History of the Peloponnesian War

Thucydides

Thucydides. Histoire de la Guerre du Péloponnése, Vol. 1-2. Zévort, Marie Charles, translator. Paris: Charpentier, 1852.

CXXXV. Les Athéniens, se fondant sur la déclaration de sacrilége faite par le dieu, insistèrent de leur côté pour une expiation. Les Lacédémoniens envoyèrent des députés à Athènes accuser Thémistocle, comme coupable de médisme[*](Plutarque et Diodore admettent que Thémistocle connaissait en effet la trahison de Pausanias, mais avait refusé de s’y associer. Diodore ajoute que le but des Lacédémoniens, en accusant Thémistocle, était d’associer les Athéniens à la honte de cette trahison.), à l’égal de Pausanias. Ils avaient trouvé, disaient-ils, dans les pièces du procès de Pausanias, la preuve de sa culpabilité, et demandaient qu’il subît la même peine. Thémistocle, alors frappé d’ostracisme, vivait à Argos, et faisait des excursions dans le reste du Péloponnèse. Les Athéniens, cédant à ces réclamations, acceptèrent l’offre des Lacédémoniens de poursuivre Thémistocle de concert avec eux, et leur adjoignirent des commissaires, avec ordre de l’amener, quelque part qu’ils le trouvassent.

CXXXVI. Thémistocle, prévenu à temps, s’enfuit du Péloponnèse et se retira chez les Corcyréens qu’il avait obligés[*](Suivant le scoliaste, Thémistocle s’était opposé à ce qu’on chàtiât les cités qui n’avaient point pris part à la lutte contre les Perses ; de ce nombre étaient les Corcyréens.). Mais ceux-ci lui ayant observé qu’ils craignaient, en le gardant, de s’attirer l’inimitié des Péloponnésiens et des Athéniens, il se fit transporter par eux sur le continent en face de Corcyre. Toujours poursuivi par les commissaires envoyés sur ses traces, traqué par eux partout où il cherchait asile, il fut contraint, dans un moment de détresse, de se retirer chez

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Admète[*](Suivant Diodore, il aurait passé directement d’Argos chez Admète, et de là en Asie.), roi des Molosses, qui ne l’aimait pas. Admète se trouvait alors absent. Il s’établit en suppliant auprès de sa femme, et, sur ses conseils, il s’assit au foyer, tenant leur enfant dans ses bras. Le roi étant rentré peu après, il se fit connaître et lui représenta que, bien que lui-même eût été contraire à ses sollicitations auprès des Athéniens, il serait indigne d’Admète de se venger sur un exilé· ; que celui dont il avait eu à se plaindre était maintenant beaucoup plus faible que lui, et qu’il était généreux de ne se venger que de son égal ; que d’ailleurs s’il s’était montré opposé au roi, c’était dans une circonstance où il ne s’agissait que d’intérêts et non de la vie ; tandis qu’Admète, en le livrant (il lui fit connaître alors par qui il était poursuivi et pour quel motif), lui arrachait l’existence. Admète, à ces mots, fit relever Thémistocle qui était resté assis, tenant le fils du roi dans ses bras : c’était la forme de supplication la plus solennelle.

CXXXVII. Lorsque les Lacédémoniens et les Athéniens arrivèrent, peu de temps après, il refusa de le livrer, malgré leurs pressantes sollicitations[*](Et même malgré leurs menaces. (Voy. Diodore, xii, 56.)) ; et, sur le désir qu’exprima Thémistocle de se rendre auprès du roi de Perse, il le fit conduire par terre jusqu’à Pydna, ville d’Alexandre[*](Alexandre Philellène.), sur l’autre mer[*](Sur le golfe Thermaique, tandis que les États d’Admète étaient situés sur le golfe Pagasétique.). Il y trouva un bâtiment qui faisait voile pour l’Ionie, s’y embarqua et fut poussé par la tempête devant le camp des Athéniens

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qui assiégeaient Naxos. L’équipage ne le connaissait pas ; mais la crainte l’obligea à dire au commandant qui il était et les motifs de sa fuite. Il lui déclara que, s’il ne le sauvait pas, il le considérerait comme un traitre gagné à prix d’argent pour le livrer ; que le plus sûr était de ne laisser personne sortir du vaisseau, jusqu’à ce qu’on pût reprendre la mer ; qu’enfin, s’il consentait à lui rendre ce service, il n’oublierait pas de le reconnaître dignement. Le commandant accéda à sa demande ; il mouilla à distance, pendant un jour et une nuit, au-dessus du camp des Athéniens, et alla aborder à Éphèse. Thémistocle reconnut ce service par un présent en argent ; car ses amis lui envoyèrent par la suite, d’Athènes et d’Argos, les richesses qu’il y avait secrètement déposées. De là il s’avança vers l’intérieur, guidé parmi Perse de la côte, et envoya une lettre à Artaxerxès, fils de Xerxès, qui venait de monter sur le trône[*](471 av. J.-C.). En voici le contenu : « Je suis Thémistocle ; je me rends près de toi ; j’ai fait à votre maison plus de mal qu’aucun des Grecs, tout le temps que j’ai été dans la nécessité de me défendre contre les attaques de ton père ; mais je lui ai fait beaucoup plus de bien encore dans sa retraite, lorsqu’il y avait sécurité pour moi et danger pour lui. J’ai donc droit à quelque reconnaissance. (Il rappelait ici qu’il avait prévenu Xerxès que les Grecs se préparaient à quitter Salamine[*](Thémistocle avait fait prévenir Xerxès par un esclave que les Grecs se préparaient à fuir et qu'il eût à les attaquer sur-lechamp dans des conditions où la victoire serait facile pour lui. C’était un stratagème.) ; et que c’était lui qui, en faisant répandre faussement la nouvelle de la rupture des ponts, l’avait
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alors empêchée). Maintenant encore je puis, on venant à toi, te rendre de grands services, moi qui suis poursuivi par les Grecs pour l’amitié que je te porte. Je veux, dans un an, t’expliquer moi-même pourquoi je me rends auprès de toi. »

CXXXVIII. Le roi admira, dit-on, sa résolution, et l’engagea à y donner suite. Thémistocle, dans l’intervalle, apprit tout ce qu’il put de la langue des Perses et des usages du pays. Au bout d’un an, il se présenta devant le roi et reçut de lui plus d’honneurs et de puissance que n’en avait jamais obtenu aucun des Grecs[*](Plutarque et Diodore s’étendent longuement sur les honneurs qui lui furent accordés à la cour de Perse.). Il dut cette distinction à son illustration antérieure, à l’espérance qu’il faisait concevoir au roi de lui soumettre la Grèce, et surtout à la perspicacité dont il donna des preuves.

En effet, on remarquait chez Thémistocle une intelligence naturelle aussi sûre que puissante ; et, à cet égard, il méritait tout particulièrement l’admiration qu’inspire un homme supérieur. Une pénétration innée, que l’étude n’avait pas eu besoin de former, à laquelle l’étude n’avait rien ajouté, lui permettait de juger sai- nement, presque sans réflexion, les faits les plus imprévus, au moment même où ils se présentaient ; quant à l’avenir, il était rare que ses conjectures fussent démenties. Il avait une égale sûreté de coup d’oeil et pour traiter les questions dont il avait l’habitude, et pour saisir celles dont il n’avait point l’expérience. Pardessus tout il savait démêler à l’avance, au milieu des événements, ce qui était avantageux ou nuisible. En

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un mot, il excellait, grâce à la vigueur de son intel- ligence, à improviser presque sans travail tout ce qu’exigeaient les besoins du moment. Une maladie termina sa vie. On a aussi prétendu qu’il s’empoisonna lui-même, ne croyant pas pouvoir tenir les promesses qu’il avait faites au roi.

Son tombeau est à Magnésie-d’Asie, sur la place publique ; car il était gouverneur de cette contrée, le roi lui ayant donné[*](Les historiens font constamment allusion à cet usage des Perses. Hérodote dit (i, 192) que quatre bourgs étaient attribués à l’entretien des chiens du roi.), pour le pain, Magnésie qui rapportait annuellement cinquante talents ; pour le vin Lampsaque, qu’on réputait le vignoble le plus fertile d’alors ; et Myonte[*](Ville de Carie.) pour la table. Ses parents assurent avoir rapporté, d’après ses ordres, ses restes dans l’Attique, sa patrie, et les y avoir ensevelis à l’insu des Athéniens ; car, ayant été banni pour trahison, il ne pouvait y être enseveli[*](Voici la loi : « Si quelqu'un est convaincu d’avoir trahi « l’État, ou dérobé les choses sacrées, qu’il ne soit point ense- « veli dans l’Attique, et que ses biens soient confisqués. »).

Ainsi finirent Pausanias de Lacédémone et Thémistocle d’Athènes, les deux hommes les plus illustres de la Grèce à cette époque.

CXXXIX. Telles furent, lors de la première ambassade, les injonctions que firent et reçurent les Lacédémoniens pour l’expulsion des sacriléges. Ils renouvelèrent plus tard leurs réclamations ; de plus, ils enjoignirent aux Athéniens de lever le siége de Potidée et de rendre à Égine son indépendance ; ils insistaient surtout, et d’une manière formelle, sur le retrait du décret qui interdisait

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aux Mégariens les ports de domination athénienne et le marché de l’Attique[*](Voy. chap. lxvii, et Aristoph. dans la Paix, v. 598.) ; à cette condition, disaient-ils, ils ne feraient pas la guerre. Mais les Athéniens ne voulurent écouter aucune réclamation, pas plus celle relative au rapport du décret que les autres : ils accusaient les Mégariens de cultiver un terrain sacré, resté en litige entre eux[*](Ce territoire, situé sur les frontières de l’Attique et de la Mégaride, était appelé Orgas, et consacré à Cérès et à Proserpine.), et de donner asile à leurs esclaves fugitifs[*](Allusion aux servantes d’Aspasie, dont parle Aristophane dans les Acharn., v. 525.). Enfin les derniers députés de Lacédémone, Ramphias, Mélésippus et Agésandre, sans revenir en rien sur les réclamations antérieures, firent cette simple déclaration : « Les Lacédémoniens veulent la paix ; elle subsisterait si vous laissiez aux Grecs leur indépendance. » Les Athéniens se formèrent alors en as- semblée et invitèrent chacun à donner son avis. Il fut résolu qu’après délibération on répondrait sur l’ensemble, une fois pour toutes. Bien des paroles furent échangées et les deux opinions opposées trouvèrent des partisans, les uns soutenant qu’il fallait faire la guerre, les autres que le décret ne devait pas être un obstacle à la paix, et qu’il fallait le rapporter. Périclès, fils de Xanthippe, s’avança alors ; c’était, à cette époque, l’homme le plus éminent d’Athènes, le premier en tout, et pour la parole et pour l’action. Il les exhorta en ces termes :

CXL. « Athéniens, mon opinion n’a pas changé : nous ne devons pas céder aux Péloponnésiens. L’ardeur avec laquelle on se détermine à la guerre ne

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persiste pas, je le sais, quand il faut agir ; el les pensées des hommes tournent au gré des événements. Néanmoins je sens qu’aujourd’hui encore il me faut persévérer à vous donner les mêmes conseils ; je crois juste que ceux d’entre vous qui les auront adoptés soutiennent les résolutions prises en commun, même si tout ne réussit pas au gré de nos espérances ; sinon, qu’ils ne viennent point, en cas de succès, l’attribuer après coup à leur propre sagesse ; — car il peut se faire qu’il y ait inconséquence dans la marche des événements, tout aussi bien que dans les pensées des hommes ; et c’est pour cela que nous avons coutume d’accuser la fortune, toutes les fois qu’un événement imprévu vient tromper notre attente.

« Les dispositions hostiles des Lacédémoniens contre nous étaient évidentes auparavant ; elles le sont encore plus aujourd’hui. Car, bien que les traités portent que les différends réciproques seront réglés à l’amiable, chacun de nous restant provisoirement nanti de ce qu’il a entre les mains, ils n’ont jamais voulu ni réclamer l’arbitrage, ni l’accepter lorsque nous l’avons offert ; ils aiment mieux dans leurs réclamations en appeler aux armes qu’à la justice ; et déjà ce sont des ordres, ce ne sont plus des plaintes qu’ils vous apportent. Ils nous ordonnent de lever le siége de Potidée, de rendre l’indépendance à Égine, et de rapporter le décret contre les Mégariens. Enfin voilà leurs derniers députés qui viennent nous enjoindre de laisser la liberté à tous les Grecs. Ils proclament bien haut que, le décret[*](Contre les Mégariens.) rapporté, il n’y aura pas de guerre ; mais n’allez pas,

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pour cela, vous imaginer qu’en refusant de le rapporter nous ferions la guerre pour bien peu de chose. Il ne faut pas qu’un jour, regardant en arrière, vous trouviez en vous le regret d’avoir fait la guerre pour un motif futile : dans ce peu de chose, il y a l’affer- missement de votre puissance et l’épreuve de votre fermeté. Si vous leur cédez, bientôt ils vous feront des injonctions plus rigoureuses, dans l’espoir que, par crainte, vous obéirez encore. En tenant ferme, au contraire, vous leur montrerez clairement que le mieux est d’agir avec vous sur le pied de l’égalité.