History of the Peloponnesian War

Thucydides

Thucydides. Histoire de la Guerre du Péloponnése, Vol. 1-2. Zévort, Marie Charles, translator. Paris: Charpentier, 1852.

I. L’Athénien Thucydide a écrit l’histoire de la guerre entre les Péloponnésiens et les Athéniens et suivi toutes les phases de cette lutte. Il a commencé son oeuvre au début même des hostilités, prévoyant dès lors combien cette guerre serait importante, combien plus mémorable que celles qui avaient précédé : il en avait pour preuve les immenses ressources de tout genre avec lesquelles les deux peuples allaient s’entre-choquer, et les dispositions des autres États de la Grèce qu’il voyait ou prendre parti immédiatement, ou méditer dès lors de le faire. C’est là, en effet, le plus vaste mouvement qui jamais se soit produit chez les Grecs ; il embrassa une partie des barbares[*](Perses, Thraces, etc. Les Perses s’allièrent plus tard aux Lacédémoniens ; les Thraces, sous la conduite de Sitalcès, s’uni- rent aux Athéniens.), et ébranla pour ainsi dire au loin l’univers. Les événements qui ont immédiatement précédé[*](Les guerres médiques.) et ceux qui appartiennent à une époque plus reculée[*](La guerre de Troie.) ne

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pouvaient, dans l’éloignement, être exactement connus ; toutefois, à en croire des indices qui m’ont paru certains, et après avoir pousse mes investigations le plus loin possible dans le passé, je ne pense pas que ces événements aient offert rien de bien remarquable, ni sous le rapport militaire, ni sous aucun autre.

II. La contrée connue aujourd’hui sous le nom d’Hellade ne paraît pas avoir eu jadis d’habitants fixes et attachés au sol ; les migrations y étaient fréquentes, et chaque peuplade abandonnait facilement son pays, sous la pression de nouveaux occupants toujours de plus en plus nombreux. En effet, il n’y avait pas de commerce ; les relations réciproques n’offraient de sécurité ni par terre ni par mer ; chacun ne produisait que ce qui lui était indispensable pour vivre ; on n’avait ni provisions ni superflu ; on ne faisait point de plantations, parce que, faute de murailles pour abriter les récoltes, on ne savait pas si d’autres ne viendraient point les enlever[*]( Strabon explique de même les habitudes nomades des Germains : « Chez tous ces peuples les migrations sont fréquentes ; « cela tient à la simplicité de leur vie ; il n’y a chez eux ni agri- « culture ni richesses ; vivant au jour le jour, des cabanes leur « suffisent. » (Strabon, liv. vii).). En un mot, chacun croyant trouver aisément partout la subsistance de chaque jour, on se décidait sans peine à émigrer, et dès lors il n’y avait nulle part ni cités puissantes, ni grandes ressources d’aucun genre. Les contrées les plus fertiles surtout changeaient fréquemment d’habitants, celles, entre autres, appelées aujourd’hui Thessalic[*](La Thessalie était précédemment appelée Pyrrhée et Hémonie ; elle est souvent désignée sous ce dernier nom dans les poëtes.) et Béotie, la

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plus grande partie du Péloponnèse (l’Arcadie exceptée[*](Les Areadiens habitaient un pays de montagnes ; ce sont les seuls des anciens habitants du Péloponnèse qui n’aient pas été refoulés par les invasions achéenne et ionienne.)), et les autres pays les plus favorisés. Quelques fortunes s’élevaient, grâce à la fécondité de la terre : de là des séditions dans lesquelles s’épuisait le pays ; de là aussi un appât plus vif pour la convoitise des étrangers. Aussi l’Attique, garantie dès longtemps des séditions par la stérilité de son territoire, conserva-t- -elle toujours les mêmes habitants. Ce qui prouve surtout l’influence de cette cause, c’est qu’aucun autre État ne s’accrut au même point par l’accession des étrangers. De tout le reste de la Grèce, on voyait ac- courir à Athènes, comme dans un asile sûr, les plus puissants de ceux que la guerre ou les séditions forçaient à l’exil ; ils y acquéraient le droit de cité, et contribuèrent ainsi, dès la plus haute antiquité, à accroître encore la population de la ville ; si bien que, l’Attique ne suffisant plus, on envoya plus tard des colonies jusqu’en Ionie.

III. Une preuve non moins convaincante pour moi de la faiblesse des anciens, c’est qu’avant la guerre de Troie on ne voit pas que les Grecs aient jamais rien entrepris en commun. Je crois même que le pays n’était pas alors, comme aujourd’hui, compris tout entier sous le nom commun d’Hellade, ou plutôt qu’avant Hellen, fils de Deucalion, cette dénomination était tout à fait inconnue. Jusque-là chaque peuplade, et tout particulièrement la race pélasgique, avait son nom propre. Lorsque Hellen et ses fils eurent assis leur puissance

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dans la Phthiotide[*](La Phthiotide formait, à l’époque de la guerre de Troie, un petit état indépendant, au sud de la Thessalie. Les habitants de Pharsale montraient, à peu de distance de leurs murs, les ruines d’une ville qu’ils prétendaient être l’antique Hellen, berceau de la puissance hellénique. V. Strab., liv. ix.) et obtenu accès dans les autres villes, à titre d’auxiliaires, les relations habituelles firent prévaloir peu à peu le nom d’Hellènes. Cependant il se passa longtemps encore avant qu’il fùt universellement adopté. On en trouve surtout la preuve dans Homère : quoique postérieur de beaucoup à la guerre de Troie[*](Les critiques s’accordent assez généralement à mettre un intervalle de deux siècles entre la prise de Troie et l’époque où florissait Homère (907 av. notre ère, d’après les marbres de Paros, ou, suivant l’opinion la plus accréditée, environ 1000 av. J.-C.)) il ne désigne pas l’ensemble des peuples grecs sous le nom commun d’Hellènes, et réserve exclusivement cette appellation aux peuples de la Phthiotide, compagnons d’Achille, qui étaient en effet les véritables Hellènes ; il nomme et distingue, dans ses poëmes, les Danaëns, les Argiens, les Achéens, et n’emploie pas non plus l’expression de barbares ; par la raison, ce me semble, que les Grecs, de leur côté, n’étaient pas désignés sous un nom unique qu’on pût opposer à celui de barbares. Ainsi le nom d’Hellènes fut d’abord particulier à une peuplade ; il s’étendit à plusieurs cités par suite des relations réciproques ; plus tard il devint commun à tous les Grecs ; mais, avant la guerre de Troie, ces peuples, faibles et isolés, n’entreprirent rien d’un commun accord ; et même, s’ils purent se réunir pour cette expédition, c’est que déjà ils avaient acquis une plus grande habitude de la mer.

IV. Mmos est le premier, d’après la tradition, qui

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ait possédé une marine[*](Hérodote, liv. iii, émet la même opinion, presque dans les mêmes termes. Du reste nous ne savons rien de précis sur l’époque où vivait Minos. On place ordinairement son règne entre le quinzième siècle et le dix-septième.). Sa domination s’étendit sur presque toute la mer appelée maintenant hellénique : maître des Cyclades, il peupla la plupart d’entre elles, après en avoir chassé les Cariens[*](Hérodote dit seulement (liv. i) que les Cariens, soumis par Minos, servirent sur ses vaisseaux, et que ce n’est qu’à une époque beaucoup plus récente qu’ils furent chassés par les Doriens et les loniens.), et les plaça sous le commandement de ses fils. Il est vraisemblable aussi qu’il purgea, autant qu’il le put, la mer des pirates, afin de mieux assurer la rentrée des tributs.

V. Dès longtemps les Grecs et ceux des barbares qui habitaient les côtes s’adonnèrent à la piraterie[*](Tous les historiens anciens s’accordent à représenter les peuples maritimes comme livrés à la piraterie. La Grèce surtout, par la configuration de ses còtes profondément découpées, devait singulièrement favoriser ce brigandage réputé honnète, puisqu’aujourd’hui même c’est le seul point de la Méditerranée où l’on voie de temps en temps reparaître les pirates.), lorsque les relations par mer commencèrent à devenir plus fréquentes. Des hommes puissants commandaient ces entreprises soit en vue d’un profit personnel, soit afin de pourvoir à la subsistance des faibles. Tombant à l’improviste sur des villes sans murailles et formées d’habitations éparses, ils les pillaient et vivaient en grande partie du produit de ces rapines. Ce métier, d’ailleurs, n’emportait aucune honte, ou plutôt il n’était pas sans quelque gloire[*](César, dans la Guerre des Gaules, vi, 23, et Tacite, dans les Moeurs des Germains, signalent chez les Germains les mêmes habitudes de brigandage, le même mépris de l’agriculture. Les anciens Thraces regardaient comme une honte de labourer la terre. Les razzias exécutées par les Arabes, en Afrique, rappellent ces moeurs primitives.). On en trouve la preuve

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dans les moeurs actuelles de certains peuples chez lesquels aujourd’hui encore on honore les pirates habiles. C’est ce que témoignent aussi les anciens poëtes[*](Voyez en particulier Homère, Odyssée, iii, 71, ix, 252, et l’Hymne à Apollon.) : partout chez eux les navigateurs, en se rencontrant, se font cette même question : Êtes-vous pirate ? Preuve que ceux à qui elle s’adresse ne désavouent pas cette profession, et que, dans la bouche de ceux qui ont intérêt à s’éclairer sur ce point, elle n’emporte aucune idée de blâme. Même sur terre, on se pillait réciproquement, et ces moeurs d’autrefois se sont conservées jusqu’à nos jours sur plusieurs points de la Grèce, chez les Locriens Ozoles, les Étoliens[*](Les Acarnanes et les Étoliens, entre l’Épire, la Thessalie et le golfe de Corinthe, ont été de tout temps et sont restés de nos jours les peuples les plus grossiers de la Grèce. Polybe parle fréquemment du caractère indomptable et des moeurs sauvages des Étoliens.), les Acarnanes et dans toute cette partie du continent. L’habitude de vivre armés, commune à tous ces peuples, est un reste de cet antique brigandage.

VI. Tous les Grecs autrefois vivaient constamment armés. Habitant des maisons ouvertes, sans aucune sécurité dans leurs voyages, ils vaquaient en armes, comme les barbares[*](Par exemple, les Gaulois (Tite-Live, xxi, 20), et les Germains (Tacite, Moeurs des Germains, 13).), à toutes les fonctions de la vie ordinaire. La persistance de cet usage dans certaines parties de la Grèce montre assez que jadis il dut être universel. Les Athéniens, les premiers, déposèrent le fer pour

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adopter des moeurs plus douces et un genre de vie moins sévère. On trouve la trace de ce relâchement dans l’usage qui s’est conservé, presque jusqu’à ces derniers temps, chez les vieillards athéniens de la classe aisée, de porter des tuniques de lin[*](Hérodote dit, liv. v, que les Athéniens avaient emprunté aux Cariens l’usage des vêtements de lin.), et de relever sur la tête avec des cigales d’or les noeuds de leur chevelure[*](Les commentateurs sont loin d’être d’accord sur la disposition de la chevelure appelée crobyle, dont il est ici question. On y a vu soit une tresse partant des tempes et s’enroulant sur le front en guise de couronne, soit une touffe ou grappe encadrant le visage de part et d’autre, soit enfin une espèce de corne formée par la réunion de tous les cheveux relevés au-dessus de la tête. Suidas dit formellement que les Athéniens relevaient avec des cigales leurs cheveux disposés en forme de corne. Cette dernière opinion, confirmée par de nombreux passages des auteurs anciens, a cependant été généralement rejetée, parce qu’elle avait l’inconvénient de présenter une image peu gracieuse, et de rap- peler la coiffure des anciens Suèves et d’autres peuples barbares. Winckelmann admet, d’après l’étude des monuments de la statuaire grecque, que le crobyle était une touffe de cheveux tressés sur les tempes, assez semblable à une grappe de baies de lierre.).

La même mode s’est perpétuée longtemps aussi chez les vieillards ioniens, ce qui s’explique par la communauté d’origine. Les Lacédémoniens adoptèrent les premiers les vètements simples dont l’usage a prévalu aujourd’hui[*](Od. Muller réfute d’une manière assez plausible l’opinion de Thucydide : « Thucydide prétend que les Dorions ont les premiers « adopté des vêtements pins simples ; mais ce système ne repose « que sur une opinion propre à cet écrivain, à savoir que les « vêtements les plus anciens des Grecs étaient de lin, amples et « artistement drapés, tels que les portaient encore au temps « d’Aristophane les hommes fidèles aux anciens usages. Nous « savons, au contraire, avec assez de certitude, que cette mode « avait été empruntée par les Athéniens aux Ioniens asiatiques, et « qu’on l’abandonna à l’époque de la guerre du Péloponnèse « pour revenir aux vêtements légers et étroits, etc. Cependant « Thucydide est dans le vrai lorsqu’il affirme que les Lacédé- « moniens se distinguèrent entre tous les Grecs par la simplicité « et le peu d’ampleur de leurs vêtements.·» Il est peu probable, en effet, qu’à une époque où les Athéniens vivaient dispersés dans des bourgades isolées, et livrés aux travaux des champs, ils eussent déjà adopté un costume qui suppose tout à la fois beaucoup de loisir et des richesses que le commerce seul pouvait procurer.) ; et, non moins modestes dans toutes

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les autres habitudes de la vie, les plus riches d’entre eux n’eurent rien qui les distinguàt de la multitude ; ils furent aussi les premiers à se montrer nus en public et à dépouiller leurs vêtements pour se frotter de graisse dans les exercices[*](Denys d’Hal. rapporte, au livre vii, que le premier qui ait disputé nu le prix de la course est le Lacédémonien Acanthus (quinzième olympiade). Cet usage se généralisa rapidement. Du temps de Platon, il était universellement adopté et ne choquait plus personne ; car Platon dit (Républ. v) : « Il n’y a pas long- « temps encore que la vue d’un homme nu en public eût paru « aux Grecs chose honteuse et ridicule. »). Anciennement les lutteurs dans les jeux, même à Olympie, se couvraient d’une ceinture les parties honteuses, et il n’y a pas un grand nombre d’années que cet usage a cessé. Aujourd’hui encore, chez quelques peuples barbares, et en particulier chez les Asiatiques, on dispute des prix à la lutte et au pugilat, et les combattants y paraissent couverts d’une ceinture. On pourrait montrer par beaucoup d’autres exemples que les anciennes moeurs de la Grèce avaient une grande analogie avec les moeurs actuelles des barbares.

VII. Les villes fondées le plus récemment, à une époque où la marine avait déjà pris de l’extension et où les richesses étaient plus considérables, furent

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bâties sur le bord de la mer et entourées de murailles ; elles occupèrent les isthmes, position plus favorable au commerce et plus facile à défendre contre les étrangers. Mais les villes anciennes, soit des îles, soit du continent, ayant à redouter la piraterie fort répandue alors, s’établirent loin de la mer ; car on se pillait mutuellement, et tous les habitants des côtes, même sans être marins, se livraient au brigandage. Aujourd’hui encore on trouve ces villes habitées dans l’intérieur des terres.

VIII. La piraterie n’était pas moins répandue chez les insulaires, la plupart Cariens et Phéniciens ; car ces peuples avaient occupé une grande partie des îles. Ce qui le prouve, c’est qu’à l’époque où les Athéniens purifièrent Délos[*](Thucydide donne les détails de cette purification, liv. iii, chap. 104.), dans la guerre actuelle, et enlevèrent tous les tombeaux de ceux qui étaient morts dans l’ile, on reconnut que plus de la moitié étaient Cariens ; on les distinguait aisément à la forme de leurs armes[*](Hérodote (liv. i) attribue aux Cariens l’invention des aigrettes sur les casques, des peintures sur les boucliers et des anses qui servaient à les tenir dans le combat. Le scoliaste de Thucydide rapporte qu’on déposait dans chaque tombeau un petit bouclier et une aigrette, en mémoire de cette invention.) ensevelies avec eux et au mode de sépulture[*](« Les Phéniciens ensevelissaient leurs morts la tête tournée « vers l’occident, tandis que les autres peuples les tournaient « vers l’orient » (Scol. de Thuc.). Les Athéniens étaient aussi dans l’usage d’ensevelir leurs morts la tête du côté du couchant (Élien, Hist. div., v).) usité encore chez eux aujourd’hui.

Quand Minos eut fondé une marine, les communications par mer devinrent plus faciles ; car, à

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l’époque où il peupla la plupart des iles, il en avait expulsé les pirates. Les habitants des côtes, plus riches et plus puissants, eurent des établissements moins précaires ; quelques-uns même, ayant vu leur opulence s’accroître, s’entourèrent de murailles. Les faibles, occupés à s’enrichir, acceptèrent la domination des forts, et les plus puissants profitèrent de leurs richesses pour soumettre les villes inférieures. Cet état de choses avait été se développant lorsque plus tard eut lieu l’expédition contre Troie.

IX. Agamemnon était, je crois, le plus puissant des Grecs de son temps ; et c’est là ce qui lui permit, bien plus que le consentement des amants d’Hélène, liés par le serment fait à Tyndare[*](La beauté d’Hélène avait attiré de nombreux prétendants. Son père Tyndare, craignant les attaques de ceux à qui il la refuserait, les fit tous engager par serment à défendre contre toute violence celui qu’il aurait choisi pour gendre.), de réunir et de commander l’expédition. Ceux qui ont recueilli les traditions les plus exactes sur l’histoire du Péloponnèse rapportent que Pélops, parti d’Asie avec d’immenses richesses, s’éta- blit au milieu d’hommes pauvres, exerça autour de lui un grand ascendant, et donna, quoique étranger, son nom au pays[*](Il s’appelait précédemment Apia.). La puissance de ses descendants ne fit que s’acroître : Eurystée, neveu d’Atrée par sa mère, fut tué en Attique par les Héraclides. En partant pour cette expédition il avait confié le commandement de Mycènes et toute son autorité à Atrée, son parent, réfugié auprès de lui pour échapper aux violences de son propre père qui avait déjà tué Chrysippe. Eurystée n’étant pas revenu, Atrée, dont la puissance

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paraissait une garantie aux Mycéniens contre les tenta- tives des Héraclidcs, obtint les suffrages du peuple qu’il avait flatté, et se fit conférer la royauté de Mycènes et de toutes les contrées auparavant soumises à Eurystée. La puissance des Pélopides se trouva ainsi supérieure à celle des despendants de Persée. Agamemnon, héritier de cette puissance, et fort en même temps, je crois, de la supériorité de sa marine, parvint, moins par amour que par crainte, à rassembler l’expédition qu’il commanda. On sait d’ailleurs que c’est lui qui amena le plus grand nombre de vaisseaux, puisqu’il en fournit même aux Arcadiens ; c’est du moins ce que rapporte Homère, si toutefois son témoignage est valable. Homère dit aussi, à propos de la trans- mission du sceptre[*](Iliade, v. 108.), qu’il régnait sur un grand nombre d’iles et sur tout le pays d’Argos. Habitant le continent, il n’aurait pu, sans une marine, régner sur un grand nombre d’iles, à moins qu’on n’entende par là les îles voisines de la terre ferme, et elles n’étaient pas en grand nombre. C’est d’après cette expédition que nous devons juger celles qui ont précédé.

X. Si Mycènes était peu étendue, si telle ville d’alors paraît peu considérable aujourd’hui, on ne saurait cependant trouver là un indice sûr pour révoquer en doute l’importance que la tradition, d’accord avec les récits des poëtes, attribue à cette expédition. Car si Lacédémone était détruite et qu’il ne restât de visibles que les temples et l’emplacement des monuments publics[*](Il ne peut être question ici des maisons particulières ; car Lacédémone étant formée d’une agglomération de bourgades occupait une assez grande étendue, et eût paru très considérable, à en juger par la surface habitée.), la postérité, dans un avenir éloigné, aurait

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bien de la peine à croire, je suppose, que sa puissance ait répondu à sa renommée : et cependant elle possède deux des cinq parties du Péloponnèse[*](Ces cinq parties étaient la Laconie, l’Arcadie, l’Argolide, la Messénie, l’Élide. Les Lacédémoniens possédaient en propre la Laoonie et la Messénie.), elle commande aux trois autres et à un grand nombre d’alliés du dehors. Mais, ne formant pas un ensemble continu , n’ayant ni temples, ni monuments somptueux, com- posée d’une agglomération de bourgades éparses, suivant l’antique usage de la Grèce, elle paraîtrait inférieure de beaucoup à ce qu’elle est. Athènes détruite, au contraire, on jugerait au simple aspect de la ville que la puissance athénienne était double de ce qu’elle est en effet. Le doute ici ne serait donc pas fondé, et c’est moins l’apparence des villes qu’il faut considérer que leur puissance réelle.

On doit admettre que cette expédition, plus considérable de beaucoup que celles qui ont précédé, le cède à celles d’aujourd’hui. Même en ajoutant foi aux récits d’Homère, qui, en sa qualité de poëte, a dû orner et amplifier, cette infériorité sera encore évidente. Il compte, en tout, douze cents vaisseaux, montés, ceux des Béotiens, par cent vingt hommes, et ceux de Philoctète par cinquante, indiquant par là, ce me semble, les plus grands et les plus petits ; car il n’a pas parlé de la dimension des autres dans l’énumération. D’un autre côté il indique clairement, à propos des vaisseaux de Philoctète, que ceux qui les mon- taient étaient tout à la fois rameurs et combattants,

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puisqu’il fait des archers de ceux qui manient la rame. Il n’est pas probable d’ailleurs qu’il y eût sur les vaisseaux beaucoup d’hommes étrangers à la manoeuvre, si l’on excepte les rois et les hauts dignitaires, surtout lorsque la traversée devait se faire avec tous les équipages de guerre, sur des vaisseaux non pontés, construits suivant l’ancien usage et peu différents de ceux des pirates. Si donc on prend une moyenne entre les plus grands bâtiments et les plus petits, on reconnaîtra aisément que l’armée expéditionnaire était peu nombreuse pour une entreprise à laquelle avait concouru la Grèce entière.

XI. La cause en était moins dans la faiblesse de la population que dans l’exiguité des ressources. Faute de subsistances, on ne leva qu’une armée peu considérable, de telle sorte qu’on pùt espérer la faire vivre chez l’ennemi en combattant. En arrivant, les Grecs gagnèrent une bataille ; cela est évident, car autrement leur armée n’aurait pu se retrancher dans un camp fortifié ; mais, à partir de ce moment, il ne parait pas qu’ils aient fait usage de toutes leurs forces réunies. Faute de vivres, ils se mirent à cultiver la Chersonèse et à faire le brigandage ; et cette dispersion facilita aux Troyens, toujours égaux en forces à ceux qui restaient sous les armes, cette résistance de dix années. Si, au contraire, les Grecs étaient venus avec d’abondantes provisions ; si, au lieu de se livrer à la piraterie et à l’a- griculture, ils étaient restés constamment réunis et en armes, après leur première victoire ils auraient facilement emporté la ville, puisque, dispersés, ils purent cependant soutenir la lutte avec la seule fraction de leurs forces qui restait en face de l’ennemi. Tout entiers

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au siége de Troie, ils s’en seraient emparés en moins de temps et avec moins de peine. Ainsi, faute de ressources, les entreprises qui ont précédé n’ont eu qu’une médiocre importance, et celle-ci même, — les faits le prouvent, — a été de beaucoup au-dessous de sa renommée et des récits aujourd’hui accrédités par les chants des poëtes.

XII. Même après la guerre de Troie, la Grèce, au milieu des séditions et des émigrations continuelles, ne put prendre les accroissements que procure le repos. Le retour tardif des Grecs avait causé bien des agita- tions. De nombreuses séditions eurent lieu dans les villes, à la suite desquelles les vaincus allèrent fonder d’autres cités : les Béotiens d’aujourd’hui, chassés d’Arné par les Thessaliens, la soixantième année après la prise de Troie, s’établirent dans la contrée appelée maintenant Béotie, et autrefois Cadméïde. (Antérieurement déjà une fraction de ce peuple était établie dans le pays et avait envoyé des troupes devant Ilion[*](Strabon, livre ix, et Diodore, livre xix, rapportent également que les Béotiens, après avoir occupé le pays auquel ils ont donné leur nom, en furent chassés par les Thraces et les Pélasges, et se retirèrent à Arné, en Thessalie, d’où ils revinrent plus tard en Béotie.).) Les Doriens, de leur côté, occupèrent le Péloponnèse avec les Héraclides, quatre-vingts ans après la prise de Troie[*](L’an 1104 avant notre ère, suivant les calculs d’Od. Muller.). Lorsque après une longue période de troubles la Grèce fut péniblement arrivée au repos et à la stabilité, lorsque les séditions eurent cessé, elle envoya des co- lonies au dehors : les Athéniens en fondèrent dans l’Ionie et la plupart des îles[*](En particulier les Cyclades.) ; les Péloponnésiens s’établirent

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dans une grande partie de l’ltalie et de la Sicile et sur quelques points du reste de la Grèce[*](Ambracie, Anactorium, Corcyre, Leucade, Corinthe, étaient des colonies lacédémoniennes.). Toutes ces colonies furent fondées après la guerre de Troie.

XIII. Quand la Grèce devint plus puissante, et qu’on y fut plus occupé encore à s’enrichir, des tyrannies s’établirent dans la plupart des villes, à mesure que les revenus s’accroissaient. (Il y avait bien eu auparavant des royautés héréditaires, mais avec des prérogatives déterminées[*](Denys d’Halicarnasse admet (Antiq. r.) la même succession dans les gouvernements de la Grèce : d’abord la royauté avec prérogatives déterminées dans toutes les villes ; ensuite, la démocratie, et enfin le gouvernement despotique ou tyrannique. Aristote (Polit., iv, 17, et v, 4,) exprime avec plus de précision et de détails une opinion analogue. Il place avec raison entre la démocratie et la tyrannie le gouvernement aristocratique dont les excès portent souvent le peuple à se jeter entre les mains d’un maître.).) On équipa des flottes et on s’adonna davantage à la navigation. On dit que les Corinthiens ont, les premiers, fait usage de bâtiments très peu différents de ceux d’aujourd’hui, et que les premières trirèmes grecques ont été construites à Corinthe. On sait que le constructeur corinthien Ami- noclès fit aussi quatre vaisseaux pour les Samiens. De l’arrivée d’Aminoclès à Samos à la fin de la guerre du Péloponnèse il y a juste trois cents ans[*](704 av. J.-C.). Le plus ancien combat naval connu eut lieu entre les Corinthiens et les Corcyréens, deux cent soixante ans avant la fin de la guerre actuelle[*](664 av. J.-C.).

Corinthe, gràce à sa situation sur l’isthme, fut de tout temps une place de commerce ; car autrefois les

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Grecs, communiquant entre eux beaucoup plus par terre que par mer, tant ceux de l’intérieur du Péloponnèse que ceux du dehors, devaient traverser le territoire des Corinthiens ; aussi Corinthe était-elle puissante et riche, comme on le voit par les récits des anciens poëtes qui lui donnent le surnom d’Opulente. Lorsque les Grecs s’adonnèrent davantage à la navigation, les Corinthiens eurent une flotte et détruisirent les pirates. En possession d’un double marché[*](Par terre et par mer.), ils virent leur puissance s’accroître rapidement par l’affluence des richesses. Plus tard les Ioniens aussi eurent nne flotte nombreuse, au temps de Cyrus, premier roi des Perses, et de Cambyse son fils. En guerre avec Cyrus, ils dominèrent quelque temps sur la mer d’Ionie. Sous le règne de Cambyse, Polycrate, tyran de Samos, cut une marine puissante ; il soumit plusieurs ìles, entre autres Rhénie qu’il consacra à Apollon de Délos. Les Phocéens, fondateurs de Marseille, vainquirent sur mer les Carthaginois.

XIV. Telles étaient les marines les plus puissantes : on voit assez qu’elles ne se formèrent que plusieurs générations après la guerre de Troie ; les trirèmes y étaient peu en usage. Alors encore, comme au siége de Troie, les flottes ne se composaient que de pentécontores[*](Vaisseaux de cinquante rameurs, disposés sur un seul rang, vingt-cinq de chaque côté.) et de vaisseaux longs. Peu de temps avant la guerre médique et la mort du roi des Perses Darius, successeur de Cambyse, les tyrans de Sicile[*](Gélon offrit aux Grecs deux cents trirèmes, contre Xerxès, s’ils voulaient lui donner le commandement en chef de l’expédition.) et

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les Corcyréens eurent de nombreuses trirèmes. Ces flottes sont les dernières qui méritent d’être citées en Grèce, avant l’expédition deXerxès. Car, jusque-là, les Éginètes, les Athéniens et quelques autres peuples, n’avaient qu’une marine sans importance, composée surtout de pentécontores[*](Od. Muller oppose avec raison à cette assertion do nombreux passages des historiens anciens qui prouvent qu’antérieurement déjà la Grèce avait équipé de nombreuses galères. Égine, surtout, parait avoir eu une grande puissance ; car les historiens lui donnent le titre de reine des mers.). Ce fut même assez tard que, sur les conseils de Thémistocle, les Athéniens, en guerre avec les Éginètes, et dans l’attente de l’invasion barbare, construisirent des vaisseaux sur lesquels ils combattirent ; et encore ces bâtiments n’étaient-ils pas complétement pontés.

XV. Telles étaient les forces maritimes des Grecs dans les temps anciens et à une époque plus rapprochée. Elles suffirent du reste pour procurer une notable prépondérance à ceux qui les possédaient ; car elles augmentaient leurs revenus et assuraient leur domination sur les autres peuples ; à l’aide de leurs vaisseaux ils allaient soumettre les îles, surtout lorsque leur propre territoire était insuffisant.

Sur terre, il n’y eut aucune expédition d’où pût résulter un grand accroissement de puissance : toutes les guerres qui curent lieu n’étaient que de voisins à voisins ; les Grecs n’envoyaient pas au dehors d’expéditions lointaines en vue des conquêtes ; on ne voyait point alors les villes d’un rang inférieur s’allier aux plus puissantes et accepter leur commandement ; il n’y

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avait pas davantage d’alliance sur le pied de l’égalité pour des entreprises en commun ; chacun restait isolé et ne faisait la guerre qu’à ses voisins. Dans une seule guerre, celle qui eut lieu autrefois entre les Chalcidéens et les Érétriens[*](Chalcis et Érétrie, en Eubée, se firent la guerre à propos du territoire de Lelantium, renommé pour sa fertilité et ses eaux thermales. Les Milésiens soutinrent Erétrie, et les Samiens Chalcis (Hérodote, vii, 99 ; Strabon, x).), le reste de la Grèce se divisa et prit parti pour l’un ou l’autre des deux peuples.

XVI. Plusieurs États rencontrèrent des obstacles au développement de leur puissance : les loniens, en particulier, étaient arrivés à un haut point de prospérité lorsque Cyrus, avec les forces du royaume de Perse, renversa Crésus, soumit toute la contrée en deçà du fleuve Halys[*](Les anciens désignent ordinairement par ces mots l’Asie mineure, qu’ils appellent aussi Asie maritime, Asie en deçà du Taurus.), jusqu’à la mer, et réduisit en esclavage toutes les villes du continent. Darius, s’appuyant sur la marine des Phéniciens[*](Soumis à la Perse par Cambyse.), subjugua plus tard les iles[*](Hérodote dit (liv. i) que les iles Ioniennes s’étaient volontairement soumises à la domination de Cyrus.).

XVII. Tous les tyrans établis dans les villes de la Grèce, préoccupés uniquement de leurs intérêts, de la défense de leur personne et de l’accroissement de leur maison, se tenaient surtout dans les villes et s’y entouraient de tous les moyens de défense en leur pouvoir ; aussi, à part quelques entreprises contre leurs voisins, aucun d’eux ne fit il rien de mémorable. Il n’y eut que ceux de Sicile qui parvinrent à une haute puissance. Ainsi mille obstacles de tout genre s’opposèrent

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à ce que les Grecs fissent rien de remarquable en commun, et à ce que chaque État pût rien entreprendre isolément.

XVIII. Plus tard les tyrans d’Athènes et les derniers des nombreux tyrans qui longtemps avaient opprimé le reste de la Grèce furent chassés par les Lacédémoniens[*](Hippias, tyran d’Athènes, fut chassé par Cléomène, roi de Sparte (an 510). Aristote rapporte également (Polit., v, 8) que la plupart des tyrans furent chassés par les Lacédémoniens.), à l’exception de ceux de Sicile[*](En Sicile, la tyrannie finit à Agrigente, vers 472 av. J.-C., par l’expulsion de Thrasydée. Thrasybule, dernier tyran de Syracuse, fut chassé en 465.). Quant à Lacédémone, des séditions presque continuelles l’agitèrent, aussi loin que nous puissions remonter, de son occupation[*](Les Doriens ne fondèrent pas Sparte ; ils s’en emparèrent sur les Achéens.) par les Doriens ses habitants actuels ; mais néanmoins elle eut très anciennement de bonnes lois[*](Hérodote dit (i, 65) qu’aucun peuple de la Grèce n’eut d’aussi mauvaises lois que les Lacédémoniens jusqu’à Lycurgue.) et se pré- serva toujours de la tyrannie. En effet, quatre cents ans et plus se sont écoulés de l’établissement de la législation qui régit encore aujourd’hui les Lacédémoniens à la fin de la guerre actuelle[*](La guerre du Péloponnèse se termine en 404 av. J.-C., époque de la prise d’Athènes par Lysandre. On place ordinairement la réforme de Lycurgue 884 avant J.-C. Il y aurait donc un intervalle de 480 ans.). C’est à cette stabilité qu’ils durent la puissance qui leur permit d’intervenir pour régler les intérêts des autres villes. Peu d’années après l’expulsion des tyrans de la Grèce se livra la bataille de Marathon, entre les Athéniens et les Mèdes[*](490 av. J.-C.). Ce fut dix ans plus tard que le Barbare revint à la tête

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de la grande expédition pour asservir la Grèce[*](480 av. J.-C.). Devant l’imminence et la grandeur du danger les Lacédémoniens, supérieurs en puissance, prirent le commandement des Grecs alliés pour la résistance ; les Athéniens, à l’approche des Mèdes, eurent la pensée d’abandonner leur ville ; ils transportèrent tout ce qu’ils purent à bord de leurs vaisseaux et prirent la mer pour demeure ; puis, lorsque les barbares eurent été repoussés d’un commun effort, ceux des Grecs qui secouèrent le joug du roi, tout aussi bien que ceux qui l’avaient combattu d’abord, ne tardèrent pas à se partager entre les Athéniens et les Lacédémoniens : c’étaient là évidemment les deux puissances prépondérantes, l’une sur terre, l’autre sur mer. Leur union fut de courte durée : bientôt après, les Lacédémoniens et les Athéniens en vinrent à une rupture et se firent la guerre avec l’assistance de leurs alliés. Dès lors ceux des autres Grecs entre lesquels s’élevait quelque différend eurent recours à l’une des deux nations rivales ; et de cette sorte tout le temps qui sépare la guerre médique de la guerre actuelle se passa pour les Athéniens et les Lacédémoniens en alternatives continuelles de traités et de combats, soit entre eux, soit avec leurs alliés révoltés ; ils arrivèrent donc à la lutte parfaitement préparés, et avec toute l’expérience que donne l’habitude d’agir au milieu des dangers.

XIX. Les Lacédémoniens n’exigeaient aucun tribut des alliés soumis à leur autorité[*](Les conditions imposées par les Lacédémoniens aux peuples alliés étaient assez douces ; toutes les villes alliées restaient libres et autonomes ; elles ne payaient aucun tribut ; seulement dans les circonstances graves, et pour la défense des intérêts communs, elles fournissaient une contribution déterminée. Tous les alliés avaient également droit de suffrage ; les questions étaient décidées à la majorité. C’est ainsi que la guerre du Péloponnèse fut résolue, à Sparte, dans une assemblée de tous les confédérés. Les procès entre particuliers étaient réglés suivant les lois du lieu où ils avaient pris naissance ; entre Etats différents, par des arbitres. Les Lacédémoniens s'étaient réservé la convocation et la présidence des assemblées ; ils faisaient exécuter les résolu- tions prises en commun, réglaient les contingents des autres villes en hommes, vivres, munitions, fixaient les contributions en argent, etc. —Thucydide a signalé (liv. i, 141 ) les vices de cette organisation.) ; ils s’attachaient seu- lement à leur faire adopter, dans l’intérêt de leur

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politique personnelle, le gouvernement oligarchique. Les Athéniens, au contraire, s’étaient emparés des vaisseaux de tous les autres États, excepté Chio et Lesbos, et avaient imposé partout un tribut en argent. Aussi, dans la guerre actuelle, purent-ils faire, réduits à leurs seules ressources, des armements plus considérables qu’à l’époque où, entourés de leurs alliés, ils étaient dans tout l’éclat de leur puissance[*](Thucydide fait ici allusion à l’époque où les Athéniens furent investis du commandement contre les Perses, après la retraite des Lacédémoniens. L’autorité d’Athènes sur ses alliés avait d’abord été renfermée dans les mêmes limites que celle des Lacédémoniens : assemblées générales des alliés à Delos ; délibération en commun ; contribution de guerre, consacrée exclusivement à la défense commune ; mais bientôt les Athéniens, en divisant les alliés, en attaquant d’abord les plus faibles, les soumirent successivement, imposèrent partout leurs propres lois, excitèrent la jalousie du peuple contre les grands, implantèrent la démocratie de vive force, et, à la faveur des troubles qu’ils excitaient, imposèrent partout de lourds tributs. Au commencement de la guerre du Péloponnèse, les seuls de leurs alliés qui eussent conservé leur indépendance étaient les Platéens, les Messénicns de Naupaete, les habitants de Chio et de Lesbos.).

XX. Telle m’est apparue l’antiquité. Il est difficile, du reste, d’admettre tous les témoignages qui se transmettent d’àge en âge ; car, en général, les hommes se communiquent sans aucun contrôle le récit des faits passés, même de ceux qui intéressent leur propre pays. C’est ainsi que la plupart des Athéniens croient

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qu’Hipparque exerçait la tyrannie quand il fut tué par Har- modius et Aristogiton. Ils ne savent pas qu’Hippias commandait alors, comme aîné des fils de Pisistrate, et qu’Hipparquc et Thessalus étaient ses frères. Au jour fixé, et au moment même de l’exécution, Harmodius et Aristogiton soupçonnèrent que quelques-uns de leurs complices avaient fait des révélations à Hippias ; le croyant instruit, ils s’abstinrent à son égard ; mais ils voulurent du moins, avant d’être arrêtés, faire quelque action d’éclat et ne pas s’être exposés pour rien ; ayant rencontré près du temple nommé Léocorion[*]( Le Léocorion était un temple d’Athènes consacré aux filles de Léos, fils d’Orphée. L’oracle de Delphes avait déclaré que le seul moyen de sauver la ville était de les sacrifier, et leur père les avait livrées lui-même (Élien, Hist. div. xii, 28).) Hipparque occupé à se préparer pour la fête des Panathénées[*](Fète en l’honneur de Minerve. Les grandes panathénées se célébraient tous les quatre ans.) ils le tuèrent. Il y a beaucoup d’autres faits, même contemporains et que le temps n’a pas effacés de la mémoire, dont on n’a cependant que de fausses idées dans le reste de la Grèce ; ainsi on croit que les rois de Lacédémone donnent chacun deux suffrages au lieu d’un, et qu’ils ont une cohorte appelée Pitanate, ce qui n’a jamais existé. Tant la plupart des hommes ont peu de souci de la recherche du vrai et s’attachent de préférence à ce qui est sous leur main !