History of the Peloponnesian War

Thucydides

Thucydides. Histoire de la Guerre du Péloponnése, Vol. 1-2. Zévort, Marie Charles, translator. Paris: Charpentier, 1852.

I. L’été suivant[*](Première année de la quatre-vingt-huitième olympiade, ■428 av J.-C.), au fort de la croissance des blés, les Péloponnésiens et leurs alliés tirent une expédition en Attique, sous la conduite d’Archidamus, fils deZeuxidamus, roi des Lacédémoniens. Ils campèrent dans le pays et le ravagèrent. La cavalerie athénienne les inquiétait, comme de coutume, par de fréquentes at- taques, partout où l’occasion se présentait : elle tint en respect sur presque tous les points les troupes légères, et les empêcha de s’écarter de leurs campements pour ravager les environs de la ville Les Péloponnésiens, après être restés tant qu'ils eurent des vivres, éva- cuèrent l’Attique et rentrèrent chez eux, chacun de leur côté.

II. Aussitôt après l'invasion des Péloponnésiens, l’ile de Lcsbos[*](Toutes les villes de Lesbos formaient alors une sorte de confédération, à la tête de laquelle était Mytilène, gouvernée ellemême par l’aristocratie.), à l’exception de Méthymne[*](Méthymne était située à 280 stades (environ 50 kilom.) à l’est de Mytilène.), se détacha des Athéniens. Dès avant la guerre, les Lesbiens avaient médité cette défection ; mais les

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Lacédémoniens ne les avaient pas accueillis alors. Dans cette circonstance même, ils furent contraints de se révolter plus tôt qu'ils ne l’avaient projeté ; car ils attendaient pour agir qu’ils eussent comblé l’entrée des ports[*](Il s’agit évidemment ici des remparts de Mytilène.), élevé des murailles, achevé la construction des navires, et qu’il leur fût arrivé du Pont-Euxin des secours sur lesquels ils comptaient, des archers, du blé, en un mot tout ce qu’ils avaient réclamé. Mais les ha- bitants de Ténédos, ennemis des Lesbiens, ainsi que ceux de Mélhymne, et même quelques particuliers de Mytilène, hommes de parti et proxènes des Athéniens[*](Mytilène, comme toutes les villes alliées des Athéniens, était partagée en deux factions, le peuple et les grands ; les projets de défection furent, sans doute, dénoncés par les chefs du parti populaire ; car nous voyons plus tard le peuple, aussitôt qu’il eut reçu des armes, forcer les magistrats à traiter avec les Athéniens. — Sur les causes de cette guerre voir Aristote, Polit. v, chap. 3, et Diodore.), dénoncèrent l’entreprise. Ils firent savoir aux Athéniens que l’on contraignait tous les habitants de l’ile à se concentrer dans Mitylène ; que, d’accord avec les Lacédémoniens et les Béotiens, unis aux Lesbiens par la communauté d’origine[*](Les Lesbiens étaient Éoliens, et les Éoliens descendaient des Béotiens.), tout se préparait à la hâte pour une prochaine défection, et qu’il était temps qu’Athènes prévint la révolte, si elle ne voulait que Lesbos fût perdue pour elle.

III. Les Athéniens avaient eu beaucoup à souffrir déjà de la maladie et de la guerre, à peine commencée et déjà dans toute sa force ; ils jugèrent que ce serait une grosse affaire d’avoir en outre à combattre Lesbos,

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maîtresse d’une marine[*](Lesbos et Chio avaient, à elles seules, fourni cinquante vaisseaux aux Athéniens (Thuc. ii, 56).), et dont la puissance n’avait pas été entamée. Ils se refusèrent donc d’abord à accueillir ces accusations, par ce motif surtout qu’ils ne voulaient pas qu’elles fussent vraies. Mais une ambassade qu’ils envoyèrent aux Mytiléniens n’ayant pu dé-, cider ceux-ci à cesser la concentration des habitants et les préparatifs de guerre, ils commencèrent à craindre, et se décidèrent à prendre les devants. Une flotte de quarante vaisseaux, qui se trouvait prête à mettre à la voile pour le Péloponnèse, fut expédiée soudain sous la conduite de Cléippide, fils de Dinias, avec deux autres généraux. Les Athéniens avaient été prévenus qu’il se célébrait hors de la ville[*](Probablement sur le promontoire de Malée, où devait être un temple.), en l’honneur d’Apollon de Malée, une fête à laquelle assistait tout le peuple de Mitylène, et qu’on pouvait espérer les surprendre en se hâtant. L’entreprise pouvait réussir ; dans le cas contraire, les généraux devaient ordonner aux Mytiléniens de livrer leurs vaisseaux et de raser leurs murailles ; en cas de refus, ils avaient ordre de faire la guerre. Les vaisseaux partirent. Il se trouvait alors à Athènes, d’après les traités, dix trirèmes auxi- liaires de Mytilène ; les Athéniens les arrêtèrent et mirent les équipages sous bonne garde. Mais les Mytiléniens n’en furent pas moins prévenus : un homme passa d’Athènes en Eubée, se rendit à pied à Géres- tum, y trouva un vaisseau marchand en partance, et, favorisé par le vent, arriva le troisième jour à Mytilène. Les Mytiléniens, sur l’avis qu’il leur donna de
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l'expédition, ne sortirent pas pour la fête d’Apollon de Malée ; ils palissadèrent la partie de leurs murailles et de l'enceinte des ports qui n’était qu’à moitié construite, et firent bonne garde.

IV. Les Athéniens abordèrent peu après. Les généraux, voyant l’état des choses, signifièrent leurs ordres aux Mytiléniens, et, sur leur refus de s’y conformer, commencèrent les hostilités. Les Mytiléniens n’étaient pas préparés ; car ils avaient été surpris par la nécessité de faire la guerre. Cependant ils firent une sorte de démonstration et sortirent un peu en avant du port, comme pour combattre ; mais ensuite, poursuivis par les vaisseaux athéniens, ils se hâtèrent d’ouvrir une négociation avec les généraux ennemis, dans le but d'éloigner la flotte pour le moment, s'il se pouvait, à des conditions acceptables. Les généraux athéniens accueillirent ces ouvertures ; car eux-mêmes craignaient de ne pas être en mesure de faire la guerre à toute l’Ile de Lesbos. Une convention fut conclue : des députés mytiléniens, au nombre desquels était un de ceux qui avaient dénoncé les préparatifs, et qui déjà se repentait, partirent pour Athènes, afin d'obtenir le rappel de la flotte en assurant que de leur côté ils n’entreprendraient rien qui fût contraire à l’alliance. En même temps ils envoyèrent une autre députation aux Lacédémoniens ; car ils comptaient peu sur le succès de celle qui devait agir auprès des Athéniens. Les députés, montés sur une trirème, échappèrent à la surveillance de la flotte athénienne mouillée à Malée[*](Il ne peut pas être question ici du promontoire de Malée, situé , au contraire , au sud de la ville ; ce promontoire est à une telle distance qu’une flotte n’aurait pu, de là, surveiller Mytilène. Il s’agit probablement d’un mouillage, au nord de Mytilène, auquel la presqu’ile de Malée aura donné son nom.), au

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nord de la ville, et arrivèrent à Lacédémone après une pénible navigation : là ils avisèrent aux moyens d’obtenir quelque secours.

V. Ceux qui avaient été envoyés à Athènes étant revenus sans avoir rien obtenu, les Mytiléniens prirent les armes de concert avec tout le reste de l’ile, Méthymne exceptée. Cette dernière ville fournit des se- cours aux Athéniens, ainsi qu’Imbros, Lemnos et un petit nombre d'autres alliés. Les Mytiléniens firent une sortie générale contre le camp des Athéniens, et engagèrent un combat dans lequel ils n'eurent pas le désavantage. Cependant ils n’osèrent ni bivouaquer sur le champ de bataille, ni compter sur eux-mêmes ; ils rentrèrent donc dans la place, et à partir de ce moment ils restèrent dans l'inaction, décidés à ne se hasarder qu'avec d’autres préparatifs et s’il leur arrivait quelque secours du Péloponnèse. En effet, Méléas de Lacédémone et Hemnéondas deThèbes venaient d'arriver auprès d’eux : envoy és avant la défection, mais n'ayant pu devancer l’arrivée de la flotte athénienne, ils pénétrèrent secrètement dans le port sur une trirème, après le combat, et conseillèrent d’envoyer avec eux des députés sur une autre trirème ; ce qui fut exécuté.

VI. Les Athéniens, fortement encouragés par l'inaction des Mytiléniens, appelèrent à eux des alliés ; et ceux-ci, voyant les Mytiléniens se défendre mollement, se hâtèrent d'arriver. Ils mouillèrent au sud de Mytilène, formèrent deux camps fortifiés, de part et d’autre de la place, et établirent des croisières devant les deux

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ports. La mer se trouva ainsi fermée aux assiégés. Du côté de la terre, au contraire, les Mytiléniens et les Lesbiens venus à leur secours étaient maîtres de tout le pays. Les Athéniens n’occupaient que peu d’espace autour de leurs camps ; Malée ne leur servait guère que de mouillage pour leur flotte, et de marché. Tel était l’état des hostilités à Mytilène.

VII. Vers la même époque de cet été, les Athéniens envoyèrent contre le Péloponnèse trente vaisseaux, sous le commandement d’Asopius, fils de Phormion. Les Acarnanes avaient eux-mêmes demandé qu’on leur envoyât un fils ou un parent de Phormion[*]( A cause de la bienveillance que Phormion leur avait témoignée. Phormion devait vivre encore, ou du moins être mort depuis peu ; car nous avons vu (ii, 103) qu’il était rentré au printemps de cette même année avec les vaisseaux capturés et les prisonniers.). Cette flotte suivit les côtes de la Laconie et ravagea les places maritimes. Asopius en renvoya ensuite la plus grande partie à Athènes et se rendit à Nau pacte avec douze vaisseaux. Plus tard il souleva les Acarnanes qu’il entraîna eu masse contre les oeniades ; lui-même remonta le fleuve Achéloüs, pendant que l’armée de terre dévastait le territoire ; n’ayant pu, cependant, obtenir la soumission du pays, il congédia l’armée de terre, mit à la voile pour Leucade et fit une descente à Né- ricum. Mais une partie de son armée fut détruite par les indigènes, unis pour la défense commune aux quelques soldats qui gardaient le pays ; lui-même fut tué dans la retraite.

Après cet échec, les Athéniens se rembarquèrent et firent une convention avec les Leucadiens pour enlever leurs morts.

VIII. Les députés mytiléniens envoyés sur le

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premicr vaisseau reçurent des Lacédémoniens l’invitation de se rendre à Olympie, pour que le reste des alliés pût délibérer après les avoir entendus. Ils y allèrent en effet : c’était l’olympiade dans laquelle Doriée de Rhodes fut vainqueur pour la seconde fois[*](Quatre-vingt-huitième olympiade.). Après la fête, la délibération s’ouvrit, et ils parlèrent ainsi :

IX. « Lacédémoniens et alliés, les usages des Grecs nous sont connus : lorsqu’un peuple fait défect ion pendant la guerre et abandonne ses anciens alliés, ceux qui l’accueillent le traitent avec honneur, en raison de l’utilité qu’ils en retirent ; mais on ne l’en regarde pas moins comme traître à ses premiers amis, et on a peu d’estime pour lui[*](Tacite dit également (Ann. i, 58) : Proditores etiam üs quos anteponunt invisi sunt. ). Cette manière de voir ne serait pas fausse, si, entre les révoltés et ceux dont ils se séparent, il y avait réciprocité de sentiments et de bienveillance, égalité de ressources et de puissance ; s’il n’existait aucun motif plausible de défection. Mais telle n’est pas notre situation à l’égard des Athéniens ; il n’y a donc pas lieu de nous mépriser si, après avoir été traités honorablement par eux pendant la paix, nous les abandonnons au moment du danger.

X. « Et d’abord nous mettrons en avant la justice et la vertu, comme il convient quand on réclame une alliance : car nous savons qu’il ne peut y avoir ni amitié solide entre particuliers, ni communauté d’intérêts entre États, si ces relations ne sont fondées sur la

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croyance réciproque à la vertu de l’autre partie, et sur la conformité des moeurs. C’est la divergence des sentiments qui produit la diversité dans les actes.

« Notre alliance avec les Athéniens date du jour où vous vous êtes retirés de la guerre médique[*](Voyez Hérod. (ix, 106, 114).), tandis qu’eux sont restés pour la soutenir jusqu’au bout. Toutefois, ce n’est point en leur qualité d’Athéniens, et pour l’asservissement de la Grèce, que nous avons contracté avec eux ; c’est aux Grecs que nous nous sommes alliés, pour affranchir la Grèce du joug des Mèdes. Tant que, dans l’exercice du commandement, ils ont respecté l’égalité, nous les avons suivis avec zèle ; mais quand nous les avons vus faire trève à leur haine contre les Mèdes, et marcher à l’asservissement de leurs alliés, nous avons commencé à craindre.

« Les alliés, dans l’impossibilité de se réunir pour la défense commune, faute d'unité dans les vues, subirent le joug, à l’exception de nous et des habitants de Chio. Pour nous, qui n’avions plus dès lors qu’une liberté et une indépendance nominales, nous avons pris part à leurs expéditions. Mais, instruits par le passé, nous ne voyions plus en eux des chefs sur lesquels nous pussions compter ; car il n’était pas vraisemblable qu’après avoir réduit en servitude ceux qu’ils avaient admis avec nous dans leur alliance , ils ne fissent point éprouver le même sort aux autres, s’ils en avaient un jour le pouvoir.

XI. « Si nous étions demeurés tous indépendants, nous aurions eu plus de garanties contre leurs entreprises ambitieuses ; mais, du moment où ils tenaient

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la plupart des alliés sous leur main et n’avaient con- servé qu'avec nous des rapports d’égalité, il était naturel, surtout en présence de la soumission générale, qu'ils supportassent plus impatiemment cette égalité que seuls nous avions gardée ; d’autant mieux qu’ils se surpassaient eux-mêmes en puissance, tandis que nous devenions plus isolés que jamais. Une crainte égale et réciproque est la seule garantie d’une alliance[*](Germania a Sarmatis Dacisque mutuo metu — separatur, (Tac. Germ. i. ) ; car celui qui serait tentéd’y commettre quelque infraction, en est détourné par la considération qu’il ne peut attaquer avec des forces supérieures. Si nous sommes restés indépendants, la seule raison en est qu’ils ont cru devoir s’emparer de l’empire et de la direction des affaires bien moins par la force que sous des prétextes spécieux, et par l’intrigue. D’ailleurs, ils nous citaient en exemple, et alléguaient que des peuples indépendants n’auraient pas volontairement pris part à leurs expéditions si ceux qu’ils attaquaient n'eussent été coupables. En même temps c’étaient les plus forts qu’ils entraînaient tout d’abord contre les plus faibles, les réservant euxmêmes pour les derniers, bien assurés de trouver chez eux moins de résistance quand ils auraient autour d’eux soumis tout le reste. S'ils avaient, au contraire, commencé par nous, quand tous les autres peuples avaient encore et leurs propres forces et un point d’appui, il n’eût pas été aussi facile de nous asservir. Notre marine aussi les inquiétait : ils craignaient qu'un jour elle ne se réunît tout entière soit à vous, soit à quelque autre peuple, et ne devînt pour eux un sérieux danger.
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Enfin, nous ne nous maintenions que par nos soins obséquieux envers la multitude et les chefs qui se succédaient. Et cependant, instruits par les exemples d’autrui, nous sentions bien que nous ne pouvions tenir longtemps, si la guerre présente ne fût survenue.

XII. « Qu’était-ce donc, en effet, que notre amitié ? quelles garanties de liberté avions-nous, quand notre commerce mutuel n’avait rien de sincère ? Ils nous flattaient par crainte en temps de guerre ; nous agissions de même envers eux en temps de paix ; et, tandis que chez les autres hommes la confiance naît surtout de la bienveillance réciproque, chez nous elle ne s’appuyait que sur la terreur. C’était la crainte, bien plus que l’amitié, qui servait de base à notre alliance : ceux à qui la certitude du succès donnerait le plus tôt de l’audace devaient aussi être les premiers à la rompre. Si donc on nous trouve coupables pour avoir pris les devants dans notre défection ; si on allègue qu’ils ont différé à nous attaquer, et que nous eussions dû attendre, de notre côté, la preuve évidente du péril que nous redou- tions, on apprécie mal les choses ; car si nous avions eu, comme eux, le pouvoir de former des desseins hostiles et d’en remettre à notre gré l’exécution, qu’aurions-nous eu besoin de leur obéir, étant leurs égaux ? Mais, comme il est toujours en leur pouvoir de nous attaquer, nous devons aussi avoir un droit égal de pourvoir à notre défense.

XIII. «Telles ont été, Lacédémoniens et alliés, les raisons et les causes de notre défection ; elles prouvent clairement pour ceux qui nous entendent que nous avons agi à propos ; elles justifient nos craintes et les précaut ions prises en vue de notre sécurité. Depuis

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longtemps déjà nous avions formé ce dessein, lorsque nous avons envoyé vers vous, avant même la rupture de la paix, pour traiter de cette défection ; mais vous nous avez arrêtés alors, en refusant de nous accueillir. Sollicités aujourd’hui par les Béotiens, nous avons répondu sans délai à leur appel. Cette défection avait à nos yeux un double caractère : nous nous séparions des Grecs pour ne pas contribuer à leurs maux par notre union avec les Athéniens, et pour coopérer au contraire à leur affranchissement ; des Athéniens, afin de les prévenir et de n’être pas écrasés par eux dans la suite. Toutefois, nous avons rompu prématurément et sans préparatifs ; ce doit être pour vous une raison de plus de nous admettre à votre alliance, et de nous envoyer de prompts secours : vous montrerez par-là que vous savez secourir ceux qui le méritent, et en même temps vous nuirez à vos ennemis. Jamais occasion ne fut plus favorable : les Athéniens sont écrasés par la maladie et par les frais de la guerre ; leur flotte est occupée, partie contre vous, partie contre nous-mêmes ; il est donc vraisemblable qu’il leur restera peu de vaisseaux disponibles, si, dans le cours de cet été, vous faites une seconde invasion par terre et par mer à la fois : ou bien ils ne pourront résister à votre attaque par mer, ou bien ils retireront leurs flottes de votre pays et du nôtre.

« N’allez pas croire qu’il s’agit de courir des dangers tout personnels, en faveur d’une contrée étrangère : tel croit Lesbos fort éloignée, qui en retirera des avantages prochains ; car ce n’est pas dans l’Attique que sera, comme quelques-uns le pensent, le siége de la guerre ; c’est dans les contrées d’où l’Attique tire ses ressources. Les Athéniens tirent leurs revenus de leurs

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alliés ; ils les accroîtront encore s’ils nous soumettent ; car personne n’osera plus se détacher d'eux : nos ressources s’ajouteront aux leurs, et nous serons plus durement traités que les peuples les premiers asservis. Mais si vous vous empressez de nous donner un secours efficace, vous ajouterez à votre puissance une ville qui possède une marine considérable (ce dont vous avez surtout besoin) ; vous abattrez plus aisément les Athéniens, en leur enlevant leurs alliés ; car chacun alors se rangera plus hardiment à votre parti ; vous échapperez au reproche qu’on vous fait de ne pas secourir ceux qui se détachent d’Athènes ; enfin, si vous vous attribuez le rôle de libérateurs, votre triomphe en sera plus certain.

XIV. « Respectez donc les espérances que les Grecs ont placées en vous ; respectez Jupiter olympien, dans te temple dans lequel vous nous voyez assis en suppliants ; secourez les Mityléniens en devenant leurs allies ; ne nous abandonnez pas au moment où les périls auxquels nous nous exposons personnellement doivent ou profiter à tous les Grecs, si nous réussissons, ou aggraver encore leur situation, si nous succombons faute d’avoir pu vous persuader. Montrez-vous tels que vous veulent les Grecs, tels que vous désirent nos craintes. »

XV. Ainsi parlèrent les Mytiléniens. Les Lacédémoniens et les alliés, après les avoir entendus, goûtèrent leurs raisons, et admirent les Lesbiens dans leur alliance. Ordre fut donné aux alliés présents de réunir sans retard à l’isthme les deux tiers de leurs contingents pour envahir l’Attique. Les Lacédémoniens, s’y rendirent eux-mêmes les premiers : ils préparèrent des

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machines pour traîner les vaisseaux et les faire passer, par-dessus l'isthme, de la mer de Corinthe dans celle d’Athènes ; car ils voulaient attaquer en même temps par terre et par mer. Ils apportaient à ces travaux beaucoup d’ardeur ; mais les alliés, occupés de leurs moissons et fatigués de la guerre, ne se réunissaient que lentement.

XVI. Les Athéniens comprirent que l’opinion qu’on avait de leur faiblesse était pour beaucoup dans ces préparatifs de l’ennemi ; aussi voulurent-ils prouver qu’on s’était trompé sur leur compte, et qu’ils étaient en état, sans toucher à leur flotte de Lesbos, de faire face aisément à celle qui venait du Péloponnèse. Ils armèrent donc cent vaisseaux, et les montèrent euxmèmes avec les métèques ; les chevaliers et les pentacosiomédimnes furent seuls dispensés[*](Solon avait partagé les Athéniens en quatre classes : les pentacosiomédimnes, les chevaliers, les zeugites, les thètes. Les pentacosiomédimnes étaient ainsi appelés parce qu’ils tiraient de leurs propriétés un revenu annuel de cinq cents mesures. Les chevaliers avaient trois cents mesures de revenu et devaient pouvoir nourrir un cheval ; les zeugites n’avaient qu’un revenu de deux cents, ou cent-cinquante mesures ; les thètes étaient les prolétaires. Les deux premières classes montaient rarement sur les vaisseaux, le service à terre étant considéré comme plus honorable.). Ils tinrent la haute mer dans les parages de l’isthme, faisant montre de leurs forces et opérant des descentes partout où bon leur semblait. Les Lacédémoniens, à ce spectacle inattendu, crurent que les Lesbiens leur avaient fait de faux rapports, et jugèrent la situation critique ; car leurs alliés ne venaient pas les rejoindre, et on leur annonçait d’un autre côté que les trente vaisseaux

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athéniens, en croisière autour du Péloponnèse, rava- geaient les champs voisins de leur ville. Ils rentrèrent donc chez eux. Plus tard, ils préparèrent une expédition maritime pour envoyer à Lesbos, demandèrent aux villes alliées un contingent de quarante vaisseaux, et nommèrent Alcidas au commandement de cette flotte et de l’expédition. Les Athéniens, lorsqu’ils virent les Lacédémoniens se retirer, s’en retournèrent aussi avec leurs cent vaisseaux.

XVII. Au moment où ces vaisseaux tenaient la mer, les Athéniens avaient sous voiles l’une des flottes les plus belles et les plus nombreuses qu’ils eussent jamais équipées. (Ils avaient cependant possédé des arme- ments aussi considérables, et même un peu plus, au commencement de la guerre.) Cent vaisseaux gardaient l’Attique, l’Eubée et Salamine ; cent autres croisaient autour du Péloponnèse, sans compter ceux qui étaient à Potidée et ailleurs ; de sorte que, dans un seul été, le nombre total des bâtiments en mer s’élevait à deux cent cinquante. L’entretien de cette flotte et le siége de Potidée contribuèrent surtout à épuiser le trésor ; car chacun des hoplites qui bloquaient cette place recevait deux drachmes par jour, une pour lui, une pour son homme de service ; ils avaient, dès l’origine, été au nombre de trois mille, et jamais il n’y en eut un moindre nombre occupé au siége. Il y avait eu aussi seize cents hoplites sous les ordres de Phormion ; mais ils ne restèrent pas jusqu’à la fin. Tous les vaisseaux recevaient la même solde : ainsi se consumèrent les trésors de l’État, et tel fut le nombre excessif des vaisseaux équipés.

XVIII. Pendant que les Lacédémoniens se tenaient

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aux environs de l’isthme, les Mytiléniens, avec des troupes auxiliaires, firent par terre une expédition contre Méthymne, dans l'espoir qu'elle leur serait livrée par trahison. Ils attaquèrent la place ; mais l’en- treprise n'ayant pas eu le succès qu'ils en attendaient, ils allèrent à Antissa, à Pyrrha et à Érèse, mirent ces places en meilleur état, renforcèrent les murs et se hàtèrent de rentrer chez eux. Après leur retraite, ceux de Méthymne firent à leur tour une expédition contre Antissa[*](Au nord du promontoire Sigrium. Pline et Strabon rapportent qu’elle était originairement située dans une île, qui fut plus tard réunie à la terre ferme. Elle a été détruite par les Romains (Tite-Live, XLV, 31 ).) ; mais les habitants firent une sortie, et, secondés par quelques auxiliaires, ils les mirent en dé- route : beaucoup périrent ; le reste se hâta de battre en retraite. Les Athéniens, in formés de ces événements, et sachant que les Mytiléniens étaient maîtres du pays, sans que leurs propres soldats fussent en mesure de les contenir, y envoyèrent, au commencement de l’automne, mille hoplites d'Athènes, sous le commandement de Pachès, fils d’Épicure. Ceux-ci firent eux-mêmes les fonctions de rameurs sur les vaisseaux ; arrivés à Mytilène, ils investirent la place au moyen d’une simple muraille. Quelques forteresses furent aussi élevées dans de fortes positions. Mytilène se trouva ainsi fortement contenue par mer et par terre, et l’hiver commença.

XIX. Le besoin d’argent pour ce siége força alors pour la première fois, les Athéniens à contribuer euxmêmes pour une somme de deux cents talents[*](Ce n’était pas un tribut levé sur tout le peuple, mais une contribution volontaire fournie par les riches en temps de guerre.). Ils

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envoyèrent aussi, pour lever des contributions chez les alliés, douze vaisseaux, sous les ordres de Lysiclès et de quatre autres commandants. Déjà Lysiclès avait parcouru différentes côtes, levant partout le tribut[*](Thucydide ne dit pas si c’est le tribut ordinaire, ou une contribution de guerre. Cependant, il est difficile d’admettre que les Athéniens aient accru les charges de leurs tributaires, au moment où la défection devenait générale.)  ; parti de Myonte, en Carie, il traversait la plaine du Méandre et était arrivé à la colline Sandius[*](Cette colline, qui parait avoir été assez connue du temps de Thucydide, n’est citée nulle part ailleurs.), lorsqu’il tomba dans une embuscade dressée par les Cariens et les Anéïtes[*](Anéa était en lonie.), et périt avec une grande partie de son armée.

XX. Le même hiver[*](Première année de la quatre-vingt-huitième olympiade, 127 av. J.-C.), les Platéens, toujours assiégés par les Péloponnésiens et les Béotiens, pressés d’ailleurs par la disette, et n’entrevoyant ni espérance de secours du côté d’Athènes, ni aucun autre moyeu de salut, formèrent, d’accord avec les Athéniens assiégés avec eux, le dessein de s’échapper en gravissant le mur des ennemis et en tâchant de le forcer. Tous se rallièrent d’abord à ce projet, conçu par le devin Théénète, fils de Tolmidès, et par Eupompidès, fils de Démachus, l’un des commandants. Mais ensuite la moitié des assiégés recula, trouvant qu’il y avait trop à risquer. Deux cent vingt persistèrent résolûment dans ce projet d’évasion, et l’exécutèrent de la manière suivante : ils firent des échelles de la hauteur du mur des

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ennemis  ; ils l’avaient calculée en comptant les rangs de briques de leur côté, là où par hasard la muraille n’était pas enduite. Plusieurs comptant en même temps, quelques-uns devaient se tromper, mais la plupart rencontraient juste. D’ailleurs, ils reprirent plusieurs fois le calcul, et, comme ils étaient peu éloignés, ils pouvaient aisément voir la muraille à l’endroit qu’ils voulaient. C’est ainsi qu’ils prirent approximativement la mesure des échelles, en se réglant sur l’épaisseur des briques.