History of the Peloponnesian War

Thucydides

Thucydides. Histoire de la Guerre du Péloponnése, Vol. 1-2. Zévort, Marie Charles, translator. Paris: Charpentier, 1852.

LXXXI. « Peut-être a-t-on un autre motif de confiance : supérieurs par les armes et le nombre, nous pourrons faire des incursions sur leur territoire et le ravager ? Mais ils ont bien d’autres contrées soumises à leur domination et se procureront par mer tout ce dont

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ils ont besoin. Essaierons-nous de soulever leurs alliés ? mais alors il nous faut une flotte pour les soutenir, puisque la plupart sont insulaires. Quelle espèce de guerre allons-nous donc faire ? Si nous n’avons pas une marine supérieure, si nous ne tarissons la source des revenus qui entretiennent leurs flottes, c’est nous qui aurons le plus à souffrir ; et avec cela nous ne pourrons plus honorablement proposer la paix, surtout si les premières hostilités paraissent de notre fait. Il ne faut donc pas nous laisser aller à l’espoir qu’il suffira de ravager leur pays pour en avoir bientôt fini avec cette guerre ; je crains bien plutôt que nous ne la laissions à nos enfants ; car il est vraisemblable que les Athéniens auront trop d’orgueil pour se rendre esclaves de leur sol et pour s’effrayer de la guerre, comme s’ils n’en avaient pas l’expérience.

LXXXII. « Je ne prétends pas cependant que nous laissions, sans nous émouvoir, les Athéniens maltraiter nos alliés, et que nous fermions les yeux sur leurs manoeuvres. Mais j’entends qu’avant de prendre les armes nous leur envoyions porter nos griefs, sans manifester ni impatience de la lutte, ni faiblesse. Pendant ce temps nous ferons nos dispositions ; nous engagerons dans notre cause des alliés, grecs ou barbares ; nous verrons à nous procurer, n’importe de quel côté, un renfort de vaisseaux et d’argent ; car, en butte comme nous le sommes aux machinations des Athéniens, on ne saurait nous blâmer de recourir, pour notre salut, non-seulement aux Grecs, mais encore aux barbares. En même temps déployons nous-mêmes toutes nos ressources. Si les Athéniens écoutent nos réclamations, ce sera pour le mieux ; sinon, laissons écouler deux et trois ans, et

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alors, parfaitement préparés, marchons contre eux s’il nous convient. Peut-être, lorsqu’ils verront nos préparatifs répondre à nos discours, céderont-ils plus faci- lement ; d’autant mieux que leur territoire ne sera pas entamé et qu’ils auront à délibérer non sur des ruines, mais sur des biens présents et encore intacts. Vous devez, en effet, regarder leur territoire comme un gage pour vous et rien de plus, gage d’autant plus sûr que le pays est mieux cultivé. Il vous faut donc épargner leurs campagnes le plus longtemps possible, au lieu de les rendre plus difficles à vaincre en les réduisant au désespoir. Mais si, avant même d’avoir fait aucun préparatif, nous nous laissons entraîner par les plaintes de nos al- liés à ravager l’Attique, prenez garde qu’il n’en résulte tout au contraire honte et embarras pour le Péloponnèse. On peut arranger les différends soit des villes entre elles, soit des particuliers ; mais quand, pour une querelle particulière[*](Le différend des Corinthiens avec les Athéniens.), nous nous serons engagés tous ensemble dans une guerre dont on ne saurait prévoir l’issue, il ne sera pas facile d’en sortir avec honneur.

LXXXIII. « Et qu’on ne croie pas qu’étant si nombreux contre un seul peuple, il y a lâcheté à ne pas l’attaquer sur-le-champ : les Athéniens n’ont pas moins d’alliés que nous ; ils en tirent des tributs ; et la guerre dépend moins encore des armes que de l’argent qui les utilise, surtout quand c’est un État continental qui lutte contre une nation maritime. Procuronsnous donc d’abord de l’argent ; mais, jusque-là, ne nous laissons pas entraîner par les discours de nos alliés ; c’est nous qui aurons la plus grande part dans la

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responsabilité, quelle que soit l’issue des événements ; c’est donc à nous aussi d’y réfléchir à loisir.

LXXXIV. « Cette lenteur et cette temporisation Qu’on nous reproche tant, n'en rougissez pas ; car la précipitation ne ferait que retarder le moment du repos, si vous commenciez la guerre sans être préparés. Après tout, nous habitons une ville qui n’a jamais cessé d’être libre et heureuse entre toutes ; et ce qu’on blâme en nous n’est peut-être que prudence et sagesse. C’est grâce à cette disposition que seuls nous ne sommes ni insolents dans la prospérité, ni abattus comme d’autres par le malheur. Quand, par la louange, on veut nous précipiter dans des périls que nous ne croyons pas devoir affronter, nous ne nous laissons point exalter par la flatterie ; veut-on nous piquer par des reproches, ils ne nous touchent pas davantage, et nous savons résister sans colère. Cette sage modération fait notre force à la guerre et dans les conseils : à la guerre, parce que le sentiment de l’honneur tient beaucoup de la sagesse, et que le courage doit beaucoup aussi à la crainte du déshonneur ; dans les conseils, parce que, élevés dans une profonde ignorance du mépris des lois, nous sommes formés à une mâle et austère discipline qui ne nous permet pas de les violer. Assez peu versés, d’ailleurs, dans les vaines subtilités[*](Allusion perpétuelle aux habitudes des Athéniens.) nous ne savons pas critiquer dans de beaux discours les préparatifs de nos ennemis pour démentir ensuite nos paroles par les faits ; nous croyons que l’intelligence de nos voisins ressemble à la nôtre, et que les hasards de l’avenir échappent au raisonnement[*](Tout ceci est dirigé contre les Corinthiens. C’est-à-dire : les Corinthiens ne sont pas plus habiles que nous à prévoir l’avenir, et tout ce qu’ils ont dit des dangers futurs est imaginaire.). Nous supposons toujours

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que nos ennemis prendront de sages mesures, et nous faisons nos préparatifs en conséquence. Ce n’est point sur les fautes qu’ils pourront commettre que nous devons fonder nos espérances, mais bien sur les garanties que nous donnent nos propres mesures : car, en réalité, il n’y a pas, qu’on se garde de le croire, une grande différence d’un homme à un autre ; celui-là vaut le mieux qui a reçu l’éducation la plus forte et la plus austère.

LXXXV. « Ces principes nous ont été légués par nos pères, et nous les avons constamment suivis nousmêmes , à notre grand avantage ; ne les abandonnons pas ; ne nous hâtons pas follement de prononcer en un jour, en un instant, sur tant d’hommes, de richesses et de villes, même sur notre propre gloire. Réfléchissons à loisir ; nous le pouvons mieux que personne, grâce à notre puissance. Envoyez à Athènes au sujet de Poti- dée ; envoyez-y également au sujet des injustices dont les alliés prétendent avoir à se plaindre. Les Athéniens eux-mêmes offrent l’arbitrage ; et on ne peut légitimement poursuivre tout d’abord comme agresseurs ceux qui se soumettent à la justice. En même temps pré- parez-vous à la guerre : vous ne pouvez prendre une détermination meilleure pour vous, plus redoutable à vos adversaires. »

Ainsi parla Archidamus. Sthénélaïdas, alors éphore, s’avança le dernier et s’exprima ainsi :

LXXXVI. « Je n’entends rien aux longs discours des Athéniens : ils se sont beaucoup loués eux-mêmes, sans répondre aucunement à l'accusation d’injustice

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contre nos alliés et le Péloponnèse. Au reste, si, après s’être bien conduits autrefois contre les Mèdes, ils agissent mal envers nous aujourd’hui, ils sont doublement punissables, puisqu’ils sont devenus pervers, de bons qu’ils étaient. Pour nous, ce que nous étions alors, nous le sommes encore ; et, si nous sommes sages, nous ne tolérerons point l’offense faite à nos alliés ; nous ne remettrons pas à l’avenir pour les venger, puisque leurs souffrances ne sont pas à venir. D’autres ont des richesses en abondance, des vaisseaux, des chevaux ; nous avons, nous, de bons alliés, qu’il ne faut pas livrer aux Athéniens. Ce n’est point en justice et par des paroles que doit être vidée la querelle ; car ce n’est point en paroles qu’ils ont souffert ; il faut poursuivre leur vengeance au plus vite et de toutes nos forces. Et qu’on ne vienne pas nous dire que nous devons délibérer quand on nous fait injure ; c’est bien plutôt à ceux qui méditent l’injustice qu’il appartient de délibérer longtemps. Décrétons donc la guerre, ô Lacédémoniens, comme il convient à Sparte ; ne laissons pas les Athéniens s’agrandir encore ; ne trahissons pas nos alliés ; mais, avec l’aide des dieux, marchons contre les agresseurs. »

LXXXVII. Après ces paroles, il mit lui-même la question aux voix en sa qualité d’éphore : mais, comme à Lacédémone on vote par acclamation au lieu de déposer un suffrage, il déclara ne pas reconnaître dans quel sens était l’acclamation la plus forte ; il voulait que l’assemblée, en manifestant explicitement son opinion pour la guerre, fût par cela même plus irrévocablement engagée. « Que ceux d’entre vous, ditil, qui pensent que le traité est rompu et que les

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Athéniens nous ont manqué, passent de ce côté (et il indiquait la place) ; que ceux qui sont d’une opinion contraire passent du côté opposé. » On se leva, et, après partage, ceux qui jugeaient le traité rompu furent, de beaucoup, les plus nombreux. Les Lacédémoniens rappelèrent alors les alliés[*](Ceux-ci se retiraient au moment de la délibération, lorsqu’il s’agissait de questions soumises à la décision des Lacédémoniens seuls. — Il résulte de l’ensemble de ce passage que le gouvernement aristocratique de Lacédémone avait gardé quelques-unes des formes démocratiques, en particulier la décision par le peuple des questions de paix et de guerre.) et leur dirent qu’ils jugeaient les Athéniens coupables ; mais qu’ils voulaient convoquer tous les alliés à donner leur suffrage, afin de n’entreprendre la guerre que si elle était décidée dans une délibération générale. Cette affaire réglée, les alliés se retirèrent : les députés d’Athènes partirent après eux, lorsqu’ils eurent réglé l’affaire pour laquelle ils étaient venus. Ce vote, par lequel l’assemblée déclarait le traité rompu, eut lieu la qua- torzième année de la trêve de trente ans[*](432 av. J.-C.), conclue après les affaires d’Eubée.

LXXXVIII. En déclarant le traité rompu et en votant pour la guerre, les Lacédémoniens cédèrent bien moins aux suggestions des alliés qu’à la crainte des Athéniens ; car ils les voyaient déjà en possession de la plus grande partie de la Grèce, et craignaient qu’ils ne s’agrandissent encore.

LXXXIX. Voici, du reste, comment les Athéniens parvinrent à la direction des affaires, source première de leur puissance. Lorsque les Mèdes, vaincus sur terre et sur mer par les Grecs, eurent quitté l’Europe, et que

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ceux d’entre eux qui s’étaient retirés sur leurs vais- seaux à Mycale eurent été détruits[*]( Léotychidas et Xantippe vainquirent les Perses à Mycale, l’an 479 av. J.-C.), Léotychidas, roi des Lacédémoniens, qui commandait à Mycale, retourna dans sa patrie avec les alliés du Péloponnèse. Les Athéniens, au contraire, avec les alliés de l’Ionie et de l’Hellespont qui déjà s’étaient détachés du roi, continuèrent la guerre et assiégèrent Sestos[*](Cette ville avait une assez grande importance, parce qu’elle assurait aux Perses le passage d’Asie en Thrace, et delà dans la Macédoine et le reste de la Grèce.), occupée par les Mèdes. Ils passèrent l’hiver devant cette place, dont les rendit maîtres le départ des barbares ; ensuite ils quittèrent l’Hellespont pour rentrer chacun dans leur pays. Dès que les barbares eurent évacué l’Attique, les Athéniens ramenèrent leurs enfants, leurs femmes et leurs effets des lieux où ils les avaient mis en sûreté[*](Trézène et Salamine.), et se disposèrent à relever leur ville et leurs murailles. L’enceinte était détruite à peu de chose près ; la plupart des maisons étaient tom- bées[*](Suivant Hérodote, Mardonius, en quittant la ville, brûla tout ce qui restait debout des temples et des maisons.) ; il ne restait debout que celles, on petit nombre, qu’avaient occupées les plus considérables des Perses.

XC. Les Lacédémoniens, informés de ce qui se préparait, envoyèrent une députation à Athènes. Personnellement ils auraient mieux aimé que ni Athènes ni aucune autre ville ne fût fortifiée ; mais ils étaient surtout poussés par leurs alliés qu’inquiétaient et la marine des Athéniens, bien plus nombreuse

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qu’autrefois, et l’audace dont ils avaient fait preuve dans la guerre médique. Ils les invitaient donc à ne pas se fortifier, et même à détruire, de concert avec eux, toutes les fortifications en dehors du Péloponnèse. Toutefois ils ne laissaient percer ni leur but, ni leurs sentiments de défiance ; ils donnaient pour prétexte qu’il ne fallait pas que les barbares, s’ils revenaient, trouvassent, comme dernièrement à Thèbes, un point fortifié qui servît de base à leurs attaques. Le Péloponnèse, disaient-ils, offrirait à tous les Grecs une retraite et un point d’appui suffisants.

Les Athéniens, sur l’avis de Thémistocle, répondirent à cette ouverture qu’ils allaient de leur côté envoyer aux Lacédémoniens des députés pour en conférer, et ils congédièrent sur-le-champ les ambassadeurs. Thémistocle demanda à être envoyé immédiatement à Lacédémone ; on devait ensuite lui choisir des collègues ; mais, au lieu de les faire partir sur-lechamp, on les retiendrait jusqu’à ce que la muraille eût atteint la hauteur strictement nécessaire pour la défense. Tout ce qu’il y avait d’habitants dans la ville, hommes, femmes, enfants, devait se mettre au travail, sans épargner ni édifices publics, ni maisons parti- culières ; tout ce qui pouvait offrir quelque utilité pour la construction du mur devait être démoli. Ces instructions données, il laissa entendre qu’il ferait le reste à Lacédémone, et partit. Une fois arrivé, au lieu de se présenter devant les magistrats, il temporisa sous divers prétextes ; quand quelqu’un des magistrats lui demandait pourquoi il ne se rendait pas à l’assemblée, il répondait qu’il attendait ses collègues, restés en arrière pour quelque affaire ; qu’il comptait sur leur

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prompte arrivée et s’étonnait même de ne pas les voir paraître.

XCI. Quand on entendait Thémistocle, l’affection qu’on avait pour lui faisait accepter ses raisons. Mais, d’un autre côté, des personnes arrivant d’Athènes dénonçaient hautement que les fortifications se poursuivaient et que déjà la muraille gagnait en hauteur ; on n’avait aucun motif pour se refuser à les croire. Thémistocle, instruit de ces rapports, invita les Lacédémoniens à ne pas se laisser abuser par de vaines paroles, mais à députer plutôt quelques-uns des leurs, des hommes probes et véridiques, qui rapporteraient fidèlement ce qu’ils auraient vu. On les expédia. De son côté, il informa les Athéniens de cette députation par un avis secret, et leur recommanda de retenir les envoyés le moins ostensiblement possible, mais de ne pas les laisser aller avant qu’ils fussent eux-mêmes de retour ; car ses collègues, Abronichus, fils de Lysiclès, et Aristide, fils de Lysimaque, étaient enfin arrivés, lui annonçant que la muraille avait une hauteur suffisante. Il craignait que les Lacédémoniens, une fois instruits de la vérité, ne voulussent plus les laisser partir. Les Athéniens retinrent les envoyés, conformé- ment à ses prescriptions. Alors Thémistocle se présenta devant les Lacédémoniens ; il déclara qu’Athènes était entourée de murs et pouvait désormais pourvoir à la sûreté de ses habitants ; que si les Lacédémoniens ou leurs alliés voulaient y envoyer quelque ambassade, ils auraient à traiter maintenant avec des hommes connaissant et leurs propres intérêts et ceux de la Grèce ; que, quand ils avaient cru nécessaire d’abandonner leur ville et de monter sur leurs vaisseaux, ils

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avaient su prendre, sans les Lacédémoniens, cette au- dacieuse résolution ; qu’enfin, dans toutes les affaires où ils s’étaient consultés avec les Lacédémoniens, ils ne s’étaient montrés inférieurs à personne pour la sagesse des résolutions ; qu’il leur semblait utile actuellement de fortifier leur ville, et que l’intérêt des habitants était, en cela, d’accord avec celui de tous les alliés ; qu’en effet il était impossible, s’il n’y avait entre les parties contractantes parité de situation et de forces, qu’on prît de concert et sur le pied de l’égalité des mesures analogues dans l’intérêt commun. Il fallait donc, disait-il, ou qu’aucun des confédérés n’eût de fortifications, ou qu’on approuvât ce qu’avaient fait les Athéniens.

XCII. Les Lacédémoniens, à ce discours, ne témoignèrent ouvertement aucun ressentiment contre les Athéniens, car ils n’avaient pas prétendu intimer une défense ; c’était seulement pour donner un conseil, dans l’intérêt commun, qu’ils avaient envoyé une députation ; d’ailleurs, ils témoignaient alors beaucoup de bienveillance aux Athéniens, surtout en raison de leur dévouement contre les Mèdes. Ils n’en éprouvèrent pas moins un secret dépit d’avoir manqué leur but. Quant aux députés, ils se retirèrent de part et d’autre sans récriminer.

XCIII. C’est ainsi que les Athéniens fortifièrent leur ville en peu de temps ; aussi reconnaît-on, aujourd’hui encore, que les constructions furent élevées à la hâte : les fondements sont formés de pierres non ap- pareillées, souvent tout à fait brutes, et jetées là au hasard, comme on les apportait ; on trouve même des cippes funéraires et des sculptures mêlés à la

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maçonnerie. Cela tient à ce que l’enceinte de la ville fut agrandie dans tous les sens et que, dans la précipitation du moment, on mettait tout en oeuvre indistinctement.

Thémistocle persuada aussi de compléter les constructions du Pirée , commencées précédemment, l’année de son archontat[*](403 av. J-C. ; quatrième année de la LXXI olympiade.). Le Pirée, avec ses trois ports naturels, lui paraissait d’une grande importance ; car il pensait que les Athéniens trouveraient dans la marine, s’ils s’y adonnaient, de grandes res- sources pour l’accroissement de leur puissance. Il osa le premier dire qu’ils devaient s’adonner à la mer, et tout d’abord il leur en prépara l’empire. C’est d’après ses conseils qu’on donna aux murs qui entourent le Pirée la largeur qu’on leur voit encore aujourd’hui. Deux chariots de pierres y passaient aisément en se croisant. A l’intérieur, il n’y avait ni moellon ni mortier ; il n’entrait dans les constructions que d’énormes blocs de pierre, taillés à angles droits et reliés entre eux extérieurement avec du fer et du plomb. Ils ne furent élevés qu’à la moitié de la hauteur qu’il avait projetée ; car il voulait que leur élévation et leur épaisseur pussent décourager toutes les tentatives des ennemis, et, dans sa pensée, un petit nombre d’hommes, même des moins valides, devaient suffire à les garder, pendant que les autres monteraient sur les vaisseaux. S’il se préoccupait surtout de la marine, c’était dans cette pensée, ce me semble, qu’il serait plus facile à l’armée du roi d’envahir l’Attique par mer que par terre. Le Pirée lui semblait d’ailleurs plus important

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que la ville haute ; et, bien des fois, il conseilla aux Athéniens, si jamais ils étaient forcés par terre, de descendre au Pirée et d’y lutter sur leurs vaisseaux contre tous leurs ennemis.

C’est ainsi que les Athéniens fortifièrent leur ville et firent toutes leurs dispositions, immédiatement après la retraite des Mèdes.

XCIV. Cependant Pausanias, fils de Cléombrote, avait été envoyé de Lacédémone, pour commander les Grecs, à la tête de vingt vaisseaux du Péloponnèse. Les Athéniens naviguèrent de conserve avec trente vais- seaux ; un grand nombre d’alliés les suivaient. Ils se portèrent contre Cypre, qu’ils soumirent en grande partie ; puis ils allèrent, toujours sous le même commandement, assiéger Byzance occupée par les Mèdes, et s’en emparèrent[*](Cette expédition eut lieu de 476 à 474 av. J.-C.).

XCV. Mais déjà la dureté de Pausanias commençait à peser aux Grecs[*](Plutarque parle à plusieurs reprises (Vies de Cicéron et d’Aristide) des violences de Pausanias. Il allait jusqu’à frapper les chefs des nations alliées et à leur infliger des punitions dérisoires.) particulièrement aux Ioniens et à tous ceux qui s’étaient récemment soustraits à la domination du roi[*](Cette défection avait eu lieu l’année des combats de Mycale et de Platée (479 av. J.-C).). Ils allèrent trouver les Athéniens, et les prièrent, au nom de leur commune origine[*](Parmi ces nouveaux alliés, Plutarque cite en première ligne les habitants de Chio, Samos et Lesbos.), de se mettre à leur tête, et de les protéger au besoin contre les violences de Pausanias. Les Athéniens accueillirent cette demande et leur témoignèrent les meilleures dispositions, s’engageant à leur donner l’appui qu’ils

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réclamaient, et à prendre sur tout le reste les mesures qu'ils jugeraient les meilleures. Sur ces entrefaites les Lacédémoniens rappelèrent Pausanias pour le juger sur les faits venus à leur connaissance[*](Suivant Diodore de Sicile (xi, 44) ce furent les Péloponnésiens placés sous les ordres de Pausanias qui l’envoyèrent accuser à Sparte.). Les Grecs qui venaient à Lacédemone se plaignaient vivement de ses injustices ; dans son commandement il agissait plutôt en tyran qu’en général. Il fut donc rappelé au moment même où, en haine de lui, tous les alliés, à l’exception des soldats du Péloponnèse, se rangeaient sous les ordres des Athéniens[*](470 ou 471 av. J.-C.). Arrivé à Lacédémone, il fut condamné pour violences envers des particuliers, mais absous sur les faits capitaux. Et pourtant on l’accusait surtout de médisme[*](Trahison, intelligence avec les Mèdes. Cette accusation fut plus tard renouvelée, et Pausanias périt misérablement (V. plus bas i, 128.).) et le reproche paraissait fondé. Le com- mandement ne lui fut pas rendu ; on envoya à sa place Dorcis et quelques collègues, à la tête d’une armée peu nombreuse. Mais les alliés refusèrent de se placer sous leurs ordres ; ils se retirèrent alors et ne furent pas remplacés. Les Lacédémoniens craignaient qu’au dehors leurs généraux ne se corrompissent, comme il était arrivé pour Pausanias[*](« La détermination de Sparte parut étrange : Voyant que « leurs généraux se laissaient corrompre par ce pouvoir si consi- « dérable, ils cessèrent d’envoyer des généraux, préférant au « commandement de toute la Grèce des citoyens vertueux et le « maintien des anciennes moeurs » (Plut., Arist., 23.).). D’ailleurs, ils voulaient se débarrasser de la guerre médique ; ils croyaient les Athéniens en état de la conduire et étaient à cette époque en bons rapports avec eux.

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XCVI. Les Athéniens, investis ainsi du commandement que les alliés leur avaient déféré en haine de Pausanias, fixèrent l’apport de chaque ville[*](La répartition fut faite par Aristide.) dans la lutte contre le Barbare ; aux uns ils demandèrent de l’argent, aux autres des vaisseaux. Le prétexte était de ravager les terres du Roi, en représailles de ce qu’on avait souffert. C’est alors que fut instituée chez les Athéniens la magistrature des Hellénotames, chargés de percevoir le Phoros [*](C’est-à-dire apport, la contribution pour la guerre médique.). On désignait sous ce nom la contribution en argent. Le premier Phoros fut fixé à quatre cent soixante talents. Le trésor était déposé à Délos, et les assemblées se tenaient dans le temple.

XCVII. Commandant à des alliés d’abord indépendants et admis à délibérer dans les assemblées communes, les Athéniens accrurent leur puissance et par les armes et par le maniement des affaires, dans l’in- tervalle qui sépare la guerre rnédique de celle-ci. Voici le précis de ces accroissements successifs, au milieu de leurs démêlés soit avec les barbares et avec leurs alliés révoltés, soit avec les peuples du Péloponnèse, toujours mêlés, l’un ou l’autre, à ces querelles. Je me suis permis une digression[*](Cette digression, destinée à combler une importante lacune historique, comprend un espace de 47 ans (478-432).) à ce sujet, parce que tous ceux qui m’ont précédé ont négligé cette partie, pour se borner à l’histoire de la Grèce avant la guerre médique, ou à la guerre médique elle-même. Le seul qui ait touché ce point, Hellanicus[*](Hellanicus était né quelques années avant Hérodote ; ses écrits ont péri ; il n’en reste que des fragments insignifiants.), dans son histoire de l’Attique, l’a

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traité brièvement et laisse à désirer pour l’exactitudé chronologique. C’est d’ailleurs par ces faits qu’on peut voir comment s’est établie la domination athénienne.

XCVIII. D’abord, sous le commandement de Cimon, fils de Miltiade, ils assiégèrent Eion, place occupée par les Mèdes, sur le Strymon[*](En Thrace, à l’embouchure du Strymon ; c’était le port d’Amphipolis.), la prirent et réduisirent les habitants en esclavage. Scyros, île de la mer Égée, habitée par les Dolopes[*](Les Dolopes étaient adonnés à la piraterie ; ils pillaient et massacraient tous les étrangers qui abordaient sur leurs côtes.), éprouva ensuite le même sort et reçut une colonie athénienne. Ils firent aussi la guerre aux Carystiens[*](C’était le seul peuple de l’Eubée qui ne fût pas soumis aux Athéniens.) ; le reste de l’Eubéen’y prit aucune part, et, au bout quelque temps, les hostilités finirent par une convention. Vint ensuite la défection des Craniens, qu’ils attaquèrent et réduisirent à la suite d’un siége. Ce fut le premier peuple qui, contrairement au droit commun, passa de la condition d’allié à celle de sujet. Plus tard beaucoup d’autres eurent successivement le même sort.

XCIX. Les motifs de défection ne manquaient pas ; au premier rang étaient le défaut de paiement des redevances en argent et en vaisseaux et le refus de service ; car les Athéniens agissaient avec rigueur et excitaient des mécontentements par l’imposition forcée de charges qu’on n’avait ni l’habitude ni la volonté de supporter. Sous bien d’autres rapports leur domination s’était appesantie[*](La suite du récit offrira de nombreux exemples de cette dureté attestée par tous les historiens. Les Athéniens, avec leurs moeurs élégantes et légères, étaient pour leurs alliés des tyrans sans pitié.) : dans les

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expéditions communes, ils ne traitaient plus les alliés sur le pied de l’égalité ; et d’ailleurs, il leur était devenu facile de réduire ceux qui les abandonnaient. La faute en était aux alliés eux-mêmes ; car, par suite de leur répugnance pour le service militaire, la plupart d’entre eux, pour ne pas quitter leurs foyers, stipulaient une redevance en argent, équivalente au contingent de vaisseaux auquel ils étaient tenus. La marine athénienne s’accroissait de leur contribution, et ensuite, lorsqu’euxmêmes tentaient quelque défection, ils s’engageaient dans la guerre sans préparatifs et sans expérience.

C. Les Athéniens, assistés de leurs alliés, combattirent ensuite les Mèdes sur terre et sur mer, près du fleuve Eurymédon[*](Vers 466 av. J.-C.), en Pamphilie. Vainqueurs le même jour dans les deux affaires, sous le commandement de Cimon, fils de Miltiade, ils prirent aux Phéniciens ou détruisirent deux cents galères.

Quelque temps[*](On s’accorde à rapporter cette défection à l’an 465 av. J.-C.) après, les Thasiens se détachèrent de leur alliance, à propos de démêlés relatifs aux comptoirs et aux mines qu’ils exploitaient sur la côte de Thrace, en face de Thasos. Les Athéniens envoyèrent une flotte contre Thasos, remportèrent une victoire navale et firent une descente dans l’île. Vers le même temps ils envoyèrent dix mille colons, tant des leurs que des alliés, occuper, sur les bords du Strymon, le lieu appelé alors les Neuf-Voies, et maintenant Amphipolis. Après s’être emparés des Neuf-Voies sur les Édoniens, ils s’avançaient vers l'intérieur[*](Sous la conduite de Léagros et de Sophanès (Hérod. ix, 75).— On comprend difficilement que les Athéniens se soient ainsi avancés dans l’intérieur jusqu’à Drabisque, à moins que ce ne fût pour prévenir les attaques des Édoniens, ou pour soumettre toute la région des mines.), lorsque tous les

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Thraces[*](Diodore (xii, 68) et Pausanias disent, au contraire, qu’ils furent anéantis par les Édoniens seuls.), également inquiets de la fortification des Neuf-Voies, se réunirent et les anéantirent à Dra- bisque, en Édonie[*](463 av. J.-C. L’Édonie confinait à la Thrace et était comprise entre le Strymon et le Nestus.).