[*](C’étaient des barbares, qui venaient, non pour secourir les Naxiens, mais pour piller les Grecs.) descendirent en grand nombre des montagnes, et attaquèrent les Messéniens. Les Naxiens prirent confiance, à cette vue  ; ils s’exhortèrent mutuellement, dans la pensée que les Léontins et d’autres Grecs alliés venaient à leur secours  ; ils sortirent précipitamment de la ville, tombèrent sur les Messéniens. les mirent en fuile et en tuèrent plus de mille. Les autres eurent grand’peine à rentrer chez eux : car les barbares, tombant sur eux, dans les chemins, en massacrèrent le plus grand nombre. La flotte revint mouiller à Messène  ; elle se sépara ensuite, et chacun rentra chez soi. Aussitôt les Léontins et leurs alliés, unis aux Athéniens, profitèrent des désastres de Messène pour l’attaquer. Les Athéniens dirigèrent leurs efforts sur le port, et l’armée de terre contre la ville. Mais les Messéniens firent une sortie, avec quelques Locriens sous les ordres de Démotèle, qui, après leur échec, étaient restés en garnison dans la place. Ils
v.1.p.369
tombèrent à l’improviste sur l’armée des Léontins, les mirent en fuite, et en tuèrent un grand nombre. Les Athéniens, à cette vue, descendirent de leurs vaisseaux, se portèrent au secours de leurs alliés, tombèrent sur les Messéniens en désordre et les poursuivirent jusqu’à la ville. Après avoir élevé un trophée, ils retournèrent à Rhégium.

Les Grecs de Sicile continuèrent ensuite la lutte sur terre, sans l’intervention des Athéniens.

XXVI. A Pylos, les Athéniens continuaient à assiéger les Lacédémoniens dans l’île, tandis que l’armée péloponnésienne conservait ses campements sur le continent. Le manque de vivres et d’eau rendait le blocus extrêmement pénible pour les Athéniens. Il n’y avait qu’une seule source, et encore peu abondante, dans la citadelle même de Pylos[*](Abel Blouët (Expéd. Scientif.) signale l’existence d’un puits d’eau douce à Vieux-Navarin.). La plupart creusaient le sable sur le bord de la mer, et on peut imaginer quelle eau ils buvaient. Resserrés dans un camp de peu d’étendue, ils se trouvaient fort à l’étroit : faute de mouillage pour les vaisseaux[*](Autour de Sphactérie.), une partie des équipages venait à terre prendre ses repas, pendant que les autres se tenaient à l’ancre, loin du rivage. Ils étaient surtout découragés par la longueur du siège  ; car ils n’y avaient pas compté  ; ils pensaient d’abord forcer en très peu de jours des hommes assiégés dans une île déserte, avec de l’eau saumâtre pour toute boisson. Ce retard tenait aux mesures prises par les Lacédémoniens : ils avaient fait appel à tous les hommes de

v.1.p.370
bonne volonté, en les invitant à porter dans l’île de la farine, du vin, du fromage et toutes les denrées utiles à des troupes assiégées. On avait taxé ces denrées à un prix élevé, et promis la liberté à ceux des Hilotes qui en introduiraient. Bien des gens se livraient à ces importations dangereuses, mais surtout les Hilotes. Ils partaient de tous les points du Péloponnèse, et abordaient de nuit dans la partie de l’île qui regarde la haute mer. Ils avaient surtout soin d’épier un vent favorable : quand il soufflait du large il leur était plus aisé d’échapper à la surveillance des galères  ; car alors il devenait difficile à celles-ci de croiser autour de l’île  ; eux, au contraire, ne ménageaient rien pour aborder et échouaient leurs barques, estimées d’avance. D’ailleurs les hoplites gardaient les points abordables de l’île. Ceux, au contraire, qui s’exposaient par le calme étaient capturés. Il y avait même des plongeurs qui traversaient le port en nageant entre deux eaux, et tiraient après eux, au moyen d’un câble, des outres remplies de pavot miellé et de graine de lin pilée[*](Galien cite la graine de lin parmi les substances tout à la fois alimentaires et pharmaceutiques. On sait, par de nombreux témoignages, qu’on servait sur les tables des préparations de graines de pavot.) D’abord ils passèrent sans être aperçus  ; mais ensuite on les surveilla. En un mot, il n’était pas d’artifice qu’on n’imaginât de part et d’autre, soit pour introduire des vivres, soit pour déjouer ces tentatives.

XXVII. Quand on apprit à Athènes que l’armêe souffrait et qu’il passait dans l’île des subsistance, on fut dans un grand embarras. On craignait que l’hiver ne

v.1.p.371
vînt surprendre la flotte qui gardait Sphactérie  ; car on sentait qu’il serait alors impossible de transporter des vivres sur les côtes du Péloponnèse, surtout dans un pays désert où l’on ne pouvait pas même en faire passer suffisamment en été  ; d’ailleurs lp flotte ne pourrait stationner sur une côte sans mouillage  ; et si la surveillance devenait moins active, les assiégés pourraient subsister dans l’île, ou profiteraient d’un mauvais temps pour s’échapper sur les barques qui leur apportaient des vivres. On craignait surtout que les Lacédémoniens, ayant désormais quelques motifs de confiance, n’envoyassent plus de hérauts  ; en un mot on regrettait de n’avoir pas consenti à la paix.

Cléon, sachant que des défiances s’élevaient contre lui pour s’être opposé à l’accommodement, prétendit que les nouvelles apportées étaient mensongères  ; et comme ceux qui arrivaient de Pylos demandaient, si on ne les croyait pas, qu’on envoyât sur les lieux quelques commissaires, les Athéniens choisirent pour cette mission Cléon lui-même et Théagène. Cléon sentit qu’il serait obligé de faire les mêmes rapports que ceux qu’il calomniait, ou que, s’il disait le contraire, il serait convaincu d’imposture : aussi conseilla-t-il aux Athéniens, qu’il voyait incliner vers la guerre, de ne pas envoyer aux informations et de ne pas perdre, en différant, l’occasion favorable  ; mais d’aller attaquer les assiégés dans l’île même, si ces nouvelles leur paraissaient exactes. En même temps, faisant allusion à Nicias, fils de Nicératus, alors général, qu’il détestait, il l’accusait indirectement en disant qu’avec les préparatifs dont on disposait il serait facile, si les généraux étaient hommes de coeur, d’attaquer l’île et de

v.1.p.372
s’emparer des guerriers  ; que c’était là ce qu’il ferait luimême, s’il avait le commandement.

XXVIII. Les Athéniens commençaient à murmurer contre Cléon et demandaient pourquoi il ne partait pas à l’instant, si la chose lui paraissait si facile. Alors Nicias, qui se voyait personnellement attaqué, lui dit que les généraux l’autorisaient, pour leur part, à prendre toutes les troupes qu’il voudrait, et à tenter l’entreprise. Cléon, croyant d’abord que c’était une feinte, était prêt à accepter  ; mais lorsqu’il s’aperçut que cette offre était sérieuse, il recula et dit que ce n’était pas lui, mais Nicias, qui était général  ; il commençait à craindre, sans croire encore cependant que Nicias osât se démettre en sa faveur. Mais Nicias insista de rechef, se démit du commandement de l’armée de Pylos, et prit les Athéniens à témoin. Plus Cléon faisait d’efforts pour échapper à cette expédition et pour revenir sur sa déclaration, plus la multitude (car tel est son caractère) pressait Nicias de lui abandonner le commandement, et criait à Cléon de s’embarquer. Enfin, n’ayant plus aucun moyen de revenir sur sa parole, il accepte le commandement de l’expédition, et, s’avançant au milieu de l’assemblée, il déclare qu’il n’a pas peur des Lacédémoniens, qu’il n’embarquera avec lui personne de la ville, et ne prendra que les troupes de Lemnos et d’Imbros, présentes à Athènes, des peltastes auxiliaires d’Énos[*](Ville de Thrace, à l’embouchure de l’Hèbre.), et quatre cents archers également étrangers. Avec ces forces, réunies aux soldats de Pylos, il s’engage à amener, dans les vingt jours, les Lacédémoniens

v.1.p.373
prisonniers, ou à les tuer sur place. Les Athéniens rirent un peu de sa forfanterie  ; mais les gens sages ne virent pas ce résultat sans quelque plaisir  ; car ils calculaient que de deux biens il y en avait un qui ne pouvait leur échapper, ou être débarrassés de Cléon — c’était là ce qui leur semblait le plus probable — ou, si leurs pré- visions étaient trompées, se rendre maîtres des Lacédémoniens.

XXIX. Cléon prit, dans l’assemblée, toutes ses mesures  ; il reçut les suffrages des Athéniens pour cette expédition, se choisit pour collègue Démosthènes, un des généraux qui étaient à Pylos, et pressa son départ. Ce qui l’avait déterminé à s’adjoindre Démosthènes, c’est qu’il avait appris que ce général songeait, de son côté, à faire une descente dans l’île. Car les soldats, fatigués de leur séjour dans un lieu où tout manquait, et plutôt assiégés qu’assiégeants, brûlaient de courir au danger. Un incendie survenu dans l’île avait aussi augmenté la confiance de Démosthènes. Jusque-là il avait hésité parce que l’île, de tout temps inhabitée, était en grande partie boisée et sans chemins frayés  ; il croyait cette circonstance favorable aux ennemis. Si une armée nombreuse y descendait, ils pourraient l’attaquer en dérobant leurs mouvements et lui faire beaucoup de mal  ; leurs fautes et leurs dispositions seraient bien mieux cachées dans l’épaisseur de la forêt, tandis que, toutes les fautes de l’armée athénienne étant à découvert, l’ennemi, maître de choisir son terrain, pourrait tomber sur elle à l’improviste du côté qu’il voudrait. Il pensait d’ailleurs que, s’il était forcé d’en venir aux mains dans le fourré, des troupes moins nombreuses, mais ayant l’expérience des lieux, auraient l’avantage

v.1.p.374
sur un corps plus cpnsidérable à qui manquerait cette expérience  ; que, par suite, son armée pourrait être détruite en grande partie, sans même qu’on s’en aperçût, dans l’impossibilité de découvrir sur quel point on de- vrait mutuellement se porter secours.

XXX. Ces réflexions lui étaient surtout suggérées par son désastre d’Étolie, qui avait tenu en partie à une forêt.

Comme on était fort à l’étroit, les soldats athéniens étaient obligés d’aborder aux extrémités de l’île, et de placer des sentinelles pour prendre leurs repas. L’un d’eux mit le feu, par mégarde, à une petite portion de bois  ; le vent s’éleva, et l’incendie gagna, avant qu’on s’en fût aperçu, la plus grande partie de la forêt. Démosthènes put mieux distinguer alors les Lacédémoniens, et reconnut qu’ils étaient plus nombreux qu’on ne le supposait  ; car, jusque-là, il avait pensé qu’on introduisait des vivres pour moins de monde. Il jugea donc que les Αthéniens devaient s’occuper plus sérieusement d’une affaire de cette importance et, du moment où il vit que l’attaque de l’ile présentait moins de difficultés, il se prépara à y descendre. Il demanda des troupes aux alliés du voisinage, et fit toutes ses dispositions. Cependant Cléon lui avait mandé, par un courrier, qu’il allait venir et lui amener les troupes qu’il avait demandées  ; lui-même arriva à Pylos. Une fois réunis, ils envoyèrent d’abord un héraut au camp sur le continent, pour inviter les Péloponnésiens à donner aux guerriers de l’ile le conseil de livrer, sans combat, leurs personnes et leurs armes  ; ils promettaient d’ailleurs de traiter les prisonniers avec égards, jusqu’à conclusion d’un arrangement définitif.

v.1.p.375

XXXÎ. Cette proposition n’ayant pas été acceptée, les Athéniens attendirent encore un jour sans agir. Le lendemain, ils embarquèrent tous les hoplites sur un petit nombre de vaisseaux, et mirent à la voile pendant la nuit. Un peu avant l’aurore, ils descendirent dans l’île de deux côtés, par la haute mer et par le port, au nombre de huit cents hoplites, et coururent attaquer le premier poste de garde. Voici quelles étaient les dispositions de l’ennemi[*](L’aspect actuel de Sphactérie confirme pleinement les détails suivants  ; on peut encore reconnaître, au nord, les rochers escarpés et inabordables sur lesquels les Lacedémoniens se retranchèrent.) :Ce poste avancé se composait d’environ trente hoplites  ; au milieu de l’île, sur un terrain très urii, autour d’une source, campait le gros de l’armée avec Épitadas qui la commandait. Un autre corps peu nombreux gardait l’extrémité de l’île, du côté de Pylos  ; c’était tin point escarpé du côté de la mer, et imprenable par terre. Il s’y trouvait une sorte de vieux retranchement élevé en pierres brutes  ; les Lacédémonieris croyaient qu’il pourrait leur être utile pour le cas où ils seraient forcés à reculer précitamment devant des forces trop supérieures. Telles étaient leurs dispositions.

XXXII. Les Athéniens, se précipitant au pas de course sur le premier posté, massacrent aussitôt les gardes dans leur lit même, pendant qu’ils saisissent leurs armes. Ils né s’étaient pas aperçus de la descente  ; car ils avaient cru que les vaisseaux venaient, comme de coutume, occuper leur station de nuit. Au point du jour, tout le reste des troupes, excepté le dernier rang

v.1.p.376
des rameurs[*](Les Thalamiens  ; ceux du milieu étaient(??) appelés Zugites, et ceux du banc supérieur Thranites.), débarqua des vaisseaux, chaque corps avec les armes qui lui étaient propres. Le nombre des bâtiments était d’un peu plus de soixante-dix. Il y avait huit cents archers, un nombre égal de peltastes, un corps de Messéniens auxiliaires, et toute la garnison de Pylos, à l’exception de ceux qui gardaient les murs. Démosthènes les disposa par groupes de deux cents hommes, plus ou moins, et leur fit occuper les hauteurs  ; il voulait que les Lacédémoniens, enveloppés de toutes parts et au comble de la perplexité, ne sussent de quel côté faire face, assaillis qu’ils seraient dans tous les sens par une multitude d’ennemis  ; frappés par derrière, s’ils voulaient marcher en avant, en flanc, s’ils se portaient à droite ou à gauche. De quelque côté qu’ils s’avançassent, ils auraient toujours à dos des troupes légères, insaisissables, qui, de loin, les attaqueraient avec des flèches, des javelots, des pierres et des frondes, et contre lesquelles ils ne pourraient même pas marcher  ; car, pour fuir, elles avaient l’avantage, et quand l’ennemi cédait elles revenaient à la charge. Tel était le plan qu’avait conçu Démosthènes, du moment où il songea à une descente, et il le mit à exécution.

XXXIII. Les soldats d’Épitadas, qui formaient le corps le plus nombreux, voyant le premier poste égorgé, se mirent en ordre de bataille et marchèrent contre les hoplites athéniens, dans le dessein d’en venir aux mains  ; car ils les avaient en face. Mais les troupes légères, qui voltigeaient sur leurs flancs et par derrière, ne leur permirent pas d’engager l’action avec les

v.1.p.377
hoplites, et de faire usage de leur habileté. Elles les te- naient en échec en les attaquant des deux côtés, tandis que les hoplites athéniens, au lieu de venir à leur rencontre, restaient immobiles. Quand, sur un point, les troupes mobiles faisaient irruption et serraient les Lacédémoniens de trop près, ceux-ci les mettaient en fuite  ; mais bientôt elles se retournaient pour revenir à la charge. Étant légèrement équipées, elles prenaient aisément l’avance : car elles fuyaient sur un terrain inégal, d’un accès d’autant plus difficile qu’il était précédemment inhabité, et où ne pouvaient les poursuivre les Lacédémoniens pesamment armés.

XXXIV. Pendant quelque temps, on escarmoucha ainsi de part et d’autre. Mais bientôt les Lacédémoniens furent hors d’état de se porter rapidement dans tous les sens pour faire face aux attaques  ; les troupes légères reconnurent qu’appesantis par la lutte, ils se défendaient plus mollement  ; elles-mêmes avaient pris confiance en se voyant si nombreuses  ; déjà elles s’habituaient à ne plus croire les Lacédémoniens aussi redoutables, parce qu’ils ne leur avaient pas fait tout d’abord le mal auquel elles s’attendaient en commençant l’at- taque  ; car elles étaient alors subjuguées par la pensée qu’elles allaient avoir affaire à des Lacédémoniens. Elles se prirent donc à les mépriser, fondirent sur eux de toutes parts en poussant de grands cris et les accablèrent de pierres, de traits, de javelots, de tout ce qui leur tombait sous la main. Leurs clameurs, jointes à cette irruption soudaine, frappaient d’épouvante des hommes peu faits à ce genre de combat  ; la cendre de la forêt nouvellement consumée s’élevait en épais nuages  ; il était impossible de voir

v.1.p.378
devant soi, au milieu des traits et des pierres lancées par une multitude d’hommes et qui volaient avec la cendre. L’action, à ce moment, devint critique pour les Lacédémoniens : leurs cuirassés de feutre né les garantissaient pas contre les traits  ; les javelots dont ils étaient accablés s’y enfonçaient en se brisant  ; ils ne savaient plus que faire, dans l’impossibilité de rien voir devant eux et d’entendre les ordres de leurs chefs que dominaient les clameurs de l’ennemi. Partout environnés de dangers, ils n’entrevoyaient aucune lueur d’espérance, aucun moyen d’échapper en combattant.

XXXV. Déjà un grand nombre d’entre eux étaient blessés, car ils n’avaient fait que pivoter à la même place[*](En effet, resserrés sur un espace étroit, il leur était difficite d’éviter les traits.)  ; enfin, serrant leurs rangs, ils battirent en retraite vers l’extrémité de l’île et le retranchement occupé par leurs gardes, dont ils étaient peu éloi- gnés. Quand les troupes légères les virent céder, leurs cris redoublèrent avec leur audace  ; elles chargèrent vivement, et tuèrent tous ceux des Lacédémoniens qu’elles enveloppèrent dans leur retraite. La plupart, cependant, échappèrent et gagnèrent le retranchement. Ils s’y établirent avec ceux qui le gardaient, de manière à défendre tous les points attaquables. Les Athéniens arrivèrent à leur suite  ; mais, ne pouvant tourner la position et l’investir, à cause de la difficulté des lieux, ils l’attaquèrent de front et tentèrent de l’enlever. La lutte fut longue : pendant la plus grande partie du jour on resta en présence, supportant de part et d’autre la fatigue du combat, la soif et le

v.1.p.379
soleil  ; ils s’épuisaient en efforts, ceux-ci pour déloger l’ennemi des hauteurs, ceux-là pour maintenir leur position. La défense était devenue plus facile aux Lacédémoniens, depuis qu’ils n’étaient plus enveloppés sur les flancs.

XXXVI. Cependant rien ne se décidait encore, lorsque le commandant(??) des Messéniens, s’approchant de Cléon et de Démosthènes, leur dit qu’ils s’épuisaient en vains efforts  ; que s’ils voulaient lui donner un certain nombre d’archers et de soldats légers, il prendrait l’ennemi à dos, en le tournant par un chemin qu’il saurait trouver, et qu’il espérait forcer le passage. Ayant obtenu ce qu’il demandait, il partit à la dérobée, de manière à n’être pas vu des ennemis, et s’avança en suivant toujours les escarpements, là où le passage était praticable. Comme les Lacédémoniens, comptant sur la force de la position, avaient négligé d’y placer des gardes, il parvint, grâce à de longs et pénibles circuits, à leur dérober sa marche, et se montra tout à coup sur leurs derrières, couronnant les hauteurs. Cette apparition inattendue frappa de stupeur les ennemis  ; elle redoubla l’ardeur des Athéniens, qui voyaient leur attente réalisée. De ce moment, les Lacédémoniens, attaqués de deux côtés, se trouvèrent, pour comparer les petites choses aux grandes, dans la même situation que les défenseurs des Thermopyles, lorsque les Perses les tournèrent par un sentier et les massacrèrent. Déjà ils ne tenaient plus : accablés de toutes parts, luttant en petit nombre contre un ennemi supérieur, exténués pat, la faim, ils cédaient le terrain : les Athéniens étaient maîtres du passage.

XXXVII. Cléon et Démosthènes virent que, pour

v.1.p.380
peu qu’ils cédassent encore, l’armée athénienne allait les exterminer. Désirant les emmener vivants à Athènes, ils firent cesser le combat, et retinrent leurs soldats afin de tenter si, à la voix d’un héraut, ils abaisseraient leur orgueil jusqu’à rendre les armes, et céderaient devant l’imminence du danger. Ils leur firent donc demander par un héraut s’ils voulaient livrer leurs armes, et se remettre eux-mêmes aux mains des Athéniens, qui prononceraient sur leur sort comme ils l’entendraient.

XXXVIII. A cet appel, la plupart déposèrent leurs boucliers et agitèrent les mains en l’air, pour montrer qu’ils accédaient à la proposition. On fit une suspension d’armes  ; des conférences s’ouvrirent entre Cléon et Démosthènes, d’une part, et de l’autre, Styphon, fils de Pharax, pour les Lacédémoniens. De ceux qui avaient commandé avant lui, le premier, Épitadas, avait été tué  ; celui qui avait été désigné pour lui succéder, Hippagrétas, vivait encore  ; mais il était étendu au milieu des morts, privé de sentiment. Styphon avait été choisi en troisième, suivant la loi, pour commander en cas d’événement. Il déclara, d’accord avec ceux qui l’accompagnaient, qu’il désirait envoyer sur le continent consulter les Lacédémoniens sur ce qu’il devait faire. Les Athéniens ne voulurent laisser aller aucun d’entre eux  ; ils mandèrent eux-mêmes des hérauts du continent  ; après deux ou trois messages, le dernier envoyé que les Lacédémoniens firent passer dans l’île apporta cette réponse : « Les Lacédémoniens vous engagent à délibérer vous-mêmes sur ce qui vous con cerne, et à ne rien faire de honteux. » Après s’être consultés, ils livrèrent leurs armes et se rendirent. On

v.1.p.381
les tint, le reste du jour et la nuit suivante, sous bonne garde. Le lendemain, les Athéniens élevèrent un trophée dans l’île, firent tous leurs préparatifs pour reprendre la mer, et partagèrent les prisonniers entre les triérarques pour les garder. Les Lacédémoniens envoyèrent un héraut, et obtinrent d’enlever leurs morts.

Voici le nombre des morts et des prisonniers faits dans l’ile : il y était passé en tout quatre cent vingt hoplites  ; sur ce nombre, deux cent quatre-vingtdouze furent emmenés prisonniers à Athènes  ; le reste avait été tué. Parmi ceux qui avaient survécu, on comptait environ cent vingt Spartiates. Les Athéniens perdirent peu de monde, parce qu’il n’y eut point d’engagement corps à corps.

XXXIX. La durée du blocus, à partir de l’engagement naval jusqu’au combat dans l’île, fut, en tout, de cinquante-deux jours. Sur ce temps, les Lacédémoniens reçurent des vivres durant environ vingt jours, pendant l’absence des députés chargés de négocier. Ils avaient vécu le reste du temps de ce qu’on importait furtivement  ; on trouva même dans l’île du blé et des provisions de bouche laissés en réserve  ; car Épitadas, qui commandait, ne faisait pas des distributions aussi larges qu’il l’aurait pu. Les armées d’Athènes et du Péloponnèse quittèrent Pylos, et chacun rentra dans son pays. Ainsi se trouva réalisée la promesse de Cléon, tout insensée qu’elle était  ; en vingt jours il amena les Lacédémoniens, comme il s’y était engagé.

XL. De tous les événements de celle guerre, ce fut celui qui trompa le plus les prévisions des Grecs. On pensait que ni la faim ni aucune extrémité ne pourraient

v.1.p.382
jamais forcer les Lacédémoniens à rendre les armes  ; mais qu’ils combattraient jusqu’à la mort sans les abandonner. On ne pouvait croire qde Ceux qui les avaient rendues ressemblassent à ceux qui étaient morts. Aussi un des alliés des Athéniens demandait-il un jour, par dérision, à l’un des prisonniers dè l’île, si ceux d’entre eux qui avaient perdu la vie étaient des braves. Celuici lui répondit qu’il faudrait faire grand cas de l’atractus[*](Bois avec lequel on faisait les flèches, espèce d’acanthe.) (il désignait ainsi la flèche), s’il savait distinguer les braves  ; faisant entendre par là que les pierres et les traits tuaient indistinctement.

XLI. A l’arrivée des prisonniers à Athènes, il fut décidé qu’on les garderait dans les fers jusqu’à conclusion d’un accord  ; et que, dans le cas où les Péloponnésiens feraient auparavant une invasion dans le pays, on les tirerait de prison pour lés égorger. Les Athéniens mirent garnison à Pylos. Les Messéniens de Naupacte y envoyèrent ceux des leurs sur lesquels ils pouvaient le mieux compter  ; car c’était à leurs yeux la patrie, Pylos étant sur le territoire de l’ancienne Messénie. Ils ravagèrent la Laconie, et y firent d’autant plus de mal qu’ils parlaient la même langue. Les Lacédémoniens, jusque-là, n’avaient pas connu le pillage et ce genre de guerre. Les Hilotes désertaient  ; ils craignaient que quelque nouvelle entreprise ne portât encore plus loin le trouble dans leur pays, et supportaient impatiemment cet état de choses. Aussi, tout en désirant cacher leurs inquiétudes aux Athéniens, leur envoyèrent-ils des députés pour tâcher d’obtenir la remise de Pylos et des guerriers. Mais les Athéniens portaient plus haut

v.1.p.383
leurs prétentions  ; ils reçurent plusieurs députations, qu’ils renvoyèrent comme elles étaient venues. Tels furent les événements de Pylos.