History of the Peloponnesian War

Thucydides

Thucydides. Histoire de la Guerre du Péloponnése, Vol. 1-2. Zévort, Marie Charles, translator. Paris: Charpentier, 1852.

XXI. Néanmoins on ne se trompera guère en

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admettant, sur les preuves que j’ai alléguées, que les événe- ments dont j’ai présenté l’esquisse sont tels que je l’ai dit ; à moins qu’on n’aime mieux accepter les récits pompeux des poëtes qui ont exagéré et embelli les faits, ou les discours arrangés des historiens, plus préoccupés de flatter l’oreille que de suivre la vérité[*](Thucydide fait ici allusion à Hérodote, sans le nommer. Il laisse rarement échapper l’occasion d’attaquer ce grand historien, dont le génie poétique et brillant contrastait avec l’esprit rigoureux et positif de Thucydide. C’est à Hérodote (vi, 57) qu’est empruntée la tradition sur le double suffrage des rois de Lacédémone et celle relative à la cohorte Pitanate (ix, 53).) en racontant des événements pour lesquels les preuves manquent, et qui, pour la plupart, effacés par le temps, sans valeur historique, ont pris rang parmi les faits mythologiques. On peut donc croire que les résultats de mes investigations, appuyées sur des témoignages aussi incontestables que possible lorsqu’il s’agit de faits anciens, ont une suffisante autorité.

Que l’on juge par les faits la guerre actuelle, et, malgré la tendance qu’ont les hommes à croire toujours que la guerre dans laquelle ils sont engagés est la plus importante de toutes, puis, quand elle est finie, à admirer davantage les exploits antérieurs, on verra clairement que celle-ci l’emporte sur celles qui ont précédé.

XXII. Quant aux discours prononcés aux approches de la guerre, ou pendant sa durée, il était difficile d’en conserver exactement les termes précis, soit que je les eusse personnellement entendus, soit qu’'ils m’eussent été rapportés d’ailleurs. Aussi ai-je prêté à chacun le langage qu’il me paraissait avoir dû nécessairement

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tenir dans la circonstance, me tenant, du reste, pour l’ensemble de la pensée, le plus près possible de ce qui avait été dit réellement[*](Il est facile de voir que ces discours sont, au moins pour le style, entièrement de Thucydide. On y reconnaît partout sa manière d’écrire ; la plupart même eussent été déplacés dans les circonstances où l’historien suppose qu’ils ont été prononcés ; ils ne sont qu’un cadre adopté pour détacher du corps de l’ouvrage des événements, des détails de moeurs que Thucydide a voulu mettre dans un plus grand jour (V. la Préface).). Pour ce qui est des événe- ments de la guerre, je ne m’en suis rapporté ni aux informations du premier venu, ni même à mon opinion personnelle ; j’ai cru ne devoir rien écrire sans avoir soumis à l’investigation la plus exacte chacun des faits, tout aussi bien ce que j’avais vu moi-même que ce que je connaissais par ouï-dire. Il était difficile, d’ailleurs, de découvrir la vérité ; car ceux qui avaient assisté aux événements ne s’accordaient pas dans leurs rapports, et les dires des deux partis variaient suivant les inclinations personnelles et la mémoire de chacun. Peut-être aussi ces récits, dépouillés de tout merveilleux, paraîtront- ils moins agréables à la lecture ; mais il me suffira qu’ils soient jugés utiles par ceux qui voudront connaître la vérité sur le passé et préjuger les événements ou identiques, ou analogues, qui naîtront dans l’avenir du fonds commun de la nature humaine. Cet ouvrage est plutôt un bien légué à tous les siècles à venir qu’un jeu d’esprit destiné à charmer un instant l’oreille.

XXIII. De tous les faits antérieurs, le plus considérable fut la guerre médique, et cependant deux batailles navales[*](Batailles d’Artemisium et de Salamine.) et deux combats sur terre[*](Combats des Thermopyles et de Platée.) eurent bientôt

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décidé la querelle. La guerre actuelle, au contraire, s’est longtemps prolongée ; et pendant sa durée la Grèce éprouva des désastres tels, qu’elle n’en vit jamais de pareils dans une même période de temps. Jamais, en effet, il n’y eut autant de villes prises et dévastées, soit par les barbares, soit par les Grecs eux-mêmes, dans leurs luttes réciproques (on en vit même qui, une fois prises, changèrent complètement d’habitants). Jamais les combats et les séditions n’amenèrent autant d’exils et de meurtres. Des événements qui n’étaient précédemment connus que par la tradition, et que les faits venaient bien rarement confirmer, trouvèrent alors créance : ce furent, par exemple, de violents tremblements qui s’étendirent à la plus grande partie de la terre ; des éclipses de soleil plus fréquentes qu’en aucun temps dont on ait gardé le souvenir ; dans quelques contrées de grandes sécheresses et par suite la disette ; enfin un mal redoutable entre tous et qui dépeupla une partie de la Grèce, la peste ; car les Grecs virent dans le cours de cette guerre tous ces fléaux réunis fondre sur eux.

La guerre commença entre les Athéniens et les Péloponnésiens par la rupture de la trêve de trente ans qu’ils avaient conclue après la prise de l’Eubée[*](445 avant notre ère. La trève fut observée quatorze ans.). J’ai exposé d’abord les motifs de cette rupture et l’origine du différend, afin qu’on ne se demande pas un jour quelle cause suscita entre les Grecs une guerre de cette importance. Le véritable motif, suivant moi, celui sur lequel cependant on gardait le plus profond silence, fut le développement de la puissance athénienne. C’est là ce qui, en inspirant des craintes aux Lacédémoniens,

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rendit la guerre inévitable. Voici d’ailleurs ]es raisons publiquement invoquées de part et d’autre pour rompre le traité et recourir aux armes.

XXIV. Épidamne[*](Plus tard Dyrrachium, et aujourd’hui Durazzo, sur l’Adriatique.) est une ville qu’on trouve à droite en entrant dans le golfe d’Ionie. Dans le voisinage habitent les Taulantiens, barbares de race illyrique. C’est une colonie de Corcyre, fondée sous les auspices du Corinthien Phalius, fils d’Ératoclide et descendant d’Hercule : Phalius avait été appelé dans ce but de la métropole suivant l’antique usage[*](Quand une colonie voulait faire elle-même un nouvel établissement, elle devait demander un chef à sa métropole, Corcyre, colonie de Corinthe, s’était conformée à cet usage lorsqu’elle, fonda Épidamne. Voici du reste les usages suivis dans la fondation d’une colonie : les colons recevaient de leurs concitoyens des armes et des vivres ; on leur remettait une charte nommée άποίχια, destinée à assurer leurs droits et leurs rapports avec les alliés de la métropole ; ils emportaient, en partant, le feu sacré, pris au tem- ple de la mère patrie, et c’était là qu’on devait le rallumer s’il venait à s’éteindre.), et quelques Corinthiens, ainsi que d’autre Grecs de race dorique, avaient concouru à la colonisation. Avec le temps, Épidamne devint une cité vaste et populeuse. Mais après des dissensions intestines prolongées pendant nombre d’années, elle fut écrasée dans nne grande guerre contre les barbares ses voisins, et vit sa puissance presque anéantie. En dernier lieu les riches, chassés par le peuple, peu de temps avant la guerre actuelle, se retirèrent chez les barbares et s’unirent à eux pour piller ceux de la ville par terre et par mer. Les Épidamniens restés dans la ville, ainsi harcelés, envoyèrent une dé- putation à Corcyre, comme à leur métropole : ils

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demandaient qu’on ne les abandonnât pas dans leur détresse ; qu’on réconciliât avec eux les exilés et qu’on mît fin à la guerre des barbares. Les ambassadeurs adressèrent ces demandes, assis en suppliants dans le temple de Junon ; mais leur prière fut repoussée, et les Corcyréens les renvoyèrent sans leur rien accorder.

XXV. Les Épidamniens, voyant qu’ils n’avaient aucun secours à attendre de Corcyre, et ne sachant comment sortir d’embarras, en voyèrent à Delphes demander à l’oracle s’ils ne devaient pas remettre le protectorat de la ville aux Corinthiens, comme à leurs fondateurs, et essayer d’en obtenir quelques secours. Le dieu leur ordonna de se donner aux Corinthiens et de les prendre pour chefs. Les ambassadeurs d’Épidamne se rendirent à Corinthe et, conformément aux ordres de l’oracle, offrirent la remise de la colonie[*](436 av. J.-C.) ; ils représentaient que leur fondateur était Corinthien, et invoquaient la réponse du dieu, priant instamment qu’on ne les abandonnât pas dans leur détresse et qu’on leur prêtât assistance. Les Corinthiens firent droit à cette juste demande et les prirent sous leur protection ; car ils étaient persuadés qu’Épidamne relevait d’eux, comme colonie, tout autant que de Corcyre. Ils avaient un autre motif, leur haine contre les Corcyréens qui les négligeaient, quoique sortis de leur sein. Ceux-ci, au lieu de leur rendre les honneurs d’usage dans les solennités de la Grèce et de choisir, comme les autres colonies, un Corinthien pour présider à leurs sacrifices, dédaignaient la métropole. Ils étaient à cette époque riches et puissants à l’égal des États les plus opulents

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de la Grèce ; ils l’emportaient même par leurs armements, et ne manquaient pas, dans l’occasion, de vanter la grande supériorité de leur marine ; enfin ils avaient hérité, pour les constructions navales, de la réputation d’habileté des Phéaciens, anciens habitants de Corcyre. Aussi s’adonnaient-ils avec d’autant plus d’ardeur à la navigation ; leur puissance était considérable, puisqu’ils possédaient cent-vingt trirèmes quand ils commencèrent la guerre.

XXVI. Tous ces griefs firent que les Corinthiens envoyèrent avec joie à Épidamne le secours réclamé ; ils donnèrent à qui voulut l’autorisation de s’y établir, et y firent passer une garnison composée d’Ambra- ciotes, de Leucadiens et de Corinthiens. On se rendit par terre à Apollonie, colonie de Corinthe[*](En Illyrie, à peu de distance d’Épidamne, et séparée de cette ville par les barbares Taulantiens.), de peur que la traversée par mer ne fùt inquiétée par les Corcyréens. Ceux-ci, en apprenant que de nouveaux habitants et une garnison se rendaient à Épidamne, et que la colonie s’était livrée aux Corinthiens, éprouvèrent un vif ressentiment : mettant aussitôt en mer vingtcinq vaisseaux, suivis plus tard d’une autre flotte, ils allèrent sommer avec hauteur les Épidamniens de recevoir les exilés. (Ceux-ci étaient venus à Corcyre et, montrant les tombeaux de leurs ancètres, invoquant la communauté d’origine, ils avaient demandé avec instance à être rétablis dans leur patrie.) Les Corcyréens exigeaient aussi qu’on renvoyàt la garnison venue de Corinthe et les nouveaux colons. Les Épidamniens ne voulurent rien entendre ; ceux de Corcyre allèrent

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alors les attaquer avec quarante vaisseaux : ils menaient avec eux les exilés, pour les rétablir, et un renfort d’Illyriens. En mettant le siége devant la ville ils commencèrent par déclarer qu’il ne serait fait aucun mal à ceux des Épidamniens et des étrangers qui voudraient se retirer, mais qu’autrement ils seraient traités en ennemis. N’ayant rien obtenu, ils assiégèrent la place qui était située sur un isthme[*](Cette position sur un isthme était très recherchée par les peuples navigateurs, surtout lorsqu’ils s’établissaient au milieu des barbares. Il était facile d’isoler la ville du continent, de la défendre et de la ravitailler par mer. Mais, d’un autre côté, l’investissement était plus facile pour une puissance maritime.).

XXVII. Les Corinthiens, informés du siége par des messagers venus d’Épidamne, préparèrent aussitôt une expédition. Ils publièrent l’envoi d’une nouvelle colonie à Épidamne avec jouissance entière de tous les priviléges des citoyens pour ceux qui voudraient s’y rendre ; si même quelqu’un voulait, sans partir immédiatement, partager ces avantages avec les autres colons, il était autorisé à rester, en déposant cinquante drachmes de Corinthe[*](Il y avait plusieurs espèces de drachmes, celle d’Athènes qui valait six oboles (environ 90 centimes), celle d’Égine, de la valeur de dix oboles attiques , et celle de Corinthe qui paraît avoir eu la même valeur. Cinquante drachmes de Corinthe répondent donc à environ 75 fr. de notre monnaie.). Beaucoup partirent, beaucoup aussi déposèrent l’argent. Les Mégariens furent priés de fournir une escorte de vaisseaux, pour le cas où les Corcyréens voudraient mettre obstacle à la traversée[*](Les Mégariens étaient étroitement liés avec les Corinthiens depuis qu’ils avaient, avec leur secours, secoué le joug d’Athènes.) ; ils se disposèrent à accompagner l’expédition avec huit navires ; les Paliens de Céphallénie avec quatre[*](L’ile de Céphallénie, d’abord alliée des Lacédémoniens, fut forcée dès la première année de la guerre de subir l’alliance athénienne.). On demanda

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aussi des vaisseaux aux Épidauriens ; ils en fournirent cinq ; les Hermioniens, un ; ceux de Trézène, deux ; les Leucadiens, dix, et les Ambraciotes huit[*](Leucade et Ambracie étaient des colonies de Corinthe.). Aux Thébains on demanda de l’argent, ainsi qu’aux Phliasicns ; aux Éléens des vaisseaux vides[*](Pour le transport des troupes.) et de l’argent. Les Corin- thiens, de leur côté, armèrent trente vaisseaux et trois mille hoplites.

XXVIII. A la nouvelle de ces préparatifs, les Corcyréens envoyèrent à Corinthe une ambassade qui s’adjoignit des députés de Lacédémone et de Sicyone. Ils ordonnèrent aux Corinthiens de rappeler la garnison et les colons d’Épidamne comme n’ayant aucun droit sur cette ville. Que si cependant les Corinthiens élevaient quelque prétention, ils s’en remettaient, pour leur part, disaient-ils, à l’arbitrage des villes du Péloponnèse désignées d’un commun accord ; consentant à ce que celui des deux peuples dont les droits sur la colonie seraient reconnus l’eût sous sa dépendance. Ils offraient aussi de s’en rapporter à l’oracle de Delphes. Ils ne voulaient pas la guerre ; mais, s’ils étaient forcés à la faire, ils se verraient dans la nécessité de chercher du secours là où ils n’auraient pas voulu en demander[*](Auprès des Athéniens.), et de se procurer des alliés autres que leurs amis actuels qu’ils auraient préféré conserver. Les Corinthiens leur répondirent : « Éloignez d’Épidamne vos vaisseaux et les barbares ; on pourra alors délibérer sur vos propositions ; mais jusque-là il n’est pus convenable que les Épidamniens

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soient assiégés, et nous mis en cause.» Les Corcyréens répliquèrent qu’ils feraient droit à cette demande si les Corinthiens rappelaient ceux qu’ils avaient envoyés à Épidamne. Ils consentaient même à ce que les deux armées restassent dans leurs positions et proposaient une trêve jusqu’à la solution du différend.

XXIX. Les Corinthiens repoussèrent toutes ces offres : leur flotte ayant parfait ses équipages et les alliés étant réunis, ils envoyèrent un héraut déclarer la guerre à Corcyre ; puis ils cinglèrent vers Épidamne, avec soixante-quinze navires et deux mille hoplites, pour y combattre les Corcyréens. Les vaisseaux étaient commandés par Aristée, fils de Pellichos, Callicrate, fils de Callias, et Timanor, fils de Timanthe. L’armée de terre était sous les ordres d’Archetimos, fils d’Eurytimos, et d’Isarchidas, fils d’Isarchos. Lorsqu’ils furent devant Actium[*](Actium (aujourd’hui Azio) est située en face de Nicopolis (Prevesca Vecchia).), sur le territoire d’Anactorie, là où est le temple d’Apollon, à l’entrée du golfe d’Ambracie, les Corcyréens envoyèrent, sur une barque, un héraut leur défendre d’avancer contre eux. En même temps, ils équipèrent leurs vaisseaux, radoubèrent ceux qui étaient vieux, afin de les mettre en état de tenir la mer, et garnirent les autres de leurs agrès. Le héraut ne leur ayant rapporté de la part des Corinthiens aucune parole de paix et leurs vaisseaux étant équipés au nombre de quatre-vingts (ils en avaient quarante au siége d’Épidamne), ils allèrent à la rencontre de l’ennemi, mirent leur flotte en ligne et engagèrent le combat. La victoire fut complète de leur côté ; ils détruisirent quinze des vaisseaux corinthiens. Le même

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jour ils remportèrent un autre avantage ; ceux des leurs qui assiégeaient Épidamne la réduisirent par une capitulation, aux termes de laquelle les étrangers devaient être vendus et les Corinthiens mis dans les fers jusqu’à ce qu’il en fût autrement ordonné.

XXX. Après le combat naval, les Corcyréens élevèrent un trophée à Leucimne, promontoire de Corcyre ; puis ils tuèrent tous les prisonniers, à l’exception des Corinthiens, qu’ils retinrent dans les fers. Les Corinthiens et leurs alliés, après cette défaite, firent voile vers leur patrie, et les Corcyréens restèrent maîtres de la mer dans tous ces parages. Ils cinglèrent vers Leucade, colonie de Corinthe, ravagèrent le pays et allèrent ensuite brûler Cyllène, chantier maritime des Éléens, en représailles de ce qu’ils avaient fourni aux Corinthiens des vaisseaux et de l’argent. A la suite de cette victoire navale, ils tinrent la mer sans que l’empire leur en fût disputé pendant la plus grande partie de l’année ; leur flotte ne cessa de porter le ravage chez les alliés des Corinthiens.

Enfin ceux-ci, exaspérés par les désastres de leurs alliés, expédièrent, à l’approche de l’été, une flotte et une armée ; ils campèrent à Actium et à Chimérium, dans la Thesprotide[*]( Sur la côte d’Épire, en face de Corcyre.), afin de garantie Leucade et les autres villes qui leur étaient dévouées. Les Corcyréens, de leur côté, leur opposèrent une flotte et une armée qui s’établirent à Leucimne. Mais de part et d’autre on évita de s’attaquer, et, après être restés en présence tout l’été, ils retournèrent chez eux, chacun de leur côté, à l’entrée de l’hiver.

XXXI. Pendant toute l’année après le combat

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naval et pendant la suivante, les Corinthiens, indignés de la guerre qu’ils avaient à soutenir contre les Corcyréens, construisirent des vaisseaux, mirent tout en oeuvre pour l’armement de leur flotte et firent venir soit du Péloponnèse, soit du reste de la Grèce, des rameurs engagés à prix d’argent. Les Corcyréens, informés de ces préparatifs, conçurent des craintes. Ils n’avaient d’alliance avec aucun État de la Grèce et ne s'étaient fait comprendre ni dans les traités des Athéniens, ni dans ceux des Lacédémoniens. Ils crurent donc devoir se rendre auprès des Athéniens afin d’entrer dans leur alliance et d’en obtenir quelque secours. Les Corinthiens, instruits de ce dessein , envoyèrent, de leur côté, une ambassade à Athènes, dans la crainte que la marine des Athéniens, jointe à celle de Corcyre, ne devînt pour eux un obstacle et ne les empêchât de mener la guerre comme ils l’entendraient. L’assemblée formée, un débat contradictoire s’engagea et les Corcyréens s’exprimèrent à peu près en ces termes ;

XXXII. « Il est juste, Athéniens, que ceux qui viennent, comme nous aujourd’hui, implorer le secours d’autrui, sans pouvoir invoquer ni aucun service rendu, ni les droits d’une alliance antérieure, démontrent avant tout que ce qu’ils demandent est avantageux, ou tout au moins ne présente aucun danger, et ensuite qu’on peut compter sûrement sur leur reconnaissance. Que s’ils ne peuvent rien établir de positif à cet égard, ils ne doivent pas s’irriter d’un refus. Si les Corcyréens nous ont députés vers vous, c’est qu’ils ont la conviction qu’en réclamant votre alliance ils peuvent vous donner pleine satisfaction sur tous ces points.

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« Notre embarras est grand ; car notre altitude jusqu’à ce jour doit, au milieu de notre détresse actuelle, vous paraître déraisonnable, et compromet aujourd’hui nos intérêts. Nous qui, jusqu’ici, n’avons jamais voulu accorder notre alliance à personne, nous venons maintenant réclamer celle des autres, et cela au moment où, par suite de cette même politique, nous nous trouvons isolés dans notre lutte contre les Corinthiens. Ainsi, ce qui autrefois semblait chez nous sagesse, cette répugnance à contracter aucune alliance et à partager au gré d’autrui les dangers de la guerre, se trouve n’être plus aujourd’hui qu’imprévoyance manifeste et faiblesse.

« Dans le combat naval qui a eu lieu, nous avons, à nous seuls, repoussé les Corinthiens ; mais aujourd’hui qu’ils s’avancent contre nous avec des forces supérieures, tirées du Péloponnèse et du reste de la Grèce, l’impossibilité où nous nous voyons de vaincre avec nos seules ressources, et la grandeur du danger, si nous sommes vaincus, nous mettent dans la nécessité de solliciter des secours et auprès de vous et partout ailleurs. Nous avons donc droit à quelque indulgence, lorsque, après avoir failli plutôt par erreur que par mauvaise intention, nous osons adresser une demande qui contraste avec nos précédentes habitudes d’indifférence.

XXXIII. « Si vous cédez à nos prières, ce sera pour vous une chose heureuse, à bien des égards, que nous ayons eu besoin de votre appui ; d’abord vous viendrez en aide à un peuple victime d’une injustice et qui ne porte aucun préjudice aux autres ; ensuite, en nous accueillant au moment des plus grands périls, vous nous rendez un service signalé et à jamais mémorable ; enfin

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notre flotte est, après la vôtre, la plus nombreuse de la Grèce. Songez combien est rare et heureux pour vous, combien affligeant pour vos ennemis un pareil concours de circonstances : une puissance dont l’alliance ne vous eût point paru achetée trop cher au prix de riches trésors et d’une vive reconnaissance, est là, qui s’offre d’elle-même, qui se livre, sans danger ni dépense pour vous ! Vous obtenez du même coup réputation de justice, reconnaissance de ceux que vous secourez, et accroissement de puissance pour vous-mêmes ! avantages qui, dans la suite des siècles, ne se sont offerts que bien rarement réunis. Car il est bien rare qu'un peuple, sollicitant une alliance, apporte à ceux qu’il implore autant de sécurité et d’éclat qu’il doit en recevoir luimême.

« Que si quelqu’un de vous ne croit pas à l’éventualité d’une guerre dans laquelle nous puissions vous être utiles, il se trompe ; il ne voit pas que les Lacédémoniens désirent la guerre parce qu’ils vous redoutent ; que les Corinthiens, puissants par eux-mêmes et animés de sentiments hostiles à votre égard, commencent par nous attaquer aujourd’hui pour en venir ensuite à vous, de crainte que notre union contre eux, cimentée par une haine commune, ne leur fasse manquer le double but qu’ils se proposent, nous nuire, et affermir leur propre puissance. Notre intérêt réciproque est de prendre les devants, nous en vous offrant, vous en acceptant notre alliance ; mieux vaut prévenir leurs desseins que d'avoir à les déjouer.

XXXIV. « S’ils prétendent qu’il y a injustice de votre part à accueillir leurs colons, qu’ils sachent que toute colonie honore sa métropole quand elle en est bien

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traitée ; mais qu’autrement elle s’en détache. Car les colons, en quittant la mère patrie, restent les égaux et non les esclaves de ceux qui demeurent. Leur injustice à notre égard est évidente : invités à mettre en arbitrage nos différends au sujet d’Épidamne, ils ont, pour soutenir leurs prétentions, préféré les armes au droit. Apprenez de leur conduite envers nous, qui leur sommes unis par la communauté d’origine, à ne point vous laisser aller à leurs séductions, à ne pas céder trop précipitamment à leurs priers ; car c’est en se préservant par-dessus tout du regret d’avoir servi ses adversaires qu’on assure d’une manière durable sa propre tranquillité.

XXXV. « Du reste, en nous accueillant vous ne romprez même pas votre traité avec les Lacédémoniens, puisque nous n’avons d’alliance avec aucun des deux partis. Le traité[*](La trève de trente ans.) porte que celles des cités grecques qui n’ont d’alliance avec personne sont libres d’en contracter avec qui bon leur semble. Il serait vraiment étrange que les Corinthiens pussent faire appel, pour l’équipement de leurs vaisseaux, à toutes les villes de même alliance[*](C’est-à-dire à tous les Etats compris dans l’alliance des Lacédémoniens.), mieux encore, à tout le reste de la Grèce, même aux États qui vous sont soumis, et qu’en même temps ils prétendissent nous interdire à nous et l’alliance dont il s’agit, et tout autre secours, de quelque côté qu’il vienne, afin de vous faire ensuite un crime d’avoir accédé à nos prières. Nous aurions bien plus justement à nous plaindre de vous, si nous ne pouvions vous convaincre : nous sommes en danger ;

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nous ne sommes point vos ennemis ; et vous nous re- pousseriez ! Eux, au contraire, sont vos ennemis ; ils sont les agresseurs ; et, loin de leur opposer aucun obstacle, vous souffririez, contre toute justice, qu’ils augmentent leurs forces en venant recruter jusque chez vous ! Ou bien empêchez les levées de mercenaires qu’ils font sur votre territoire, ou bien envoyez-nous aussi tel secours que vous jugerez convenable : mais le mieux de beaucoup serait de nous admettre ouvertement dans votre alliance et de nous venir en aide.

« Cette alliance vous offre de grands avantages ; nous l’avons dit en commençant, et nous l’avons prouvé. Le point capital c’est que nos ennemis sont les mêmes, (il n’y a pas de plus sûre garantie que celle-là) ; et que, loin d’être faibles, ils sont en état de faire beaucoup de mal à ceux qui se sont séparés d’eux. D’ailleurs, il s’agit d’une alliance maritime : repousser les avances d’une puissance continentale n’aurait pas pour vous la même portée ; car votre intérêt est, avant tout, d’empêcher qu’aucun autre peuple n’ait une marine ; ou, si vous ne le pouvez pas, d’avoir pour ami celui qui possède la puissance maritime la plus redoutable.

XXXVI. « Si quelqu’un, sans méconnaître ce que nos offres ont d’avantageux, craint, en les acceptant, de rompre le traité, qu’il sache que ce qui cause sa crainte[*](L’alliance avec les Corcyréens.) augmentera vos forces et inspirera plus de terreur à vos ennemis ·, tandis que la confiance qu’il puiserait dans un refus de concours, vous laissant faibles contre des adversaires puissants, ne ferait qu’accroître leur audace. Qu’il songe en outre que c’est sur Athènes

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non moins que sur Corcyre qu’il délibère en ce moment ; celui-là entend mal les intérêts de sa patrie et manque de prévoyance qui, lorsqu’il s’agit d’une guerre prochaine, imminente, n’envisage que le présent et hésite à se fortifier par l’adjonction d’une ville dont l’alliance ou l’hostilité est loin d’être indifférente. Elle est heureusement située, sur la route de l’Italie et de la Sicile, pour empêcher qu’une flotte ne se rende de là dans le Péloponnèse, ou de la Grèce dans ces contrées ; sans compter d’autres avantages considérables.

« Je résumerai en quelques mots, pour vous tous, pour chacun en particulier, les motifs qui doivent vous déterminer à ne pas nous abandonner : il y a dans la Grèce trois marines dignes d’être comptées : la vôtre, la nôtre et celle des Corinthiens ; si vous souffrez que deux d’entre elles se fondent ensemble, quand les Corinthiens nous auront accablés , vous aurez à combattre en même temps Corcyréens et Péloponnésiens ; si, au contraire, vous nous accueillez, l’adjonction de nos vaisseaux vous permettra de lutter contre eux avec des forces maritimes supérieures. »

Ainsi parlèrent les Corcyréens. Après eux les Corinthiens s’exprimèrent en ces termes :

XXXVII. « Puisque les Corcyréens, au lieu de se borner à solliciter votre alliance, ont accusé l’injustice de notre conduite et prétendu que nous leur faisions une guerre inique, nous sommes dans la nécessité de revenir d’abord sur ce double grief avant d’aborder le reste de la discussion : par là vous serez en état d’apprécier plus sûrement notre demande, et, si vous les repoussez dans leur détresse, ce ne sera pas sans réflexion.

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« Ils prétendent que c’est par prudence qu’ils n’ont jamais contracté alliance avec personne : mais non ! c’est par scélératesse, et non par vertu, qu’ils ont tenu cette conduite : ils n’ont jamais voulu d’alliés, afin de n’avoir pas de témoins de leurs iniquités et de ne point appeler à eux des hommes devant lesquels il leur eût fallu rougir. D’un autre côté, la position avantageuse de leur ville leur assure à eux-mêmes l’arbitrage des injustices qu’ils commettent, bien mieux que ne le fe- raient les traités ; car il est fort rare qu’ils naviguent chez les autres, et les autres sont souvent forcés d’aborder chez eux. Voilà donc à quoi se réduisent ces beaux prétextes pour ne pas contracter d’alliance : ce n’est pas qu’ils craignent de s’associer aux injustices des autres ; ils veulent commettre seuls l’injustice, employer la violence quand ils sont les plus forts, profiter du secret pour s’enrichir encore, et, au milieu de tous leurs brigandages, n’avoir pas à rougir devant des témoins. S’ils avaient cette honnêteté dont ils se targuent, plus ils sont indépendants de leurs voisins, plus il leur était facile de faire éclater leur vertu en pratiquant la justice envers les autres et en s’y soumettant eux-mêmes.

XXXVIII. Mais telle n’a été leur conduite ni envers les autres ni à notre égard : colonie de Corinthe, ils se sont de tout temps montrés rebelles ; et maintenant ils nous font la guerre, sous prétexte qu’ils n’ont pas été envoyés pour être maltraités. Et nous aussi nous prétendons n’avoir pas fondé une colonie pour en recevoir des offenses, mais pour lui commander et obtenir d’elle les égards qui nous sont dus. Les autres colonies nous honorent ; les colons nous chérissent ; entourés de

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l’affection du plus grand nombre, nous déplaisons à eux seuls ; d’où il suit évidemment qu’il doit y avoir de leur faute, et que ce n’est pas sans raison, sans avoir à venger de graves outrages, que nous leur faisons la guerre. Eussions-nous tort, il eût été beau pour eux de céder à notre colère ; la honte serait à nous si, malgré leur modération, nous nous fussions abandonnés à la violence. Loin de là, insolents eux-mêmes et gonflés de leurs richesses, ils se sont portés envers nous à de nombreux outrages, particulièrement à propos d’Épi- damne : lorsque cette ville, qui nous appartient, était en proie aux horreurs de la guerre, ils n’intervinrent pas ; puis, quand nous sommes venus la secourir, ils s’en sont emparés et la retiennent de vive force.

XXXIX. « Ils prétendent qu’ils ont offert d’abord de s’en rapporter à des arbitres ; oui, sans doute, s’il n’y a pas dérision à provoquer l’arbitrage quand on a commencé par prendre les gages et assurer sa position, au lieu de se mettre sur le pied de l’égalité avec son adversaire aussi bien en actions qu’en paroles, et avant tout débat. Ce n’est pas avant d’assiéger la place, mais seulement lorsqu’ils ont compris que nous ne resterions pas indifférents, qu’ils ont invoqué le nom spécieux de la justice. Coupables seuls du mal qu’ils ont fait à Épidamne, ils viennent ici aujourd’hui vous demander non une alliance, mais une criminelle complicité·, ils vous prient de les accueillir quand ils sont nos ennemis. Il leur fallait venir à vous quand ils n’avaient rien à craindre, et non au moment où il y a pour eux danger présent, pour nous offense à venger ; au moment où vous-mêmes, placés jusqu’à ce jour en dehors des avantages de leur puissance, vous partageriez à nos

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yeux, si vous leur veniez maintenant en aide, la responsabilité d’injustices auxquelles vous êtes étrangers. Que ne vous ont-ils autrefois associés à leur puissance ; vous eussiez pu courir en commun les hasards des événements ! Mais vous ne vous associeriez maintenant qu’à leurs crimes, auxquels vous n’avez point participé, et dont vous ne devez pas dès lors subir les conséquences.

XL. « Ainsi nous venons à vous avec de légitimes griefs ; eux, au contraire, sont convaincus de violence et de brigandage. Cela démontré, sachez maintenant que vous ne sauriez les accueillir sans injustice. Le traité porte, il est vrai, que les villes qui n’y sont pas inscrites pourront, à leur gré, se rallier à l’une ou à l’autre des parties contractantes ; mais il ne peut être question là des États qui n’entreraient dans une alliance que pour nuire aux autres. Cette clause concerne ceux qui, sans se soustraire à d’autres liens, ont besoin de pourvoir à leur sûreté, mais non ceux qui apportent avec eux, si l’on n’a la prudence de les repousser, la guerre au lieu de la paix. C’est là le danger que vous encourez, si nous ne pouvons vous convaincre : il ne s’agit pas seulement pour vous de devenir leurs auxiliaires, mais d’être nos ennemis et de rompre le traité qui nous lie ; car du moment où vous marcherez avec eux, il vous faudra nécessairement concourir à leur défense. Ce qu’exige la justice, le voici : avant tout restez neutres entre les deux partis ; ou, si vous ne le pouvez pas, marchez contre eux avec nous : car un traité vous lie aux Corinthiens, tandis que vous n’avez jamais passé même la moindre convention avec ceux de Corcyre. N’établissez pas ce précédent, qu’on peut accueillir des rebelles. Car, lorsque les Samiens

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se révoltèrent contre vous, notre suffrage ne s’est pas ajouté à ceux qui vous étaient contraires[*](Il n’est pas question ailleurs de cette délibération des États du Péloponnèse sur la demande des Samiens.). Alors que les autres Péloponnésiens étaient partagés sur la question de savoir si on devait les secourir, nous avons soutenu ouvertement que chacun a le droit de châtier ses propres alliés. Si vous accueillez, si vous défendez des coupables, on verra vos alliés, et en tout aussi grand nombre, s’adjoindre à nous ; vous aurez à subir, bien plus que nous encore, la règle que vous aurez établie.