History of the Peloponnesian War

Thucydides

Thucydides. Histoire de la Guerre du Péloponnése, Vol. 1-2. Zévort, Marie Charles, translator. Paris: Charpentier, 1852.

LXI. Les Athéniens ne tardèrent pas, de leur côté, à apprendre le soulèvement des villes. A la première nouvelle, et sur l’avis que les troupes commandées par Aristée étaient dans ces parages, ils envoyèrent contre les révoltés deux mille hoplites d’Athènes et quarante vaisseaux sous les ordres de Callias, fils de Calliadès, avec quatre collègues. Arrivés en Macédoine, ils trouvent le premier corps de mille hommes déjà mairie de Thermé et assiégeant Pydna. Ils placent eux-mêmes leur camp devant Pydna et continuent le siége. Mais ensuite, préoccupés de Potidée et de la présence d’Aristée, ils se voient forcés de conclure un accord avec Perdiccas et évacuent la Macédoine. Ils se dirigent alors vers Béræé[*](En quittant Pydna, ils devaient, pour se rendre par terre à Potidée, faire le tour du golfe Thermaïque en longeant la côte et laisser Beræé sur la gauche. C’est pour cela que Thucydide dit ensuite χάχεΐθεν ίπιστρε'ψχντες ; après avoir trop incliné à l’ouest, ils reprennent leur route à l’est. La construction de cette phrase a fort embarrassé les traducteurs. Il suffit, pour lever toutes les difficultés, de remarquer que les mots πειράσχντες πρώτον του X.... doivent logiquement précéder κάχενΟεν ιπιστρέψχντες ; le mot πρώτον l’indique assez.) ; mais, après avoir tenté inutilement une surprise contre cette ville, ils reviennent sur leurs pas et se rendent par terre à Potidée. Ils étaient

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trois mille hoplites athéniens, sans compter un grand nombre d’alliés et six cents cavaliers macédoniens sous la conduite de Philippe et de Pausanias. Soixante-dix vaisseaux longeaient en même temps la côte. Marchant à petites journées, ils arrivèrent le troisième jour à Gigone et y campèrent.

LXII. Les Potidéates et les Péloponnesiens d’Aristée campaient, en attendant les Athéniens, sur l’isthme, en face d’Olynthe ; ils tinrent hors de la ville une assemblée où les alliés choisirent Aristée pour commander l’infanterie, et Perdiccas pour la cavalerie ; ce prince, détaché encore une fois des Athéniens, avait confié le gouvernement de son royanme à lolaüs et marchait avec les Potidéates. Le dessein d’Aristée était de rester campé sur l’isthme, afin d’observer les Athé- niens, s’ils avançaient, tandis que les Chalcidéens avec les alliés du continent et les deux cents chevaux de Perdiccas resteraient à Olynthe[*](Les Athéniens, suivant la côte, devaient laisser Olynthe un peu sur la gauche, au moment où ils s’engageraient dans la partie étroite de l’isthme.). Ces derniers devaient, au moment où les Athéniens attaqueraient Aristée, fondre sur eux par derrière et les prendre entre les deux armées. Le général athénien Callias et ses collègues envoyèrent, de leur côté, devant Olynthe les cavaliers macédoniens[*](Ceux de Philippe et de Pausanias.) et quelques-uns des alliés, pour empêcher qu’aucun secours ne pût venir de là à l’autre corps. Puis ils levèrent le camp et s’avancèrent vers Polidée. Arrivés à l’isthme et voyant les ennemis se préparer au combat, ils se mirent aussi en bataille ; peu après l’engagement commença. L’aile que

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commandait Aristée, composée de troupes d’élite, corin- thiennes et autres, mit en déroute ce qui se trouvait devant elle et poussa fort loin la poursuite. Mais le reste de l’armée des Polidéates et des Péloponnésiens fut vaincu par les Athéniens et se réfugia dans la place.

LXIII. Aristée, à son retour de la poursuite, voyant le reste de l’armée en déroute, hésita d’abord s’il tenterait une retraite sur Olynthe, ou sur Potidée ; il se décida cependant à masser autant que possible ses soldats, pour pénétrer de force et à la course dans Potide ; il y entra avec peine et sous une grêle de traits en suivant le bord de la mer le long des jetées ; cependant il ne perdit que quelques hommes, et sauva le plus grand nombre.

Les auxiliaires que les Potidéates attendaient d’Olynthe (place éloignée seulement de soixante stades[*](Environ onze kilomètres.) et parfaitement en vue) firent au commencement du combat, lors de la levée des signaux, un léger mouvement en avant pour leur prêter secours. Mais les cavaliers macédoniens rangés en bataille leur avaient barré le passage ; comme d’ailleurs la victoire s’était promptement décidée pour les Athéniens, et que les signaux avaient été baissés, ils rentrèrent dans la place. Les Macédoniens rejoignirent également les Athéniens et la cavalerie ne donna ni d’un côté ni de l’autre[*](C’est à ce combat que Socrate remporta le prix de la valeur pour avoir sauvé Alcibiade.).

Après le combat les Athéniens élevèrent un trophée et par convention rendirent aux Polidéates leurs morts. Les Potidéates et leurs alliés avaient perdu un

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peu moins de trois cents hommes, les Athéniens cent cinquante et Callias leur général.

LXIV. Aussitôt les Athéniens entourèrent d'une contre-enceinte la muraille qui regarde l’isthme[*](En assiégeant cette muraille les Athéniens isolaient les Potidéates de tous leurs alliés du continent et en particulier d’Olynthe ; la circonvallation du côté de la presqu’ile avait moins d’importance.) ; mais celle du côté de Pallène resta libre et sans contre-mur ; car ils ne se croyaient pas en mesure de garder l’isthme et de passer en même temps du côté de Pallène pour y établir leurs lignes ; ils craignaient, une fois partagés, d’être attaqués par les Potidéates et leurs alliés. Lors- qu’on apprit à Athènes que du côté de Pallène il n’y avait pas de circonvallation, on envoya plus tard seize cents hoplites sous les ordres de Phormion, fils d’Asopius. Phormion arriva à Pallène, et, partant d’Aphytis[*](Petite ville à l’est de Pallène.), il s’avança lentement vers Potidée tout en ravageant le pays. Personne n’étant sorti pour le combattre, il éleva la contre-enceinte du côté de Pallène, et, de cette façon, Potidée se trouva investie et serrée des deux côtés, en même temps que les vaisseaux la bloquaient par mer.

LXV. La place complétement investie, Aristée, ne conservant plus aucun espoir, à moins de secours de la part du Péloponnèse ou de quelque autre événement inattendu, ouvrit l’avis qu’à l’exception de cinq cents hommes, tous les habitants quittassent la ville par le premier vent favorable, afin de ménager les vivres. Quant à lui, il demandait à être de ceux qui resteraient. N’ayant pu faire prévaloir son avis et voulant

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prendre d’ailleurs toutes les dispositions nécessaires afin de mettre les affaires du dehors dans le meilleur état possible, il trompa la surveillance des Athéniens et mit à la voile. Il s’arrêta chez les Chalcidéens, avec lesquels il fit diverses expéditions ; entre autres il dressa une embuscade près de la ville des Sermiliens, et en tua un grand nombre. Il agissait en même temps auprès des Péloponnésiens pour en obtenir des secours. Phormion, de son côté, après l’investissement de Potidée, prit avec lui les seize cents hoplites, ravagea la Chalcidique et la Bottique[*](La Bottique, dont il est ici question, ne doit pas être confondue avec la Bottiée, qui occupait le nord-ouest du golfe Thermaïque, et avait pour capitale Pella. Les Bottiéens, chassés par les Macédoniens, s’étaient établis à l’ouest du même golfe, sur les confins de la Chalcidique, au nord, et s’étaient répandus de là jusqu’à la Thrace ; c’est cette contrée que Thucydide désigne sous le nom de Bottique.), et prit quelques petites places[*](Ce soin paraissait plutôt revenir aux troupes qui assiégeaient Potidée du côté du continent ; mais le scoliaste de Thucydide fait remarquer avec raison que de ce côté les Athéniens étaient entourés de populations hostiles, tandis que la presqu’ile était sous leur dépendance, ce qui leur permettait de laisser peu de troupes à la garde de la muraille.).

LXVI. Tels étaient les griefs réciproques des Athéniens et des Péloponnésiens : les Corinthiens reprochaient aux Athéniens de tenir Potidée, leur colonie, assiégée avec les Corinthiens et les Péloponnésiens qui y étaient enfermés. Les Athéniens accusaient les Péloponnésiens d’avoir fait révolter une ville leur alliée et leur tributaire, et d’être venus ouvertement se joindre aux Potidéates pour les combattre. Cependant la guerre n’était pas encore déclarée et le traité

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subsistait toujours ; car en tout cela les Corinthiens avaient agi seuls.

LXVII. «Mais quand ils virent Potidée assiégée, ils ne se donnèrent aucun repos ; car il y avait des Corinthiens dans la ville, et ils craignaient qu’elle ne succombât. Ils mandèrent à Lacédémone leurs alliés, s’y rendirent de leur côté, et là se plaignirent hautement de la rupture du traité et de l’injure faite au Péloponnèse par les Athéniens. Les Éginètes n’envoyèrent pas ostensiblement d’ambassade, par crainte des Athéniens ; mais secrètement ils n’en poussaient pas moins à la guerre, sous prétexte qu’ils ne jouissaient pas de l’indépendance que leur avaient garantie les traités[*](Il est difficile de déterminer de quels traités il est ici question : ce ne peut être la trêve de trente ans, puisque la soumission des Éginètes était antérieure. Le scoliaste de Thucydide assigne à ces réclamations un motif assez peu plausible : « Les « traités proclamaient l’indépendance des villes qui n’y étaient « pas inscrites, et les Éginètes, quoique se trouvant dans ce cas, « étaient cependant sujets des Athéniens. »).

Les Lacédémoniens convoquèrent, avec leurs alliés, tous ceux qui se prétendaient lésés par les Athéniens ; et, réunis dans leur assemblée ordinaire[*](« Il l’appelle l’assemblée ordinaire, parce qu’elle avait tou- « jours lieu à la pleine lune. » (Scol.)), ils les engagèrent à s’expliquer. Chacun vint tour à tour énoncer ses griefs ; les Mégariens en particulier, parmi beaucoup d’autres chefs d’accusation, exposèrent qu’ils étaient exclus, contrairement au traité, des ports de domination athénienne et du marché de l’Attique[*](Le décret qui interdisait le marché de l’Attique aux Mégariens avait été rendu sur la proposition de Périclès. Le scoliaste de Thucydide et Aristophane (Archaniens) rapportent que Périclès était irrité personnellement contre les Mégariens, parce qu’ils avaient appelé Aspasie une prostituée.).

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Les Corinthiens s'avancèrent les derniers, et, après avoir laissé les autres aigrir d’abord les Lacédémoniens, ils parlèrent ainsi :

LXVIII. « La bonne foi qui règne chez vous, Lacédémoniens, dans les affaires publiques et les relations privées, vous fait accueillir nos plaintes avec trop de défiance, lorsque nous mettons les autres en cause. Celle disposition vous rend prudents, il est vrai ; mais il en résulte aussi que vous êtes par trop mal informés de ce qui se passe au dehors. Souvent nous vous avons prédit le mal qu’allaient nous faire les Athéniens, et, chaque fois, vous n’avez rien vu, malgré nos avis ; vous aimiez mieux supposer nos plaintes dictées par un intérêt personnel. Aussi, loin de prévenir nos désastres, avez-vous attendu l’événement pour convoquer les alliés ici présents. C’est à nous surtout qu’il appartient d’élever la voix au milieu d’eux ; outragés par les Athéniens, négligés par vous, personne n’a de plus légitimes motifs de plainte.

« Si les violences des Athéniens contre la Grèce avaient été accomplies dans l’ombre, si vous les ignoriez, une démonstration serait nécessaire. Mais, maintenant, qu’est-il besoin de longs discourse ? Déjà les uns sont asservis, vous le voyez ; ils menacent les autres, nos alliés en particulier ; et, de longue main, ils font leurs préparatifs en vue de la guerre qu’ils auront à soutenir : sans cela ils n’auraient pas mis la main sur Corcyre, qu’ils retiennent à notre détriment·, ils n’assiégeraient pas Potidée, deux places importantes, l’une par sa position qui assure le concours de l'Épithrace, l’autre par la puissante marine qu’elle eût fournie aux Péloponnésiens.

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LΧΙΧ. « Et tout cela est votre ouvrage : c’est vous qui leur avez permis et de fortifier leur ville après la guerre médique et ensuite de construire les longs murs. C’est vous qui êtes responsables de la liberté perdue, envers tous ceux qui jusqu’à ce jour ont été asservis par eux ; envers vos propres alliés qui ont maintenant leur tour : car l’auteur de l’esclavage ce n’est pas celui qui l’impose, mais bien plutôt celui qui, pouvant l’empêcher, ne le fait pas, surtout lorsqu’il porte le glorieux renom de libérateur de la Grèce. A grand’peine nous voici enfin rassemblés. Mais dans quel but ? cela n’est même pas évident encore ! Ce qu’il faudrait pourtant, ce n’est pas examiner si nous som- mes offensés, mais comment nous nous vengerons. Car eux, ils agissent, ils n’en sont plus à délibérer ; ils ne doivent pas marcher plus tard, ils marchent réellement contre vous, et vous n’avez rien résolu ! Nous connaissons leur marche habituelle, et comment, à pas lents, ils em- piètent sur leurs voisins. Tant qu’ils ne se croient pas découverts, grâce à votre peu de perspicacité, ils ont moins d’audace ; mais une fois persuadés que vous voyez et laissez faire, ils garderont moins de ménagements. Seuls des Grecs, en effet, vous vous plaisez dans l’inaction, opposant aux attaques moins la force que la temporisation ; seuls vous attendez que la puissance de vos ennemis soit doublée pour la briser, au lieu d’arrêter au début ses développements. Et pourtant on vante, mais bien à tort, votre esprit de conduite ! car cette réputation est démentie par les faits. Ne savons-nous pas que, des extrémités de la terre, le Mède a pu s’avancer jusqu’au Péloponnèse sans que vous l’ayez prévenu par une résistance digne de vous. Aujourd’hui même les Athéniens

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ne sont pas loin, comme les Mèdes ; ils sont à vos portes, et vous n’en avez nul souci ! Au lieu de marcher contre eux, vous aimez mieux attendre, pour les repousser, qu’ils vous attaquent, et courir les hasards de la lutte contre un ennemi devenu beaucoup plus redoutable. Vous savez cependant que le Barbare n’a dû qu’à luimême la plupart de ses revers, et que d’ordinaire, dans nos démêlés avec les Athéniens, leurs propres fautes, bien plus que vos secours, ont assuré nos succès. Car bien des fois déjà les espérances que l’on fonde sur vous ont causé la perte de ceux qui, trop confiants, se sont laissé prendre au dépourvu.

« Que personne de vous ne se trompe sur nos paroles et n’attribue à un sentiment hostile ce qui n’est qu’un simple blâme : on blâme un ami égaré ; on accuse un injuste agresseur.

LXX. « D’ailleurs,nous croyons avoir, autant que personne, le droit d’adresser des reproches à nos voisins, surtout lorsqu’il s’agit de puissants intérêts dont vous ne nous paraissez pas sentir l’importance ; cela tient à ce que vous n’avez jamais réfléchi à ce que sont les Athé- niens, à la différence, en quelque sorte absolue, qui vous sépare des ennemis que vous aurez à combattre.

« Les Athéniens sont novateurs, prompts à concevoir, prompts à exécuter ce qu’ils ont conçu. Vous, au contraire, vous aimez à conserver ce qui est, sans rien imaginer au delà, sans agir, même dans les limites du nécessaire. Ils sont entreprenants au delà de leurs forces, audacieux jusqu’à l’irréflexion, pleins de confiance dans les périls ; chez vous, l’action reste toujours en deçà de la puissance ; ce que la réflexion confirme le mieux vous laisse sans confiance ; toute difficulté vous

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semble insurmontable. Ils sont remuants, vous ête ; temporisateurs ; leur amour des pérégrinations égale votre attachement au foyer. A leurs yeux les voyages sont un moyen de s’enrichir ; vous craignez par une absence de compromettre même ce que vous possédez. Vainqueurs de leurs ennemis, ils poussent aussi loin que possible leurs avantages ; dans la défaite personne ne se laisse moins abattre. Ils dévouent leur corps à la patrie comme s’il leur était étranger ; leurs pensées ne leur appartiennent en propre que pour les consacrer à son service. Ne pas atteindre l’objet de leur poursuite, c’est, pour eux, être dépouillés d’un bien qui leur appartenait ; l’obtenir, c’est n’avoir rien fait, en comparaison de ce qui reste à faire. Une de leurs espérances a-t-elle échoué, ils la remplacent par une autre, et la mesure n’en est pas moins comblée. Pour eux seuls il n’y a point de différence entre espérer et obtenir ce qu’ils ont conçu, tant est rapide l’exécution de leurs desseins. Et c’est à cela qu’ils consacrent leur vie entière, au milieu des labeurs, des fatigues et des dangers. A peine jouissent-ils de ce qu’ils possèdent, occupés sans cesse d’acquérir. Ils ne connaissent d’autre fête que l’accom- plissement du devoir et font consister le malheur bien plutôt dans une molle oisiveté que dans l’activité laborieuse. On les peindrait bien d’un seul trait en disant qu’ils sont nés pour ne connaître aucun repos et n’en point laisser aux autres.

LXXI. « Et c’est quand vous avez en face de vous un tel peuple, ô Lacédémoniens, que vous temporisez ! Vous ne songez pas que le meilleur moyen d’assurer la paix, c’est d’être toujours prêt à agir ; de s’interdire l’injustice, sans doute, mais aussi de se proclamer hautement

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résolu à ne la point souffrir. Pour vous, tout se ramène à ne point nuire aux autres et à vous préserver personnellement de tout ce qui pourrait vous nuire, en un mot à vivre avec vos voisins sur le pied d’une juste égalité. C’est à grand’peine si vous pourriez atteindre ce but avec des voisins semblables à vous. Loin de là, vos moeurs, comparées aux leurs, sont surannées, nous venons de le démontrer ; et, en politique comme dans les arts, l’avantage est toujours à ce qui est nouveau[*](Aristote a évidemment en vue ce passage lorsqu’il dit (Polit., II, 5) : « On se demande s’il est utile ou nuisible aux « États de changer leurs anciennes lois. — Sans doute il est « absurde de rester toujours dans les mêmes errements.... mais « il faut apporter une grande prudence..... Du reste la compa- « raison avec les arts n’est pas juste ; faire progresser les arts, « et changer les lois, sont choses toutes différentes. »). Dans un état paisible, des institutions immuables sont ce qu’il y a de mieux ; mais lorsqu’on doit faire face à de nombreuses difficultés, il faut aussi s’ingénier sans cesse à trouver de nouvelles ressources. C’est pour cela que les Athéniens, avec leur esprit d’entreprise, ont innové beaucoup plus que vous.

« C’est assez temporiser ; que votre apathie ait un terme. Venez en aide aujourd’hui, conformément à vos promesses, à vos autres alliés et aux Potidéates, en faisant une prompte invasion dans l’Attique. Autrement vous abandonnez à des ennemis implacables vos propres amis, des hommes qu’unit à vous une même origine[*](Les Potidéates étaient Doriens d’origine.) ; et nous, vous nous réduisez par le découragement à nous tourner vers quelque autre alliance. En cela nous ne ferions rien que de juste et envers les dieux garants des serments et aux yeux des hommes sensés. Car les

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violateurs des traités ne sont pas ceux qui, dans la détresse, vont ailleurs demander appui, mais ceux qui, oubliant leurs serments, laissent leurs amis sans défense. Si vous voulez nous témoigner des dispositions favorables nous resterons avec vous ; car il y aurait alors impiété à changer, et nous ne trouverions pas d’alliés mieux selon nos désirs.

« Que la sagesse préside donc à vos délibérations, et tâchez que, sous votre domination, le Péloponnèse n’ait pas à déchoir de la puissance que vous ont laissée vos ancêtres. »

LXXII. Ainsi parlèrent les Corinthiens. Il se trouvait alors à Lacédémone des ambassadeurs athéniens, venus précédemment pour d’autres objets. Instruits de ce qui se passait dans l’assemblée, ils crurent devoir s’y présenter, non point pour réfuter les accusations des villes alliées, mais pour démontrer, d’une manière générale, qu’au lieu de rien décider à la hâte on devait examiner plus mûrement. Ils voulaient aussi faire connaître la puissance de leur patrie, rappeler aux vieil- lards ce qu’ils en savaient, instruire les jeunes gens de ce que leur inexpérience leur laissait ignorer. En un mot, ils espéraient, par leurs discours, faire incliner les Lacédémoniens vers la paix. Ils se présentèrent donc et dirent qu’ils désiraient, eux aussi, se faire entendre dans l’assemblée, si l’on n’y voyait aucun obstacle. Invités à s’y rendre, ils s’avancèrent et parlèrent ainsi :

LXXIII. « Il n’entre pas dans notre mission de répondre aux attaques de vos allies ; nos concitoyens nous ont députés pour un tout autre objet. Cependant, informés que de nombreuses clameurs s’élèvent contre nous, nous venons ici, non pour repousser les

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accusations des villes (car nous ne pouvons vous considérer comme juges entre eux et nous), mais pour empêcher que, dans une affaire importante, vous ne vous laissiez trop facilement entraîner par vos alliés à une résolution regrettable. Nous voulons aussi montrer, en réponse à tous ces discours tenus sur notre compte, que nous avons des droits légitimes sur ce dont nous sommes détenteurs, et que notre ville mérite quelques respects.

« A quoi bon rappeler des faits trop anciens et admis sur ouï-dire, lorsqu’on peut invoquer le témoignage de ceux-là mêmes qui vous écoutent ? Quant à la guerre médique et aux autres événements que vous connaissez comme nous, il nous est indispensable d’en parler, quoique nous courions risque de fatiguer en les rappelant sans cesse. En nous exposant alors, nous agissions dans l’intérêt commun ; vous avez eu votre part des avantages ; qu’il ne nous soit donc pas interdit absolument de rappeler ce que nous avons fait, si nous y trouvons quelque utilité. Ce que nous en dirons d’ailleurs est bien moins pour nous justifier que pour vous prouver, par cet exemple, quel est le peuple que vous aurez à combattre, si vous prenez d’imprudentes résolutions. Oui, nous le déclarons, à Marathon nous nous sommes les premiers, et seuls, hasardés contre le Barbare ; lorsqu’il revint ensuite, trop faibles pour le combattre sur terre, nous sommes montés sur nos vaisseaux, et, réunis en corps de nation, nous l’avons attaqué sur mer à Salamine. C’est grâce à notre victoire qu’il n’a pas pu faire voile vers le Péloponnèse et ravager, une à une, des villes incapables de se défendre mutuellement contre une flotte nombreuse. Le Barbare lui-même nous rendit le plus éclatant témoignage : car, après sa

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défaite sur mer, il montra qu’il ne se sentait plus la même puissance en faisant une prompte retraite avec la plus grande partie de son armée.

LXXIV. « Dans ce grand événement, qui montra clairement que le salut des Grecs reposait sur leurs vaisseaux, nous avons mis au service de la Grèce les trois principaux éléments du succès, la flotte la plus nom- breuse, un général d’une rare habileté, un zèle infatigable. Sur les trois cents vaisseaux[*](Hérodote dit (VIII, 44.) deux cent soixante vaisseaux, sur lesquels les Athéniens en avaient fourni cent quatre-vingts.) nous en avons fourni presque les deux tiers ; le commandant était Thémistocle, à qui l’on doit surtout d’avoir combattu dans un détroit, circonstance qui évidemment sauva la Grèce : aussi lui avez-vous fait l’accueil le plus magnifique que jamais ait reçu étranger venu parmi vous[*](Les Lacédémoniens lui décernèrent une couronne d’olivier et le plus beau char qui fût dans la ville. Des jeunes gens l’accompagnèrent jusqu’aux frontières,). Quant au zèle et à l’audace, nous en avons donné la preuve la plus éclatante : nous ne recevions aucun se- cours par terre ; nous voyions les autres peuples déjà asservis jusqu’à nos frontiers ; et c’est alors que, fidèles jusqu’au bout aux intérêts des alliés qui restaient, nous nous sommes décidés à laisser notre ville et à sacrifier tout ce qui nous appartenait ! Au lieu de nous disperser, ce qui nous eût rendus inutiles aux antres, nous sommes montés sur nos vaisseaux pour aller au devant du péril, sans nous irriter de ce que vos secours nous avaient précédemment fait défaut. Aussi pouvonsnous dire qu’en fait de services nous ne vous avons pas donné moins que nous n’avons reçu : vous, en effet,

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vous ne laissiez point vos villes désertes ; quand vous avez envoyé des secours, c’était dans le but de garantir vos foyers pour l’avenir, alors que vous craigniez tout autant pour vous-mêmes que pour nous ; car quand notre ville était encore debout, vous notes pas accourus. Nous, au contraire, nous laissions derrière nous une patrie qui déjà n’était plus ; l’espoir de la patrie à venir était peu de chose alors ; et cependant, affrontant le danger, nous avons contribué à vous sauver en nous sauvant nous-mêmes. Si, au contraire, craignant comme tant d'autres pour notre pays, nous avions commencé par nous soumettre au Mède ; si, plus tard, nous croyant perdus, nous n’avions eu l’audace de monter sur nos vaisseaux, vous n’auriez pu utilement combattre sur mer, faute d’une flotte suffisante, et l’ennemi eût pai- siblement atteint le but qu’il se proposait.

LXXV. « Nous avons mérité, ô Lacédémoniens, par notre dévouement à cette époque, par la sagesse de nos vues, de ne pas rencontrer chez les Grecs cette violente jalousie contre notre domination actuelle. Car ce n'est point la violence qui nous l’a donnée ; quand vous avez refusé de demeurer avec les alliés pour combattre les restes de l’armée barbare, eux-mêmes sont venus à nous, en nous priant de nous mettre à leur tête. La nature même des choses nous a forcés à porter notre domination au point où elle est parvenue ; nous y étions engagés d’abord par la crainte, ensuite par la gloire, enfin par l’intérêt. Nous ne voyions plus de sécurité, nous voyions un danger réel à nous en départir, alors que la plupart des alliés nous haïssaient, quand plusieurs déjà s’étaient soulevés et avaient du être réduits, quand chez vous-mêmes l’amitié avait fait place au

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soupçon et à l'hostilité. Car c’est dans vos bras que se seraient jetés les rebelles ; et on ne peut blâmer personne de bien assurer ses intérêts en prévision des plus graves périls.

LXXVI. « Vous-mêmes, ô Lacédémoniens, vous commandez aux villes du Péloponnèse, et vous y avez établi l’ordre qui convient à vos intérêts[*]( C’est-à-dire des gouvernements aristocratiques.). Et si, lors de la guerre, vous aviez persisté jusqu’au bout ; si vous aviez, comme nous, encouru les haines qui s’attachent au commandement, nous sommes bien sûrs que vous ne seriez pas devenus moins odieux que nous aux alliés, et que force vous eût été ou de maintenir énergiquement votre domination ou de compromettre votre sécurité. Nous n’avons donc rien fait dont on doive s’étonner, rien qui ne soit dans l’ordre des choses humaines, en acceptant l’empire qu’on nous offrait, et en ne le laissant point échapper ensuite, dominés que nous étions par les mobiles les plus puissants, la crainte, l’honneur, l’intérêt. C’est une loi que nous n’avons pas établie les premiers, car elle est de tous les temps, que le plus faible soit soumis au plus fort. Nous nous croyons d’ailleurs dignes de l’empire, et telle était aussi votre opinion jusqu’à ce jour ; mais maintenant, obéissant à un calcul d’intérêt, vous mettez en avant des principes de justice qui jamais n’ont détourné personne de s’agran- dir par la force, quand l’occasion s'en est présentée. On doit même des éloges à ceux qui, tout en cédant au penchant de domination naturel à l’homme, ont montre un respect de la justice dont les dispensait leur puissance. Aussi sommes-nous persuadés que si d’antres prenaient notre place, leur conduite prouverait

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combien nous sommes modérés. Et pourtant, par une étrange injustice, cette modération nous a plutôt valu le dénigrement que l’éloge[*](Nous avons déjà, dans la préface, examiné la fidélité historique de ces discours : ce sont autant de tableaux destinés à résumer, sous un cadre poétique, les événements, les moeurs, les opinions du moment ; mais il est par trop évident qu’ils n’ont pu être prononcés sous cette forme. Il est peu probable d’ailleurs qu’un orateur athénien eût exposé avec une telle crudité la doctrine du droit relevant de la force ; mais, comme peinture de moeurs, l’historien est parfaitement dans le vrai. Ces doctrines, professées par les sophistes, avaient généralement prévalu à Athènes. Sociale consacra sa vie à les combattre. Platon les a éloquemment réfutées dans le Gorgias.).

LXXVII. «En effet, quoique, même chez nous, nos contestations judiciaires avec nos alliés soient souvent jugées contre nous[*](Toutes les contestations d’intérêt public entre les Athéniens et leurs alliés étaient jugées à Athènes, et ces jugements provoquaient de nombreuses récriminations, comme ne présentant pas des garanties d’impartialité suffisantes.) ; quoique nous nous soumettions aux mêmes lois qui les régissent, on nous accuse d’aimer les procès[*](Aristophane se moque fréquemment de cette manie des procès, dans les Guêpes, les Chevaliers, les Acharniens.) : personne ne se demande pourquoi ceux qui ont ailleurs l’empire, tout en se montrant moins modérés que nous envers les peuples soumis, n’encourent pas le même reproche : la raison en est que, quand on a la force à son service, on n’a pas besoin de recourir à la justice. Nos alliés, au contraire, sont habitués à vivre avec nous dans des rapports d’égalité ; dès lors, s’ils échouent en quelque façon dans leurs prétentions, s’il leur faut se soumettre soit à nos décisions, soit à l’autorité que nous donne le commandement, ils ne savent aucun gré de ce qu’on ne leur ôte rien de

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plus ; loin de là, aigris par la déception qu’ils éprouvent, ils s’irritent bien plus que si, mettanttoute loi de côté dès le principe, nous eussions ouvertement abusé du pouvoir : car alors eux-mêmes n’eussent point osé prétendre qu’il ne faut pas que le plus faible cède au plus fort. Mais il paraît que les hommes supportent plus impatiemment l’injustice que la violence ; l’une paraît un attentat à nos droits de la part d’un égal, l’autre une nécessité qu’il faut subir avec la loi du plus fort. Ainsi ils ont souffert de la part du Mède des maux bien autres, et ils se résignaient ; tandis que notre domination leur semble dure : cela doit être ; le présent pèse toujours à qui est sous le joug.

« Quant à vous, si vous arriviez à l’empire, après nous en avoir précipités, vous ne tarderiez pas à perdre la faveur que vous a value la crainte que nous inspirons ; vos principes aujourd’hui seraient encore ceux qui ont dirigé votre conduite pendant la courte durée de votre commandement contre les Mèdes[*](La dureté de Pausanias avait alors indisposé tous les alliés, et fait déférer le commandement aux Athéniens.) ; car vos institutions sont incompatibles avec celles des autres peuples[*](Il faut ajouter, pour compléter le raisonnement : Vous ne pourriez donc vivre avec eux sur le pied de l’égalité ; il vous faudrait imposer votre domination et agir en maîtres.), sans compter qu’une fois hors de chez vous[*](C’est-à-dire en guerre. La licence des Lacédémoniens en temps de guerre était proverbiale.) aucun de vous ne se conforme ni aux lois de sa patrie ni à celles du reste de la Grèce.

LXXVIII. « Consultez-vous donc avec lenteur dans une affaire qui doit avoir de longues suites ; prenez garde que votre adhésion à une pensée, à des

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récriminations qui vous sont étrangères, n’entraîne pour vous des maux tout personnels. Songez aussi, avant de vous engager dans la guerre, à tout ce qu’elle a d’imprévu ; combien, en se prolongeant, elle a coutume d’amener de vicissitudes. Placés de part et d’autre à égale distance des événements, nous courons la chance en aveugles et sans savoir de quel côté elle penchera. En général, quand on entreprend une guerre, on commence par où il faudrait finir ; on agit d’abord ; puis, les maux venus, on se met à réfléchir. Nous ne sommes jamais tombés dans une pareille faute, et nous savons que vous vous en êtes également préservés-, nous vous exhortons donc, tandis que de part et d’autre nous sommes encore à temps pour prendre une sage détermination, à ne pas rompre le traité, à ne point violer vos serments, et à remettre à la justice la solution de notre différend, conformément aux conventions. Sinon, prenant à témoin les dieux vengeurs du parjure, nous tâcherons de punir les agresseurs en suivant la voie que vous nous aurez montrée. »

LXXIX. Ainsi parlèrent les Athéniens. Les Lacédémoniens, après avoir entendu les accusations des alliés et la réponse, les firent tous retirer et mirent l’affaire en délibération. La plupart étaient d’avis qu’il y avait injustice déjà consommée de la part des Athéniens, et qu’il fallait, en toute hâte, leur déclarer la guerre. Alors, leur roi Archidamus[*]( Archidamus II, fils de Zeuxidamus, succéda à Léotychidas son aïeul. Il a donné son nom à la guerre du Péloponnèse, dont les dix premières années étaient autrefois appelées ; Guerre d’Archidamus. Pausanias, dans le Voyage hist. (iii), a donne un abrégé de son règne.), homme renommé pour son habileté et sa prudence, prit la parole en ces termes :

LXXX. « J’ai moi-même l’expérience de bien des

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guerres, ô Lacédémoniens, et je vois parmi vous des hommes de mon âge qui l’ont également. Aussi ne vous laisserez-vous point entraîner aveuglément, comme tant d’autres, à désirer la guerre, ni à la croire utile et sans danger. Celle sur laquelle vous délibérez en ce moment ne paraîtra pas, tant s’en faut, de médiocre importance, si l’on y réfléchit mûrement. Contre les Péloponnésiens et les peuples limitrophes nous combattons dans les mêmes conditions, et nous pouvons nous porter rapidement sur chaque point. Mais quand il s’agit d’hommes qui habitent une contrée éloignée, qui ont, de plus, une grande expérience de la mer, qui sont abondamment pourvus de tout, richesses particulières et publiques, flotte, chevaux, armes, population plus nombreuse qu’aucun autre État de la Grèce, nombreux alliés tributaires, peut-on s’engager légèrement dans une guerre contre eux ? Sur quoi donc comptons-nous pour nous précipiter ainsi en avant sans préparatifs ? Sur nos vaisseaux ? Mais à cet égard nous leur sommes inférieurs ; et, pour nous exercer, pour leur opposer une flotte, il faudra du temps. Sur nos finances ? Sur ce point notre infériorité est bien plus grande encore ; nous n’avons ni trésor public ni ressources disponibles dans les fortunes privées.