History of the Peloponnesian War

Thucydides

Thucydides. Histoire de la Guerre du Péloponnése, Vol. 1-2. Zévort, Marie Charles, translator. Paris: Charpentier, 1852.

LXXXI. Les Péloponnésiens, sans perdre un instant, se hâtèrent de retourner chez eux pendant la nuit, en longeant la côte. Ils transportèrent leurs vaisseaux par-dessus l’isthme de Leucade[*](Cet isthme avait été coupé par les Corinthiens lorsqu’ils envoyèrent une colonie à Leucade  ; les sables l’avaient de nouveau réuni au continent du temps de Thucydide. Du temps de TiteLive, Leucade était redevenue une île  ; aujourd’hui elle est séparée du continent par une plage hasse, que les flots laissent à sec lorsque la mer est calme.), dans la crainte d’être

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aperçus s’ils en faisaient le tour, et opérèrent leur re- traite. Quand les Corcyréens apprirent l’arrivée des vaisseaux athéniens et le départ de la flotte ennemie, ils firent entrer dans la ville les cinq cents Messéniens qui étaient restés jusque-là hors des murs, et envoyèrent les vaisseaux qu’ils avaient équipés croiser dans le port Hyllaïque[*](Corcyre avait deux ports, l’un en face du continent, l’autre nommé Hyllaïque, sur la mer Ionienne. Ce dernier confinait à la place publique, où habitaient les riches.). Tous ceux de leurs ennemis qui tombèrent entre leurs mains, dans cette croisière, furent massacrés. Ils jetèrent à la mer ceux qu’ils avaient décidés à monter sur les vaisseaux et les abandonnèrent. Pénétrant ensuite dans le temple de Junon, ils obtinrent d’une cinquantaine des suppliants qu’ils se soumissent à un jugement, et les condamnèrent tous à mort. Ceux des suppliants qui avaient résisté à leurs insinuations, et c’était le plus grand nombre, voyant ce qui se passait, s’entre-tuèrent dans le temple même. Quelques-uns se pendirent aux arbres  ; d’autres se tuèrent autrement, chacun comme il put.

Pendant les sept jours qu’Eurymédon resta à Corcyre, avec ses soixante vaisseaux, les Corcyréens ne cessèrent de massacrer tous ceux qu’ils regardaient comme leurs ennemis, sous prétexte qu’ils voulaient détruire le gouvernement populaire. Quelques-uns périrent victimes d’inimitiés privées  ; des créanciers furent tués par leurs débiteurs, on vit à la fois tous les genres de mort  ; aucune des horreurs qui se commettent ordinairement en pareil cas ne fut épargnée. On vit pis encore  ; le père égorgeait le fils  ; les suppliants

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étaient arrachés des temples et massacrés sur le seuil  ; quelques-uns furent murés dans le temple de Bacchus et y moururent de faim. Tant fut atroce cette sédition  ! Elle le parut encore davantage parce qu’elle était la première.

LXXXII. En effet, la Grèce tout entière, pour ainsi dire, fut, dans la suite, ébranlée par les séditions : la division était partout  ; les chefs du parti populaire appelaient les Athéniens, et la faction oligarchique les Lacédémoniens[*](Aristote observe également (Polit. v, 7) que partout les Athéniens détruisaient l’oligarchie, et les Lacédémoniens le gouvernement populaire.). En temps de paix on n’aurait eu aucun prétexte pour réclamer leur secours, et on n’était pas en mesure de le faire  ; mais une fois en guerre, lorsque chacun des deux partis cherchait des alliances, en vue de nuire au parti contraire et d’augmenter en même temps sa propre puissance, ces appels devenaient faciles à ceux qui méditaient quelque révolution. De nombreuses calamités fondirent sur les villes en proie aux séditions. Au reste, ces mêmes calamités se renouvelleront toujours, tant que la nature humaine sera la même, mais plus ou moins terribles, et diffé- rentes par leurs caractères suivant la diversité des circonstances au milieu desquelles elles se produiront. En temps de paix et au sein de la prospérité, les États et les particuliers ont un meilleur esprit, parce qu’ils ne sont point jetés, contre leur gré, dans de dures nécessités  ; mais la guerre, en supprimant les facilités journalières de la vie, enseigne la violence et assimile les passions de la multitude à l’âpreté des temps.

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Les villes étaient donc en proie aux séditions : si quelqu’une était restée en arrière, lorsqu’on y apprenait ce qui s’était passé ailleurs, on s’ingéniait à dépasser de bien loin les excès des autres et à signaler son esprit d’invention par la perfide habileté des attaques et l’atrocité de supplices inouïs. On en vint à changer arbitrairement l’acception ordinaire des mots qui caractérisent les actions : l’audace insensée fut érigée en noble dévouement au parti  ; la lenteur prévoyante passa pour lâcheté déguisée, la prudence pour un masque de la pusillanimité, la rectitude des vues en toutes choses pour incapacité absolue  ; l’emportement aveugle devint l’apanage de l’homme de coeur  ; réfléchir pour ne rien compromettre, c’était chercher un prétexte spécieux pour s’esquiver  ; l’homme violent était toujours un homme sûr, son contradicteur un suspect  ; savoir préparer une intrigue et la mener à bonne fin était capacité, l’éventer était plus habile encore  ; prendre ses mesures pour n’avoir pas besoin de cette double habileté, c’était travailler à la dissolution de son parti et avoir peur de ses adversaires  ; en un mot, devancer un autre dans l’accomplissement d’une mauvaise action, l’y pousser s’il n’y songeait pas, était chose digne d’éloges. La parenté était un lien moins intime que les relations de parti[*](Machiavel dit également (Hist. de Flor., iii) : « Il n’y avait « entre les citoyens ni union, ni amitié, excepté entre ceux qui « étaient complices de quelque crime commis contre la patrie « ou les particuliers. »), parce que là on trouvait plus d’empressement à tout oser sans objection  ; car on formait ces liaisons, non en vue d’un intérêt avoué par les lois établies, mais pour

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satisfaire sa cupidité en violation des lois. La confiance qu’on s’accordait mutuellement reposait bien moins sur le respect de la loi divine que sur une commune révolte contre la loi. Si on accueillait ce que disait de bon un adversaire, c’était pour se précautionner contre ses actes quand il avait le dessus, et non par générosité. On aimait mieux avoir à se venger que n’avoir pas été offensé le premier. Les serments de réconciliation, s’il s’en faisait parfois, prêtés de part et d’autre dans un instant critique, étaient respectés pour le moment, parce qu’on n’avait pas d’ailleurs les moyens de s’en affran- chir  ; mais, à l’occasion, celui qui osait le premier, quand il voyait son adversaire sans défense, trouvait bien plus de plaisir à se venger par trahison qu’à force ouverte  ; car il calculait qu’outre l’avantage de ne courir aucun risque, il s’assurait, en triomphant par la ruse, la palme de l’habileté, et en effet, il est plus facile, en général, de passer pour habile homme quand on est malhonnête, que pour honnête homme quand on est malhabile  ; et tandis qu’on rougit de l’un, on se fait gloire de l’autre.

La cause de tous ces maux était la fureur de dominer, inspirée par l’ambition et la cupidité[*](Salluste a emprunté la plupart des extraits dans la conjuration de Catilina.). De là nais- sait, une fois les rivalités soulevées, l’esprit de trouble et d’audace. Les chefs de parti, dans les villes, mettaient en avant, de part et d’autre, des mots spécieux  ; par exemple leurs préférences soit pour l’égalité politique du peuple, soit pour une aristocratie modérée  ; ils n’avaient qu’un but, disaient-ils : servir l’intérêt

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public  ; mais, en réalité, ils mettaient tout en oeuvre pour se supplanter mutuellement : ils se portaient aux derniers excès et se vengeaient avec usure, sans calculer, dans l’application des peines, ni la justice, ni l’intérêt de l’État, sans autre règle que le désir de complaire à leur parti. Lorsqu’ils s’étaient emparés du pouvoir, soit au moyen de condamnations injustes, soit à main armée, ils n’hésitaient jamais à assouvir leurs haines  ; aussi n’y avait-il plus aucun respect des lois les plus sacrées, et on estimait surtout ceux qui savaient satisfaire leurs passions haineuses sous le voile de belles paroles. Quant aux citoyens modérés, ils étaient victimes des deux factions, soit parce qu’ils ne combattaient pas avec elles, soit parce qu’on enviait leur sécurité.

LXXXIII. C’est ainsi que, grâce aux séditions, la Grèce vit se produire tous les genres d’iniquités : la simplicité confiante, partage ordinaire des âmes élevées, devint un objet de risée, et disparut. Partout prévalurent les dissensions mutuelles et les habitudes de suspicion. Il n’y avait pour faire cesser ces défiances ni parole assez sûre, ni serments assez redoutables : chacun, dominé par la pensée qu’on ne pouvait compter sur rien de stable, ne songeait qu’à se garantir contre la violence, sans pouvoir se fier à personne. L’avantage était ordinairement aux intelligences les plus vulgaires  ; car le sentiment de leur propre insuffisance et de l’habileté de leurs adversaires leur faisant craindre de n’avoir pas l’avantage de la parole, et d’être devancés par les intrigues de rivaux plus adroits et plus féconds en ressources, ils allaient audacieusement au fait. Les autres, au contraire, dédaignaient des adversaires dont

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ils se croyaient toujours assurés de pressentir les desseins, et ne croyaient pas nécessaire de recourir aux actes pour atteindre un résultat qu’ils pouvaient obtenir par la supériorité de l’intelligence  ; ils ne pre- naient dès lors aucune précaution  ; aussi succombaientils le plus souvent.

LXXXIV. Ce fut Corcyre qui, la première, donna l’exemple de ces excès. On y vit toutes les vengeances que des hommes, soumis jusque-là à un gouvernement insolent et violent, pouvaient se permettre contre leurs anciens oppresseurs, maintenant à leur discrétion. Des malheureux, pour se soustraire à leur misère habituelle, et plus souvent encore pour satisfaire leur ardente convoitise du bien d’autrui, rendaient d’iniques sentences  ; d’autres, sans être conduits par la cupidité, s’attaquaient au contraire à leurs égaux. Dominés généralement par l’ignorance et la brutalité, ils se montraient farouches et inexorables. La vie sociale fut alors profondément troublée dans cette ville : la nature humaine, ordinairement portée à la violence, même sous le règne des lois, prit plaisir, une fois les lois vaincues, à se montrer effrénée dans ses fureurs, au-dessus de la justice, ennemie de toute supériorité. On n’eût point ainsi préféré la vengeance à tout ce qu’il y a de sacré, le lucre à la justice, si l’envie n’avait une tendance naturelle à nuire  ; mais les hommes, quand il s’agit de se venger des autres, se plaisent à abolir d’avance les règles du droit commun applicables à la circonstance, et qui laissent toujours au malheureux quelque espoir de salut  ; ils se privent ainsi eux-mêmes d’une garantie dont ils pourront avoir besoin un jour au moment du danger.

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LXXXV. Telles furent les fureurs dont les Corcyréens donnèrent les premiers l’exemple, dans leurs dissensions réciproques. Eurymédon et les Athéniens partirent avec leur flotte. Plus tard les Corcyréens fu- gitifs, qui avaient échappé au nombre de cinq cents, s’emparèrent de forts situés sur le continent et se rendirent maîtres de la côte, en face de leur patrie. Partant de là pour aller piller les habitants de l’ile, ils leur firent beaucoup de mal et réduisirent la ville à une grande disette. Ils envoyèrent aussi des députés à Lacédémone et à Corinthe pour solliciter leur rentrée : mais, comme ces démarches restaient sans résultat, ils se procurèrent, quelque temps après, des vaisseaux de transport et des troupes auxiliaires et passèrent dans l’ile au nombre de six cents. Là ils brûlèrent leurs vaisseaux, afin de n’avoir plus d’autre espérance que celle de s’emparer du pays  ; ils s’établirent sur le mont Istone[*](Sur une montagne, à peu de distance de la ville, probablement la même où l’empereur Michel Comnène bâtit le château de Saint-Ange, dont on voit encore aujourd’hui les ruines.), où ils bâtirent une forteresse, et de là harcelèrent ceux de la ville et se rendirent maîtres de ia campagne.

LXXXVI. A la fin du même été, les Athéniens envoyèrent vingt vaisseaux en Sicile, sous le commandement de Lachès[*](Aristophane le met en scène dans les Guêpes, sous le nom du chien Labès, « fort bon chien d’ailleurs,... capable de conduire de nombreux troupeaux… mais qui a le tort de ne pas savoir jouer de la lyre. »), fils de Mélanopus, et de Charoeadès, fils d’Euphiletus. Les Syracusains et les Léontins étaient alors en guerre[*](Voyez, sur les causes de cette guerre, Diodore (xii, 54 et suiv.).). Les premiers avaient dans

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leur alliance toutes les villes doriennes[*](Syracuse, Géla, Agrigente, Himère, Messine.) qui, dès le commencement des hostilités, s’étaient rangées au parti des Lacédémoniens, sans cependant prendre part à la guerre. Camarina faisait seule exception. Les Léontins étaient alliés des villes chalcidiennes[*](Les Chalcidiens avaient fondé Naxos, métropole de Léontium et de Catane.) et de Camarina. En Italie, les Locriens tenaient pour Syracuse, et Rhégium pour les Léontins, en vertu de la communauté d’origine. Les alliés des Léontins députèrent auprès des Athéniens[*](Le chef de cette ambassade était Gorgias de Léontium.)  ; et, sous prétexte d’une ancienne alliance et de leur qualité d’Ioniens, ils les engagèrent à leur envoyer des vaisseaux  ; car les Syracusains les tenaient alors assiégés par terre et par mer. Les Athéniens leur accordèrent ce secours  ; le prétexte fut la communauté d’origine  ; mais en réalité ils voulaient empêcher l’importation des blés siciliens dans le Péloponnèse, et s’assurer en même temps par un premier essai s’il leur serait possible de ranger la Sicile sous leur domination. Ils descendirent à Rhégium, en Italie, et firent la guerre de concert avec leurs alliés. L’été finit.

LXXXVII. L’hiver suivant, la peste fondit une seconde fois sur les Athéniens : sans avoir jamais cessé complètement, elle leur avait cependant laissé quelque trêve. Dans cette seconde invasion elle ne dura pas moins d’une année, et deux ans dans la première. Rien ne fut plus funeste à la puissance athénienne : dans les rangs de l’armée, ils ne perdirent pas moins de quatre mille quatre cents hoplites et trois cents

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cavaliers  ; dans le reste du peuple le nombre des victimes lut incalculable[*](Diodore dit plus de dix mille.). Ce fut alors aussi qu’eurent lieu ces fréquents tremblements de terre, à Athènes, en Eubée, chez les Béotiens, et particulièrement à Orchomène de Béotie.

LXXXVIII. Le même hiver les Athéniens qui étaient en Sicile et les habitants de Rhégium firent, avec trente vaisseaux, une expédition contre les îles nommées Éoliennes[*](Les ìles Lipari, an nombre de douze.) : le manque d’eau[*](Le sol est entièrement volcanique et il ne s’y trouve que quelques sources peu abondantes.) ne permet pas d’y faire la guerre en été. Elles sont au pouvoir des Lipariens, colonie de Cnide. Ils habitent l’une d’elles, qui est peu étendue et porte le nom de Lipara  ; c’est de là qu’ils vont cultiver les autres, Didyme, Strongyle et Hiéra. Les gens du pays croient que Vulcain tient ses forges à Hiéra, parce qu’on y voit de nombreux jets de flamme pendant la nuit, et de fumée pendant le jour. Ces ìles, situées en face des côtes des Sicules et des Messéniens, étaient alliées des Syracusains. Les Athéniens les ravagèrent  ; mais ils ne purent obtenir leur soumission et retournèrent à Rhégium. L’hiver finit, et avec lui la cinquième année de celle guerre, dont Thucydide a écrit l’histoire.

LXXXIX. L’été suivant, les Péloponnésiens et leurs alliés, sous la conduite d’Agis, fils d’Archidamus, roi des Lacédémoniens, s’avancèrent jusqu’à l’isthme pour envahir l’Attique  ; mais, de nombreux tremblements de terre étant survenus, ils retournèrent sur leurs pas et l’invasion n’eut pas lieu. A cette époque de fréquents

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tremblements, on vil tout à coup, à Orobies[*](Sur le golfe d’Oponte, au sud d’Égé.), en Eubée, la mer s’avancer par un point de la terre ferme  ; les flots soulevés envahirent une portion de la ville  ; certaines parties furent submergées, tandis qu’ailleurs les eaux se retiraient, et ce qui était terre autrefois est mer aujourd’hui. Tous ceux qui furent surpris avant d’avoir pu gagner en courant les hauteurs périrent dans ce désastre. A l’île d’Atalante[*](Il déserte, en face d’Oponte, fortifiée par les Athéniens,) près des Locriens d’Oponte, eut lieu une inondation du même genre, qui renversa une partie du fort des Athéniens : deux vaisseaux se trouvaient à sec sur le rivage  ; il y en eut un de brisé. La mer sortit également de son lit à Péparèthe, mais sans submerger la ville  ; le tremblement de terre renversa une partie de la muraille, ainsi que le prytanée et quelques autres maisons, mais en petit nombre. Ces irruptions des eaux tiennent, ce me semble, à ce que’e tremblement de terre refoulant les flots là où il est le plus violent, ceux-ci refluent soudain et débordent avec d’autant plus de violence  ; car je ne pense pas qu’un pareil phénomène puisse se produire autrement que par un tremblement de terre.

XC. Le même été, plusieurs peuples se firent respectivement la guerre en Sicile, chacun suivant l’occurrence. Il y eut en particulier entre les Siciliens des engagemens dans lesquels les Athéniens marchèrent avec leurs alliés. Je me contenterai de rappeler ce que firent de plus important soit les Athéniens et leurs alliés, soit les adversaires de ces derniers dans leurs engagements contre les Athéniens. Charoeadès, général

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des Athéniens, ayant été tué en combattant les Syracu- sains, Lachès, investi du commandement de toute la flotte, marcha avec les alliés contre Mylé[*]( Sur la côte septentrionale de la Sicile, — aujourd’hui Melazza.), l’une des places des Messéniens. Cette ville se trouvait gardée par deux corps de Messéniens, qui dressèrent une embuscade contre les troupes de débarquement. Mais les Athéniens et leurs alliés les mirent en fuite et en tuèrent un grand nombre. Ils attaquèrent ensuite les remparts et forcèrent les habitants à leur livrer par capitulation la citadelle, et à marcher avec eux contre les Messéniens. Ceux-ci, attaqués par les Athéniens et leurs alliés, se soumirent à leur tour, donnèrent des otages, et fournirent toute espèce de sûretés.

XCI. Le même été, les Athéniens envoyèrent trente vaisseaux autour du Péloponnèse, sous le commandement de Démosthènes[*](Distinct du grand orateur  ; — célèbre par sa victoire sur les Ambraciotes, par la défense de Pylos, la prise de Sphacterie, et surtout par le désastre de Sicile.), fils d’Alcisthènes, et de Proclès, fils de Théodorus. Une autre flotte de soixante voiles, commandée par Nicias, fils de Nicératus, fut expédiée contre Mélos[*](L’une des Cyclades.). Les Méliens, peuple insulaire, ne voulant ni se soumettre, ni entrer dans leur alliance, leur dessein était de les réduire. Mais après avoir ravagé le pays, sans les amener à composition, ils quittèrent Mélos, firent voile pour Oropos, en face de cette île[*](Le texte est évidemment corrompu, car Oropos n’est pas situé en face de Mélos  ; c’est une ville de Béotie, en face de l’Eubée,), et y abordèrent la nuit. Les hoplites débarquèrent aussitôt et se portèrent à pied sur Tanagre, en Béotie.

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Les habitants d’Athènes, sous le commandement d’Hip- ponicus [*](Beau-père d’Alcibiade et l’un des plus riches citoyens de la Grèce.), fils de Callias, et d’Eurymédon, fils de Thouclès, vinrent en masse, à un signal donné, les y rejoindre par terre. Ils campèrent tout le jour dans les champs de Tanagre, les ravagèrent, et y bivaquèrent la nuit. Le lendemain ils vainquirent dans un combat un parti de Tanagriens, sorti de la ville pour les attaquer, et quelques Thébains venus à leurs secours. Ils enlevèrent des armes, dressèrent un trophée, et s’en retournèrent, les uns à la ville, les autres sur leurs vaisseaux. Nicias suivit les côtes avec ses soixante vaisseaux, ravagea la partie maritime de la Locride et rentra au port.

XCII. Vers le même temps, les Lacédémoniens fondèrent la colonie d’Héraclée, en Trachinie[*](Au pied de l’oeta.) : voici dans quel but : toute la population de Mélos se divise en trois parties, les Paraliens, les Hiériens et les Trachiniens. Ces derniers, poussés à bout par la guerre que leur faisaient les oetéens, leurs voisins, étaient tout d’abord disposés à s’unir aux Athéniens  ; mais, craignant de ne pas les trouver fidèles, ils envoyèrent une ambassade à Lacédémone : Tisamène fut chargé de cette mission. Les Doriens, métropolitains des Lacédémoniens, se joignirent à cette députation pour faire la même de- mande, car ils étaient aussi harcelés par les oetéens. Les Lacédémoniens, après les avoir entendus, conçurent le dessein d’envoyer une colonie pour défendre à la fois les Trachiniens et les Doriens. L’emplacement

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d’Héraclée leur semblait d’ailleurs très convenablement choisi, en vue de la guerre contre les Athéniens  ; car on pourrait y équiper contre l’Eubée une flotte qui n’aurait qu’un court trajet à faire  ; cette ville d’ailleurs devait être avantageusement située sur la route de Thrace : aussi étaient-ils impatients de faire cet éta- blissement. En conséquence ils consultèrent d’abord l’oracle de Delphes, et, sur sa réponse favorable, ils envoyèrent des colons, tant de la Laconie que des pays voisins  ; ils autorisèrent aussi ceux des autres Grecs qui le voudraient à s’adjoindre à eux, à l’exception des peuples de race ionienne ou achéenne, et de quelques autres[*](Le nombre total des colons fut de dix mille, suivant Diodore.). Trois Lacédémoniens présidèrent à la fondation de la colonie, Léon, Alcidas et Damagon. Rendus sur les lieux ils fortifièrent à nouveau la ville, qui porte maintenant le nom d’Héraclée. Elle est à quarante stades des Thermopyles et à vingt de la mer[*](On voit encore les ruines de la ville, sur une colline, à seize kilomètres environ des Thermopyles.). Ils disposèrent un chantier maritime, et firent les premiers travaux du côté des Thermopyles, dans le défilé même, afin que l’établissement fût plus facile à défendre.

XCIII. Les Athéniens, lors de la colonisation de cette ville, conçurent d’abord des craintes, et pensèrent que cette entreprise était dirigée tout particulièrement contre l’Eubée  ; car de là au promontoire Cé- néon[*](Pointe septentrionale de l’Eubée.), en Eubée, il n’y a qu’un trajet fort court. Mais dans la suite l’événement ne répondit pas à leurs craintes, et ils n’eurent jamais rien à souffrir de ce côté. En voici la raison  ; les Thessaliens, dont la

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puissance était prépondérante dans ces contrées, et contre lesquels avait été fondée la colonie, craignirent d’avoir des voisins trop redoutables  ; ils les harcelèrent et ne cessèrent pas d’attaquer ces nouveaux hòtes, qu’ils ne les eussent complètement ruinés. Et cependant la colonie avait été très nombreuse tout d’abord  ; car cha- cun y venait avec confiance et croyait à la stabilité d’un établissement fondé par les Lacédémoniens. Les commandants envoyés par les Lacédémoniens contribuèrent puissamment aussi à la ruine des affaires et à la dépopulation, en intimidant la plupart des habitants par la dureté et même par l’injustice de leur administration : il n’en fut que plus facile à leurs voisins de prendre sur eux l’avantage.

XCIV. Le même été, dans le temps même où les Athéniens étaient occupés à Mélos, ceux d’entre eux qui, avec trente vaisseaux, croisaient autour du Péloponnèse, après avoir tué dans une embuscade quelques soldats de la garnison d’Ellomène, en Leucadie, se portèrent sur Leucade avec des forces plus considérables. Tous les Acarnanes en masse, à l’exception des OEniades, les suivirent, ainsi que les Zacynthiens, les Céphalléniens et quinze vaisseaux de Corcyre. Ils ravagèrent le pays, tant au delà de l’isthme qu’en deçà, dans la partie où sont situés Leucade et le temple d’Apollon. Les Leucadiens, contenus par la su- périorité du nombre, ne firent aucun mouvement. Les Acarnanes prièrent Démosthènes, général des Athéniens, d’investir la place au moyeu d’un mur fortifié  ; ils espéraient la réduire aisément et se débarrasser d’une ville qu’ils avaient toujours eue pour ennemie  ; mais, dans le même temps, les Messéniens persuadèrent à

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Démosthènes qu’il serait digne de lui, ayant sous la main des forces considérables, d’attaquer les Étoliens. Ils lui représentèrent que ce peuple était ennemi de Naupacte  ; que, s’il les subjuguait, il lui serait facile de soumettre aux Athéniens le reste de l’Épire de ce côté  ; que les Étoliens étaient à la vérité un peuple nombreux et brave, mais qu’habitant des bourgades sans murailles et fort éloignées les unes des autres, armés seulement à la légère, ils seraient aisément vaincus avant d’avoir pu se prêter un mutuel secours. Ils lui conseillaient d’attaquer d’abord les Apodoles, ensuite les Ophioniens, et après eux les Eurytanes[*](Les Eurytanes étaient les plus belliqueux et les plus puissants des Étoliens  ; c’est pour cela que Démosthènes devait les attaquer en dernier.). Ces peuples forment la portion la plus considérable des Étoliens, parlent une langue tout à fait inconnue, et se nourrissent, dit-on, de chair crue. Une fois qu’on les aurait réduits, le reste se rendrait aisément.

XCV. Démosthènes se laissa persuader, pour complaire aux Messéniens, et surtout par cette considération que, sans recourir aux forces athéniennes, il pourrait, avec l’aide des Épirotes alliés et des Étoliens, marcher par terre contre les Béotiens, en traversant le pays des Locriens Ozoles pour se rendre à Citinium le Dorique. De là, laissant à droite le Parnasse, il descendrait jusqu’en Phocide  ; il espérait que les Phocéens, en raison de l’amitié qui les avait de tout temps unis aux Athéniens, se joindraient volontairement à lui, ou que, du moins, ils pourraient y être forcés. Une fois en Phocide, il se trouvait à portée de la Béotie qui y confine.

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Il s’embarqua donc à Leucade avec toute son armée, au grand déplaisir des Acarnanes, et suivit la côte jusqu’à Sollium. Les Acarnanes, lorsqu’il leur communiqua son projet, refusèrent de le suivre, piqués de ce qu’il n’avait pas investi Leucade. Demosthènes marcha contre les Étoliens avec le reste de son armée, Céphalléniens, Messéniens, Zacynthiens, et trois cents soldats de marine, tous Athéniens et montés sur les vaisseaux d’Athènes  ; car les quinze vaisseaux de Corcyre s’étaient retirés. Il partit d’OEnéon dans la Locride. Les Locriens Ozoles de cette contrée étaient alliés des Athéniens et devaient venir le rejoindre, avec toutes leurs forces, dans l’intérieur du pays. Voisins des Étoliens et armés de la même manière, ils paraissaient devoir être d’un grand secours contre un peuple dont ils connaissaient le pays et la tactique militaire.

XCVI. Il passa la nuit avec son armée dans l’enceinte sacrée de Jupiter Néméen. (C’est là, dit-on, que fut tué par les gens du pays le poëte Hésiode, auquel un oracle avait prédit qu’il mourrait à Némée[*](Voir, au sujet de cette mort, Plutarque, Banquet des Sept Sages.).) Au point du jour il se mit en marche pour l’Étolie. La première journée il prit Potidania  ; la seconde, Crocylium, et la troisième, Tichium[*](On n’a aucune donnée certaine sur la situation de ces trois villes.). Il s’arrêta à cette dernière ville et envoya son butin à Eupalium, en Locride  : car son intention était, après avoir soumis le reste du pays, de retourner à Naupacte si les Ophioniens ne voulaient pas se rendre, et de revenir ensuite les combattre. Mais les dispositions n’avaient pas été

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tellement secrètes, qu’elle ne fussent connues des Étoliens au moment même où le projet fut conçu. Quand son armée entra dans le pays, ils vinrent tous à sa rencontre avec des forces considérables : des extrémités mêmes de l’Ophionie, du côté du golfe Maliaque, les Bomiens et les Calliens accoururent en armes.

XCVII. Les Messéniens continuaient à donner à Démosthènes les mêmes conseils qu’auparavant : ils lui représentaient que la réduction des Étoliens serait facile, et l’engageaient à marcher au plus vite sur les bourgades et à s’attacher toujours à prendre celles qu’il trouverait sur son chemin, sans attendre que tous les ennemis se fussent réunis contre lui. Il les crut, et, se fiant à fortune qui ne lui avait jamais fait défaut, il n’attendit même pas les secours que devaient lui amener les Locriens, car il manquait surtout de gens de trait armés à la légère. Il marcha contre Égitium[*](Aujourd’hui Abukor.) et l’emporta d’emblée, les habitants ayant pris la fuite pour aller s’établir sur les hauteurs qui dominent la ville. Égitium est bâtie dans une position élevée, à une distance de quatre-vingts stades de la mer. Mais déjà les Étoliens réunis étaient arrivés au secours d’Égitium  ; ils attaquèrent les Athéniens et leurs alliés, se précipitèrent de toutes parts des hauteurs, et les accablèrent de traits. Quand l’armée athénienne avan- çait, ils cédaient le terrain  ; si elle reculait, ils revenaient à la charge. Longtemps le combat se continua ainsi, dans ces alternatives d’attaques et de retraites  ; et ni dans les unes, ni dans les autres, les Athéniens n’eurent l’avantage.

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XCVIII. Cependant les Athéniens so maintinrent tant que leurs archers eurent des flèches et purent s’en servir  ; car les traits qu’ils lançaient tenaient en respect les Étoliens, légèrement armés. Mais le chef des archers ayant été tué, ceux-ci se dispersèrent  ; le reste des troupes, harassé par la répétition continuelle de la même manoeuvre, vivement pressé d’ailleurs par les Étoliens, et accablé d’une grêle de traits, finit par prendre la fuite. Ils tombèrent dans dos ravins sans issue, ou s’égarèrent dans des sentiers inconnus, et furent massacrés  ; car leur guide, le Messénien Chro mon, avait été tué. Les Étoliens continuaient à les accabler de traits : bons coureurs et armés à la légère, ils les gagnaient à la course et en tuèrent un grand nombre sur place, au lieu même de la déroute. La plupart se trompèrent de chemin, et s’engagèrent dans une forêt, où les Étoliens les brûlèrent en allumant du feu tout autour. La fuite sous tous ses aspects, la mort sous toutes les formes, tel était le spectacle que présentait l’armée athénienne : ceux qui échappèrent ne purent qu’à grand’peine gagner la côte et oenéon en Locride. Le nombre des mort s fut considérable parmi les alliés  ; les Athéniens eux-mêmes perdirent environ cent vingt hoplites, tous à la fleur de l’âge. C’étaient d’excellents soldats qu’Athènes perdit dans cette guerre. L’un des deux généraux, Proclès, y périt également. Les Athéniens, après avoir enlevé leurs morts par une convention avec les Étoliens, retournèrent à Naupacte, et regagnèrent ensuite Athènes sur leurs vaisseaux. Quant à Démosthènes, il resta à Naupacte et dans les environs, craignant la colère des Athéniens après ce qui venait d’arriver.

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XCIX. Vers la même époque, les Athéniens qui étaient autour de la Sicile cinglèrent vers la Locride : dans une descente ils vainquirent un corps de Locriens venu à leur rencontre, et prirent un poste fortifié situé sur le fleuve Halex.

C. Le même été, les Étoliens qui avaient précédemment député à Corinthe et à Lacédémone Tolophus d’Ophionie, Boriade d’Euryte et Tisandre d’Apodotus, obtinrent l’envoi d’une armée, pour agir contre Naupacte qui avait appelé contre eux les Athéniens, Les Lacédémoniens leur expédièrent vers l’automne trois mille hoplites pris parmi les alliés  ; cinq cents venaient d’Héraclée de Trachinie, fondée depuis peu. Cette armée était sous le commandement du Spartiate Euryloque, assisté de Macarius et de Ménédéus également de Sparte.