History of the Peloponnesian War
Thucydides
Thucydides. Histoire de la Guerre du Péloponnése, Vol. 1-2. Zévort, Marie Charles, translator. Paris: Charpentier, 1852.
XXI. Voici comment était construit le mur des Péloponnésiens : il se composait de deux enceintes[*](On trouve dans Tite-Live (v, 1) la description d’un mur semblable.) l’une du côté de Platée, l’autre ayant ses fronts vers la campagne, dans la prévision d’une attaque de la part des Athéniens. Un espace de seize pieds séparait les deux enceintes, et dans cet intervalle étaient construits des logements pour les gardes, reliés entre eux de telle sorte que le tout ne paraissait former qu’une seule muraille épaisse, avec des créneaux des deux côtés. De dix en dix créneaux s’élevaient de grandes tours occupant toute la largeur entre les deux enceintes, et s’étendant de la face intérieure à la face extérieure des ouvrages[*](Les tours s’appuyaient sur les deux murs, intérieur et extérieur, et les reliaient ensemble. Elles avaient donc une largeur de seize pieds.). De cette manière, il n’y avait point de passage le long des tours, et il fallait les traverser par le milieu. La nuit, lorsque le temps était mauvais et pluvieux, les soldats abandonnaient les créneaux, et la garde se faisait dans les tours, qui étaient couvertes
XXII. Les assiégés, lorsque leurs préparatifs furent terminés, profitèrent d’une nuit où l’absence de la lune, jointe à une tempête de pluie[*]( Thucydide dit plus loin qu’il tombait une neige à moitié fondue, qui avait rempli les fossés,) et de vent, favorisait leur évasion. A leur tête marchaient les auteurs de l’entreprise. D’abord ils franchirent le fossé qui les entourait ; ils abordèrent ensuite le mur des ennemis, sans être aperçus par les gardes ; car ceux-ci ne pou- vaient ni les voir au milieu de l’obscurité, ni les entendre, le bruit de leur marche étant couvert par le fracas du vent. D’ailleurs, ils marchaient à une grande distance les uns des autres, pour n’être pas trahis par le choc de leurs armes. Ils étaient armés à la légère et chaussés seulement du pied gauche afin d’assurer leurs pas dans la boue. Ils abordèrent le mur dans l’intervalle de deux tours, en face des créneaux qu’ils savaient abandonnés ; ceux qui portaient les échelles marchaient en avant et les appliquèrent. Ensuite montèrent douze hommes légèrement armés, n’ayant qu’une petite épée et la cuirasse. Amméas, fils de Coroebus, les commandait et gravit le premier ; après lui montèrent ses douze hommes, six vers chacune des deux tours. A leur suite marchaient d’autres soldats légers, armés de petits javelots ; ceux-ci étaient eux-mêmes suivis par d’autres qui portaient leurs boucliers, afin de faciliter l’escalade, et qui devaient les leur remettre quand ils seraient près de l’ennemi. Déjà ils étaient en grand nombre sur le rempart, lorsque les gardes des
XXIII. Pendant ce temps les Platéens escaladaient le mur : les premiers arrivés au sommet s’emparèrent des deux tours, massacrèrent les gardes, occupèrent les issues[*](Les assiégeants, qui campaient entre les deux murs, ne pouvaient communiquer entre eux que par les passages établis sous les tours. Les assiégés, maitres de deux tours et de l’intervalle qui les séparait, avaient un passage défendu à droite et à gauche par ces mêmes tours.), et les gardèrent eux-mêmes, afin que
XXIV. A peine sortis du fossé, les Platéens serrèrent leurs rangs et se jetèrent sur la route qui conduit à Thèbes, ayant à leur droite la chapelle du héros Androcrate, bien sûrs qu’on ne les soupçonnerait pas d’avoir pris une route qui menait à l’ennemi. Ils voyaient, de là, les Péloponnésiens les poursuivre avec des flambeaux sur la route qui, par le Cythéron et Dryocéphales, conduit à Athènes. Après avoir tenu pendant six ou sept stades la route de Thèbes, les Platéens, coupant de côté[*](Au sud, après avoir marché d’abord à l’est.), prirent le chemin qui, par la montagne, conduit à Érytres et à Ysies [*](La position de ces deux villes n’est pas exactement connue.), suivirent les hauteurs, et arrivèrent à Athènes au nombre de deux cent douze[*](Ils obtinrent à Athènes le droit de cité.). Ils étaient plus nombreux à leur sortie ; mais quelques-uns étaient rentrés dans la ville avant l’escalade, et un archer avait été pris sur le fossé extérieur. Les Péloponnésiens cessèrent la poursuite et revinrent à leur poste. Quant aux Platéens restés dans la ville, ils ne savaient rien de ce qui s’était passé. Sur la nouvelle apportée par ceux qui étaient rentrés
XXV. A la fin du même hiver, le Lacédémonien Saléthus fut envoyé de Lacédémone à Mytilène sur une trirème. Il gagna Pyrrha et de là, continuant sa route par terre, il pénétra à Mytilène sans être aperçu, en suivant un ravin par où l’on pouvait franchir la circonvallation. Il annonça aux magistrats qu’une invasion allait avoir lieu dans l’Attique, et qu’en même temps arriveraient les quarante vaisseaux qui devaient les secourir ; qu’il avait été expédié en avant pour les en prévenir, et pour s’occuper des autres dispositions. Les Mytiléniens prirent confiance et furent moins disposés à traiter avec les Athéniens. L’hiver finit, et avec lui la quatrième année de cette guerre, dont Thucydide a écrit l’histoire.
XXVI. L’été suivant, les Péloponnésiens, après avoir expédié à Mytilène les quarante-deux vaisseaux qu’ils avaient placés sous le commandement d’Alcidas, envahirent eux-mêmes l’Attique avec leurs alliés. Ils voulaient que les Athéniens, inquiétés de deux côtés, pussent disposer de moins de force contre la flotte qui faisait voile pour Mytilène. Cléomènes commandait cette invasion, au nom et comme oncle paternel du roi Pausanias, fils de Plistoanax[*](Plistoanax était alors exilé pour ne s’être pas avancé au delà d’Éleusis, lors de l’invasion que les Péloponnésiens firent en Attique, quatorze ans avant la guerre du Péloponnèse.), trop jeune encore. Ils ravagèrent dans l’Attique ce qui l’avait été déjà
XXVII. Cependant les Mytiléniens voyant que la flotte du Péloponnèse n’arrivait pas, que le temps se passait et que les vivres manquaient, se trouvèrent réduits à traiter avec les Athéniens ; voici dans quelles circonstances : Saléthus, ne comptant plus lui-même sur la flotte, donna des armes aux gens du peuple, qui jusquelà n’en avaient pas, afin de tenter une sortie contre les Athéniens. Mais, une fois armés, ils ne voulurent plus entendre les magistrats, se rassemblèrent tumultueusement et ordonnèrent aux riches d’apporter en commun le blé qu’ils tenaient caché, et de le distribuer à tout le monde ; sinon ils traiteraient, disaient-ils, avec les Athéniens et leur livreraient la ville.
XXVIII. Ceux qui étaient à la tête des affaires, voyant qu’ils n’étaient pas en état de résister au peuple, et qu’il y aurait danger pour eux-mêmes à être exclus de la capitulation, firent avec Pachès et son armée une convention, commune à tous les citoyens ; elle portait que les Mytiléniens s’en remettaient complètement à la discrétion des Athéniens, qu’ils recevraient l’armée dans la ville, et enverraient des ambassadeurs à Athènes pour traiter de leurs intérêts.
XXIX. Cependant les Péloponnésiens qui montaient les quarante vaisseaux, au lieu d’arriver en toute hâte comme ils le devaient, perdirent du temps autour du Péloponnèse, et firent lentement le reste de la tra- versée. Leur présence dans ces parages ne fut connue des Athéniens qu’à leur arrivée à Délos. De là ils touchèrent à Icare et à Mycone ; et c’est alors seulement qu’ils apprirent la prise de Mytilène. Voulant se renseigner sûrement à cet égard, ils firent voile pour Embatos d’Erythrée[*](Sur la côte de l’Asie mineure, an fond du golfe formé par la presqu’ìle de Clazomène, en face de Chio.), où ils abordèrent sept jours après la reddition de Mytilène. Instruits de la vérité, ils ou- vrirent une délibération sur le parti à prendre dans la circonstance ; Teutiaple d’Élée parla ainsi :
XXX. « Alcidas, et vous, Péloponnésiens, qui commandez l’armée avec moi, mon avis est de faire voile pour Mytilène, tels que nous sommes, et avant que
XXXI. Alcidas ne se rendit point à ces raisons. Des exilés d’Ionie[*]( Vraisemblablement des chefs de l’aristocratie, exilés par les Athéniens et la faction populaire.) et les Lesbiens embarqués sur la flotte conseillèrent, puisqu’il craignait de courir cette chance, d’occuper quelqu’une des villes d’Ionie, ou Cumes[*](Au nord de Phocée, sur le golfe de Cûmes, — aujourd’hui golfe de Sandarli.) en Éolie ; on aurait ainsi une base pour faire révolter l’Ionie, et on pouvait l’espérer, disaient-ils, car on n’y voyait pas avec déplaisir l’arrivée des Péloponnésiens. Ils ajoutaient qu’on enlèverait par là aux Athéniens leur plus grande source de revenus, en même temps qu’on leur imposerait des dépenses considérables, s’ils
XXXII. Il fit voile d’Embate et rangea la côte[*](En faisant le tour du golfe de Smyrne et de la presqu’ìle de Clazomène.). Arrivé à Myonèse, ville des Téïens, il égorgea la plupart des prisonniers qu’il avait faits pendant sa navigation. Lorsqu’il eut mouillé à Éphèse, des députés envoyés par les Samiens d’Anéa[*](Anéa, sur le continent, en face de Samos, était le refuge habituel des Samiens exilés.) vinrent lui dire qu’il ne prenait pas le bon moyen d’affranchir la Grèce, en égorgeant des hommes qui n’avaient pas porté les armes contre lui, qui n’étaient pas ses ennemis, et que la nécessité seule retenait dans l’alliance d’Athènes ; que, s’il continuait ainsi, il attirerait à lui peu d’ennemis, et verrait un bien plus grand nombre d’amis se changer en adversaires. Alcidas se rendit à ces raisons, et mit en liberté tous ceux des habitants de Chio qu’il retenait encore prisonniers, ainsi que quelques autres. Car, à la vue de ses vaisseaux, on ne fuyait pas ; on s’approchait plutôt, les croyant Athéniens ; on n’avait pas le moindre soupçon que jamais, les Athéniens étant maîtres de la mer, une flotte péloponnésienne pût aborder en Ionie.
XXXIII. D’Éphèse, Alcidas fit voile à la hâte, et se mit à fuir. Car il avait été aperçu, lorsqu’il mouillait encore devant Claros, par la Salaminienne et le
XXXIV. Pachès revint en longeant les côtes, et relàcha à Notium[*](Au sud de Colophon, à deux mille pas environ de la ville haute.). Ce port était occupé par les Colo- phoniens, qui s’y étaient établis à l’époque où la ville haute fut prise par Itamanès et les harbares, appelés
XXXV. Pachès, de retour à Mytilène, soumit Pyrrha et Érésus. Il prit le Lacédémonien Saléthus, caché dans la ville, et l’envoya à Athènes avec les Mytiléniens qu’il
XXXVI. A l’arrivée des Mytiléniens et de Saléthus, les Athéniens mirent immédiatement à mort ce dernier, malgré toutes les offres qu’il put faire, entre autres celle d’éloigner de Platée les Lacédémoniens qui la tenaient encore assiégée. Ils délibérèrent ensuite sur le sort des autres, et, dans l’entrainement de la colère, ils résolurent de faire périr non-seulement ceux qui étaient présents, mais tous les Mytiléniens arrivés à âge d’homme[*](Diodore (xii, 55) dit également que Cléon fit rendre un décret par lequel tous les hommes en état de porter les armes étaient condamnés à périr, etc.), et de réduire les femmes et les enfants en esclavage. Ils leur reprochaient, en particu- lier, de s’être révoltés alors qu’ils n’étaient pas, comme les autres, réduits à l’état de sujets ; mais ce qui augmentait surtout leur irritation, c’était que la flotte péloponnésienne eût osé, pour secourir Mytilène, se risquer sur les côtes d’Ionie ; car ils en concluaient que la défection des Mytiléniens était la suite de quelque grand dessein. Ils envoyèrent donc une trirème porter leur résolution à Pachès, avec ordre de faire périr les Mytiléniens. Mais, dès le lendemain, ils éprou- vèrent une sorte de repentir : ils réfléchissaient combien était cruelle et terrible la décision par laquelle ils avaient condamné à périr une ville entière, au lieu de frapper seulement les coupables. Dès que les députés
XXXVII. « Bien des fois déjà j’ai reconnu, en d’autres circonstances, qu’un État démocratique est incapable de commander à d’autres peuples ; aujourd’hui surtout j’en ai la preuve dans votre repentir au sujet des Mytiléniens. Vous portez dans vos relations avec vos alliés la sécurité et la franchise réciproque de vos rapports journaliers ; et quand, cédant à leurs discours, ou mus par un sentiment de pitié, vous vous laissez entraîner à quelque faute, vous ne songez pas que votre faiblesse tourne contre vous, sans leur inspirer aucune reconnaissance. Vous ne réfléchissez point
XXXVIII. « Pour moi, je persiste dans mon opinion : j’admire vraiment ceux qui viennent vous proposer une nouvelle délibération au sujet des Mytiléniens, et vous faire perdre du temps. Les coupables surtout ont à y
XXXIX. « Je m’efforcerai de vous mettre en garde contre ces tendances, en vous montrant que Mytilène, à elle seule, vous a fait la plus cruelle offense que vous ayez jamais reçue. En effet, qu’un peuple hors d’état de supporter votre domination, ou forcé par l’ennemi, se détache de vous, je conçois l’indulgence ; mais pour un peuple qui occupe une île fortifiée, qui ne peut redouter nos ennemis que par mer, qui, même de ce côté, a sous la main des galères pour les repousser ; pour un peuple que nous avons laissé indépendant et honoré entre tous, une pareille conduite est-elle autre chose qu’un complot et une révolte ? Ce n’est pas une défection, — car il n’y a défection que dans le cas d’oppression violente ; — c’est une conspiration avec nos plus cruels ennemis, pour nous anéantir. Le crime est bien plus grand que si c’était un État puissant par lui-même qui vous eût rendu guerre pour guerre. Rien ne leur a servi d’exemple, ni les désastres de ceux qui, après s’être détachés de vous, sont retombés sous votre puissance ; ni le bonheur dont ils jouissaient et qui eût dû les faire reculer devant le danger. Pleins d’une présomptueuse confiance dans l’avenir, tout gonflés d’espérances supérieures à leur puissance, mais inférieures encore à leurs désirs, ils ont pris les armes et préféré la force à la justice ; du moment où ils ont cru entrevoir le succès, ils nous ont attaqués, sans avoir reçu de nous aucune offense. D’ordinaire ce sont les
« Nous eussions dû, depuis longtemps, ne pas traiter les Mytiléniens avec plus d’égards que les autres ; ils n’en seraient pas venus à ce degré d’insolence ; car il est naturel à l’homme de mépriser qui le flatte et de respecter qui lui résiste. Qu’ils soient donc punis maintenant comme le mérite leur faute ; et vous, n’allez pas absoudre le peuple, en n’imputant le crime qu’au petit nombre ; car tous ont également conspiré. S’ils s’étaient tournés vers vous, comme ils le pouvaient, ils seraient maintenant rendus à leurs foyers ; mais ils ont cru plus sûr de courir les mêmes dangers que leurs chefs et se sont associés à leur défection. Songez-y bien : si vous infligez le même châtiment à ceux de vos alliés qui vous abandonnent forcés par l’ennemi, et à ceux qui le font de leur propre mouvement, croyez-vous qu’il y en ait un seul qui ne saisisse le moindre prétexte pour vous abandonner, lorsqu’il aura en perspective la liberté pour prix du succès, et, en cas d’échec, un traitement qui n’a rien de rigoureux. Nous, au contraire, il nous faudra risquer contre chaque ville et nos trésors et nos personnes ; si nous
XL. « Ne leur laissons donc aucune espérance ; il ne faut pas qu’ils puissent compter sur l’éloquence ou sur l’argent pour acheter leur pardon, comme s’ils n’étaient coupables que d’une faiblesse inhérente à l’humanité ; leur offense a été volontaire ; ils ont conspiré sciemment, et il n’y a de pardonnable que ce qui est involontaire. Pour moi j’ai déjà fait connaître précédemment mon opinion ; aujourd’hui encore je maintiens que vous ne devez pas revenir sur une résolution adoptée, ni commettre les trois fautes les plus funestes au pouvoir : céder à la pitié, à la séduction des discours, à un mouvement d’indulgence. La pitié convient envers ceux qui paient d’une juste réciprocité, mais non envers des hommes qui, loin de compatir à leur tour, seront de toute nécessité et à jamais vos ennemis. Les orateurs qui amusent par leur éloquence trouveront à jouter dans d’autres questions de moindre importance, sans choisir une occasion où la répu- blique, pour un amusement d’un instant, éprouverait un immense dommage, tandis qu’eux-mêmes seraient bien payés de leurs belles paroles ; quant à l’indulgence il faut l’accorder à ceux qui, dans l’avenir du moins, doivent nous rester fidèles, mais non à ceux qui, toujours les mêmes, n’en continueront pas moins à être nos ennemis.
« Je me résumerai en un mot : en suivant mes
« On n’est jamais plus acharné et plus impitoyable qu’ envers ceux à qui on a nui sans raison, parce qu’on pressent ce qu’il y a de danger à laisser vivre de pareils ennemis ; car celui qui a été offensé sans motif est plus implacable, s’il échappe, qu’un ennemi ordinaire.
« Ne soyez donc pas traîtres à vous-mêmes : reportez-vous, autant que possible, par la pensée, au moment même du danger ; songez quel prix sans égal vous attachiez à les vaincre ; et, maintenant, rendez-leur la pareille, sans vous laisser amollir par leur situation présente, sans oublier le péril naguère suspendu sur vos têtes. Châtiez-les comme ils le méritent, et, par cet exemple, montrez clairement au reste des alliés que quiconque fera défection sera puni de mort. Une fois qu’ils le sauront, vous aurez moins souvent à