History of the Peloponnesian War

Thucydides

Thucydides. Histoire de la Guerre du Péloponnése, Vol. 1-2. Zévort, Marie Charles, translator. Paris: Charpentier, 1852.

XLI. Ainsi parla Cléon. Après lui Diodote, fils d’Eucratès, qui, dans la précédente assemblée, avait vivement combattu le décret de mort contre les Mytiléniens, s’avança et parla en ces termes :

XLII. « Je ne saurais ni blâmer ceux qui ont proposé une nouvelle délibération au sujet des Mytiléniens, ni approuver ceux qui trouvent mauvais qu’on revienne plusieurs fois sur les affaires les plus importantes. Loin de là, je crois que les deux choses les plus contraires à une saine délibération sont la précipitation et la co- lère[*](Cupidinem atque iram, pessumos consullores (Sall. Jug. 68).), l’une provient, en général, du manque de sens, l’autre de l’ignorance et de l’irréflexion. Celui qui soutient que les discours n’éclairent pas les faits est ou dépourvu de raison, ou guidé par quelque intérêt personnel : dépourvu de raison s’il se figure qu’il est quelque autre moyen de répandre la lumière sur l’a- venir et les questions obscures, guidé par l’intérêt, si, voulant conseiller quelque mesure honteuse et sentant son impuissance à bien dire sur ce qui n’est pas bien, il espère, par d’habiles calomnies, effrayer ses adversaires et ses auditeurs. Mais ceux-là sont les pires de tous qui se font de l’imputation de vénalité un argument contre l’opinion émise par un autre. S’ils se contentaient de l’accuser d’ignorance, l’orateur qui aurait eu le dessous pourrait emporter la réputation d’un homme sans talent  ; sa probité, du moins, ne serait pas en cause  ; mais, quand on ajoute l’accusation d’improbité, il devient suspect, même s’il gagne sa cause  ;

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et, s’il la perd, il passe tout à la fois pour malhabile et malhonnête.

« La république n’a rien à gagner à ces manoeuvres  ; car la crainte éloigne d’elle les conseillers honnêtes. Tout n’en irait que mieux si de telles gens ne savaient manier la parole  ; car ils entraîneraient l’état à bien moins de fautes. Un bon citoyen doit, au lieu d’effrayer son adversaire, combattre loyalement, à armes égales, et ne se montrer supérieur à lui que par l’éloquence. Dans une sage république, sans combler de nouveaux honneurs celui qui donne le plus de conseils utiles, on doit du moins ne rien retrancher de ceux dont il jouit  ; et, loin qu’aucune peine y soit infligée à l’orateur malheureux, sa considération même doit être à l’abri de toute atteinte. De cette manière, celui qui a déjà réussi ne parlera pas contre son sentiment et ne flattera pas le peuple en vue de nouveaux succès  ; celui qui a échoué ne songera pas non plus à recourir aux mêmes moyens de flatterie pour se concilier la multitude.

XLIII. « Nous faisons ici tout le contraire : bien plus, sur le simple soupçon qu’un orateur est guidé par quelque intérêt, fussions-nous d’ailleurs persuadés qu’il donne les meilleurs conseils, jaloux des profits problématiques que nous supposons qu’il peut faire, nous frustrons par cela seul l’État d’avantages incontestables. Les choses en sont à ce point que les bons conseils, présentés sans détours, ne sont pas moins suspects que les mauvais  ; si bien que si, d’un côté, celui qui veut faire adopter les mesures les plus funestes doit se concilier le peuple en le trompant, de l’autre, celui qui ouvre un avis utile est également obligé à mentir pour trouver créance. Grâce à tous ces

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raffinements, notre république est la seule qu’on ne puisse servir ouvertement et sans’la tromper. Si l’on donne franchement un conseil utile, on est soupçonné d’en attendre quelque profit secret. Aussi, en présence de pareilles dispositions, sommes-nous obligés, quand nous portons la parole dans les questions les plus graves, de voir plus loin que vous, qui ne savez guère réfléchir mûrement  ; d’autant mieux que nous sommes responsables des conseils que nous vous donnons, et que nous nous adressons à des auditeurs irresponsables. Si, du moins, celui qui ouvre un avis et celui qui s’y range avaient le même danger à courir, vos jugements seraient plus réfléchis. Mais, loin de là, s’il vous survient quelque échec, cédant au premier mouvement de colère, vous faites payer au conseiller seul la peine d’une opinion que vous avez partagée, d’une faute qui a été celle de la majorité.

XLIV. « Quant à moi, je n’ai pris la parole ni pour contredire, ni pour accuser personne au sujet des Mytiléniens. Car, si nous sommes sensés, ce n’est pas sur leurs fautes que doit s’établir la discussion, mais sur le meilleur parti à prendre pour nous-mêmes. Quand j’aurais démontré qu’ils sont coupables d’une manière absolue, je ne demanderais pas pour cela leur mort, si elle nous est inutile  ; et, méritassent-ils quelque indulgence, je ne la réclamerais pas, si je n’y voyais avantage pour la république. Je crois que nous avons à délibérer sur l’avenir bien plus que sur le présent. Cléon invoque surtout l’utilité qu’il y aura, pour l’avenir, à infliger la peine de mort, afin de rendre les dé- fections moins fréquentes  ; et moi, la considération de vos intérêts à venir me conduit à une conclusion tout

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opposée. Je vous engage donc à ne pas vous laisser entraîner par ce que son discours a de plausible à repousser ce qu’il y a de vraiment utile dans mon opinion  ; car ce qu’il a dit, mieux d’accord avec votre ressentiment actuel contre les Mytiléniens, vous semble plus juste et pourrait aisément vous entraîner  ; mais il n’est point ici question de faire leur procès (on pourrait alors invoquer la justice), il ne s’agit que de délibérer à leur propos sur le parti le plus utile à prendre pour nous.

XLV. « Dans les États, la peine de mort est établie contre un grand nombre de crimes qui, loin d’égaler le leur, n’en approchent même pas  ; cependant l’espérance donne l’audace d’affronter ce péril, et tout homme qui court un pareil risque compte sur lui-même et sur la réussite de ses desseins. Il en est de même pour les villes : en vit-on jamais se révolter avec la pensée qu’elles ne trouveraient ni en elles-mêmes, ni dans leurs alliances, des ressources suffisantes  ? Il est naturel à l’homme, aux États comme aux particuliers, de commettre des fautes  ; et il n’y a pas de loi qui puisse empêcher cela, puisqu’on a désormais parcouru toute la série des peines, les aggravant sans cesse, pour être moins exposé aux attentats des malfaiteurs. Il est même vraisemblable qu’autrefois, pour les plus grands crimes, les punitions étaient moins sévères  ; mais comme avec le temps on les affronta, la plupart aboutirent à la mort  ; et cependant on brave la mort elle-même. Il faut donc, ou trouver quelque épouvantail plus terrible, ou reconnaître que la crainte des châtiments n’empêche rien. Le pauvre devient audacieux par nécessité  ; l’insolence et l’orgueil du pouvoir

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poussent le riche à l’ambition. Dans toutes les autres situations où l’homme est dominé par la passion, il cède à l’irrésistible entrainement du moment, et se laisse jeter au milieu des périls. A ces causes il faut ajouter l’espérance et le désir : le désir commande, l’espérance le suit  ; celui-ci forme les desseins, celle-là suppose la facilité du succès, et tous les deux causent les plus grands désastres  ; d’autant mieux qu’ils cheminent sourdement, plus redoutables par cela même que les dangers visibles. A tout cela se joint la fortune, qui ne contribue pas moins à nous exalter : quelquefois une occasion se présente inopinément, et on se jette au milieu des hasards avec des moyens insuffisants. Les États surtout subissent ces entraînements  ; cela se conçoit : il s’agit alors des plus puissants intérêts, la liberté ou la domination  ; et chaque citoyen, voyant tout un peuple avec lui, conçoit follement une plus haute idée de lui-même. En un mot, il est impossi- ble, quand la nature humaine se porte vivement à la poursuite d’un objet, qu’on puisse l’en détourner par l’autorité des lois, ou par aucune autre crainte  ; il y aurait même par trop de simplicité à y pré- tendre.

XLVI. « Il ne faut donc pas, par trop de confiance dans l’efficacité de la peine de mort, prendre une résolution funeste  ; il ne faut pas fermer toute espérance aux villes révoltées, en déclarant qu’il n’y a plus de place pour le repentir, et qu’un prompt retour ne saurait expier leur crime. Songez que, dans l’état actuel, lorsqu’une ville rebelle se reconnaît dans l’impossibilité de vaincre, elle vient à composition lorsqu’elle est encore en état de payer les frais de la guerre et

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d’acquitter le tribut à l’avenir. Mais, avec une pareille politique, croyez-vous qu’il y ait une seule ville qui ne fasse de plus sérieux préparatifs et qui ne soutienne le siège jusqu’à la dernière extrémité, s’il n’y a aucune différence entre une prompte soumission et une résistance opiniâtre  ? N’y aura-t-il pas alors dommage pour nous-mêmes à prolonger nos dépenses devant une place assiégée, tout accord étant désormais impossible  ; à ne la prendre que ruinée, si nous nous en emparons, et à nous priver pour l’avenir des tributs que nous devions en attendre, tributs qui sont notre force contre nos ennemis  ? Ne compromettons donc pas nos propres intérêts en jugeant les coupables d’après les principes d’une justice rigoureuse  ; considérons plutôt comment nous pourrons, en ne punissant qu’avec une prudente modération, laisser aux villes assez de ressources pour nous fournir à l’avenir d’abondants tributs. N’espérons pas les maintenir par la rigueur des lois, mais par une active vigilance. Nous faisons actuellement le contraire : si un peuple libre, qui ne reste sous notre domination que par la force, a tenté, comme cela est naturel, de recouvrer son indépendance, lorsqu’il retombe sous notre joug nous croyons devoir le punir avec rigueur. Le mieux, avec des hommes libres, n’est pas de châtier sévèrement ceux qui se soulèvent, mais de les surveiller sévèrement avant leur défection, de prévenir chez eux même la pensée de la révolte, et, après les avoir subjugués, d’étendre le moins possible l’accusation.

XLVII. « Voyez à quelle lourde faute vous entraînerait sous ce rapport l’avis de Cléon. Maintenant, dans toutes les villes, le peuple vous est favorable  ; il ne

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s’associe pas à la révolte des chefs, ou, s’il y est forcé, il devient bientôt l’ennemi de ceux qui l’ont entraîné à la défection  ; aussi, dans chaque ville ennemie, avezvous, en attaquant, le peuple pour allié. Mais si vous exterminez la population de Mytilène, qui n’a pas pris part à la défection, et qui, dès qu’elle a eu des armes, vous a livré spontanément la ville, vous commettrez premièrement une injustice, en tuant ceux qui ont été favorables à votre cause  ; ensuite vous ferez pour l’aristocratie ce qu’elle désire le plus : dès qu’elle aura soulevé une ville, elle verra aussitôt le peuple prendre parti pour elle, du moment où vous aurez montré d’avance que la même peine attend les innocents et les coupables. Le peuple même fût-il coupable, il faudrait feindre de l’ignorer, afin de ne pas mettre contre nous la seule classe qui nous reste encore fidèle. En un mot, je crois qu’il est plus avantageux, pour le maintien de votre domination, de supporter volontairement une injustice que d’exterminer justement ceux que vous devez ménager. Il n’est pas possible que la justice et l’intérêt s’accordent, comme le prétend Cléon, à réclamer leur châtiment.

XLVIII. « Quant à vous, reconnaissez que c’est là ce qu’il y a de mieux : cédez, non point à la pitié et à l’indulgence, sentiments auxquels je ne veux pas non plus que vous vous laissiez entraîner, mais aux raisons que je vous ai fait entendre  ; jugez avec calme les Mytiléniens que Pachès vous a envoyés comme les plus coupables, et laissez les autres dans leurs foyers. Voilà ce qui est véritablement avantageux pour l’avenir et inquiétant dès à présent pour vos ennemis  ; car on prend plus d’avantage sur ses adversaires en agissant

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avec une sage maturité, qu’en recourant à des mesures énergiques, mais inconsidérées. »

XLIX. Ainsi parla Diodote. Après ces discours, où les raisons se balançaient, le même conflit d’opinions se produisit chez les Athéniens. Les suffrages se partagèrent à peu près  ; cependant l’avis de Diodote prévalut. Aussitôt on envoya en toute hâte une seconde trirème  ; car on craignait qu’elle ne fût devancée par la première et ne trouvât la ville massacrée. L’autre avait un jour et une nuit d’avance[*](En effet, Thucydide a dit précédemment que les Athéniens s’étaient repentis le lendemain du jour où fut rendu le premier décret.). Les députés mytiléniens approvisionnèrent le vaisseau de vin et de farine, et promirent une forte récompense à l’équipage s’il gagnait l’autre bâtiment de vitesse. Les matelots, en effet, firent une telle diligence que, tout en manoeuvrant, ils mangeaient leur farine, pétrie avec du vin et l’huile, et se relevaient pour ramer et dormir tour à tour. Heureusement ils n’eurent aucun vent contraire  ; d’ailleurs, le premier vaisseau, chargé d’une horrible mission, ne pressait pas sa marche  ; le second, grâce à cette diligence, ne fut devancé que du temps qu’il fallut à Pachès pour lire le décret et se préparer à l’exécuter. La seconde trirème aborda alors et empêcha le massacre. Telle fut l’imminence du danger que courut Mytilène.

L. Les autres Mytiléniens que Pachès avait envoyés, comme les principaux auteurs de la défection, furent mis à mort sur l’avis de Cléon  ; ils étaient un peu plus de mille[*](Pachès eut, peu de temps après, à rendre compte de sa conduite pendant ce commandement  ; et se perça de son épée pour échapper à une condamnation (Plutarque, Nicias, 6).)  ; on rasa les fortifications des Mytiléniens et

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on confisqua leur flotte. Dans la suite, au lieu d’impo- ser un tribut aux Lesbiens, les Athéniens partagèrent leur territoire, celui de Méthymne excepté, en trois mille lots : trois cents furent réservés et consacrés aux dieux[*](Chez les Grecs et les Romains on attribuait ainsi aux dieux des terres, qui faisaient partie du domaine public  ; elles étaient affermées à des particuliers, sons la condition d’entretenir les temples et de fournir aux frais du culte (voir Arist. Polit. vii, 10). Souvent aussi des particuliers consacraient aux dieux une propriété, dont ils continuaient cependant à jouir, eux et leurs descendants. C’était un moyen d’en rendre la possession plus stable (Xénoph., Anab., v, 3).)  ; le reste fut tiré au sort entre des citoyens d’Athènes qu’on envoya en prendre possession. Les Lesbiens, moyennant une redevance annuelle fixée à deux mines[*](La mine valait cent drachmes, environ quatre-vingt-dix fr.) pour chaque lot, continuèrent à les cultiver. Les Athéniens s’emparèrent aussi des places que les Mytiléniens possédaient sur le continent et les soumirent à leur domination. Tels furent les événements de Lesbos[*](Les séditions qui plus tard s’élevèrent à Lesbos semblent prouver que les trois mille colons athéniens ne s’y établirent pas définitivement  ; n’ayant rien à faire, ils durent vite regretter l’active oisiveté de la place publique.).

LI. Le même été, après la prise de Lesbos, les Athéniens, sous la conduite de Nicias, fils de Nicératus, firent une expédition contre l’île de Minoa, située en face de Mégare[*](En face de Nisée, port de Mégare.). Elle servait de fort aux Mégariens qui y avaient construit une tour. Le dessein de Nicias était d’y établir pour les Athéniens une station fortifiée, plus à portée que Boudoron et Salamine, pour

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empècher les Péloponnésiens de faire de là des expéditions clandestines et d’envoyer, comme ils l’avaient fait précédemment[*](Lors de la tentative de Cnémus et de Brasidias contre Salamine.), des galères et des bâtiments armés en course. Il voulait en même temps intercepter toute importation à Mégare. Il s’empara d’abord par mer, au moyen de machines de guerre, de deux tours avancées qui dépendaient de Nisée, et rendit ainsi libre le passage entre l’île de cette place. Puis il fortifia la partie par où l’on pouvait, du continent, introduire des secours au moyen d’un pont jeté sur les marais  ; car l’île est peu éloignée de la terre ferme. Tout cela fut l’ouvrage de quelques jours. Il fortifia ensuite l’île, y laissa garnison, et rentra avec son armée.

LII. Dans le cours de cet été, et vers la même époque, les Platéens, manquant de vivres, et dans l’impossibilité de continuer la résistance, se rendirent aux Péloponnésiens  ; voici dans quelles circonstances : les assiégeants donnèrent un assaut que les Platéens ne furent pas en état de repousser. Le général lacédémonien reconnut leur faiblesse, mais il ne voulait pas prendre la ville de vive force  ; car ses instructions portaient qu’il fallait que, si l’on venait un jour à traiter avec les Athéniens, a la condition de rendre réciproquement les places prises dans la guerre[*](Telle fut, en effet, une des conditions de la paix de Nicias. — Lorsque les Platéens réclamèrent la possession de leur ville, les Thébains répondirent qu’elle n’avait pas été prise de vive force, mais s’était donnée à eux  ; et ils la gardèrent.), Platée ne pût entrer dans ces restitutions, comme s’étant donnée elle-même aux Lacédémoniens. Il envoya donc un

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héraut déclarer que, s’ils remettaient volontairement la place et consentaient à prendre les Lacédémoniens pour juges, tout en sévissant contre les coupables, on ne condamnerait personne sans jugement. Sur cette déclaration du héraut, les assiégés, réduits alors à la dernière extrémité, rendirent la ville. Les Péloponnésiens leur fournirent des vivres pendant quelques jours, en attendant que les juges, au nombre de cinq, fussent venus de Lacédémone. A leur arrivée, on n’établit contre les Platéens aucun chef d’accusation  ; on se contenta de les faire venir et de leur demander si, dans la guerre actuelle, ils avaient rendu quelque service aux Lacédémoniens et à leurs alliés. Ils répondirent qu’ils demandaient à s’étendre davantage sur leur justification, et chargèrent de leur défense deux des leurs, Astymaque, fils d’Asopolaüs, et Lacon, fils d’Aïmnestus, proxène des Lacédémoniens. Ceux-ci s’avancèrent et parlèrent ainsi :

LIII. « Nous vous avons livré notre ville, Lacédémoniens, confiants dans votre parole. Ce n’est pas là le jugement sur lequel nous comptions : nous attendions plus de respect de la légalité  ; et, si nous avons accepté des juges, si nous n’en avons pas voulu d’autres que vous qui allez prononcer sur notre sort, c’était, dans la persuasion qu’auprès de vous surtout nous trouverions justice. Mais, maintenant, nous craignons bien d’avoir manqué doublement notre but : car nous soupçonnons (et cela n’est que trop vraisemblable) que nous avons à nous défendre contre le dernier supplice, et que nous ne vous trouverons pas exempts de par- tialité. Ce qui confirme nos craintes, c’est premièrement qu’on n’a formulé contre nous aucune

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accusation régulière que nous puissions réfuter, puisque c’est nous-mêmes qui avons dû demander à parler  ; ensuite on ne nous adresse qu’une courte question, ménagée de telle sorte que, si notre réponse est conforme à la vérité, elle nous condamne, et si nous mentons, l’évidence est contre nous. De quelque côté que nous nous tournions, l’embarras est le même  ; aussi, quelque danger qu’il y ait à parler, nous sommes forcés à suivre ce parti, qui nous paraît encore le plus sûr  ; car, si nous gardions le silence dans la situation où nous sommes, on pourrait nous le reprocher et croire qu’en parlant nous avions chance de nous sauver.

« A toutes nos perplexités se joint la difficulté de vous persuader : si nous étions inconnus les uns des autres, nous pourrions invoquer en notre faveur le témoignage de faits que vous ignoreriez  ; mais, tout au contraire, nous allons parler à des hommes à qui tout est connu. Ce que nous craignons, ce n’est pas que, préjugeant l’infériorité de nos mérites à l’égard des vôtres, vous ne nous en fassiez un crime  ; mais bien que, dans le but de complaire à d’autres, vous ne nous fassiez plaider une cause déjà jugée.

LIV. « Néanmoins, après avoir exposé quels sont, dans notre différend avec les Thébains, nos droits en regard de vous et des autres Grecs, nous rappellerons nos services et tâcherons de vous persuader. A cette courte question : « Si, dans cette guerre, nous avons fait quelque bien aux Lacédémoniens et à leurs alliés, » nous répondons que, si vous nous interrogez comme ennemis, nous ne sommes pas coupables de ne pas vous avoir fait de bien, et que, si vous nous regardez comme amis, la faute est bien plutôt à vous d’être venus nous

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combattre. Soit dans la paix, soit dans la guerre contre le Mède, nous nous sommes montrés irréprochables  ; ce n’est pas nous qui, dernièrement, avons les premiers rompu la paix  ; et jadis on nous vit, seuls des Béotiens, concourir à la liberté de la Grèce[*](Hérodote dit, en effet, ix, 28, que les Platéens envoyèrent six cents hommes à l’armée de Pausanias  ; mais ils ne prirent pas part an combat.). Habitant le continent, nous avons néanmoins combattu sur mer à Arté- misium. Dans la bataille livrée sur notre territoire, nous étions également avec vous et Pausanias. Tous les autres dangers qui ont pu menacer la Grèce à cette époque, nous les avons partagés dans la mesure de nos forces  ; et vous-mêmes, en particulier, Lacédémoniens, quand une immense terreur enveloppait Sparte, quand, après le tremblement de terre, les Hilotes révoltés s’enfermèrent dans Ithome, vous avez vu arriver à votre secours le tiers de nos forces. De tels services ne doi- vent point être oubliés.

LV. « Voilà ce que nous avons cru devoir faire jadis, dans ces occasions mémorables. Si, depuis lors, nous sommes devenus ennemis, la faute en est à vous. Quand, opprimés par les Thébains, nous avons dû recourir à une alliance, vous nous avez repoussés  ; vous nous avez conseillé de nous tourner vers les Athéniens, sous prétexte qu’ils étaient près de nous, et que vous étiez trop éloignés. Et pourtant, dans la guerre, vous n’avez reçu de nous aucune injure grave  ; vous n’en aviez aucune à redouter pour l’avenir. Sans doute, nous avons refusé de nous détacher des Athéniens, malgré vos injonctions  ; mais il n’y a là aucun crime : ils nous avaient secourus contre les Thébains, quand vous refusiez

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d’agir  ; il eùt été mal de les trahir ensuite, surtout après avoir éprouvé leurs bienfaits, après avoir réclamé nousmêmes leur alliance dans un moment de détresse, et obtenu chez eux le droit de cité  ; notre devoir était, au contraire, de déférer avec empressement à leurs ordres. Quant aux entreprises auxquelles vous avez les uns et les autres entraîné vos alliés, s’il en est de répréhensibles, la faute n’en est pas à ceux qui vous ont suivis, mais à vous, qui les dirigiez dans des actes condamnables.

LVI. « Les Thébains sont coupables envers nous de nombreuses injustices. Vous connaissez la dernière cause de nos malheurs actuels : contre des hommes qui avaient pris notre ville en pleine paix, bien plus, au milieu d’une fête, nous étions en droit de sévir, d’après cette loi partout en vigueur qui permet de repousser l’agresseur. Il ne serait pas juste maintenant que nous eussions à souffrir à cause d’eux. Car, si vous soumettez la justice à votre utilité actuelle et à leur haine, vous vous montrerez, non pas juges intègres, mais esclaves de l’intérêt. Et d’ailleurs, si les Thébains paraissent vous êtes utiles aujourd’hui, nous vous l’étions bien plus autrefois, nous et les autres Grecs, lorsque vous étiez dans un plus grand péril. Maintenant, en effet, c’est vous qui, par vos agressions, vous rendez redoutables aux autres  ; mais à cette époque, quand le barbare apportait à tous la servitude, les Thébains étaient avec lui. Il est donc juste que notre faute actuelle, si toutefois il y a eu faute, soit compensée par notre dévouement d’alors. Vous trouverez même que le service est comparativement supérieur, eu égard surtout aux circonstances  ; car, à ce moment,

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bien peu des Grecs opposaient quelque bravoure à la puissance de Xerxès. Alors on comblait d’éloges ceux qui, au lieu de se préoccuper de leur propre intérêt et de leur sécurité personnelle, au milieu de l’invasion, affrontaient volontairement les périls, épris de la plus noble ambition. Nous fûmes de ce nombre : comblés alors des premiers honneurs, nous avons à craindre aujourd’hui de périr, pour avoir suivi les mêmes principes, pour avoir cédé au sentiment de justice qui nous attachait aux Athéniens plutôt qu’à l’intérêt qui nous portait vers vous. Cependant, il faut toujours porter le même jugement sur les mêmes actes, persuadés que la seule chose vraiment avantageuse, c’est que des alliés honnêtes obtiennent pour leurs vertus une récompense assurée, et que même l’intérêt actuel soit subordonné à ce principe.

LVII. « Songez aussi que vous êtes aujourd’hui cités pour votre honnêteté, chez la plupart des Grecs[*]( Bloomfield fait remarquer avec raison que cette réputation était bien imméritée. Indépendamment du massacre des neutres, et de la destruction de Platée, aucun crime ne leur coûta jamais pour satisfaire leur ambition.). Si vous portez sur nous une sentence inique, le jugement que vous allez prononcer, vous si illustres, contre nous qui ne sommes pas non plus sans quelque valeur, ne sera pas enseveli dans l’obscurité. Prenez garde dès lors qu’on ne juge sévèrement une condamnation prononcée contre des hommes courageux par vous plus courageux encore, et qu’on ne s’afflige à la vue de nos dépouilles suspendues dans les temples publics de la Grèce dont nous fûmes les bienfaiteurs. On ne verra pas sans stupeur Platée détruite par les

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Lacédémoniens, Platée inscrite par vos pères sur le trépied de Delphes, en témoignage de sa valeur, et effacée par vous, pour complaire aux Thébains, du milieu de la Grèce avec tous ses habitants. Voilà donc à quel degré d’infortune nous en sommes venus  ! Si les Mèdes l’eus- sent emporté, nous étions perdus  ; et aujourd’hui nous nous voyons préférer les Thébains par vous qui nous étiez si chers autrefois  ! Nous avons eu à lutter contre les deux extrémités les plus terribles, naguère la mort par la faim, si nous ne livrions pas notre ville, et main- tenant un jugement capital. Nous voici abandonnés de tous : Platée, après avoir montré en faveur des Grecs une audace au-dessus de ses forces, est aujourd’hui délaissée sans secours. De nos alliés d’autrefois, aucun ne vint à notre aide, et vous, Lacédémoniens, vous notre seul espoir, nous craignons que vous ne nous fassiez défaut.

LVIII. « Cependant, au nom des dieux témoins autrefois de notre alliance, au nom de notre dévouement pour les Grecs, nous vous supplions de vous laisser fléchir, et de revenir sur les résolutions qu’ont pu vous inspirer les Thébains. Exigez que, par une juste réciprocité, ils vous laissent épargner ceux qu’il serait indigne de vous de faire périr  ; sachez mériter une reconnaissance honnête[*](Celle des Platéens.) au lieu d’une gratitude honteuse[*](La reconnaissance que leur témoigneraient les Thébains, pour le massacre des Platéens.)  ; ne prenez pas pour vous le déshonneur afin de complaire aux autres. Il faut peu de temps pour détruire nos corps  ; mais il sera difficile d’effacer

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l’infamie d’un tel acte  ; car ce ne sont pas des ennemis que vous punirez en nous, ce qui serait justice  ; ce sont des amis que la nécessité a réduits à vous combattre.

« Ainsi, en nous garantissant la vie, vous remplirez un devoir sacré de justice  ; vous songerez, avant de prononcer, que nous nous sommes livrés volontairement et en tendant vers vous nos mains suppliantes  ; que, dès lors, le droit public de la Grèce ne permet pas de nous mettre à mort, et, qu’enfin, nous vous avons de tout temps obligés. Tournez vos regards vers les tombeaux de vos pères, morts sous les coups des Mèdes, et ensevelis dans nos campagnes[*](Du temps de Strabon, on montrait encore ces tombeaux à Platée.)  ; chaque année nous consacrions des vêtements[*](On trouve très peu de passages dans les auteurs anciens qu aient rapport à cette coutume de consacrer des vêtements aux morts. Cependant Tacite (Ann. iii, 2) raconte que les colonies traversées par les cendres de Germanicus brùlaient des vêtements et des parfums en son honneur.) en leur honneur, avec toutes les solennités d’usage  ; nous leur offrions les prémices de tous les fruits de la terre  ; amis, nous leur apportions les dons d’une terre amie  ; alliés, nous honorions en eux d’anciens compagnons d’armes. Le contraire aura lieu, si vous ne jugez pas comme il convient : songez-y bien  ; quand Pausanias leur donna la sépulture, il crut les déposer dans une terre amie, à la garde d’hommes dévoués : et vous, en nous mettant à mort, en déclarant thébain le territoire de Platée, que feriez-vous autre chose qu’abandonner vos pères, vos parents, dans une terre ennemie, au milieu de leurs meurtriers, et les dépouiller des honneurs qui leur sont

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rendus aujourd’hui. Bien plus, vous réduirez en ser- vitude la terre où les Grecs ont conquis leur liberté  ; vous rendrez déserts les temples des dieux qu’ils ont invoqués, lorsqu’ils vainquirent les Mèdes  ; vous frustrerez ces dieux des sacrifices que nous leur offrons à l’exemple de nos pères fondateurs de leurs temples.

LIX. « Non, Lacédémoniens  ; cela serait indigne de votre gloire, contraire au droit commun de la Grèce, injurieux pour vos ancêtres  ; vous ne voudrez pas, pour satisfaire une haine étrangère, sans avoir reçu vousmêmes aucune injure, nous égorger, nous, vos bienfaiteurs  ; vous nous épargnerez, vous vous laisserez fléchir et toucher par la pitié  ; la prudence même vous le conseille  ; vous songerez combien est terrible la peine qui nous menace  ; vous songerez aussi quels sont les hommes qu’elle doit frapper, et combien il est difficile de prévoir sur qui doit un jour tomber le malheur, même immérité.

« Pour nous, pressés par la nécessité, et nous conformant à notre situation, nous invoquons les dieux qu’adorent en commun tous les Grecs sur les mêmes autels[*](Par exemple, à Delphes, à Olympic.)  ; nous les supplions de vous rendre sensibles à nos prières  ; nous vous conjurons, au nom de vos pères, de ne pas oublier les serments qu’ils ont faits. Suppliants des tombeaux de vos ancêtres, nous implorons ces héros qui ne sont plus, pour n’être point abandonnés à la discrétion des Thébains et livrés aux plus cruels des ennemis, nous vos amis dévoués. Menacés aujourd’hui du sort le plus cruel, nous vous rappelons le jour où nous nous sommes signalés aveç vos pères par les actions les plus éclatantes.

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« Pour terminer ce discours, — car il le faut enfin, quelque difficile que ce soit dans notre situation, puisqu’avec nos dernières paroles approche peut-être la fin de notre existence, — nous vous déclarons, en finissant, que ce n’est point aux Thébains que nous avons livré notre ville  ; car nous eussions préféré de beaucoup mourir par la faim, la plus ignominieuse de toutes les morts. C’est à vous que nous nous en sommes remis avec confiance : il est donc juste, si nous ne pouvons vous fléchir, de nous rétablir dans l’état où nous étions, et de nous laisser choisir nous-mêmes les chances du péril. Nous vous adjurons en même temps, nous qui fûmes les plus zélés défenseurs de la Grèce, de ne pas nous livrer de vos propres mains, au mépris de votre foi et de nos supplications, aux Thébains nos mortels ennemis. Soyez nos sauveurs  ; ne nous perdez pas, au moment même où vous affranchissez le reste des Grecs. »

LX. Ainsi parlèrent les Platéens. Les Thébains craignirent que les Lacédémoniens ne fissent quelque concession, à la suite de ce discours  ; ils s’avancèrent et dirent qu’ils voulaient aussi parler, puisque, contre leur avis, on avait permis aux Platéens de faire une réponse plus étendue que ne le comportait la question qui leur était adressée. On le leur accorda, et ils s’exprimèrent ainsi :