History of the Peloponnesian War

Thucydides

Thucydides. Histoire de la Guerre du Péloponnése, Vol. 1-2. Zévort, Marie Charles, translator. Paris: Charpentier, 1852.

L’été suivant[*](426 avant notre ère  ; septième année de la guerre.), vers le temps où le blé commence à monter, dix vaisseaux de Syracuse et autant de Locres firent voile pour Messène de Sicile, sur l’invitation dos habitants eux-mêmes. Ils l’occupèrent, et Messène se détacha des Athéniens. Ce qui détermina surtout les Syracusains à cette entreprise, fut la considération que cette place est une des clefs de la Sicile, et la crainte que les Athéniens ne la prissent un jour pour base, afin de les attaquer avec des forces supérieures. Les Locriens, de leur côté, étaient poussés par leur haine contre Rhégium qu’ils voulaient attaquer par terre et par mer. Aussi envahirent-ils en même temps, avec toute leur armée, le territoire des Rhégiens, afin de les empêcher de secourir Messène  ; ils y étaient d’ailleurs excités par les bannis de Rhégium qu’ils avaient auprès deux  ; car cette ville, en proie depuis longtemps aux séditions, était alors dans l’impossibilité de repousser les Locriens  ; et ceux-ci n’en étaient que plus ardents à l’attaquer. Leur armée de terre, après avoir ravagé le pays, s’en retourna  ; la flotte resta à garder Messène. D’autres vaisseaux qu’ils

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équipèrent devaient venir y stationner également et en faire le centre de leurs opérations.

II. Vers la même époque du printemps, avant la maturité des blés, les Péloponnésiens et leurs alliés envahirent l’Attique, sous le commandement d’Agis, fils d’Archidamus, roi des Lacédémoniens. Ils y campèrent, et ravagèrent le pays.

Les Athéniens, de leur côté, envoyèrent en Sicile les quarante vaisseaux qu’ils avaient préparés, avec les deux généraux restés en arrière, Eurymédon et Sophocle  ; Pythodore, le troisième, les avait précédés en Sicile. Ils avaient ordre de protéger, en passant devant Corcyre, les habitants de la ville contre les brigandages de la faction réfugiée sur la montagne. Les Péloponnésiens avaient aussi envoyé sur le même point soixante vaisseaux au secours des Corcyréens de la montagne  ; et, comme la famine se faisait grandement sentir dans la ville, ils espéraient y établir aisément leur autorité.

Démostbènes, simple particulier depuis son retour de l’Acarnanie, avait été autorisé, sur sa demande, à disposer, s’il le voulait, de la flotte athénienne, pendant la traversée en vue du Péloponnèse.

III. Les Athéniens naviguaient sur les côtes de la Laconie, lorsqu’ils apprirent que les vaisseaux péloponnésiens étaient déjà à Corcyre. Eurymédon et Sophocle avaient hâte de s’y rendre  ; mais Démosthènes voulait qu’on abordât d’abord à Pylos[*](Malgré la précision des détails que donne Thucydide, sur Pylos et Sphactérie, des doutes nombreux se sont élevés sur la position de l’ile et de la ville. L’ile de Sphagie, aujourd’hui Prodrona, à laquelle parait s’appliquer la description de notre historien, est plus éloignée des côtes que ne paraît l’avoir été originairement Sphactérie. Les deux passes ont une largeur considérable  ; le port est fort étendu. Cependant il ne nous paraît pas possible d’élever à cet égard une contestation sérieuse : la disposition des passes est conforme au récit de Thucydide. En supposant qu’il ne se soit pas trompé sur leur étendue, elles peuvent avoir été alors rétrécies par des ensablements. On trouve à Prodona la fontaine qui était au centre de Sphactérie  ; la disposition des côtes est la même  ; enfin aucun autre point sur cette plage ne satisfait aussi exactement à la description de Thucydide. — Pylos est aujourd’hui Zouchio, ou vieux Navarin.) pour y faire

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les travaux nécessaires, et reprendre ensuite la mer. Comme les deux généraux repoussaient cet avis, une tempête survint qui poussa la flotte droit à Pylos. Démosthènes demanda alors qu’on établît immédiatement sur ce point une enceinte fortifiée. C’était dans ce but, disait-il, qu’il avait pris part à l’expédition  ; il fit voir qu’il y avait en abondance du bois et des pierres, que le lieu était fortifié par la nature et désert ainsi que les environs, à une grande distance. Car Pylos, éloignée de Sparte de quatre cents stades, est située dans la contrée qui fut autrefois la Messénie et que les Lacédémoniens appellent Coryphasium. On lui répondit qu’il ne manquait pas, dans le Péloponnèse, de promontoires déserts, dont il pouvait s’emparer s’il voulait constituer la république en dépenses. Démos- thènes pensait, au contraire, que cet emplacement présentait des avantages tout particuliers. Outre qu’il s’y trouvait un port, les Messéniens, en communauté d’origine avec les anciens habitants et parlant la même langue que les Lacédémoniens, pourraient de là faire beaucoup de mal à l’ennemi, en même temps qu’ils seraient de fidèles gardiens de la place.

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IV. N’ayant pu persuader ni les généraux ni les soldais, quoiqu’il eût ensuite communiqué son dessein aux taxiarques[*](Les taxiarques étaient les officiers inférieurs de l’armée. Ils ne doivent pas être confondus avec d’autres taxiarques, magistrats élus tous les ans, au nombre de dix, un dans chaque tribu, pour commander l’infanterie, quand le peuple en masse faisait une expédition.) eux-mêmes, il resta tranquille. Mais, comme la mer n’était pas navigable, les soldats inoccupés conçurent d’eux-mêmes la pensée d’élever une enceinte et de fortifier la place. Ils mirent la main à l’oeuvre et, faute d’outils pour tailler les pierres, ils les choisissaient et plaçaient chacune d’elles là où elle pouvait s’adapter[*](C’était, sauf l’importance, quelque chose d’analogue aux murailles cyclopéennes.). S’ils avaient besoin de mortier, à défaut d’auges ils le portaient sur leur dos, en se courbant, pour le maintenir autant que possible, et en croisant les mains derrière le dos, pour l’empêcher de tomber. Ils s’empressaient et mettaient tout en oeuvre pour prévenir les Lacédémoniens, et fortifier les points les plus accessibles avant d’être attaqués par eux. Du reste, la plus grande partie de la position se trouvait naturellement fortifiée et n’avait pas besoin de murailles.

V. Les Lacédémoniens étaient alors à célébrer une fête. Quand ils apprirent cette nouvelle, ils s’en inquiétèrent peu, persuadés que l’ennemi ne tiendrait pas à leur approche, ou que, du moins, ils emporteraient aisément la place de vive force. Ils étaient d’ail- leurs retenus par cette considération que leur armée n’était pas encore de retour de l’Attique.

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Les Athéniens, après avoir fortifié en six jours[*](Diodore (xii, 61) dit, au contraire, vingt jours.) le côté du continent et les autres parties de la place qui en avaient le plus besoin, laissèrent Démosthènes avec cinq vaisseaux pour la garder, et se hâtèrent de faire voile avec le reste de la flotte pour Corcyre et la Sicile.

VI. Dès que les Péloponnésiens qui étaient dans l’Attique apprirent l’occupation de Pylos, ils s’empressèrent de rentrer chez eux : les Lacédémoniens et Agis, leur roi, pensaient que l’affaire de Pylos les intéressait particulièrement  ; d’ailleurs, comme leur invasion avait eu lieu de bonne heure, pendant que le blé était encore vert, ils manquaient généralement de vivres  ; enfin, il était survenu des froids extraordinaires pour la saison, et l’armée en avait beaucoup souf- fert. Une foule de causes contribuèrent donc à accélérer leur retour et à abréger la durée de cette incursion  ; car ils ne restèrent que quinze jours dans l’Attique.

VII. Vers le même temps, Simonide, général athénien, s’empara par trahison d’Éion[*](Cette ville doit différer d’Eion, à l’embouchure du Strymon, que les Athéniens n’avaient pas cessé d’occuper. Mende était située au sud de la presqu’île de Pallène.) en Thrace, colol’île des Mendéens, ennemie d’Athènes. Il avait rassemblé à cet effet quelques Athéniens des garnisons et une foule d’alliés du pays  ; mais, attaqué par les Chalcidiens et les Bottiéens venus en hâte au secours de la place, il fut chassé et perdit un grand nombre de soldats.

VIII. Dès que l’armée péloponnésicnne fut rentrée de

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l’Attique, les habitants de Sparte[*](Les Spartiates sont les habitants mêmes de la ville, distincts du reste des Lacédémoniens, auxquels ils n’accordèrent jamais le droit de cité.) et les Lacédémoniens du voisinage[*](Les périoeces, c’est-à-dire ceux qui entourent la ville. Ils ne jouissaient pas non plus de tous les privilèges des citoyens.) se portèrent en toute hâte contre Pylos. Le reste, arrivant à peine d’une autre expédition, ne marcha que plus tard. Ils firent publier dans le Péloponnèse qu’on eût à diriger, sans aucun retard, des secours sur Pylos, et mandèrent les soixante vaisseaux qu’ils avaient à Corcyre. Cette flotte, transportée par-dessus l’isthme de Leucade, parvint à Pylos sans être aperçue par les vaisseaux athéniens stationnés à Zacynthe[*](Ces vaisseaux doivent être ceux d’Eurymédon et de Sophocle qui se rendaient en Sicile.). Déjà l’armée de terre était arrivée de son côté. Mais pendant que les Péloponnésiens étaient encore en mer, Démosthènes avait eu le temps d’envoyer secrètement deux vaisseaux à Zacynthe, pour annoncer à Eurymédon et à la flotte athénienne lé danger qui menaçait la place, et réclamer leur secours. Sur cet avis de Démosthènes, la flotte partit précipitamment.

Les Lacédémoniens se préparaient à attaquer Pylos par terre et par mer : ils comptaient l’emporter aisément  ; car les ouvrages avaient été élevés à la hâte, et la garnison était peu nombreuse. Cependant, s’attendant à voir la flotte athénienne de Zacynthe arriver au secours, ils projetèrent, s’ils ne s’emparaient pas de la forteresse auparavant, de boucher les passes du port pour empêcher les Athéniens d’y aborder. En effet, l’ile nommée Sphactérie, qui s’étend devant le port à

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une petite distance, lui sert d’abri et ne laisse, pour y pénétrer, que deux étroits passages : l’un, en face de Pylos et des ouvrages athéniens, ne peut recevoir que deux vaisseaux de front[*]( Cette passe a une largeur de cent cinquante pieds anglais, et l’autre de quatorze cents.)  ; le second, à l’autre extrémité de l’île, huit ou neuf. Cette île, alors inhabitée, était entièrement couverte de bois et sans chemins battus. Son étendue est d’environ quinze stades. Les Lacédémoniens avaient résolu de fermer étroitement les passes en y plaçant des vaisseaux, la proue en avant. Quant à l’île, craignant que l’ennemi ne s’en fît un point d’appui pour les attaquer, ils y firent passer des hoplites  ; d’autres furent placés sur le continent, afin que les Athéniens, trouvant partout l’ennemi devant eux, et dans l’île et sur le continent, ne pussent aborder. Car la côte de Pylos n’étant abordable par mer sur aucun autre point que le port lui-mème, les Athéniens ne devaient avoir aucun moyen de venir au se- cours des leurs. Dès lors les Lacédémoniens s’empareraient vraisemblablement de la place sans combat naval, sans aucun danger, d’autant mieux que les vivres manquaient et que l’occupation avait eu lieu sans moyens de défense suffisants. Sur ces conjectures, ils firent passer dans l’île des hoplites tirés au sort dans toutes les cohortes. D’abord on les relevait à tour de rôle. Les derniers qui y furent envoyés et qui y restèrent étaient au nombre de quatre cent vingt, indépendamment des Hilotes à leur service. Épitadas, fils de Mélobrus, les commandait.

IX. Démosthènes, voyant les Lacédémoniens sur le

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point d’attaquer à la fois par mer et par terre, fît, de son côté, des dispositions : il fit amener sous le rempart et palissader ce qui lui restait des galères laissées à sa disposition[*](Sur cinq, il en avait envoyé deux à Zacynthe.)  ; il arma les matelots de mauvais boucliers, la plupart d’osier  ; car, dans ce lieu désert, il était impossible de se procurer des armes. Celles-là mêmes avaient été tirées d’un vaisseau corsaire à trente rames et d’un bâtiment léger, tous deux messéniens[*](C’étaient probablement des Messéniens de Naupacte, alliés des Athéniens.), qui avaient par hasard abordé sur cette côte. Ces Messéniens lui avaient aussi fourni quarante ho- plites environ, qu’il employa avec les autres. Il plaça la plus grande partie de ses soldats, armés ou non, sur le point le mieux fortifié et le plus sûr, du côté du continent, leur recommandant de repousser l’infanterie, si elle attaquait. Lui-même, avec soixante hoplites et quelques archers, qui formaient l’élite de sa troupe, sortit de l’enceinte fortifiée et se dirigea vers la mer, du côté où il lui paraissait probable que les Lacédémoniens tenteraient la descente. C’était une côte battue par la haute mer, d’un accès difficile et hérissée de rochers  ; mais il pensait que l’extrême faiblesse de la muraille de ce côté les déciderait à y faire une tentative. Car les Athéniens avaient négligé de fortifier ce point, dans la pensée qu’ils auraient toujours la supériorité sur mer  ; maintenant ils sentaient que, si l’ennemi opérait une descente de vive force, la place serait facilement emportée. Démosthènes s’y rendit donc  ; il rangea ses hoplites sur le bord de la mer afin
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d’empêcher la descente, s’il était possible, et les exhorta en ces termes :

X. « Guerriers, qui avez voulu partager avec moi le péril actuel, que personne de vous, dans une telle extrémité, ne songe à faire preuve de pénétration en calculant toute l’étendue du danger qui nous environne  ; mais plutôt que chacun, sans regarder autour de lui, se précipite avec bon espoir au devant de l’ennemi et par là obtienne la victoire. Au point où nous en sommes, dans une telle extrémité, il ne s’agit plus de réfléchir, mais de courir au plus vite au danger. Quant à moi, je vois que la plupart des chances sont de notre côté, si nous voulons tenir ferme, ne pas nous effrayer de leur nombre, et ne point trahir nos avantages : nous avons pour nous l’accès difficile de cette côte  ; c’est un allié qui combattra avec nous, si nous restons inébranlables. Mais si nous cédons, quelque inabordable qu’elle soit, elle livrera un passage facile quand personne ne la défendra plus  ; et alors la lutte sera plus opiniâtre  ; parce que l’ennemi, même repoussé par nous, ne pourra que difficilement opérer sa retraite. Tant qu’il sera sur ses vaisseaux, vous le repousserez aisément  ; mais une fois débarqué, les chances sont égales.

« La multitude de vos ennemis ne doit pas non plus vous trop effrayer  ; car, quelque nombreux qu’ils soient, ils ne donneront que partiellement, grâce à la difficulté de l’abordage  ; il ne s’agit pas ici d’une armée de terre, placée d’ailleurs dans des conditions égales et supérieure en nombre  ; c’est du haut de leurs vaisseaux qu’ils combattent, et, en mer, il faut aux navires le concours de bien des circonstances. Je pense donc que leurs désavantages compenseront notre faiblesse

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numérique. D’ailleurs, vous êtes Athéniens  ; vous savez par expérience que, dans un débarquement, si on résiste, si on tient ferme, sans se laisser effrayer par le bruit des vagues et l’approche impétueuse des vaisseaux, on ne saurait être forcé. Soyez donc inébranlables, je vous en conjure, combattez sur ces rochers mêmes, et sauvez tout à la fois vous-mêmes et la place. »

XI. Ces exhortations de Démosthènes exaltèrent encore le courage des Athéniens  ; ils descendirent au bord de la mer et s’y rangèrent en bataille. Les Lacédémoniens s’avancèrent alors, et attaquèrent en même temps la place par terre et par mer. Leur flotte, forte de qua- rante-trois voiles, était commandée par le Spartiate Thrasymélidas, fils de Cratésiclès. Il donna à l’endroit même qu’avait prévu Démosthènes. Les Athéniens firent face des deux côtés, vers la terre et vers la mer. Les vaisseaux lacédémoniens, disposés par petites divisions, parce que l’abordage n’était pas possible pour un plus grand nombre, venaient tour à tour se relever à l’attaque. De toutes parts on rivalisait d’ardeur et on s’excitait mutuellement à forcer les Athéniens et à enlever les retranchements  ; mais celui qui montra le plus brillant courage fut Brasidas, qui commandait une trirème : voyant que, par suite de la difficulté des lieux, les triérarques et les pilotes hésitaient à abor- der, même là où il paraissait possible de le faire, dans la crainte de briser leurs vaisseaux, il leur crie qu’il ne convient pas, pour ménager du bois, de laisser l’ennemi se fortifier dans leur pays  ; « que les Lacédémoniens, dit-il, abordent de vive force en brisant leurs vaisseaux  ; que les alliés n’hésitent pas, en retour de tant de bienfaits, à sacrifier leurs navires aux

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Lacédémoniens dans cette circonstance  ; qu’on s’échoue, qu’on débarque par tous les moyens, et qu’on s’empare des hommes et de la place. »

XII. Après avoir excité les autres par ces paroles, il force son pilote à s’échouer et court à l’échelle. Mais au moment même où ils s’efforce de descendre, il est frappé par les Athéniens, criblé de blessures, et s’affaisse privé de sentiment. En tombant à l’extrémité de la proue, il laissa échapper son bouclier qui coula dans la mer et fut porté à la côte  ; les Athéniens le recueillirent et le firent ensuite figurer dans le trophée qu’ils élevèrent à l’occasion de cette attaque. Les autres, malgré leurs efforts, ne purent non plus débarquer, arrêtés par l’escarpement de la côte et la résistance des Athéniens qui ne reculèrent pas un instant. Par une étrange interversion des rôles, c’était sur terre, et sur une terre lacédémonienne, que les Athéniens repoussaient les Spartiates attaquant par mer  ; et ceux-ci venaient avec leurs vaisseaux tenter sur leur propre territoire, devenu pays ennemi, une descente contre les Athéniens. Car les Lacédémoniens étaient surtout renommés, à cette époque, comme peuple continental, pour l’excellence de leurs armées de terre, et les Athéniens, comme nation maritime, pour la supériorité de leurs flottes.

XIII. Après avoir continué les attaques pendant tout ce jour et une partie du lendemain, les Lacédémoniens y renoncèrent. Le surlendemain ils envoyèrent quelques vaisseaux à Asiné[*](A l’extrémité de la Messénie, près du promontoire Acritas, aujourd’hui Capo-Gallo.) chercher du bois pour des

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machines  ; ils espéraient, avec leur secours, enlever la muraille du côté du port. C’était, il est vrai, dans cette partie qu’elle avait le plus de hauteur  ; mais l’atterrage était plus facile sur ce point. Sur ces entrefaites la flotte athénienne arriva de Zacynthe au nombre de quarante voiles  ; car il s’y était joint quelques-uns des stationnaires de Naupacte et quatre bâtiments de Chio. Quand ils virent le continent et l’île couverts d’hoplites, et, dans le port, des vaisseaux qui ne faisaient aucun mouvement pour sortir, ils ne surent où prendre terre, et gagnèrent Proté, île déserte, à peu de distance. Ils y passèrent la nuit  ; le lendemain ils mirent à la voile, décidés à accepter le combat si l’ennemi venait à leur rencontre en haute mer, sinon à entrer eux-mêmes dans le port. Les Lacédémoniens ne sortirent pas contre eux  ; ils n’avaient même pas fermé les passes comme ils se l’étaient proposé  ; ils étaient tranquillement à terre occupés à embarquer leurs troupes, et sê préparaient, en cas d’attaque, à combattre dans le port[*](Afin d’étre secondés par leur armée de terre.) qui est assez vaste[*](C’est le plus vaste de la Grèce.).

XIV. Les Athéniens, pénétrant leurs intentions, fondirent sur eux par les deux passes. Déjà la plupart des vaisseaux étaient éloignés du rivage, la proue en avant  ; ils les mirent en fuite, les atteignirent aisément dans un espace resserré, en maltraitèrent un grand nombre et en prirent cinq, dont un avec tout son équipage. Ils se précipitèrent sur ceux qui s’étaient réfugiés à la côte  ; quelques-uns furent brisés avant d’avoir démarré, et pendant que les troupes y montaient encore.

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Plusieurs étaient vides et abandonnés par leurs équi- pages en fuite  ; ils les attachèrent, et se mirent à les remorquer. A cette vue, les Lacédémonicns, désespérés d’un désastre qui emprisonnait leurs guerriers dans l’île, accoururent au secours : ils entraient tout armés dans la mer, saisissaient les vaisseaux et les tiraient de leur côté  ; chacun croyait que les choses iraient mal là où il n’était pas de sa personne. C’était, autour des vaisseaux, un affreux tumulte, au milieu duquel les deux nations échangeaient leur manière de combattre. Car les Lacédémoniens, emportés par leur ardeur et leur désespoir, ne faisaient pas autre chose en quelque sorte que donner sur terre un combat naval, tandis que les Athéniens, victorieux et jaloux de pousser aussi loin que possible leurs avantages, livraient du haut de leurs vaisseaux un combat de terre. Enfin, après s’être fait bien du mal et porté bien des coups de part et d’autre, on se sépara. Les Lacédémoniens sauvèrent leurs vaisseaux vides, à l’exception des premiers qui avaient été pris, et chacun se relira dans son camp. Les Athéniens dressèrent un trophée, rendirent les morts, et restèrent maîtres des débris des navires. Ils établirent aussitôt une croisière autour de l’île et firent bonne garde pour s’assurer des guerriers qui y étaient enfermés. Les Péloponnésiens, accourus de toutes parts pour l’attaque et campés sur le continent, restèrent sur la plage, en vue de Pylos.

XV. Quand les événements de Pylos furent connus à Sparte, on décida, comme dans les grandes calamités, que les magistrats descendraient au camp, qu’ils verraient les choses par eux-mêmes et aviseraient in- continent. Ceux-ci reconnurent l’impossibilité de

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secourir les guerriers  ; mais ne voulant ni les exposer aux conséquences de la famine, ni les laisser écraser par un ennemi supérieur, ils jugèrent à propos de faire, avec les généraux athéniens, si ceux-ci y consentaient, un armistice au sujet de Pylos, d’envoyer ensuite à Athènes des ambassadeurs pour ménager un accord, et de tâcher d’obtenir au plus tôt la remise de leurs guerriers.

Ces ouvertures ayant été accueillies par les généraux, on convint des articles suivants : les Lacédémoniens livreraient aux Athéniens et conduiraient à Pylos les bâtiments sur lesquels ils avaient combattu, ainsi que tous les vaisseaux longs qui se trouvaient en Laconie  ; ils ne porteraient les armes contre la place ni par terre ni par mer. Les Athéniens, de leur côté, permettraient aux Lacédémoniens du continent d’envoyer aux guerriers de l’île une quantité déterminée de blé tout moulu, savoir, deux chénices attiques de farine par homme[*](Et par jour. Dans les repas publics les Spartiates recevaient chacun, deux chénices de farine  ; on ne donnait pas moins d’un chénice pour les esclaves. On peut d’après cela conjecturer lu dimension du chénice.), deux cotyles de vin[*](Le cotyle était le quart du chénice.) et de la viande  ; moitié en sus pour chaque valet. Ces envois seraient surveillés par les Athéniens, et aucun bâtiment ne passerait furtivement dans l’île. Les Athéniens continueraient à garder l’île, mais sans pouvoir y descendre  ; ils ne porteraient les armes contre l’armée peloponnésienne ni sur terre ni sur mer. A la moindre infraction, de part ou d’autre, et de quelque nature qu’elle fùt, le traité était déclaré rompu. Il devait

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durer jusqu’au retour des ambassadeurs lacédémoniens envoyés à Athènes. Les Athéniens s’engageaient à les y conduire et à les ramener sur une trirème  ; à leur retour la trêve cessait, et les Athéniens rendaient les vaisseaux dans l’étal où ils les avaient reçus. L’armistice fut conclu sur ces bases : les vaisseaux furent livrés, au nombre de soixante environ, et les députés partirent. Arrivés à Athènes, ils parlèrent ainsi[*](Aristophane, dans les Chevaliers (v. 794), appelle Archeptolémus le chef de l’ambassade. II gourmande Cléon d’avoir fait rejeter les conditions équitables qu’il proposait.) :

XVII. « Athéniens, les Lacédémoniens nous ont envoyés, à l’occasion des guerriers del’île, pour traiter avec vous et vous faire agréer des propositions qui soient tout à la fois utiles pour vous et honorables pour nous-mêmes, autant du moins que le comportent nos infortunes présentes. Ce ne sera pas manquer à nos principes que de parler, en cette circonstance, un peu plus longuement que de coutume : car il est dans nos usages de parler peu, quand peu de paroles suffisent, et de nous étendre davantage, lorsque cela est nécessaire, dans les occasions où nous avons quelque vérité essentielle à faire entendre. N’accueillez pas ces paroles en ennemis  ; considérez-les, non comme une leçon que nous prétendrions donner à l’inexpérience, mais comme un simple appel à de sages résolutions, adressé à des hommes auxquels nous n’avons rien à apprendre.

« Vous pouvez faire un bon emploi de votre bonne fortune présente, en gardant ce qui est en votre possession, et en y ajoutant l’honneur et la gloire. Mais gardez-vous d’agir comme ces hommes que quelque

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événement heureux a surpris inopinément : ils ne cessent de porter plus loin leurs espérances, précisément parce que même le bonheur actuel a été pour eux une surprise. Mais ceux qui, bien des fois, ont éprouvé les alternatives de la bonne et de la mauvaise fortune, doivent naturellement aussi être plus portés à se défier de la prospérité. Ces sentiments de défiance, l’expérience doit les avoir inspirés à votre nation, mais surtout à nous  !

XVIII. « Voyez plutôt, et considérez nos malheurs actuels. Nous dont la réputation n’avait pas d’égale parmi les Grecs, nous venons vers vous solliciter nousmêmes ce que jusqu’ici nous nous croyions plus que personne en mesure d’accorder aux autres. Et cependant nos désastres ne tiennent ni à l’affaiblissement de nos forces, ni à l’insolence qu’inspire l’accroissement de la puissance : notre puissance était ce qu’elle fut toujours lorsque toutes nos prévisions ont été déçues  ; et il n’est personne à qui le même malheur ne puisse arriver. Il ne faut donc pas que la prospérité présente de votre république et vos récents succès vous fassent croire que la fortune sera toujours avec vous. Les vrais sages sont ceux qui mettent en sûreté des biens dont ils connaissent l’instabilité  ; ce sont aussi ceux qui savent le mieux tirer parti des revers de la guerre. Ils ne croient pas qu’on puisse prolonger les hostilités suivant son caprice, et prennent bien plutôt conseil des événements. Aussi, moins exposés que personne aux revers, parce qu’ils ne se laissent pas emporter par la confiance qu’inspire le succès, ils ne sont jamais plus disposés à mettre fin aux hostilités qu’au milieu de la prospérité.

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« Voici pour vous, Athéniens, le moment opportun de tenir avec nous cette conduite : si, comme cela est très possible, il vous survenait plus tard quelque revers pour avoir négligé nos avis, on pourrait croire que c’est à la fortune seule que vous avez dû même vos succès actuels  ; tandis que vous pouvez, sans courir aucun danger, léguer à la postérité une haute idée de votre puissance et de votre sagesse.

XIX. « Les Lacédémoniens vous convient à traiter et à mettre fin à la guerre  ; ils vous offrent la paix, leur alliance, une amitié sans bornes, une réciproque intimité  ; ils réclament en retour les guerriers enfermés dans l’île. Ils pensent que, pour les deux partis, il vaut mieux ne pas s’exposer à l’alternative de les voir ou s’échapper de vive force s’il se présente une occasion favorable, ou tomber dans une plus dure servitude s’ils sont réduits par un siège. Nous croyons aussi que le meilleur moyen de terminer d’une manière durable les grandes inimitiés n’est pas que l’un des deux partis, après une lutte opiniâtre, profite de ses avantages pour enserrer l’autre dans des serments forcés, et pour lui imposer des lois au nom de sa supériorité  ; le mieux est que, tout en ayant le pouvoir d’en agir ainsi, il se mette, par sa modération et sa générosité, au-dessus de ces prétentions, et trompe l’attente de son adversaire en lui accordant des conditions modérées. Car l’adversaire, obligé dès lors non plus à se venger comme s’il eût été contraint, mais à payer de retour un acte de générosité, est, par pudeur, plus disposé à respecter les conventions. Mais c’est surtout envers ses plus grands ennemis qu’on doit tenir cette conduite, bien plus encore qu’envers ceux avec lesquels on n’avait que des

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démêlés sans importance. A ceux qui cèdent sans y être forcés, il est naturel de céder soi-même avec plaisir  ; au contraire on se hasarde, même au delà de ce qu’on projetait, contre un adversaire trop insolent.

XX. « L’occasion est plus que jamais favorable pour une réconciliation mutuelle, avant qu’il vienne s’interposer entre nous un irrémédiable malheur[*](Le massacre des guerriers de Sphactérie.), qui soulèverait nécessairement contre vous la haine de tous et de chacun de nous[*](Chacun aurait en effet à venger un parent ou un ami, si les soldats de Sphactérie étaient égorgés.) et vous priverait des avantages que nous vous offrons spontanément. Réconcilions-nous donc pendant que le sort des armes est encore indécis, vous, avec la gloire et notre amitié en partage  ; nous, avant la honte et sous le coup de revers encore sans gravité  ; échangeons la guerre pour la paix, et donnons au reste des Grecs le repos après tant de souffrances. C’est à vous surtout qu’ils croiront devoir ces biens. Ils supportent les maux de la guerre sans trop savoir qui l’a commencée  ; mais si elle vient à cesser, ce qui dépend surtout de vous, c’est à vous qu’ils en auront la reconnaissance. Vous pouvez vous assurer d’une manière durable l’amitié des Lacédémoniens  ; eux-mêmes vous y sollicitent, et cela par bienveillance bien plus que par nécessité. Considérez d’ailleurs tous les avantages qui doivent résulter de celle union : lorsqu’il y aura entre nous accord de volontés, sachez que, plus forts que tous les autres peuples de la Grèce ensemble, nous obtiendrons de leur part une entière déférence. »

XXI. Ainsi parlèrent les Lacédémoniens  ; ils

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pensaient que les Athéniens, disposés précédemment à un accommodement qui n’avait échoué que par l’opposition de Lacédémone, accepteraient volontiers la paix qu’on leur oftrait maintenant, et rendraient les guerriers. Mais ceux-ci, persuadés qu’avec les guerriers de l’île en leur pouvoir ils trouveraient toujours, quand ils le voudraient, les Lacédémoniens disposés à la paix, portaient plus haut leurs prétentions[*](Aristophane dit, dans la Paix, v. 666, qu’on alla trois fois aux voix dans l’assemblée du peuple sur la proposition des Lacé- démoniens.). Ils y ôtaient surtout excités par Cléon, fils de Cléenète, démagogue puissant à cette époque, et qui avait une grande autorité sur la multitude. Il leur persuada de répondre que les guerriers de l’île devaient d’abord être livrés avec leurs armes, et amenés à Athènes  ; qu’après leur arrivée, les Lacédémoniens rendraient Nisée, Pèges, Trézène et l’Achaïe, qui se trouvaient entre leurs mains non par droit de conquête, mais en vertu du dernier traité auquel des malheurs et le besoin de la paix avaient forcé alors les Athéniens de souscrire  ; qu’à ces conditions on leur rendrait les prisonniers, et qu’on ferait une trêve dont la durée serait réglée d’un commun accord.