History of the Peloponnesian War

Thucydides

Thucydides. Histoire de la Guerre du Péloponnése, Vol. 1-2. Zévort, Marie Charles, translator. Paris: Charpentier, 1852.

CI. Les Thasiens, vaincus et assiégés, se tournèrent vers les Lacédémoniens et les prièrent de leur venir en aide par une diversion sur l’Attique. Les Lacédémoniens s’y engagèrent, à l’insu des Athéniens ; ils allaient agir, lorsqu’ils en furent détournés par le tremblement de terre[*](Ce tremblement de terre eut lieu 445 ans av. J.-C. Il fit périr vingt mille Lacédémoniens (Diodore xii, 63 ) et renversa toute la ville, à l’exception de cinq maisons. (Plut. Cim.)) qui eut lieu à cette époque. Les Hilotes[*](Les Hilotes étaient les habitants d’Hélos, réduits à l’esclavage le plus abject après la prise de leur ville par les Lacédémoniens, en 1059. On désignait également sous ce nom les Messéniens réduits aussi en servitude.) profitèrent de cette occasion, ainsi que les Thuriates[*](Thuria était située près de l’embouchure du Pamisus, et Ithome à peu de distance à l’est de Messène.) et les Éthéens, voisins des Lacédémoniens, pour se soulever et s’enfermer à Ithome. La plupart des Hilolcs descendaient des anciens Messéniens réduits jadis en servitude, ce qui leur faisait donner à tous le nom de Messéniens[*](Cette guerre fut même nommée, pour ce motif, troisième guerre de Messénie.). Les Lacédémoniens eurent donc une guerre à soutenir contre les révoltés d’Ithome.

Quant aux Thasiens, après trois ans de siége, ils

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capitulèrent, rasèrent leurs fortifications, livrèrent aux Athéniens leurs vaisseaux, se soumirent à payer la somme à laquelle ils furent taxés et pour le présent et pour l’avenir, et enfin renoncèrent à toute prétention sur le continent et les mines.

CII. Les Lacédémoniens, voyant se prolonger la guerre contre les révoltés d’Ithome, eurent recours à leurs alliés et aux Athéniens. Ces derniers vinrent en grand nombre, sous les ordres de Cimon. On les avait appelés surtout à cause de leur réputation d’habileté dans l’art des siéges ; mais, les opérations ayant continué à traîner en longueur, cette habileté parut en défaut ; car ils auraient dû emporter la place. C’est à propos de cette expédition que se manifesta pour la première fois la mésintelligence entre les Lacédémoniens et les Athéniens. Les Lacédémoniens, voyant que la ville n'était pas enlevée de vive force, s’inquiétèrent de l’audace et de l’esprit remuant des Athéniens[*](Diodore (xi, 64) dit aussi que les Lacédémoniens craignaient de les voir passer du côté des Messéniens.) ; ils les regardaient comme d’une autre race qu’eux et craignaient, si leur séjour devant Ithome se prolongeait, que leur fidélité ne fût pas à l’abri des suggestions des assiégés. Aussi, de tous leurs alliés, ils congédièrent les Athéniens seuls, sous prétexte qu’ils n’avaient plus besoin d’eux ; mais sans leur témoigner cependant aucun soupçon. Néanmoins, les Athéniens comprirent que le prétexte assigné à leur renvoi n’était pas sérieux et qu’il était survenu quelque défiance. Ils s’indignèrent et résolurent de ne point tolérer une pareille offense de la part des Lacédémoniens. Dès qu’ils se furent retirés, ils renoncèrent

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à l’alliance contractée avec eux contre les Mèdes, et en formèrent une nouvelle avec les Argiens, ennemis de Lacédémone[*]( Cimon, qui avait conseillé cette expédition en faveur des Lacédémoniens, fut banni par l’ostracisme.). Les Thessaliens entrèrent aussi dans la même ligue et se lièrent à chacun des deux peuples par les mêmes serments.

CIII. Après dix ans de siége, ceux d’Ithome, à bout de ressources, capitulèrent avec les Lacédémoniens[*](455 av. J.-C.). Les conditions étaient qu’ils sortiraient du Péloponnèse sous la foi des traités et n’y rentreraient jamais ; que si quelqu’un d’eux y était surpris, il serait esclave de celui qui l’aurait arrêté. Un oracle de la pythie avait précédemment ordonné aux Lacédémoniens de laisser aller le suppliant de Jupiter Ithoméen. Ils sortirent donc avec leurs enfants et leurs femmes ; les Athéniens, en haine des Lacédémoniens, les accueillirent et les établirent à Naupacte[*](Aujourd’hui Lépante. La ville fut reprise à la fin de la guerre par les Lacédémoniens qui en chassèrent les Messéniens.) qu’ils venaient de prendre récemment sur les Locriens Ozoles.

Les Mégariens vinrent aussi se joindre aux Athéniens ; ils s’étaient séparés des Lacédémoniens, parce que les Corinthiens leur faisaient la guerre pour une question de limites. Les Athéniens occupèrent Mégare et Pèges ; ils construisirent chez les Mégariens les longs murs ; qui s’étendent de la ville à Nisée[*](Nisée, à huit stades de Mégare, sur le golfe Saronique, était le port de cette ville.), et en prirent eux-mêmes la garde. C’est surtout de là que date la haine violente des Corinthiens contre les Athéniens.

CIV. Cependant, Inarus de Libye, fils de

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Psammétique, roi des Libyens qui continent à LÉgypte, partit de Marée[*](Marée, bourg à peu de distance d’Alexandrie, sur le bras Canopique, a donné son nom au lac Maréotis. Pharos, petite île, à l’embouchure du bras Canopique, fut plus lard jointe au continent.), ville au-dessus de Pharos, et fit soulever la plus grande partie de l’Égypte contre le roi Artaxer- xès[*](Artaxerxès-Longuemain qui régna de 467 à 425. L’expédition athénienne eut lieu vers 460.). Investi lui-même du commandement, il appela les Athéniens. Ceux-ci faisaient alors une expédition contre Cypre, avec deux cents vaisseaux tant d’Athènes que des alliés. Ils quittèrent Cypre à cet appel, remontèrent le Nil, et, maîtres du cours du fleuve, ainsi que des deux tiers de Memphis, ils assiégèrent la partie restée libre et qu’on appelait le Mur-Blanc. Là s’étaient réfugiés des Perses, des Mèdes et ceux des Égyptiens qui n’avaient pas pris part à la révolte.

CV. Les Athéniens, ayant fait une descente à Halies[*](Petite ville de l’Argolide, non loin de Trézène.), attaquèrent les Corinthiens et les Épidauriens. Les Corinthiens furent vainqueurs. Plus tard les Athéniens livrèrent un combat naval aux Péloponnésiens, à la hauteur de Cécryphalie[*](Ile au N.O. d’Égine, dans le golfe Saronique.) et vainquirent à leur tour. Survint ensuite une guerre entre les Eginètes et les Athéniens. Une grande bataille navale se livra entre eux près d’Égine ; les uns et les autres étaient assistés de leurs alliés. Les Athéniens, commandés par Léocrate, fils de Stroebus, furent vainqueurs ; ils prirent soixante-dix vaisseaux, descendirent à terre et assiégèrent la ville. Les Lacédémoniens, voulant secourir les Éginètes, leur firent passer trois cents hoplites qui avaient précédemment servi comme auxiliaires avec les Corinthiens et les

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Épidauriens. En même temps ils occupèrent les hauteurs de Géranie[*](Promontoire de la Mégaride.), pendant que les Corinthiens et les alliés descendaient dans la Mégaride·, ils espéraient que les Athéniens, ayant une grande partie de leur armée occupée ailleurs, à Égine et en Égypte, seraient dans l’impossibilité de secourir les Mégariens, ou que, s’ils le faisaient, il leur faudrait abandonner Égine. Mais le corps expéditionnaire d’Égine ne fit aucun mouvement ; les Athéniens envoyèrent à Mégare, sous la conduite de Myronidès, les plus âgés et les plus jeunes des citoyens restés à Athènes·, une bataille qu’ils livrèrent aux Corinthiens resta indécise, et les deux partis se séparèrent, prétendant, chacun de leur côté, n’avoir pas eu le dessous. Cependant les Corinthiens se retirèrent, et les Athéniens, qui avaient plutôt eu l’avantage, élevèrent un trophée. Mais les Corinthiens, traités de lâches à leur retour par les vieillards qui étaient restés à la ville, se préparèrent pendant douze jours entiers et revinrent élever un trophée de victoire en face de celui des Athéniens. Les Athéniens accoururent alors de Mégare, tuèrent ceux qui érigeaient le trophée, attaquèrent ensuite les autres et les mirent en déroute.

CVI. Les Corinthiens vaincus battirent en retraite. Un corps assez considérable d’entre eux, vivement poussé, se trompa de route et tomba dans une propriété particulière, entourée d’un large fossé, et sans issue. Les Athéniens s’en aperçurent, firent face à l’entrée avec des hoplites, entourèrent l’enceinte de troupes légères et lapidèrent tous ceux qui s’y étaient engagés. Ce fut un grand désastre pour les Corinthiens. Le gros de leur armée regagna le pays.

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CVII. Vers cette époque[*](457 av. notre ère.) les Athéniens commencèrent la construction des longs murs, qui s’étendent jusqu’à la mer, dans la direction de Phalère et du Pirée.

Les Phocéens firent une expédition contre la Doride[*](Au nord-ouest de la Phocide, près du mont oeta.), métropole des Lacédémoniens ; ils attaquèrent Boeon, Cytinion, Erinéos, et prirent une de ces petites places. Les Lacédémoniens, sous la conduite de Nicomède, fils de Cléombrote, qui commandait à la place du roi Plistoanax, fils de Pausanias, trop jeune encore, se portèrent au secours des Doriens, avec quinze cents de leurs hoplites et dix mille des alliés. Ils forcèrent les Phocéens à rendre la ville par capitulation, et se retirèrent. Mais la difficulté était de rentrer chez eux ; s'ils voulaient prendre la mer et traverser le golfe de Crisa, ils devaient trouver en croisière la flotte athénienne qui leur barrait le passage. Par Géranie, la route ne leur paraissait pas sûre, les Athéniens étant maîtres de Mégare et de Pèges. D’ailleurs, indépendamment des difficultés de cette route, les issues étaient constamment gardées par les Athéniens ; les Lacédémoniens sentaient bien qu’en cette circonstance le passage de ce côté leur serait aussi disputé. Ils crurent donc devoir s’arrêter en Béotie, pour considérer à loisir quel serait le moyen le plus sûr d’opérer leur retraite. En prenant ce parti, ils avaient aussi cédé un peu aux instigations secrètes de quelques Athéniens qui espéraient détruire la démocratie et empêcher la construction des longs murs3. Les Athéniens en masse se portèrent contre [*](L’aristocratie voyait avec inquiétude l’accroissement de la marine, qui déplaçait sans cesse les fortunes et favorisait par là les développements de la démocratie. C’était elle qui appelait les Lacédémoniens.)

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eux, assistés de mille Argiens et des divers contingents des alliés, en tout quatorze mille hommes ; ce qui les détermina à cette expédition fut l’embarras dans lequel ils supposaient les Lacédémoniens pour opérer leur retraite, et aussi quelque soupçon de ce qui se tramait contre la démocratie. Un corps de cavalerie thessalienne marchait avec eux, conformément au traité[*](Le traité dont il a été question au chap. cii.) ; mais, pendant l’action, il passa aux Lacédémoniens.

CVIII. Le combat se livra à Tanagre[*](457 av. J.-C.), en Béotie. La victoire resta aux Lacédémoniens et à leurs alliés ; mais il y eut de part et d’autre un grand carnage. Les Lacédémoniens pénétrèrent dans la Mégaride, coupèrent les arbres, et rentrèrent chez eux par Géranie et l'isthme. Soixante-deux jours après ce combat, les Athéniens, sous la conduite de Myronidès, allèrent attaquer les Béotiens, les battirent à oenophytis[*](A peu de distance de Tanagre, sur l’Asopus.), et soumirent la Béotie, ainsi que la Phocide. Ils rasèrent les fortifications de Tanagre, et prirent chez les Locriens d’Oponte cent otages, choisis parmi les plus riches citoyens. Enfin ils terminèrent chez eux la construction des longs murs.

Vint ensuite la capitulation des Éginètes. Ils se rendirent aux Athéniens[*](La quatrième année de la quatre-vingtième olympiade. 456 av. J.-C.), rasèrent leurs murailles, livrèrent leurs vaisseaux, et se soumirent pour l'avenir à un tribut déterminé.

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Les Athéniens firent avec leur flotte le tour du Péloponnèse, sous le commandement de Tolmidès, fils de Tolmæus ; ils brûlèrent le chantier maritime des Lacédémoniens[*](Gythium, au nord du Péloponnèse, sur le golfe de Laconie.), prirent Chalcis, ville dépendante de Corinthe, descendirent à terre et battirent les Sicyoniens.

CIX. Les Athéniens et les alliés qui se trouvaient en Égypte s’y étaient maintenus ; mais la guerre avait eu pour eux bien des alternatives ; d’abord ils s’étaient emparés de l’Égypte. Le roi[*](Ces mots désignent toujours le Grand Roi, le roi de Perse.) avait envoyé alors à Lacédémone le Perse Mégabaze, avec de l’argent, pour déterminer les Péloponnésiens à envahir l’Attique, et forcer ainsi les Athéniens à évacuer l’Égypte ; mais l’affaire échoua : Mégabaze, voyant que l’argent était dépensé en pure perte, retourna en Asie avec le reste de ses trésors. Le Perse Mégabyse, fils de Zopyre[*](Celui dont Hérodote raconte la mutilation volontaire (iii, 160).), fut alors envoyé en Égypte à la tête d’une nombreuse armée ; il arriva par terre, vainquit dans un combat les Égyptiens et leurs alliés, chassa les Grecs de Memphis et finit par les enfermer dans l’île de Prosopitès[*](Dans le Delta.). Après les y avoir assiégés dix-huit mois, il dessécha le lit du fleuve en détournant les eaux, mit les vaisseaux à sec et joignit la plus grande partie de l’île au continent ; il y passa alors à pied et s’en empara.

CX. Ainsi furent ruinées les affaires des Grecs, après six ans de guerre. De cette nombreuse année, bien peu d’hommes purent se sauver à Cyrène, en traversant la

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Libye. La plupart périrent. L’Égypte rentra sous la do- mination du roi, à l’exception du marais[*](Partie du Delta, comprise entre les bouches Bolbitique et Sébennitiquc.) où régnait Amyrtée. Il échappa à toutes les poursuites, grâce à l’étendue du marais et au courage des habitants, les plus belliqueux des Egyptiens. Quant à Inarus, roi des Libyens, cause de tout ce trouble en Égypte, il fut pris par trahison et mis en croix. Cinquante trirèmes d’Athènes et des alliés, envoyées en Égypte pour relever les premières, abordèrent à l’embouchure du Nil nommée Mendésienne, sans rien savoir de ce qui s’était passé. Un corps d’infanterie les attaqua par terre, et la flotte phénicienne par la mer ; la plupart des vaisseaux furent détruits ; très peu parvinrent à s’échapper. Ainsi se termina cette grande expédition des Athéniens et de leurs alliés en Égypte[*](457 av. J.-C. – Le récit de Diodore (xi, 77) est tout different. Les Athéniens, abandonnés par les Égyptiens leurs alliés, ne perdirent cependant pas courage ; ils brûlèrent leurs vaisseaux, et s’engagèrent mutuellement à se défendre jusqu’à la dernière extrémité ; aussi les Perses, voyant qu’ils ne pourraient les vaincre sans une perte considérable, leur accordèrent une capitulation, aux termes de laquelle ils quittèrent l’Égypte et se rendirent à Cyrène, où ils s’embarquèrent pour Athènes.).

CXI. Oreste, fils d’Échécratidès, roi des Thessaliens, chassé du trône, persuada aux Athéniens de l’y rétablir. Ils prirent avec eux les Béotiens et les Phocéens, leurs alliés, et marchèrent contre Pharsale, en Thessalie ; mais, contenus par la cavalerie thessalienne, ils ne furent jamais maîtres que du terrain qu’ils occupaient, sans pouvoir s’éloigner de leur camp. N’ayant pu ni prendre la ville, ni réaliser en rien l’objet de leur

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expédition, ils s'en retournèrent sans avoir rien fait et ramenèrent Oreste avec eux[*](Diodore (xi, 83) raconte les mêmes événements, et ajoute que le principal motif des Athéniens était de se venger de la trahison des Thessaliens à Tanagre.).

Peu de temps après, mille Athéniens s’embarquèrent à Pèges, place en leur pouvoir, et longèrent la côte jusqu’à Sicyone, sous le commandement de Périclès, fils de Xanthippe. Ils firent une descente et battirent ceux des Sicyoniens qui en vinrent aux mains avec eux[*](Plutarque (Péricl.) raconte ces faits avec beaucoup plus de détails. C’est à Némée, assez avant dans les terres, que Périclès alla attaquer les Sicyoniens ; il les battit et éleva un trophée.) ; aussitôt après ils s’adjoignirent les Achéens et traversèrent le golfe pour aller, sur la côte opposée, attaquer oeniades[*](Sur le fleuve Achéloüs.), en Acarnanie. Mais, après un siége inutile, ils renoncèrent à cette entreprise et retournèrent chez eux.

CXII. Trois ans après ces événements[*](450 av. J.-C.), une trêve de cinq ans fut conclue entre les Péloponnésiens et les Athéniens. Ceux-ci, en paix dès lors avec la Grèce, envoyèrent contre Cyprc deux cents vaisseaux, tant d’Athènes que des alliés, sous le commandement de Cimon. Soixante vaisseaux furent détachés de cette flotte vers l’Égypte, à la demande d’Amyrtée, ce roi du marais dont j’ai parlé. Les autres assiégèrent Cilium. Mais Cimon mourut ; la famine survint ; ils levèrent le siége de Citium et repartirent[*](Le récit de Diodore est tout à fait différent. (Voy. xii, 4.) Les Athéniens se seraient emparés de Cypre et seraient revenus vainqueurs après la mort de Cimon.). En passant au-dessus de Salamine, en Cypre, ils rencontrèrent les Phéniciens et les Ciliciens,

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les combattirent en même temps sur terre et sur mer et remportèrent une double victoire. Après ce succès, ils rentrèrent au port. Les autres vaisseaux partis en même temps et détachés vers l’Égypte rentrèrent également.

Les Lacédémoniens firent ensuite[*](448 av. J.-C.) l’expédition qui a reçu le nom de Guerre sacrée ; ils s’emparèrent du temple, de Delphes et le remirent aux Delphiens ; mais, après leur départ, les Athéniens l’attaquèrent à leur tour, s’en rendirent maîtres, et le confièrent aux Phocéens.

CXIII. Quelque temps après eut lieu l’expédition des Athéniens en Béotie. Les exilés béotiens occupaient Orchomène, Chéronée et quelques autres places de la Béotie. Les Athéniens, fatigués de l'hostilité de ces villes, envoyèrent contre elles mille de leurs hoplites et les contingents de chacun des alliés, sous le commandement de Tolmidès, fils de Tolmæus. Ils prirent Chéronée, réduisirent les habitants en servitude, et se retirèrent après y avoir mis garnison. Mais en traver- sant le territoire de Coronée ils furent assaillis par les exilés béotiens d’Orchomène[*](Sous la conduite de Sparton (Plut. Agésil.). Ce combat fut livré 447 av. J.-C.) assistés des Locriens, des fugitifs de l’Eubée et de tous ceux qui avaient contre eux les mêmes griefs. Ceux-ci furent vainqueurs, tuèrent une partie des Athéniens et firent les autres prisonniers. Les Athéniens durent abandonner par un traité la Béotie tout entière, à la condition qu’on leur rendrait leurs prisonniers. Les exilés béotiens et tous les autres rentrèrent et recouvrèrent leur indépendance.

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CXIV. Peu après, l’Eubée se détacha des Athéniens[*](L’an 446 (3e année de la LXXXIIIe olymp. suivant Diodore).). Déjà Périclès y était passé avec une armée athénienne, lorsqu'on lui annonça que Mégare venait de faire défection , que les Péloponnésiens allaient envahir l’Attique, et que les Mégariens avaient massacré la garnison athénienne, à part ce qui avait pu se réfugier à Nisée. En même temps les Mégariens avaient appelé à leur secours les Corinthiens, les Sicyoniens et les Épidauriens. Périclès ramena en toute hâte son armée de l’Eubée. Néanmoins les Péloponnésiens envahirent l’Attique, sous le commandement de Plistoanax, fils de Pausanias, roi des Lacédémoniens, et s’avancèrent jusqu’à Éleusis et à la plaine de Thria[*](On suppose que cette plaine était située entre Éleusis, Éleuthère et Acharné.), qu’ils ravagèrent. Ils s’arrê- tèrent là et rentrèrent chez eux[*](Flutarque (Péricl.) dit que Périclès corrompit Plistoanax et Cléandridas son conseiller, et acheta la retraite des Péloponnésiens.). Les Athéniens alors repassèrent en Eubée , sous la conduite de Périclès, et la soumirent tout entière. Ils admirent tous les habitants à composition, excepté ceux d’Hestiée, qu’ils chassèrent, et dont ils occupèrent eux-mêmes le pays.

CXV. Peu après leur retour d’Eubée ils firent avec les Lacédémoniens et leurs alliés une trêve de trente ans[*](445 av. J.-C. Une colonne avait été élevée à Olympie, devant la statue de Jupiter, et on y avait inscrit les conditions de la trève.) et rendirent Nisée, Pèges, Trézène et l’Achaïe ; c’était tout ce qu’ils avaient conquis sur les Péloponnésiens.

Six ans plus tard la guerre éclata entre les Samiens

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et les Milésiens, au sujet de Priène[*]( A propos de la délimitation des frontières, sur les rives du Méandre. Les Athéniens commencèrent par se poser en arbitres du différend, et, sur le refus des Samiens d’accepter l’arbitrage, ils marchèrent contre eux (Plut. Péricl.).). Les Milésiens, ayant eu le dessous, vinrent à Athènes récriminer contre les Samiens. Ils avaient pris avec eux quelques particuliers de Samos qui aspiraient à changer la forme du gouvernement. Les Athéniens mirent à la voile pour Samos, avec quarante vaisseaux, et y établirent la démocratie ; ils prirent en otages cinquante enfants samiens et autant d’hommes faits, qu’ils déposèrent à Lemnos ; puis ils mirent garnison dans l’ile et se retirèrent.

Cependant quelques-uns des Samiens qui avaient quitté l’ile pour se réfugier sur le continent se liguèrent avec les plus puissants de ceux qui étaient restés dans la ville, et avec Pissythnès, fils d’Hystaspe, alors gouverneur de Sardes. Ils réunirent sept cents hommes de troupes auxiliaires et passèrent de nuit à Samos. D’abord ils se portèrent contre les chefs du parti populaire, qu’ils saisirent pour la plupart. Ils allèrent ensuite enlever furtivement leurs otages de Lemnos, rompirent avec Athènes, livrèrent à Pissythnès la garnison athénienne , ainsi que les chefs qui étaient entre leurs mains, et se disposèrent aussitôt à attaquer Milet. Les Byzantins entrèrent aussi dans leur défection.

CXVI. A cette nouvelle, les Athéniens firent voile pour Samos avec soixante vaisseaux. Seize de ces bâtiments ne prirent point part aux opérations, ayant été détachés les uns sur les côtes de Carie pour observer la flotte phénicienne, les autres à Chio et à Lesbos pour demander des secours. Ce fut donc avec

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quarantequatre vaisseaux que les Athéniens, commandés par Périclès et neuf autres généraux[*](Un grand nombre d’auteurs anciens mettent Sophocle, le poëte tragique, au nombre de ces neuf généraux.) attaquèrent, près de l’ile de Tragie[*](Petite île, près de Samos.) soixante-dix vaisseaux samiens, dont vingt portaient des soldats. Cette flotte revenait alors de Milet. Les Athéniens furent victorieux ; plus tard, renforcés par quarante vaisseaux d’Athènes et par vingt-cinq de Chio et de Lesbos, ils descendirent à terre, furent encore vainqueurs et investirent la ville sur trois côtés au moyen d’une contre-enceinte ; le quatrième était fermé par leur flotte. Périclès prit alors soixante vaisseaux qui faisaient le siége, et, sur l’avis que la flotte phénicienne s’avançait, il se porta rapidement vers Cannes[*](Cannes était au sud de la Carie, en face de Rhodes.) et la Carie. Car déjà Stésagoras et d’autres Samiens étaient parvenus à sor- tir, avec cinq vaisseaux, pour aller à la rencontre des Phéniciens[*](Les Phéniciens, sujets du roi de Perse, combattent ici pour son compte.).

CXVII. Pendant ce temps les Samiens, étant sortis du port à l’improviste, tombèrent sur le mouillage ennemi, que rien ne protégeait, détruisirent les bàtiments d’avant-garde, battirent les vaisseaux qui vinrent à leur rencontre et restèrent, quatorze jours durant, maîtres de la mer qui baigne Samos[*](Les Samiens étaient commandés, dans cette action, par le philosophe Mélissus (Plut. Péricl.).). Ils en pro- fitèrent pour faire entrer et sortir tout ce qu’ils voulurent. Mais, au retour de Périclès, ils se virent de nouveau bloqués par la flotte. Il arriva ensuite d’Athènes

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quarante vaisseaux de renfort sous le commandement de Thucydide[*](Thucydide, fils de Mélésias d’Alopèce, n’est pas le même que notre historien ; c’est l’adversaire de Périclès, cité par Plutarque, le chef de l’aristocratie.) d’Agnon et de Phormion ; vingt aux ordres de Tleptolème et d’Anticlès ; enfin trente de Chio et de Lesbos. Les Samiens tentèrent un combat de mer, mais ils ne tinrent pas longtemps ; réduits bientôt à l'impossibilité de résister, ils capitulèrent après neuf mois de siége et se soumirent aux conditions suivantes : ils rasèrent leurs murailles, livrèrent des otages et leurs vaisseaux, et s’engagèrent à payer, à des échéances déterminées, les frais de la guerre[*](Deux cents talents, suivant Diodore (xii, 28.)). Les Byzantins se soumirent également et redevinrent, comme auparavant, sujets d’Athènes.

CXVIII. Après ces événements[*](436 av. J.-C., neuf ans après la conclusion de la trêve de trente ans.), et à quelques années d’intervalle, nous arrivons aux faits dont j’ai parlé plus haut, l’affaire de Corcyre, celle de Potidée, et tout ce qui servit de prétexte à la guerre actuelle. Toutes ces entreprises des Grecs contre les Grecs ou contre les barbares, remplissent un intervalle de cinquante ans, de la retraite de Xerxès à la guerre du Péloponnèse. Pendant cette période, les Athéniens affermirent leur domination et parvinrent à un haut degré de puissance. Les Lacédémoniens le sentaient, mais n’y apportaient aucune entrave ; à part quelques courts intervalles de résistance, ils restèrent généralement inactifs. Même avant cette époque ils répugnaient à faire la guerre, à moins de nécessité

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absolue, et ils avaient d’ailleurs été quelque peu rete- nus par des luttes intestines. Mais, lorsque la puissance athénienne se fut élevée visiblement, lorsque déjà elle en vint à entamer leurs alliés, perdant alors patience, ils crurent nécessaire d’attaquer avec la plus grande vigueur et de briser, s’ils le pouvaient, cette domination : tel fut le but de la guerre actuelle.

Les Lacédémoniens décidèrent donc que la trêve était rompue et qu’il y avait eu injuste agression de la part des Athéniens. Ils envoyèrent à Delphes demander au dieu s’il leur serait avantageux de faire la guerre ; le dieu, dit-on, répondit qu’en combattant avec énergie on [*](Κατά χρατος ιτολΕαοΰσι νίχην εσεσβαι. L’oracle est amphibologique, comme de coutume, et peut être interprété en faveur des deux peuples.) aurait la victoire, et que, invoqué ou non, il prêterait lui-même son appui[*](Il y a évidemment là, comme le remarque le scoliaste, une allusion à la peste d’Athènes, Apollon étant le dieu qui envoie la peste et les fléaux.).

CXIX. Ils rassemblèrent de nouveau les alliés pour mettre aux voix la question de guerre. Les députés des villes alliées arrivèrent, et, l’assemblée s’étant formée, chacun émit son opinion. La plupart accusèrent les Athéniens et se déclarèrent pour la guerre. Les Corin- thiens, inquiets pour Potidée, avaient agi à l’avance auprès de chaque état isolément, pour faire décréter la guerre ; ils étaient présents, s’avancèrent les derniers, et parlèrent en ces termes :

CXX. « Généreux alliés, nous ne pouvons plus adresser de reproches aux Lacédémoniens ; car ce n’est qu’après avoir eux-mêmes décrété la guerre, qu’ils nous

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appellent aujourd’hui à nous prononcer. C’est ainsi que doivent agir ceux à qui est dévolu le commandement : partisans de l’égalité chez eux ; mais, dès qu’il s’agit des intérêts communs, jaloux d’y pourvoir les premiers, comme ils sont aussi, en toute occasion, l’objet des premiers honneurs.

« Ceux d’entre nous qui ont eu des rapports avec les Athéniens n’ont pas besoin d’apprendre à se tenir en garde contre eux ; mais ceux qui habitent l’intérieur, loin des places de commerce, doivent songer que, s’ils ne viennent au secours des habitants de la côte, ils auront eux-mêmes plus de difficulté à exporter leurs denrées et à recevoir en échange ce que la mer apporte au continent. Ils jugeraient mal les intérêts actuels s’ils croyaient y être étrangers ; ils doivent songer au contraire qu’en délaissant les villes maritimes, le danger viendra jusqu’à eux, et que c’est sur eux-mêmes, non moins que sur nous, qu’ils délibèrent en ce moment. Qu’ils ne craignent donc pas d’échanger la paix pour la guerre : sans doute il est de la prudence de rester en repos quand on n’a pas été lésé ; mais aussi, en présence d’une injustice, l’homme de coeur n’hésite pas à renoncer à la paix pour courir aux armes, sauf à traiter ensuite, une fois le succès obtenu. S’il n’est pas enivré par la victoire, il n’est point non plus énervé par le repos et la paix, au point de se résigner à l’injustice ; car celui que les jouissances rendent timide sera bientôt, s’il reste oisif, dépouillé de ce placide bien-être pour lequel il craint tant ; et celui qui, à la guerre, se laisse enfler par le succès, ne songe pas qu’il obéit aux entraînements d’une audace perfide. Bien des entreprises inconsidérées ont réussi contre des

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adversaires plus inconsidérés encore ; mais beaucoup d’autres, et même en plus grand nombre, paraissaient parfaitement conçues, qui n’ont au contraire abouti qu’à la honte. C’est que personne n’apporte dans l’exécution la même confiance que dans la conception d’un projet : on délibère en toute sécurité, et on faiblit, par crainte, quand il faut agir.