History of the Peloponnesian War

Thucydides

Thucydides. Histoire de la Guerre du Péloponnése, Vol. 1-2. Zévort, Marie Charles, translator. Paris: Charpentier, 1852.

CXLI. « Avisez donc, d’après cela : ou bien obéissez avant d'avoir éprouvé aucun dommage, ou bien, si nous faisons la guerre, ce qui me paraît le meilleur parti, ne cédez pour aucun motif, grave ou léger, afin de n’être pas réduits à craindre sans cesse de perdre ce que vous possédez ; car il y a toujours esclavage dans l’obéissance à un ordre, que l’objet en soit important ou non, lorsqu’il vient d’un égal et précède tout jugement.

« Quant à la guerre et aux ressources des deux partis, vous vous convaincrez par les détails suivants que nous ne le céderons en rien : les Péloponnésiens vivent de leur travail ; ils n’ont ni richesses privées, ni fortune publique. Ils n’ont pas davantage l’expérience des longues guerres, de celles qu’on fait au-delà des mers ; parce que, grâce à leur pauvreté, leurs luttes entre eux sont de courte durée. Dans cette situation, ils ne peuvent ni équiper des vaisseaux, ni même faire sur terre de fréquentes expéditions au dehors ; car il leur fau- drait tout à la fois abandonner leurs propriétés et prendre sur eux-mêmes les frais de la guerre ;

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d’ailleurs la mer leur est interdite. C’est avec des trésors en réserve, bien plus que par des contributions forcées, qu’on soutient la guerre ; et des hommes qui vivent de leur travail sont bien plus disposés à sacrifier dans les com- bats leur corps que leur pécule ; car ils ont l’espérance d’échapper au danger, tandis qu’ils no sont point sûrs de n'avoir pas épuisé prématurément leurs ressources ; surtout si, contre leur attente, la guerre traîne en longueur, comme cela est ici vraisemblable.

« Les Péloponnésiens et leurs alliés sont en état de tenir tête à tous les Grecs réunis, dans une affaire unique ; mais ils ne peuvent faire une guerre soutenue, contre un ennemi qui a des ressources toutes différentes ; car, n’ayant pas un conseil unique, ils ne peuvent exé- cuter sur l’heure une résolution soudaine. En regard de l’égalité du suffrage, il y a chez eux différence de race, opposition d’intérêts ; et, par suite, rien n’arrive à bonne fin. Les uns sont surtout préoccupés de telle vengeance qu’ils ont en vue, les autres ne voient que leurs intérêts privés, qu’ils craignent par-dessus tout de compromettre ; on se rassemble lentement ; on n’accorde que peu d’attention aux affaires publiques ; on s’occupe le plus souvent des siennes propres. Chacun pense ne pas nuire, par sa négligence, à l’intérêt général, persuadé qu’un autre y pourvoira pour lui ; si bien que, tous faisant en particulier le même raisonnement, le bien public se trouve, en somme, avoir été sacrifié sans qu’on s’en doutât.

CXLII. « La plus grande difficulté pour eux sera le manque d’argent ; ils ne s’en procureront que lentement, perdront du temps ; et, à la guerre, les occasions n’attendent pas.

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« Ni les forts qu’ils pourraient élever chez nous, ni leur marine, ne peuvent non plus nous inquiéter sérieusement : pour ce qui est des fortifications, ils n’élèveront pas sans doute une ville comme la nôtre ; c’est difficile en temps de paix, à plus forte raison en pays ennemi, en face d’une ville comme Athènes, fortifiée aussi, et de longue main. S’il ne s’agit que d’une forteresse, ils pourront nous inquiéter par des incursions sur quelques parties de notre territoire, et en donnant asile à nos transfuges ; mais ils ne nous empêcheront certes pas d’aller chez eux par mer assiéger leurs places ; nous les harcèlerons à notre tour avec la flotte qui fait notre force. Nous trouverons dans notre expérience de la mer plus de ressources pour la guerre con- tinentale qu’ils n’en trouveront dans leur armée de terre pour une lutte maritime. Devenir marins habiles ne sera pas chose facile pour eux ; puisque vous-mêmes, adonnés à la pratique de cet art depuis la guerre médique, vous ne l’avez pas encore porté à la perfection·, comment donc des laboureurs, des hommes étrangers à la mer, arriveraient-ils à quelque résultat, surtout lorsque vos nombreux vaisseaux, sans cesse à leur poursuite, ne leur permettront pas même de s’exercer ? Ils pourraient peut-être se risquer contre quelque faible division, leur nombre les rassurant sur leur ignorance ; mais, contenus par des flottes considérables, ils seront condamnés à l’inaction ; le défaut d’exercice les rendra plus ignorants, et l’ignorance plus timides. La marine est un art aussi difficile que tout autre ; on ne peut pas s’y appliquer au hasard et accessoirement ; loin de là, elle n’admet pas qu’on fasse, même accessoirement, rien autre chose.

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CXLIII. « Supposons même qu’ils mettent la main sur les trésors d’Olympie et de Delphes, et qu’ils tentent de nous débaucher, par une solde plus élevée, nos matelots étrangers : ce serait là un danger, si nous n’étions en état de leur tenir tête à nous seuls, en nous embarquant avec les métoeques[*](Étrangers naturalisés.) ; mais, cet avantage, nous le possédons ; et, ce qui est surtout décisif, nous trouvons parmi nos nationaux des pilotes et des équipages meilleurs et plus nombreux que dans tout le reste de la Grèce. D’ailleurs, aucun étranger ne voudrait, pour quelques jours de haute paie, aller au danger et s’exposer à être exilé de sa patrie, dans le seul but de combattre à leurs côtés, avec moins d’espérance de vaincre.

« Telle est, ou à peu près, ce me semble, la situation des Péloponnésiens. La nôtre est toute différente ; à l’abri des critiques que je viens de leur adresser, nous avons encore sur eux d’autres avantages considérables. S’ils envahissent notre pays par terre, nous attaquerons le leur par mer, et alors la dévastation d’une partie seulement du Péloponnèse ne peut plus se comparer à celle de l’Atlique, même tout entière : ils n’auront pas une autre contrée à occuper sans combat ; nous, au contraire, la terre ne nous manquera pas, et dans les iles, et sur le continent ; car c’est une grande chose que l’empire de la mer. Examinez plutôt : si nous étions insulaires, quelle puissance serait plus inexpugnable ? Aussi devons-nous songer à nous rapprocher le plus possible de cet état, en abandonnant nos champs, nos habitations du dehors, et en nous bornant à garder la

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mer et notre ville. Ne nous laissons point emporter par l’indignation à combattre les Péloponnésiens, bien plus nombreux que nous : vainqueurs, nous aurions bientôt à faire face à des armées tout aussi nombreuses ; vaincus, nous perdrions ce qui fait notre force, l’assistance de nos alliés ; car ils ne se tiendront pas en repos du moment où nous ne serons plus en état de marcher contre eux.

« Ne gémissons pas sur nos maisons et nos terres ; ne songeons qu’aux hommes ; car ce ne sont pas ces choses qui nous possèdent, mais nous qui les possédons. Si même j’espérais vous persuader, je vous engagerais à aller de vos propres mains ravager vos champs, afin de montrer par là aux Péloponnésiens qu’ils ne seront pas pour vous un motif de soumission à leurs ordres.

CXLIV. « Bien d’autres motifs encore me font espérer la victoire ; pourvu cependant que vous ne prétendiez pas, tout en faisant la guerre, accroître votre domination et ajouter volontairement aux périls de l’entreprise. Car je crains plus nos propres fautes que les desseins de nos adversaires. Mais je reviendrai à ce sujet, pour le traiter plus tard, dans le cours des événements. Maintenant, renvoyons les députés avec cette réponse : Nous ouvrirons aux Mégariens notre marché et nos ports, si les Lacédémoniens, de leur côté, consentent à ne pas éloigner de chez eux, comme étrangers, nous et nos alliés. Car, de part et d’autre, nous conservons sur ce point toute liberté, les traités ne renfermant aucune prescription contraire : nous rendrons aux villes leur indépendance, si elles en jouissaient lors de la conclusion du traité, et si les

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Lacédémoniens permettent aux villes de leur domination d’adopter, non pas un gouvernement approprié aux intérêts de Lacédémone, mais celui qu’elles choisiront librement ; nous nous soumettons à un arbitrage, conformément au traité ; enfin nous ne commencerons pas la guerre, mais nous nous défendrons contre les agresseurs.

« Voilà ce qu’il est juste de répondre, ce qui en même temps convient à la dignité de cette ville. Sachons, d'ailleurs, que la guerre est inévitable ; que si nous l’entreprenons volontairement, nos adversaires pèseront sur nous avec moins de force, enfin que des plus grands dangers naissent, pour les États et les particuliers, les plus grands honneurs. Ainsi nos pères se sont levés contre les Mèdes ; ils n’avaient point, en marchant à l’ennemi, nos immenses ressources ; ils abandonnaient tout ce qu’ils possédaient ; et pourtant, par la sagesse de leurs desseins bien plus que par les faveurs de la fortune, avec une ardeur supérieure à leurs forces, ils ont repoussé les barbares et sont parvenus à ce haut degré de puissance. Ne restons pas audessous d’eux ; mais luttons de toutes nos forces contre l’ennemi, et efforçons-nous de transmettre intacte cette puissance à nos descendants. »

CXLV. Ainsi parla Périclès. Les Athéniens, persuadés qu’il leur conseillait ce qu’il y avait de mieux, rendirent un décret conforme à son avis ; et, dans leur réponse aux Lacédémoniens, ils se réglèrent pour chaque point sur son opinion. Ils disaient, en général, que jamais ils ne concéderaient rien à aucune injonction ; mais qu’ils étaient prêts à traiter sur le pied de l’égalité, et à faire juger leurs contestations

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conformément au traité. Les députés se retirèrent, et il n’y eut plus dès lors d’ambassade.

CXLVI. Tels furent, de part et d’autre, les griefs et les motifs de rupture avant la guerre ; ils dataient des affaires d’Épidamne et de Corcyre. Cependant le commerce réciproque subsistait encore, les relations internationales continuaient sans héraut, mais non pas sans défiance ; car il y avait atteinte profonde aux garanties des traités, et prétexte de guerre.