History of the Peloponnesian War

Thucydides

Thucydides. Histoire de la Guerre du Péloponnése, Vol. 1-2. Zévort, Marie Charles, translator. Paris: Charpentier, 1852.

XXI. Voici comment était construit le mur des Péloponnésiens : il se composait de deux enceintes[*](On trouve dans Tite-Live (v, 1) la description d’un mur semblable.) l’une du côté de Platée, l’autre ayant ses fronts vers la campagne, dans la prévision d’une attaque de la part des Athéniens. Un espace de seize pieds séparait les deux enceintes, et dans cet intervalle étaient construits des logements pour les gardes, reliés entre eux de telle sorte que le tout ne paraissait former qu’une seule muraille épaisse, avec des créneaux des deux côtés. De dix en dix créneaux s’élevaient de grandes tours occupant toute la largeur entre les deux enceintes, et s’étendant de la face intérieure à la face extérieure des ouvrages[*](Les tours s’appuyaient sur les deux murs, intérieur et extérieur, et les reliaient ensemble. Elles avaient donc une largeur de seize pieds.). De cette manière, il n’y avait point de passage le long des tours, et il fallait les traverser par le milieu. La nuit, lorsque le temps était mauvais et pluvieux, les soldats abandonnaient les créneaux, et la garde se faisait dans les tours, qui étaient couvertes

v.1.p.260
et peu distantes les unes des autres. Tel était le mur de siège élevé autour de Platée.

XXII. Les assiégés, lorsque leurs préparatifs furent terminés, profitèrent d’une nuit où l’absence de la lune, jointe à une tempête de pluie[*]( Thucydide dit plus loin qu’il tombait une neige à moitié fondue, qui avait rempli les fossés,) et de vent, favorisait leur évasion. A leur tête marchaient les auteurs de l’entreprise. D’abord ils franchirent le fossé qui les entourait  ; ils abordèrent ensuite le mur des ennemis, sans être aperçus par les gardes  ; car ceux-ci ne pou- vaient ni les voir au milieu de l’obscurité, ni les entendre, le bruit de leur marche étant couvert par le fracas du vent. D’ailleurs, ils marchaient à une grande distance les uns des autres, pour n’être pas trahis par le choc de leurs armes. Ils étaient armés à la légère et chaussés seulement du pied gauche afin d’assurer leurs pas dans la boue. Ils abordèrent le mur dans l’intervalle de deux tours, en face des créneaux qu’ils savaient abandonnés  ; ceux qui portaient les échelles marchaient en avant et les appliquèrent. Ensuite montèrent douze hommes légèrement armés, n’ayant qu’une petite épée et la cuirasse. Amméas, fils de Coroebus, les commandait et gravit le premier  ; après lui montèrent ses douze hommes, six vers chacune des deux tours. A leur suite marchaient d’autres soldats légers, armés de petits javelots  ; ceux-ci étaient eux-mêmes suivis par d’autres qui portaient leurs boucliers, afin de faciliter l’escalade, et qui devaient les leur remettre quand ils seraient près de l’ennemi. Déjà ils étaient en grand nombre sur le rempart, lorsque les gardes des

v.1.p.261
tours prirent l’éveil  ; un des Platéens, en s’accrochant à une brique des créneaux, l’avait arrachée  ; elle fit du bruit en tombant et aussitôt fut jeté le cri d’alarme. Toutes les troupes se précipitèrent alors à la muraille, ignorant, au milieu des ténèbres et de l’orage, quel pouvait être le danger. En même temps ceux des Pla- téens restés dans la ville font une sortie et attaquent le mur des Péloponnésiens du côté opposé à celui où leurs compagnons l’escaladaient, afin de détourner de ces derniers l’attention de l’ennemi. Les Péloponnésiens troublés restaient en place, ne sachant que penser de ce qui arrivait  ; aucun d’eux n’osait quitter son poste pour porter secours ailleurs. Cependant trois cents soldats, qui avaient ordre de porter secours partout où besoin serait, s’avancèrent hors des murs, du côté d’où partaient les cris  ; en même temps des torches furent élevées du côté de Thèbes, pour annoncer l’ennemi. Mais les Platéens qui étaient dans la ville élevèrent aussi, du haut de la muraille, un grand nombre de torches préparées d’avance à cet effet, afin que les ennemis, confondant les signaux et soupçonnant tout autre chose que la vérité, ne vinssent pas au secours avant que ceux qui tentaient l’évasion se fussent échappés et mis en sûreté.

XXIII. Pendant ce temps les Platéens escaladaient le mur : les premiers arrivés au sommet s’emparèrent des deux tours, massacrèrent les gardes, occupèrent les issues[*](Les assiégeants, qui campaient entre les deux murs, ne pouvaient communiquer entre eux que par les passages établis sous les tours. Les assiégés, maitres de deux tours et de l’intervalle qui les séparait, avaient un passage défendu à droite et à gauche par ces mêmes tours.), et les gardèrent eux-mêmes, afin que

v.1.p.262
personne ne pût les traverser pour venir au secours. Du haut des murs, ils appliquèrent des échelles contre les tours et y firent monter un grand nombre des leurs. Ceux-ci, maîtres de ces positions, accablaient de traits, et d’en haut et d’en bas[*](Du haut des tours et des passages inférieurs qu’ils avaient occupés.), ceux qui venaient pour les reprendre, et les tenaient en respect. En même temps, d’autres, en plus grand nombre, appliquaient plusieurs échelles à la fois, renversaient les créneaux, et esca- ladaient le mur dans l’intervalle des tours. Chacun d’eux, à mesure qu’il passait, s’arrêtait sur le bord du fossé[*](Le fossé extérieur. Les Péloponnésiens étaient sortis de leur camp, et arrivaient extérieurement pour s’opposer au passage.), et de là lançait des flèches et des javelots à ceux des ennemis qui se portaient à la défense du mur et s’opposaient au passage. Lorsque tous furent passés, ceux qui étaient dans les tours descendirent les derniers, non sans peine, et allèrent se ranger aussi au bord du fossé. A ce moment les trois cents Péloponnésiens arrivaient à leur poursuite, des torches à la main. Mais les Platéens, plongés dans l’obscurité, avaient, l’avantage de les mieux voir : du bord du fossé où ils se tenaient, ils les accablaient de flèches et de javelots, visant au défaut des armes, tandis que l’ennemi, ébloui par la lueur des torches, les distinguait moins bien, plongés comme ils l’étaient dans les ténèbres. Aussi les derniers mêmes des Platéens eurent-ils le temps de franchir le fossé  ; mais ce ne fut pas sans peine, ni sans être serrés de près  ; car la glace qui s’y
v.1.p.263
était formée ne présentait pas assez de consistance pour qu’on pût passer dessus  ; elle était à demi fondue, comme il arrive quand le vent souffle plutôt de l’est que du nord. C’était là précisément le vent qui soufflait cette nuit : la neige qui tombait avait, en se fondant, rempli d’eau le fossé, si bien qu’ils le traversèrent ayant à peine la tête hors de l’eau. Cependant leur évasion fut surtout favorisée par la violence même de la tempête.

XXIV. A peine sortis du fossé, les Platéens serrèrent leurs rangs et se jetèrent sur la route qui conduit à Thèbes, ayant à leur droite la chapelle du héros Androcrate, bien sûrs qu’on ne les soupçonnerait pas d’avoir pris une route qui menait à l’ennemi. Ils voyaient, de là, les Péloponnésiens les poursuivre avec des flambeaux sur la route qui, par le Cythéron et Dryocéphales, conduit à Athènes. Après avoir tenu pendant six ou sept stades la route de Thèbes, les Platéens, coupant de côté[*](Au sud, après avoir marché d’abord à l’est.), prirent le chemin qui, par la montagne, conduit à Érytres et à Ysies [*](La position de ces deux villes n’est pas exactement connue.), suivirent les hauteurs, et arrivèrent à Athènes au nombre de deux cent douze[*](Ils obtinrent à Athènes le droit de cité.). Ils étaient plus nombreux à leur sortie  ; mais quelques-uns étaient rentrés dans la ville avant l’escalade, et un archer avait été pris sur le fossé extérieur. Les Péloponnésiens cessèrent la poursuite et revinrent à leur poste. Quant aux Platéens restés dans la ville, ils ne savaient rien de ce qui s’était passé. Sur la nouvelle apportée par ceux qui étaient rentrés

v.1.p.264
qu’aucun des leurs n’avait survécu, ils envoyèrent un héraut dès qu’il fit jour, pour traiter de l’enlèvement des morts. Mais, quand ils connurent la vérité, ils se tinrent en repos. C’est ainsi que les guerriers de Platée se sauvèrent en escaladant la muraille.

XXV. A la fin du même hiver, le Lacédémonien Saléthus fut envoyé de Lacédémone à Mytilène sur une trirème. Il gagna Pyrrha et de là, continuant sa route par terre, il pénétra à Mytilène sans être aperçu, en suivant un ravin par où l’on pouvait franchir la circonvallation. Il annonça aux magistrats qu’une invasion allait avoir lieu dans l’Attique, et qu’en même temps arriveraient les quarante vaisseaux qui devaient les secourir  ; qu’il avait été expédié en avant pour les en prévenir, et pour s’occuper des autres dispositions. Les Mytiléniens prirent confiance et furent moins disposés à traiter avec les Athéniens. L’hiver finit, et avec lui la quatrième année de cette guerre, dont Thucydide a écrit l’histoire.

XXVI. L’été suivant, les Péloponnésiens, après avoir expédié à Mytilène les quarante-deux vaisseaux qu’ils avaient placés sous le commandement d’Alcidas, envahirent eux-mêmes l’Attique avec leurs alliés. Ils voulaient que les Athéniens, inquiétés de deux côtés, pussent disposer de moins de force contre la flotte qui faisait voile pour Mytilène. Cléomènes commandait cette invasion, au nom et comme oncle paternel du roi Pausanias, fils de Plistoanax[*](Plistoanax était alors exilé pour ne s’être pas avancé au delà d’Éleusis, lors de l’invasion que les Péloponnésiens firent en Attique, quatorze ans avant la guerre du Péloponnèse.), trop jeune encore. Ils ravagèrent dans l’Attique ce qui l’avait été déjà

v.1.p.265
auparavant, dévastèrent les nouvelles plantations, et tout ce qui avait pu échapper dans les courses précédentes. Cette invasion fut, après la seconde, la plus désastreuse pour les Athéniens  ; car les Lacédémoniens, attendant toujours de Lesbos des nouvelles de leur flotte qu’ils croyaient déjà arrivée, firent des incursions et portèrent le ravage dans presque toutes les parties du pays. Mais, comme rien de ce qu’ils attendaient ne réussit, et que les vivres manquaient, l’armée fut dissoute et chacun rentra chez soi.

XXVII. Cependant les Mytiléniens voyant que la flotte du Péloponnèse n’arrivait pas, que le temps se passait et que les vivres manquaient, se trouvèrent réduits à traiter avec les Athéniens  ; voici dans quelles circonstances : Saléthus, ne comptant plus lui-même sur la flotte, donna des armes aux gens du peuple, qui jusquelà n’en avaient pas, afin de tenter une sortie contre les Athéniens. Mais, une fois armés, ils ne voulurent plus entendre les magistrats, se rassemblèrent tumultueusement et ordonnèrent aux riches d’apporter en commun le blé qu’ils tenaient caché, et de le distribuer à tout le monde  ; sinon ils traiteraient, disaient-ils, avec les Athéniens et leur livreraient la ville.

XXVIII. Ceux qui étaient à la tête des affaires, voyant qu’ils n’étaient pas en état de résister au peuple, et qu’il y aurait danger pour eux-mêmes à être exclus de la capitulation, firent avec Pachès et son armée une convention, commune à tous les citoyens  ; elle portait que les Mytiléniens s’en remettaient complètement à la discrétion des Athéniens, qu’ils recevraient l’armée dans la ville, et enverraient des ambassadeurs à Athènes pour traiter de leurs intérêts.

v.1.p.266
Jusqu’à leur retour. Pachès s’engageait à ne mettre aucun Mytilénien dans les fers, à ne réduire en servitude et à ne faire périr personne. Telle fut la convention. Ceux des Mytiléniens qui s’étaient montrés le plus favorables aux Lacédémoniens, saisis de crainte lors de l’entrée des ennemis, ne purent maîtriser leur défiance et, malgré les garanties du traité, allèrent s’asseoir au pied des autels. Pachès les fit relever, promit de ne leur faire aucun mal, et les déposa à Ténédos jusqu’à ce que les Athéniens eussent décidé de leur sort. Il envoya ensuite des trirèmes à Antissa, s’en rendit maître, et prit sous le rapport militaire les dispositions qu’il jugea convenables.

XXIX. Cependant les Péloponnésiens qui montaient les quarante vaisseaux, au lieu d’arriver en toute hâte comme ils le devaient, perdirent du temps autour du Péloponnèse, et firent lentement le reste de la tra- versée. Leur présence dans ces parages ne fut connue des Athéniens qu’à leur arrivée à Délos. De là ils touchèrent à Icare et à Mycone  ; et c’est alors seulement qu’ils apprirent la prise de Mytilène. Voulant se renseigner sûrement à cet égard, ils firent voile pour Embatos d’Erythrée[*](Sur la côte de l’Asie mineure, an fond du golfe formé par la presqu’ìle de Clazomène, en face de Chio.), où ils abordèrent sept jours après la reddition de Mytilène. Instruits de la vérité, ils ou- vrirent une délibération sur le parti à prendre dans la circonstance  ; Teutiaple d’Élée parla ainsi :

XXX. « Alcidas, et vous, Péloponnésiens, qui commandez l’armée avec moi, mon avis est de faire voile pour Mytilène, tels que nous sommes, et avant que

v.1.p.267
notre arrivée soit connue. Car, vraisemblablement, des hommes qui viennent tout récemment de s’emparer d’une ville ne seront guère sur leurs gardes, et nous les surprendrons. Du côté de la mer surtout, ils n’auront pris aucune précaution, parce qu’ils ne s’attendent pas à voir arriver l’ennemi de ce côté  ; et c’est là précisément qu’est notre force. Il est présumable aussi que leurs troupes de terre sont dispersées dans les maisons, avec l’incurie naturelle aux vainqueurs. Si donc nous tombons sur eux de nuit et à l’improviste, j’ai bon espoir qu’avec l’aide de ceux des habitants qui peuvent nous être restés favorables, nous nous saisirons de l’autorité. Ne nous laissons pas détourner par la crainte du danger, et songeons que c’est là, ou jamais, l’occasion d’une de ces surprises de guerre qui d’ordinaire assurent le succès au général qui, sachant s’en préserver lui-même, observe, attaque à propos, et y fait tomber l’ennemi. »

XXXI. Alcidas ne se rendit point à ces raisons. Des exilés d’Ionie[*]( Vraisemblablement des chefs de l’aristocratie, exilés par les Athéniens et la faction populaire.) et les Lesbiens embarqués sur la flotte conseillèrent, puisqu’il craignait de courir cette chance, d’occuper quelqu’une des villes d’Ionie, ou Cumes[*](Au nord de Phocée, sur le golfe de Cûmes, — aujourd’hui golfe de Sandarli.) en Éolie  ; on aurait ainsi une base pour faire révolter l’Ionie, et on pouvait l’espérer, disaient-ils, car on n’y voyait pas avec déplaisir l’arrivée des Péloponnésiens. Ils ajoutaient qu’on enlèverait par là aux Athéniens leur plus grande source de revenus, en même temps qu’on leur imposerait des dépenses considérables, s’ils

v.1.p.268
voulaient y envoyer une flotte. Enfin, ils espéraient engager Pissythnès à prendre part à la guerre. Alcidas ne goûta pas davantage cet avis, tout entier à cette pensée que, puisqu’il n’avait pas secouru à temps Mytilène, il lui fallait regagner au plus vite le Péloponnèse.

XXXII. Il fit voile d’Embate et rangea la côte[*](En faisant le tour du golfe de Smyrne et de la presqu’ìle de Clazomène.). Arrivé à Myonèse, ville des Téïens, il égorgea la plupart des prisonniers qu’il avait faits pendant sa navigation. Lorsqu’il eut mouillé à Éphèse, des députés envoyés par les Samiens d’Anéa[*](Anéa, sur le continent, en face de Samos, était le refuge habituel des Samiens exilés.) vinrent lui dire qu’il ne prenait pas le bon moyen d’affranchir la Grèce, en égorgeant des hommes qui n’avaient pas porté les armes contre lui, qui n’étaient pas ses ennemis, et que la nécessité seule retenait dans l’alliance d’Athènes  ; que, s’il continuait ainsi, il attirerait à lui peu d’ennemis, et verrait un bien plus grand nombre d’amis se changer en adversaires. Alcidas se rendit à ces raisons, et mit en liberté tous ceux des habitants de Chio qu’il retenait encore prisonniers, ainsi que quelques autres. Car, à la vue de ses vaisseaux, on ne fuyait pas  ; on s’approchait plutôt, les croyant Athéniens  ; on n’avait pas le moindre soupçon que jamais, les Athéniens étant maîtres de la mer, une flotte péloponnésienne pût aborder en Ionie.

XXXIII. D’Éphèse, Alcidas fit voile à la hâte, et se mit à fuir. Car il avait été aperçu, lorsqu’il mouillait encore devant Claros, par la Salaminienne et le

v.1.p.269
Paralus[*](C’étaient deux bàtiments légers, affectés au service public  ; on les employait ordinairement pour les messages pressés : ils conduisaient les généraux, amenaient à Athènes ceux qui étaient mis en jugement, transportaient à Délos les offrandes pour les sacrifices.), qui venaient d’Athènes. Craignant d’être poursuivi, il tenait la haute mer, résolu à n’aborder nulle part ailleurs qu’au Péloponnèse, à moins d’y être forcé. La nouvelle de sa présence fut apportée d’Erythrée à Pachès et aux Athéniens  ; elle arriva bientôt de toutes parts. Comme les villes d’Ionie ne sont pas fortifiées, on craignait fort que, tout en suivant les côtes, et sans avoir même l’intention de s’arrêter, il n’attaquât et ne mit au pillage les villes qui seraient sur son passage. La Salaminienne et le Paralus vinrent elles-mêmes annoncer qu’elles avaient vu Alcidas à Claros[*](Petite ville d’Ionie, près de Colophon, entre Myonèse et Éphèse.). Pachès se mit à le poursuivre en toute hâte, et poussa jusqu’à I’ile de Patmos. Mais, comme l’ennemi ne se montrait plus nulle part, il désespéra de l’atteindre, et s’en retourna. Il regardait comme un avantage, du moment où il n’avait pas rencontré l’ennemi en pleine mer, de ne pas l’avoir rejoint sur quelque côte  ; car alors, Alcidas étant obligé d’y prendre ses campements, les Athéniens se fussent eux-mêmes trouvés dans la né- cessité de le surveiller et d’établir des croisières.

XXXIV. Pachès revint en longeant les côtes, et relàcha à Notium[*](Au sud de Colophon, à deux mille pas environ de la ville haute.). Ce port était occupé par les Colo- phoniens, qui s’y étaient établis à l’époque où la ville haute fut prise par Itamanès et les harbares, appelés

v.1.p.270
par une faction. Cet événement avait eu lieu vers le temps de la seconde invasion des Péloponnésiens en Attique. Cependant les fugitifs établis à Notium se divisèrent de nouveau entre eux : une partie demanda à Pissythnès un secours d’Arcadiens[*](Les Arcadiens vendaient leurs services à tous les peuples, comme aujourd’hui les habitants de certains cantons de la Suisse.) et de barbares, et se retrancha dans un quartier fortifié. Ceux des Colophoniens de la ville haute qui tenaient pour les Mèdes arrivèrent avec les auxiliaires et s’emparèrent du gouvernement. Ceux au contraire qui s’étaient soustraits à cette faction, et qui vivaient dans l’exil, appelèrent Pachès. Celui-ci invita à une conférence Hippias, chef des Arcadiens qui occupaient la forteresse, sous pro- messe de l’y renvoyer sain et sauf, dans le cas où l’on ne pourrait s’entendre. Hippias sortit en effet et se rendit à l’entrevue. Mais Pachès le plaça sous bonne garde, sans toutefois le mettre aux fers  ; puis il attaqua inopinément la forteresse, s’en empara par surprise et massacra les Arcadiens et tous les barbares qui l’occupaient. Il y ramena ensuite Hippias, comme il en était convenu, et, lorsqu’il y fut entré, il le fit saisir et tuer à coups de flèches. Cela fait, il rendit Notium aux Colophoniens, à l’exclusion des partisans des Mèdes. Plus tard les Athéniens y envoyèrent une colonie qu’ils soumirent à leurs propres lois, et y rassemblèrent tous les Colophoniens disséminés dans différentes villes.

XXXV. Pachès, de retour à Mytilène, soumit Pyrrha et Érésus. Il prit le Lacédémonien Saléthus, caché dans la ville, et l’envoya à Athènes avec les Mytiléniens qu’il

v.1.p.271
avait déposés à Ténédos et tous ceux qu’il regardait comme les auteurs de la défection. Il renvoya aussi la plus grande partie de son armée, demeura lui-même avec le reste, et établit à Mytilène et dans toute l’ile de Lesbos l’ordre qu’il jugea convenable.

XXXVI. A l’arrivée des Mytiléniens et de Saléthus, les Athéniens mirent immédiatement à mort ce dernier, malgré toutes les offres qu’il put faire, entre autres celle d’éloigner de Platée les Lacédémoniens qui la tenaient encore assiégée. Ils délibérèrent ensuite sur le sort des autres, et, dans l’entrainement de la colère, ils résolurent de faire périr non-seulement ceux qui étaient présents, mais tous les Mytiléniens arrivés à âge d’homme[*](Diodore (xii, 55) dit également que Cléon fit rendre un décret par lequel tous les hommes en état de porter les armes étaient condamnés à périr, etc.), et de réduire les femmes et les enfants en esclavage. Ils leur reprochaient, en particu- lier, de s’être révoltés alors qu’ils n’étaient pas, comme les autres, réduits à l’état de sujets  ; mais ce qui augmentait surtout leur irritation, c’était que la flotte péloponnésienne eût osé, pour secourir Mytilène, se risquer sur les côtes d’Ionie  ; car ils en concluaient que la défection des Mytiléniens était la suite de quelque grand dessein. Ils envoyèrent donc une trirème porter leur résolution à Pachès, avec ordre de faire périr les Mytiléniens. Mais, dès le lendemain, ils éprou- vèrent une sorte de repentir : ils réfléchissaient combien était cruelle et terrible la décision par laquelle ils avaient condamné à périr une ville entière, au lieu de frapper seulement les coupables. Dès que les députés

v.1.p.272
mytiléniens présents à Athènes et ceux des Athéniens qui leur étaient favorables s’aperçurent de ce changement, ils disposèrent les magistrats[*](Les prytanes, ou les stratèges qui, en temps de guerre, pouvaient convoquer extraordinairement le peuple.) à provoquer une nouvelle délibération. Ceux-ci s’y prêtèrent aisément  ; car il était évident pour eux que le plus grand nombre des citoyens désiraient pouvoir revenir sur leur délibération, L’assemblée fut aussitôt formée et chacun donna son avis. Cléon[*](C’est lui qu’Aristophane met en scène dans les Chevaliers, et qu’il appelle (v, 136) : Corroyeur, paphlagonien, pillard, braillard, charlatan.) fils de Cléenète, qui avait emporté la veille le décret de mort, le plus violent des citoyens[*](« Homme turbulent (dit Cicéron dans le Brutus, chap. 7), « mais qui ne manquait pas d’éloquence. ») en toute occasion, et l’homme qui avait alors le plus d’ascendant sur le peuple, se présenta de nouveau et parla ainsi[*](Le scoliaste de Lucien (sur Timon, § 30). dit que Cléon changea lui-même d’avis, grâce aux dix talents que lui firent compter, la nuit, les Lesbiens.)  :

XXXVII. « Bien des fois déjà j’ai reconnu, en d’autres circonstances, qu’un État démocratique est incapable de commander à d’autres peuples  ; aujourd’hui surtout j’en ai la preuve dans votre repentir au sujet des Mytiléniens. Vous portez dans vos relations avec vos alliés la sécurité et la franchise réciproque de vos rapports journaliers  ; et quand, cédant à leurs discours, ou mus par un sentiment de pitié, vous vous laissez entraîner à quelque faute, vous ne songez pas que votre faiblesse tourne contre vous, sans leur inspirer aucune reconnaissance. Vous ne réfléchissez point

v.1.p.273
que votre domination est une tyrannie, imposée à des hommes qui conspirent contre elle et n’obéissent qu’à la contrainte. Ce n’est point en leur faisant du bien, à votre propre détriment, que vous assurerez leur soumission, mais en asseyant votre autorité sur la force bien plus que sur leur bienveillance. Mais le pire de tout serait qu’il n’y eût rien de stable dans nos résolutions, et que nous en vinssions à ignorer que mieux vaut, pour un État, être gouverné par des lois moins bonnes, mais immuables, que par d’excellentes lois sans autorité  ; que l’ignorance modeste est préférable à l’habileté présomptueuse, et qu’en général les hommes les plus obscurs gouvernent mieux les États que les plus habiles. Ceux-ci, en effet, veulent se montrer plus sages que les lois et faire triompher leur opinion per- sonnelle dans toutes les délibérations d’intérêt général  ; ils pensent ne pouvoir trouver jamais plus belle occasion de faire montre de leur esprit  ; et par là ils perdent souvent les empires. Ceux au contraire qui se défient de leur propre habileté croient en savoir moins que les lois. Ils ne sont pas aussi capables, il est vrai, de réfuter le discours d’un orateur habile  ; mais, justes appréciateurs des choses, plutôt que jouteurs à la tribune, ils réussissent ordinairement. C’est ainsi que nous devons agir, au lieu de faire orgueilleusement parade de notre faconde, de notre dextérité dans ces passes oratoires, et d’inculquer à nos concitoyens des opinions paradoxales.

XXXVIII. « Pour moi, je persiste dans mon opinion  : j’admire vraiment ceux qui viennent vous proposer une nouvelle délibération au sujet des Mytiléniens, et vous faire perdre du temps. Les coupables surtout ont à y

v.1.p.274
gagner  ; car la colère de l’offensé contre l’agresseur finit par s’émousser, mais lorsque la répression suit de près l’injure, elle ne lui cède en rien, et la vengeance est entière. Un autre sujet d’étonnement pour moi c’est que quelqu’un ose me contredire, et prétende démontrer que nous gagnons aux attentats des Mytiléniens et que les allié sau contraire perdent à nos revers. Sans doute, confiant dans son éloquence, il argumentera pour prouver que ce qui est résolu ne l’est pas, ou bien, exalté par le profit qu’il en attend, il travaillera un discours spécieux pour vous égarer. En attendant, c’est la répu- blique qui paye le prix des combats de ce genre, et elle n’y gagne pour elle-même que des dangers. La faute en est à vous, à la légèreté de vos décisions dans ces sortes de joutes : car il est dans vos habitudes d’être spectateurs des discours et auditeurs des actions  ; vous jugez de la possibilité des événements à venir sur les belles paroles d’un orateur  ; et, pour les faits déjà accomplis, vous accordez moins de confiance à ce qui s’est passé sous vos yeux qu’à ce qui vous est raconté par un discoureur habile à farder agréablement la vérité. Vous excellez à vous laisser tromper par la nouveauté des discours, et vous ne savez jamais suivre une résolution adoptée. Esclaves en tout de l’extraordinaire, dédaigneux de ce qui est habituel, chacun de vous prétend avoir le don de la parole  ; sinon, il contrarie ceux qui possèdent, pour ne pas avoir l’air de suivre l’opinion d’un autre  ; chacun veut être le premier à louer une pensée piquante. Aussi prompts à deviner à l’avance ce qu’on va vous dire, que lents à en prévoir les conséquences, vous êtes à la recherche, en quelque sorte, de ce qui n’est pas du monde où nous
v.1.p.275
vivons, et vous ne savez pas même juger sainement de ce qui est sous vos yeux. Enfin, dominés entièrement par le plaisir de l’oreille, vous ressemblez plutôt à des spectateurs assis pour entendre des sophistes, qu’à des citoyens délibérant sur les intérêts de l’État.

XXXIX. « Je m’efforcerai de vous mettre en garde contre ces tendances, en vous montrant que Mytilène, à elle seule, vous a fait la plus cruelle offense que vous ayez jamais reçue. En effet, qu’un peuple hors d’état de supporter votre domination, ou forcé par l’ennemi, se détache de vous, je conçois l’indulgence  ; mais pour un peuple qui occupe une île fortifiée, qui ne peut redouter nos ennemis que par mer, qui, même de ce côté, a sous la main des galères pour les repousser  ; pour un peuple que nous avons laissé indépendant et honoré entre tous, une pareille conduite est-elle autre chose qu’un complot et une révolte  ? Ce n’est pas une défection, — car il n’y a défection que dans le cas d’oppression violente  ; — c’est une conspiration avec nos plus cruels ennemis, pour nous anéantir. Le crime est bien plus grand que si c’était un État puissant par lui-même qui vous eût rendu guerre pour guerre. Rien ne leur a servi d’exemple, ni les désastres de ceux qui, après s’être détachés de vous, sont retombés sous votre puissance  ; ni le bonheur dont ils jouissaient et qui eût dû les faire reculer devant le danger. Pleins d’une présomptueuse confiance dans l’avenir, tout gonflés d’espérances supérieures à leur puissance, mais inférieures encore à leurs désirs, ils ont pris les armes et préféré la force à la justice  ; du moment où ils ont cru entrevoir le succès, ils nous ont attaqués, sans avoir reçu de nous aucune offense. D’ordinaire ce sont les

v.1.p.276
Étais parvenus soudainement à une fortune inespérée qui se portent ainsi à d’insolentes prétentions[*](Pour compléter le sens il faut ajouter les Mytiléniens sont d’autant plus coupables, puisqu’ils n’ont pas même l’excuse de ces entraînements soudains.) :en général un bonheur prévu, et qui ne dépasse pas nos espérances, est bien plus stable que celui qui nous surprend inopinément  ; et il est plus facile, en quelque sorte, de lutter contre le malheur que de se maintenir dans la prospérité.

« Nous eussions dû, depuis longtemps, ne pas traiter les Mytiléniens avec plus d’égards que les autres  ; ils n’en seraient pas venus à ce degré d’insolence  ; car il est naturel à l’homme de mépriser qui le flatte et de respecter qui lui résiste. Qu’ils soient donc punis maintenant comme le mérite leur faute  ; et vous, n’allez pas absoudre le peuple, en n’imputant le crime qu’au petit nombre  ; car tous ont également conspiré. S’ils s’étaient tournés vers vous, comme ils le pouvaient, ils seraient maintenant rendus à leurs foyers  ; mais ils ont cru plus sûr de courir les mêmes dangers que leurs chefs et se sont associés à leur défection. Songez-y bien : si vous infligez le même châtiment à ceux de vos alliés qui vous abandonnent forcés par l’ennemi, et à ceux qui le font de leur propre mouvement, croyez-vous qu’il y en ait un seul qui ne saisisse le moindre prétexte pour vous abandonner, lorsqu’il aura en perspective la liberté pour prix du succès, et, en cas d’échec, un traitement qui n’a rien de rigoureux. Nous, au contraire, il nous faudra risquer contre chaque ville et nos trésors et nos personnes  ; si nous

v.1.p.277
réussissons, nous aurons pris une ville ruinée, et perdu pour l’avenir les revenus qui font notre force  ; si nous échouons, nous verrons un nouvel adversaire s’ajouter à ceux que nous avons déjà, et il nous faudra consacrer à combattre nos propres alliés le temps que nous devrions employer à lutter contre nos ennemis actuels.

XL. « Ne leur laissons donc aucune espérance  ; il ne faut pas qu’ils puissent compter sur l’éloquence ou sur l’argent pour acheter leur pardon, comme s’ils n’étaient coupables que d’une faiblesse inhérente à l’humanité  ; leur offense a été volontaire  ; ils ont conspiré sciemment, et il n’y a de pardonnable que ce qui est involontaire. Pour moi j’ai déjà fait connaître précédemment mon opinion  ; aujourd’hui encore je maintiens que vous ne devez pas revenir sur une résolution adoptée, ni commettre les trois fautes les plus funestes au pouvoir : céder à la pitié, à la séduction des discours, à un mouvement d’indulgence. La pitié convient envers ceux qui paient d’une juste réciprocité, mais non envers des hommes qui, loin de compatir à leur tour, seront de toute nécessité et à jamais vos ennemis. Les orateurs qui amusent par leur éloquence trouveront à jouter dans d’autres questions de moindre importance, sans choisir une occasion où la répu- blique, pour un amusement d’un instant, éprouverait un immense dommage, tandis qu’eux-mêmes seraient bien payés de leurs belles paroles  ; quant à l’indulgence il faut l’accorder à ceux qui, dans l’avenir du moins, doivent nous rester fidèles, mais non à ceux qui, toujours les mêmes, n’en continueront pas moins à être nos ennemis.

« Je me résumerai en un mot : en suivant mes

v.1.p.278
conseils, vous ne ferez rien que de juste envers les Mytiléniens, et en même temps vous sauvegarderez vos intérêts. En agissant autrement, vous ne vous les attacherez pas, et vous prononcerez surtout contre vous- mêmes. Car si leur défection est légitime, votre domination ne saurait l’être  ; et si, même contre le droit, vous croyez devoir conserver l’empire, il vous faut aussi, contrairement à la justice, mais dans votre intérêt, sévir contre eux. Sinon, renoncez à la domination, et, à l’abri des périls, livrez-vous à d’humbles vertus. Traitez-les comme ils vous eussent traités vousmêmes : échappés à leurs complots, ne montrez pas moins de vigueur que les conspirateurs  ; songez enfin au traitement qu’ils vous réservaient vraisemblablement s’ils eussent été vainqueurs, surtout après avoir été les premiers à vous attaquer.

« On n’est jamais plus acharné et plus impitoyable qu’ envers ceux à qui on a nui sans raison, parce qu’on pressent ce qu’il y a de danger à laisser vivre de pareils ennemis  ; car celui qui a été offensé sans motif est plus implacable, s’il échappe, qu’un ennemi ordinaire.

« Ne soyez donc pas traîtres à vous-mêmes : reportez-vous, autant que possible, par la pensée, au moment même du danger  ; songez quel prix sans égal vous attachiez à les vaincre  ; et, maintenant, rendez-leur la pareille, sans vous laisser amollir par leur situation présente, sans oublier le péril naguère suspendu sur vos têtes. Châtiez-les comme ils le méritent, et, par cet exemple, montrez clairement au reste des alliés que quiconque fera défection sera puni de mort. Une fois qu’ils le sauront, vous aurez moins souvent à

v.1.p.279
négliger vos ennemis pour combattre vos propres alliés. »