History of the Peloponnesian War

Thucydides

Thucydides. Histoire de la Guerre du Péloponnése, Vol. 1-2. Zévort, Marie Charles, translator. Paris: Charpentier, 1852.

LXI. « Nous n’aurions pas demandé la parole si les Platéens avaient eux-mêmes répondu brièvement à la question  ; s’ils ne s’étaient retournés contre nous pour nous accuser  ; si, enfin, ils n’étaient sortis du sujet pour faire, à propos d’eux-mêmes, et sur des faits qui n’étaient pas en cause, une longue apologie et un éloge

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pompeux de ce que personne ne blâmait. Il nous faut maintenant répondre à leurs accusations et réfuter les louanges qu’ils se donnent, afin qu’ils ne tirent avantage ni de nos fautes, ni de leur gloire, et que vous ne prononciez qu’après avoir entendu la vérité sur les uns et les autres.

« Voici quelle fut la cause première de nos divisions avec eux : c’est riousqui, après avoir occupé le reste de la Béotie, avions colonisé Platée, ainsi que quelques autres places où nous nous étions établis en chassant une population mêlée qui les occupait. Mais les Platéens refusèrent, contrairement aux conventions primitives, de reconnaître notre suprématie  ; s’isolant du reste des Béotiens, ils ont violé les lois de nos pères  ; quand nous avons voulu les contraindre à les observer, ils se sont alliés aux Athéniens, et, avec eux, ils nous ont fait bien des maux, que nous leur avons rendus.

LXII. « Ils prétendent que, lors de l’invasion des barbares en Grèce, seuls des Béotiens ils n’ont pas pris parti pour les Mèdes  ; c’est à ce titre surtout qu’ils s’exaltent eux-mêmes et nous décrient. Nous prétendons, nous, que s’ils n’embrassèrent pas le parti des Mèdes, c’est que les Athéniens ne voulurent pas les suivre, et que, le jour où les Athéniens, dans la même pensée de domination, attaquèrent les Grecs, eux seuls parmi les Béotiens ont pris parti pour Athènes. Considérez cependant dans quelles circonstances nous avons, les uns et les autres, tenu cette conduite  : notre ville n’était alors gouvernée ni par une oligarchie qui respectât l’égalité devant là loi, ni par l’autorité du peuple  ; elle subissait ce qu’il y a de plus contraire au règne de la loi et à une sage administration, ce qui se rapproche le plus de la

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tyrannie : un petit nombre de citoyens disposaient seuls de toutes choses. Ce sont eux qui, dans l’espoir d’accroître encore leur propre puissance, si le Mède avait l’avantage, continrent le peuple par la force et donnèrent entrée aux barbares. Ainsi la nation, prise dans son ensemble, n’était pas maîtresse d’elle-même quand elle tint cette conduite  ; il n’est donc pas juste de lui imputer une faute commise lorsqu’elle n’était point sous l’empire des lois. Ce qu’il faut consi- dérer, c’est notre attitude après le départ du Mède et le rétablissement des lois. Lorsque, plus tard, les Athéniens attaquèrent la Grèce et tentèrent en particulier de soumettre notre pays  ; lorsque déjà, grâce aux séditions, ils en occupaient la plus grande partie, nous les avons combattus à Coronée : vainqueurs, nous avons affranchi la Béotie. Maintenant, nous coopérons activement à l’affranchissement général en fournissant de la cavalerie et des secours de toute sorte, dans une plus forte proportion qu’aucun autre des alliés. Voilà notre réponse à l’accusation de Médisme.

LXIII. « C’est bien plutôt vous qui avez trahi les Grecs, et mérité tous les châtiments, nous allons tâcher de le démontrer : c’est, dites-vous, pour vous venger de nous, que vous êtes devenus alliés et citoyens d’Athènes. Mais alors il fallait vous borner à appeler les Athéniens contre nous, et ne pas marcher avec eux contre les autres Grecs  ; vous le pouviez, quand bien même ils eussent voulu vous contraindre, puisque vous aviez antérieurement contracté avec les Lacédémoniens, contre les Mèdes, une alliance dont vous vous réclamez sans cesse. Cette alliance suffisait du moins pour arrêter notre marche contre vous, et, ce qui est d’un

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grand poids, pour vous permettre de délibérer sans crainte. Mais vous avez choisi volontairement, et avant d’y être forcés, le parti des Athéniens. Et vous prétendez qu’il eût été honteux de trahir vos bienfaiteurs  ! Il était bien plus honteux et plus injuste de vous montrer traîtres à tous les Grecs, à qui vous liaient vos ser- ments, qu’aux Athéniens seuls. Ceux-ci travaillent à l’asservissement de la Grèce, ceux-là à son affranchissement. Et d’ailleurs votre reconnaissance a été au delà du service reçu  ; elle vous a couverts de honte : car c’est pour repousser l’oppression, dites-vous, que vous les avez appelés à votre secours, et c’est pour opprimer les autres que vous vous êtes faits leurs complices. Cependant il y a moins de honte encore à ne pas témoigner une reconnaissance égale au service, qu’à consentir à l’injustice pour satisfaire à une obligation légitime.

LXIV. « Vous avez prouvé clairement que, si vous seuls ne vous êtes pas ralliés au parti des Mèdes, ce n’était point dans l’intérêt des Grecs, mais parce que les Athéniens ne s’y étaient pas rangés. Vous avez voulu les imiter et faire le contraire des autres. Et vous prétendez ici tirer avantage du bien que vous avez fait pour leur complaire  ! Cela n’est pas juste : puisque vous avez préféré les Athéniens, partagez avec eux les chances de la guerre, et ne mettez pas en avant l’alliance d’autrefois, comme si elle devait vous sauver aujourd’hui. Vous y avez renoncé  ; en la violant vous avez concouru à l’asservissement des Éginètes et de quelques-uns de ceux qui l’avaient jurée avec vous, bien loin de vous opposer à ces violences  ; et cela volontairement, sous l’empire des lois qui. vous régissent encore aujourd’hui, sans y être, comme nous, forcés

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par personne. La dernière invitation que nous vous avons faite, avant le siège, de rester en paix et de garder la neutralité, vous l’avez rejetée. Qui donc, plus que vous, doit être odieux à tous les Grecs  ? vous qui ne faites parade d’honnêteté que pour leur nuire  ! Le bien que vous prétendez avoir fait autrefois, vous venez de montrer qu’il ne vous appartenait pas  ; vous avez dévoilé jusqu’à l’évidence l’invariable penchant de votre nature  ; car vous avez suivi les Athéniens dans la voie de l’injustice. Ceci soit dit pour prouver que notre alliance avec les Mèdes fut forcée, et la vôtre avec les Athéniens toute volontaire.

LXV. « Quant à la dernière injustice que vous nous reprochez, à savoir d’avoir attaqué votre ville, contrairement au droit, en pleine paix et dans un jour de fête, nous ne croyons pas, même en cela, avoir plus de torts que vous. Si de nous-mêmes nous sommes venus attaquer votre ville et ravager votre territoire en ennemis, nous sommes coupables  ; mais si ce sont vos citoyens les plus considérables par la fortune et la naissance qui, pour vous détacher d’une alliance étrangère et vous réunir sous les antiques lois communes à tous les Béotiens, nous ont spontanément appelés, quel peut être notre tort  ? Les instigateurs sont plus coupables que ceux qui les suivent  ; mais, à notre avis, il n’y a eu faute ni de leur part, ni de la nôtre. Citoyens comme vous, et ayant plus à risquer, ils nous ont ouvert leurs remparts  ; ils nous ont introduits dans leurs ville en amis, non en ennemis  ; ils voulaient que ceux d’entre vous qui étaient mauvais ne le devinssent pas davantage, et que les bons fussent traités comme ils le méritaient  ; leur but était d’amender les esprits, non

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de nuire aux personnes  ; ils voulaient, non pas enlever les citoyens à leur patrie, mais tout au contraire former une seule famille, en vous conciliant l’amitié générale, sans vous créer aucun ennemi.

LXVI. « La preuve que nous n’agissions point en ennemis, c’est que, loin de maltraiter personne, nous avons tout d’abord invité à se joindre à nous ceux qui voudraient se gouverner suivant les anciennes lois communes à tous les Béotiens. Vous avez accédé volontiers à ces propositions, et, après avoir fait un accord avec nous, vous êtes d’abord restés en repos  ; mais ensuite, quand vous avez reconnu que nous étions en petit nombre, vous n’avez pas imité notre conduite à votre égard. — Et quand bien même il vous eût semblé que c’était un forfait inouï d’être entré sans l’aveu de votre populace, cela ne vous justifierait point. —Au lieu de nous engager à sortir, sans recourir à la violence, vous êtes tombés sur nous au mépris de la convention. Ce qui nous indigne surtout, ce n’est pas le massacre de ceux que vous avez tués dans la mêlée (ils ont péri victimes en quelque sorte du droit de la guerre)  ; mais ceux qui vous tendaient des mains suppliantes, que vous aviez pris vivants, à qui vous nous aviez promis ensuite de laisser la vie, les avoir égorgés contre toutes les lois, n’est-ce pas une atrocité  ? Et, après avoir commis ainsi trois crimes coup sur coup, infraction de l’accord, massacre après coup des prisonniers, violation de la promesse que vous nous aviez faite de ne pas les tuer, si nous respections vos campagnes, vous nous accusez d’avoir enfreint les lois, et vous prétendez échapper au châtiment de vos crimes  ! Non, assurément, du moins si les Lacédémoniens jugent

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avec équité. Mais vous recevrez le prix de tous ces forfaits.

LXVII. « Nous sommes entrés dans ces détails, ô Lacédémoniens, et pour vous et pour nous-mêmes  ; pour vous, afin que vous sachiez que vous les condamnerez justement  ; pour nous-mêmes, afin d’établir que notre vengeance est plus légitime encore. Ne vous laissez pas fléchir au récit de leurs anciennes vertus, s’il est vrai qu’ils en aient montré jamais  ; car, si ces vertus sont une recommandation pour les opprimés, elles appellent un double châtiment sur ceux qui commettent quelque infamie, parce qu’il leur appartenait d’autant moins de faillir. Qu’il ne leur serve de rien de gémir, d’invoquer la pitié, d’en appeler aux tombeaux de vos pères et à leur propre délaissement  ; car nous leur oppose- rions notre jeunesse bien plus cruellement traitée par eux  ; nous dirions le massacre de ceux dont les pères ont péri à Coronée en voulant rallier la Béotie à votre cause  ; nous invoquerions ceux qui gémissent aujourd’hui, vieillards délaissés  ; et tant de maisons désertes, qui vous supplient bien plus justement de leur accorder vengeance  ! On a droit à la pitié, quand on souffre sans l’avoir mérité  ; mais quand des hommes souffrent justement, comme ceux-ci, il y a lieu au con- traire de se réjouir.

« S’ils sont délaissés, ils le doivent à eux seuls  ; ils avaient les meilleurs alliés, et ils les ont repoussés volontairement. Sans avoir été offensés par nous, ils ont foulé aux pieds le droit et obéi à la haine bien plus qu’à la justice  ; même le châtiment qu’ils vont rece- voir n’égalera pas leur crime, car ils seront punis suivant les lois. Enfin, il n’est pas vrai, comme ils le

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prétendent, qu’ils nous aient tendu, au milieu du combat, une main suppliante  ; mais ils s’en sont remis euxmêmes, par un accord, aux décisions de la justice.

« Prenez donc en main, Lacédémoniens, la défense du droit commun de la Grèce, violé par eux  ; accordeznous une légitime récompense en retour du zèle que nous avons montré, nous victimes de ce droit méconnu  ; ne vous laissez pas séduire par leurs discours jusqu’à nous repousser  ; montrez aux Grecs, par un exemple, que ce n’est point à l’éloquence que vous accordez des prix, mais aux actions : quand elles sont bonnes, il suffît de les énoncer en peu de mots  ; mauvaises, les discours ornés et les belles paroles ne sont qu’un masque dont on les couvre. Si, au contraire, tous ceux qui ont le pouvoir, comme vous l’avez maintenant, sévissent contre les coupables  ; si vous rendez une sentence qui, comme exemple, s’applique à tous en même temps, on cherchera moins désormais à faire de beaux discours sur des actes injustes. »

LXVIII. Ainsi parlèrent les Thébains. Les juges lacédémoniens crurent que le mieux pour eux était de s’en tenir à la question proposée : « Si les Platéens leur avaient rendu quelque service pendant la guerre. » En effet, ils les avaient engagés primitivement à rester en repos, conformément au traité conclu avec Pausanias, après l’invasion des Mèdes  ; puis, avant l’investissement de la place, ils leur avaient proposé de rester neutres, d’après les stipulations du même traité, ce qui n’avait pas été accepté : ils pensaient donc que les Platéens, en rompant le traité, s’étaient, de propos délibéré, exposés au mal qu’on leur avait fait. Ils les firent venir, et demandèrent de nouveau à chacun d’eux : « si, dans le

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cours de la guerre, ils avaient fait quelque bien aux Lacédémoniens et à leurs alliés. » Sur leur réponse négative, ils étaient emmenés et mis à mort. Personne ne fut excepté. Il n’y eut pas moins de deux cents Platéens égorgés  ; vingt-cinq Athéniens, assiégés avec eux, subirent le même sort  ; les femmes furent réduites en servitude.

Quant à la ville, les Thébains la donnèrent à habiter, pendant un an environ, à des Mégariens chassés de leur patrie par une sédition, et à ceux des Platéens leurs partisans qui avaient survécu  ; mais ensuite ils la rasèrent tout entière jusqu’aux fondements. Avec les matériaux, ils élevèrent, près du temple de Junon, une hôtellerie de deux cents pieds de long, ayant tout autour des appartements hauts et bas. Ils firent entrer dans cette construction les toits et les portes des mai- sons de Platée  ; ils employèrent le fer et l’airain à des lits qui furent consacrés à Junon, et bâtirent en l’honneur de cette déesse un temple de pierre de cent pieds. Les terres furent confisquées et affermées pour dix ans au profit des Thébains.

Si les Lacédémoniens traitèrent les Platéens avec une telle rigueur, ce fut en quelque sorte, ou plutôt ce fut uniquement pour complaire aux Thébains, dont ils croyaient avoir besoin dans la guerre qui venait alors de commencer.

Ainsi périt Platée, quatre-vingt-treize ans après être entrée dans l’alliance d’Athènes.

LXIX. Cependant les quarante vaisseaux péloponnésiens qui étaient allés secourir Lesbos et qui fuyaient alors en haute mer, toujours poursuivis par les Athéniens, essuyèrent à la hauteur de l’ile de Crète une tempête qui les dispersa. Ils regagnaient en désordre les

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côtes du Péloponnèse, lorsqu’ils rencontrèrent à Cyllène treize trirèmes de Leucade et d’Arabracic, sous les ordres de Brasidas, fils de Tellis, envoyé comme conseiller auprès d’Alcidas. Les Lacédcmoniens, ayant manqué leur projet sur Lesbos, voulaient augmenter leur flotte et faire voile vers Corcyre alors en proie aux séditions  ; comme les Athéniens n’avaient alors que douze bâtiments à Naupacte, leur but était de les devancer avant qu’ils eussent pu envoyer d’Athènes des vaisseaux de renfort. Brasidas et Alcidas disposaient tout pour cette entreprise.

LXX. Les troubles de Corcyre avaient commencé au retour des citoyens faits prisonniers au combat naval d’Épidamne. Les Corinthiens disaient les avoir relâchés moyennant une rançon de huit cents talents, garantie par leurs proxènes  ; mais en réalité ils avaient obtenu d’eux l’engagement de leur soumettre Corcyre. Et, en effet, ils se mirent à intriguer et à circonvenir chacun des citoyens, pour soulever la ville contre les Athéniens. Deux vaisseaux, l’un athénien, l’autre co- rinthien, étant arrivés avec des ambassadeurs, on entra en conférences : les Corcyréens décrétèrent qu’ils resteraient alliés des Athéniens, conformément au traité, mais qu’ils conserveraient avec les Péloponné- siens leurs anciennes relations d’amitié. Il y avait alors à Corcyre un certain Pithéas, proxène volontaire des Athéniens[*](Les proxènes d’un peuple étaient les citoyens chargés de défendre chez eux les intérêts de ce peuple, et de traiter ses affaires. Ceux-ci remplissaient volontairement les fonctions de proxènes, c’est-à-dire sans aucune mission publique.), et chef du parti populaire. Ceux de la faction opposée le citèrent en justice, sous prétexte qu’il voulait soumettre Corcyre au joug athénien. Il

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fut absous et cita à son tour cinq de ses accusateurs, choisis parmi les plus riches, comme coupables d’avoir coupé des échalas[*](Il était défendu, sous peine de sacrilège, de rien couper dans les bois sacrés) dans le bois sacré de Jupiter et dans celui d’Alcinoüs. L’amende pour chaque échalas était d’un staière. Ils furent condamnés  ; comme l’amende était considérable, ils se réfugièrent en qualité de suppliants dans les temples, et demandèrent qu’on leur assignât des termes pour se libérer. Mais Pithéas, qui se trouvait en même temps membre du conseil, fit décider qu’on leur appliquerait la loi. Alors, voyant leur demande repoussée aux termes de la loi, informés d’ailleurs que Pithéas voulait, pendant qu’il siégeait encore au conseil, engager le peuple dans une alliance offensive et défensive avec Athènes, ils formèrent un complot, s’armèrent de poignards et pénétrèrent à l’improviste au milieu du conseil. Là ils égorgèrent Pithéas avec d’autres sénateurs et une soixantaine de particuliers. Quelques-uns des partisans de Pithéas, mais en petit nombre, se réfugièrent sur la trirème athénienne qui était encore dans le port.

LXXI. Après cette exécution les conjurés convoquèrent les Corcyréens ils leur dirent que ce qu’ils venaient de faire était pour le mieux  ; qu’on n’avait plus à craindre désormais d’ètre asservi par les Athé- niens, et qu’il fallait à l’avenir n’admettre dans le port aucun des peuples rivaux, à moins qu’ils ne se présentassent sur un seul vaisseau et avec des intentions pacifiques  ; que s’ils venaient avec plusieurs bâtiments, on devait les traiter en ennemis. Cette déclaration faite, ils forcèrent le peuple à la ratifier, et

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sur-lechamp ils envoyèrent des députés à Athènes, afin de présenter les faits sous le jour le plus favorable pour eux, et pour engager ceux des leurs qui s’y étaient réfugiés à ne faire aucune démarche hostile, s’ils ne voulaient s’exposer à des représailles.

LXXII. A l’arrivée de ces députés, les Athéniens les arrêtèrent comme factieux, ainsi que tous ceux qu’ils avaient gagnés, et les déposèrent à Corcyre. Sur ces entrefaites une trirème corinthienne arriva à Corcyre avec des ambassadeurs de Lacédémone  ; les chefs du gouvernement attaquèrent alors le parti populaire et furent vainqueurs. Mais, la nuit étant survenue, le peuple se retira à la citadelle et sur les hauteurs de la ville  ; il y concentra ses forces et s’y établit solidement. Il occupait aussi le port Hyllaïque. Ceux de l’autre parti s’emparèrent de la place publique, où la plupart d’entre eux avaient leurs maisons, ainsi que du port situé près de cette place, du côté du continent.

LXXIII. Le lendemain, il y eut quelques légères escarmouches. Chacun des deux partis envoya dans la campagne engager les habitants à se joindre à lui, sous promesse de la liberté. La plupart se rallièrent au peuple  ; l’autre faction reçut du continent un secours de huit cents hommes.

LXXIV. Après un jour d’intervalle, on en vint aux mains de nouveau. Le peuple, qui avait l’avantage de la position et du nombre, fut vainqueur  ; les femmes le secondèrent vaillamment, en lançant des tuiles du haut des maisons, et elles bravèrent le tumulle du combat avec un courage au-dessus de leur sexe. La défaite eut lieu vers le soir  ; ceux de la faction oligarchique, craignant que le peuple n’emportât le port au premier

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choc et ne les massacrât, mirent le feu, pour former une barrière, aux bâtiments qui entouraient la place et aux boutiques, sans épargner ni leurs propres maisons, ni celles des autres. Des richesses considérables, appartenant au commerce, furent anéanties dans cet incendie  ; la ville tout entière courait risque d’être détruite, s’il se fût élevé un vent qui eût porté la flamme de ce côté. Le combat cessa alors  ; les deux partis passèrent la nuit sans rien entreprendre, mais toujours sur leurs gardes. Le peuple étant vainqueur, le vaisseau de Corinthe repartit furtivement, et la plupart des auxiliaires repassèrent sur le continent sans être aperçus.

LXXV. Le lendemain, Nicoslrate, fils de Diitréphès, arriva à Naupacte avec un secours de douze vaisseaux et cinq cents hoplites messéniens. Il ouvrit une négociation et leur persuada, pour amener une réconcilia- tion mutuelle, de mettre en jugement les dix citoyens les plus coupables (ceux-ci prirent aussitôt la fuite)  ; de permettre aux autres de rester, et de faire entre eux et avec les Athéniens un traité d’alliance offensive et défensive. Cette négociation terminée, il se préparait à partir, lorsque les chefs du parti populaire lui demandèrent de leur laisser cinq de ses vaisseaux, pour s’opposer au retour de leurs adversaires. Ils s’engageaient d’ailleurs à équiper un même nombre de leurs propres bâtiments, et à les faire partir avec lui. Nicostrate y ayant consenti, ils enrôlèrent leurs ennemis pour le service des vaisseaux. Cependant, ceux-ci, craignant d’être envoyés à Athènes, allèrent s’asseoir en suppliants dans le temple des Dioscures. Nicostrate essaya, mais inutilement, de les faire relever et de les

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rassurer : le peuple alors saisit ce prétexte pour courir aux armes, comme si leur répugnance à s’embarquer avec les Athéniens eût caché des intentions perfides  ; il pénétra dans leurs maisons pour enlever les armes, et il aurait même massacré, sans l’opposition de Ni- costrate, quelques-uns d’entre eux qu’il y rencontra. Les autres, voyant ce qui se passait, allèrent s’asseoir en suppliants dans le temple de Junon. Ils n’étaient pas moins de quatre cents. Mais le peuple, craignant qu’ils n’excitassent quelque soulèvement, sut leur persuader de quitter cet asile  ; il les transporta dans l’île qui est en face du temple de Junon, et y fit passer ce qui leur était nécessaire.

LXXVI. Les troubles en étaient à ce point, lorsque, quatre ou cinq jours après la transportation de ces citoyens dans l’île, les vaisseaux péloponnésiens, stationnés à Cyllène depuis leur retour de l’expédition d’Ionie, parurent au nombre de cinquante-trois. Ils étaient commandés, comme auparavant, par Alcidas  ; Brasidas l’accompagnait en qualité de conseil. Ils relâchèrent au port de Sybota, sur le continent, et, au point du jour, ils firent voile pour Corcyre.

LXXVII. Les Corcyréens furent dans un trouble extrême : effrayés tout à la fois de la situation intérieure et de l’arrivée de la flotte, ils équipèrent soixante vaisseaux  ; à mesure qu’ils étaient prêts, ils les envoyaient à l’ennemi  ; en cela ils agissaient contre l’avis des Athéniens, qui leur conseillaient de les laisser sortir euxmêmes les premiers, et de venir ensuite les soutenir avec toutes leurs forces. Comme leurs vaisseaux se présentaient séparément au combat, il y en eut deux qui passèrent aussitôt à l’ennemi  ; sur d’autres, les équipages

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se battaient entre eux  ; le désordre était partout. Les Péloponnésiens, s’apercevant de ce tumulte, opposèrent vingt bâtiments seulement aux Corcyréens, et le reste aux douze vaisseaux athéniens, au nombre desquels étaient la Salaminienne et le Paralus.

LXXVIII. Les Corcyréens, faisant des attaques partielles et mal combinées, eurent beaucoup à souffrir. Les Athéniens, au contraire, craignant d’être enveloppés et accablés par le nombre, se gardèrent bien d’attaquer la masse ou le centre de l’ennemi  ; ils fondirent sur une des ailes et coulèrent un bâtiment. Ensuite ils se mirent à voguer autour de la flotte péloponnésienne, rangée en bataille, et essayèrent d’y jeter le désordre. Ceux qui étaient opposés aux vaisseaux de Corcyre s’aperçurent de cette manoeuvre, et, craignant qu’il n’arrivât la même chose qu’à Naupacte, ils vinrent au secours des leurs. Tous leurs vaisseaux réunis voguèrent alors en même temps contre les Athéniens. Ceux-ci commencèrent à rétrograder lentement, en ramant à la poupe  ; leur but était, avant tout, de permettre à la flotte corcyréenne d’opérer sa retraite, pendant qu’eux-mêmes reculaient peu à peu, et attiraient sur eux tout l’effort de l’ennemi. Ainsi se passa ce combat naval, qui finit au coucher du soleil.

LXXIX. Les Corcyréens, dans la crainte que les ennemis ne profitassent de leur victoire, soit pour attaquer la ville, soit pour enlever de l’île les citoyens qu’on y avait déposés, ou pour exciter quelque mouvement, ramenèrent au temple de Junon ceux qui étaient dans l’ìle, et firent bonne garde dans la place. Mais les Péloponnésiens n’osèrent pas attaquer la ville, malgré leur victoire navale  ; ils firent voile, avec treize vaisseaux

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corcyréens qu’ils avaient pris, vers le continent d’où ils étaient partis. Le lendemain, ils n’osèrent pas da- vantage se porter contre Corcyre, quoiqu’on y fût dans le trouble et la consternation, et que Brasidas le conseillât, dit-on, à Alcidas. Mais son avis ne put prévaloir : ils firent une descente au promontoire de Leucimne et ravagèrent la campagne.

LXXX. Cependant le peuple de Corcyre, craignant toujours une attaque de la part de la flotte, entra en négociation avec les suppliants et le reste de leurs partisans, pour aviser aux moyens de sauver la ville. Il détermina quelques-uns d’entre eux à s’embarquer  ; car on avait, néanmoins, armé trente vaisseaux, dans l’attente de la flotte ennemie. Mais les Péloponnésiens, après avoir dévasté le pays jusqu’à midi, se retirèrent  ; à l’entrée de la nuit, ils avaient été avertis par des signaux que soixante vaisseaux athéniens s’avançaient de Leucade contre eux. En effet, les Athéniens, informés de la sédition et sachant que les vaisseaux aux ordres d’Alcidas devaient faire voile contre Corcyre, avaient fait partir cette flotte, sous le commandement d’Eury- médon, fils de Théoclès.