History of the Peloponnesian War

Thucydides

Thucydides. Histoire de la Guerre du Péloponnése, Vol. 1-2. Zévort, Marie Charles, translator. Paris: Charpentier, 1852.

Gommage de son tout dévoué serviteur

Monsieur le Duc,

Ce travail a été accompli sous vos yeux. Votre bienveillance m’a rendu faciles et agréables les fonctions délicates que je tenais de votre confiance. Votre connaissance personnelle des lieux décrits par Thucydide m’a été d’un précieux secours. Veuillez agréer ce témoignage de ma profonde reconnaissance.

Ch. Zevort.

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I.

Nous ne savons presque rien de la vie de Thucydide. Éloigné de sa patrie par un exil de vingt ans, au moment où l'attention publique est absorbée tout entière par les plus graves événements dont jamais la Grèce ait été le théàtre, il ne rentre à Athènes que pour tomber sous les coups d’un assassin, avant même d’avoir achevé l’ouvrage auquel il a consacré ses veilles, son immense fortune et son génie. Moins heureux qu’Hérodote, dont on a supposé que les succès lui faisaient verser des larmes dès l’àge de treize ans, il ne recueille de son vivant aucun de ces applaudissements qui soutiennent l’écrivain, aucune parcelle de cette gloire que, par une sorte de pressentiment, il revendique, au début de son histoire, de la justice tardive de la postérité.

Lorsque, plus tard, historiens et orateurs se disputent à l’envi ses dépouilles, lorsque chacun s’empresse à mettre en oeuvre sous toutes les formes les immenses matériaux qu’il a accumulés, déjà la tradition est effacée, l’admiration pour le monument empèche de songer à l’architecte : Thucydide, c’est l’histoire de la guerre du Péloponnèse, c’est ce prodigieux assemblage d’éloquence et de simplicité, de grandeur et de bon sens pratique, de poésie et de profondeur, qui forme un si étrange contraste avec l’imagination brillante, superficielle et fausse de ses

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contemporains ; l’homme a disparu ; on ne sait déjà plus ni l’époque de sa naissance, ni la date de sa mort, ni même le lieu de son exil.

Le peu de renseignements certains que nous possédons sur Thucydide est tiré de son histoire : il était Athénien et fils d’Olorus[*]( Livre I, ch. 51.), qu’on a plus tard prétendu issu des rois de Thrace, sur ce seul fondement peut-être que Thucydide possédait de riches mines d’or dans cette contrée[*](Livre IV, ch. 105,). Il devait être dans toute la force de l’àge lorsque éclata la guerre du Péloponnèse, puisque dès cette époque il formait le dessein d’en écrire l’histoire, et recueillait les éléments de ce travail[*](Livre I, ch. 1.). Il était à Athènes lorsque la peste y éclata, la seconde année de la guerre ; atteint lui-même par le fléau, il a pu observer personnellement les symptòmes et la marche de la maladie[*](Livre II, ch. 48.), l’abattement du peuple, le relâchement des liens religieux et sociaux, et toute cette anarchie morale dont il a tracé une si triste et si saisissante peinture.

Nous le retrouvons, six ans plus tard[*](Livre IV, ch. 104, 105, 107. — 424 ans avant notre ère.), chargé d’un commandement militaire en Thrace. Il se trouvait à Thasos, à la tête d’une flotte athénienne, lorsque les habitants d’Amphipolis, attaqués par Brasidas, l’appelèrent en toute hàte ; mais, quelque diligence qu’il fît, la place se rendit sans l’attendre ; et quoiqu’il eût sauvé l’important comptoir maritime d'Eion, où il ne devança Brasidas que de quelques heures, il ne put échapper à la colère de ce peuple « qui prétendait que rien ne lui résistât, et que dans « toutes les entreprises, praticables ou non, avec de grandes res- « sources ou avec des moyens insuffisants,on réussit également. » Thucydide subit la loi commune : il fut banni et vit son exil se prolonger vingt ans durant, jusqu’à la fin de la guerre[*](Livre V, ch. 26.). Enfin il

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nous apprend lui-même que la guerre a duré vingt-sept ans, et qu’il l’a racontée jusqu’à la prise d’Athènes et à l’occupation des longs murs : d’où il suit qu’il dut rentrer dans sa patrie vers l’an 403, lors du rappel des exilés, que sa vie s’est prolongée quelque temps au delà, et qu’enfin la rédaction de son ouvrage était alors assez avancée, pour qu’il ait pu dire, dans le cours du cinquième livre, qu’il a écrit l’histoire de la guerre jusqu’à la fin, quoique son récit s’arrète à la vingt et unième année.

A part ces quelques détails empruntés à Thucydide lui-même, tous les témoignages externes sont plus ou moins contradictoires ; et les efforts de la critique moderne[*](Voir en particulier Dodwell et M. Letronne, art. Xénophon, dans la Biographie universelle de Michaud.) n’ont pu mettre hors de doute, même les points les plus essentiels de sa biographie, l’époque de la publication de son ouvrage et celle de sa mort. Il nous suffira d’indiquer les assertions les moins invraisemblables des historiens et des commentateurs anciens, sans entrer dans la discussion de questions qui ne paraissent pas susceptibles d’une solution définitive.

L’inscription de son tombeau, citée par Marcellinus[*](On ne sait à quelle époque vivait Marcellinus ; la biographie plus que médiocre qui porte son nom paraît être une compilation formée des fragments de plusieurs autres biographies ; dans tous les cas, elle est évidemment l’oeuvre d’un rhéteur de la décadence et mérite peu de confiance.), d’après Didymus et Antyllus, portait qu’il était du dème d’Halimuse. Il avait quarante ans[*](Aulu-Gclle (Nuils all., xv, 23), d’après Pamphila, dame greeque qui vivait en Égypte du temps de Néron. — Suidas dit qu’il florissait vers la quatre-vingt-septième olympiade.) à l’époque où commença la guerre du Péloponnèse, ce qui reporte sa naissance à l’année 471 avant notre ère, deux ans avant la naissance de Socrate. On le faisait descendre, par son père, de Cimon, fils de Miltiade, marié à Hégésipyle, fille du roi de Thrace Olorus[*](Marcellinus, § 32, édition Poppo.). Sa jeunesse est complétement

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inconnue : le seul trait qui se rapporte à cette époque de sa vie, à savoir les larmes qu’il aurait versées en entendant, aux jeux olympiques, la lecture d’Hérodote, est démenti par la chronologie et peut être rangé au nombre de ces mille puérilités inventées après coup par l’imagination des Grecs.

On s’accorde généralement à lui donner pour maître le rhéteur Antiphon, dont il fait un magnifique éloge au huitième livre de son histoire[*](Plutarque (Antiphon) dit au contraire qu’Antiphon fut son disciple.). On pourrait, au besoin, trouver dans le caractère un peu épigrammatique de son style, et dans l’abus qu’il fait de l’antithèse, quelques traces des leçons du rhéteur, si l’on ne savait que les habitudes sophistiques avaient universellement prévalu en Grèce à cette époque, et que les plus grands génies, Euripide et Platon, n’ont pas toujours su s’en préserver. Ses relations avec Anaxagore et Périclès, attestées par Marcellinus, n’ont également rien que de très vraisemblable : Thucydide appartenait, sans nul doute, à cette forte génération des Anaxagore, des Socrate, des Euripide, des Périclès, dont la vie tout entière fut une protestation contre la légèreté du peuple athénien, une lutte courageuse contre la superstition et les entraînements de la démocratie. Par son caractère grave, par la tendance aristocratique de ses convictions politiques, par ses prédilections et ses répugnances, Thucydide dut être en communauté d’idées avec ces grands génies : il est impossible, en particulier, qu’il n’ait pas connu de près le fils de Xantippe, le citoyen roi, pour lequel il professe une si vive et si sympathique admiration[*](Livre II, 66.).

Marié à une femme thrace, de la ville de Scapté-Hylé, il jouissait d’une grande considération dans le pays lorsque le décret d’exil vint l’atteindre. Il est probable qu’il s’y établit[*](Marcellinus, § 19.) et y travailla, comme l’attestent Cicéron[*](De orat., II, 3.) et Plutarque[*](De exilio.), à réunir les

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éléments de son histoire[*](Un scoliaste inconnu dit qu’il passa le temps de son exil dans le Péloponnèse ; une phrase du cinquième livre, ch. 26, parait justifier cette assertion.). Il paraît également constant qu’il revint à Athènes, après vingt ans d’absence, puisque dans le cinquième livre il parle au passé de cet exil de vingt ans. Pausanias dit expressément qu’il fut rappelé par un décret d’oenobius[*](Livre I, ch. 23, § 2, Cimon, 84.). II devait d’ailleurs ètre compris, soit dans le décret de Lysandre qui rappelait les exilés en 404, soit dans celui d’Euclide, qui proclamait l’oubli de toutes les fautes commises pendant la guerre. Mais à partir de ce moment on ne peut plus former que de vagues conjectures. Suivant Plutarque[*](Pour expliquer le passage où Thucydide dit qu’il avait écrit l’histoire de la guerre du Péloponnèse jusqu’à la vingt-septième année, on a supposé gratuitement que le travail avait été terminé, et qu’une partie du manuscrit a été perdu avant sa publication. M. Letronne, dans son excellente dissertation, fait remarquer avec raison que les mots : « J’ai écrit, » n’ont rien que de très naturel chez un auteur qui, ayant réuni tous les matériaux de son travail, annonce plutôt l’espérance d’arriver au but qu’un fait accompli. ), il aurait été tué en Thrace ; suivant Pausanias, en revenant de son exil ; Marcellinus dit au contraire qu’il mourut après son retour. Cette dernière opinion, généralement adoptée dans l’antiquité, est en effet la plus vraisemblable : elle s’accorde d’ailleurs avec le témoignage de Cratippus et de Zopyre, contemporains de Thucydide, d’après lesquels il serait mort à Athènes. L’imperfection évidente du huitième livre, l’interruption brusque du récit à la vingt et unième année de la guerre , alors que Thucydide avait annoncé précédemment l’intention de pousser son travail jusqu’à la fin des hostilités[*](Xénophon qu’on a regardé, à tort ou à raison, comme l’éditeur de Thucydide, n’en a connu que les huit livres que nous possédons ; car il commence ses helléniques précisément au point où s’arrête Thucydide.) : tout prouve que la mort vint le surprendre peu de temps après son retour ; mais, même après les travaux remarquables de Dodwell et de M. Letronne, il est impossible de fixer avec précision
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la date de cet événement[*](Dodwcll cherche à établir que Thucydide a vécu jusqu’en 391. M. Letronne adopte au contraire la date de 402. Mais tout en réfutant très judicieusement Dodwell, il est loin de donner en faveur de son opinion une démonstration sans réplique.). L’époque de la publication de son histoire n’est pas moins incertaine : Diogène de Laërte[*](II, 57.) dit bien que Xénophon mit au jour l’ouvrage encore inconnu de Thucydide, lorsqu’il ne tenait qu’à lui de le supprimer ou de se l’attribuer. Mais, quoiqu’il n’y ait rien là que de très plausible, quelle valeur peut avoir, après un intervalle de six cents ans, le témoignage unique d’un rhéteur sans critique du temps de Marc- Aurèle ?

Ce qui est pour nous d’un intérêt beaucoup plus sérieux que quelques détails biographiques d’une authenticité douteuse, c’est le côté moral de l’homme, le grand caractère du citoyen, l’inflexible bonne foi de l’historien, que ni les passions, ni les injustices ne détournent un instant de la recherche du vrai ; c’est en un mot cette imagination tout à la fois grave, douce et bien- veillante, qui se reflète à chaque page de scs écrits. Quand bien même nous ne saurions pas par son biographe Marcellinus, qu’il avait été disciple d’Anaxagore et accusé d’athéisme comme son maitre[*](Cet athéisme d’Anaxagore n’était autre chose que la croyance à un Dieu unique, gouverneur et modérateur du monde.), la lecture de ses ouvrages suffirait pour nous convaincre qu’il était initié à ces hautes vérités religieuses et morales qui étaient alors le partage de quelques esprits d’élite, et qui devaient bientôt, gràce à leur génie, conquérir le monde. Sans doute on ne trouve nulle part, chez Thucydide, rien qui ressemble à une théorie dogmatique : son esprit pratique, absorbé dans l’étude et l’interprétation des événements réels, répugne à ces digressions ; mais partout on retrouve chez lui ce qu’Anaxagore appelait la contemplation des choses célestes, c’est-à-dire la pensée d’une justice et d’une vérité supérieures aux accidents humains : même

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dans ses plus tristes peintures, lorsqu’il semble s’identifier, historien fidèle, aux misères qu’il raconte et à l’aveugle égoïsme de ses contemporains, on reconnait encore en lui l’homme supérieur aux mesquines passions du moment, sans faiblesse pour le crime, mais aussi sans illusions, animé en un mot de cette bienveillance triste et presque mélancolique, fruit des révolutions, qui est une des vertus des esprits vigoureux, au milieu des grandes perturbations sociales. L’impression générale qui ressort de la lecture de son ouvrage, malgré la rigueur stoïque du récit, est cette sorte de tristesse grave, cette sympathie douloureuse qu’inspirent aux âmes vraiment honnêtes la pratique des hommes et le maniement des affaires. Il suffit de lire, au troisième livre, le tableau de la Grèce au milieu des séditions, pour comprendre que Thucydide dut appartenir à ces esprits modérés, à ces vrais sages, qu’il nous montre en butte aux haines des factions contraires, victimes de tous les partis, parce qu’ils ne savent ni ne veulent condescendre aux pratiques honteuses qui assurent le succès aux intelligences vulgaires.

L’égalité d’àme et la résignation qui se reflétaient sur son visage grave et pensif[*](Marcellinus, § 3 i.), ont donné à sa vie cette empreinte de sévère simplicité qui est aussi le caractère distinctif de son génie : exilé de sa patrie, il ne trouve pas une parole d’amertume contre l’injustice des Athéniens ; méconnu de ses contemporains. Il se réfugie en quelque sorte dans l’avenir, sans se plaindre, sans s’étonner de ce qu’il regarde comme une nécessité des temps. Respectueux même pour les croyances qu’il ne partage pas, pour les superstitions populaires de son siècle, il les raconte quand l’occasion s’en présente, mais sans un mot de dédain, ni de blâme, avec les égards qu’on doit aux sentiments religieux des peuples, même lorsqu’ils s’égarent. Plein de convenance et de réserve lorsqu’il parle de lui-même, il semble qu’il ne veuille livrer à la postérité, de laquelle cependant il attend tout, que son nom et l’ouvrage dans lequel sa vie se résume tout entière. Rappelons

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enfin son admiration désintéressée pour les grands hommes ses contemporains ; le sentiment du juste et de l’honnéte qui partout chez lui se joint à un sentiment non moins vrai des réalités pratiques ; ses protestations contre les sévérités de la peine de mort appliquée aux crimes politiques ; sa profonde connaissance du coeur humain ; et nous n’hésiterons point à le placer à côté de ces grandes figures des penseurs antiques, qu’on se représente ouvrant la voie à la civilisation, et élaborant les idées fécondes qui doivent être l’héritage des siècles.

L’impartialité et la véracité de Thucydide, tant vantées par les anciens, ne peuvent être appréciées à leur juste valeur que dans les temps de crise et de perturbation profonde, comme ceux qu’a traversés notre génération : quand on a vu à l’oeuvre les passions égoïstes qu’engendrent les révolutions, quand on est obligé de faire un perpétuel effort sur soi-même, pour n’étre ni injuste envers ses adversaires, ni partial pour ses amis, on comprend mieux tout ce qu’il a fallu à Thucydide de force morale et de sérénité de caractère pour rester impassible, comme la vérité, au milieu des violences sans nom qui bouleversaient alors toutes les existences honnêtes.

Son impartialité n’est point indifférence : s’il juge les événements, il en ressent aussi le contre-coup au sein de son exil ; il les peint avec les vives couleurs d’un spectateur passionné ; il reste Athénien quoi qu’on en ait dit, malgré la justice qu’il rend aux Lacédémoniens : car le reproche qu’on lui a adressé d’être favorable à Sparte n’est qu’une calomnie , fondée sur un examen superficiel, et répétée de siècle en siècle ; sans doute la nature de son esprit et les excès de la démocratie athénienne devaient le faire incliner vers les institutions de Lacédémone, qui faisaient une plus large part aux grandes qualités individuelles ; mais ses sympathies avouées sont pour les Athéniens, dont il retrace avec une prédilection évidente et communicative la spontanéité, la bouillante initiative, l’esprit vif, ingénieux, honnête même au milieu de ses entrainements les plus aveugles.

Dans une seule circonstance, Thucydide parait sortir de ses

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habitudes de rigoureuse impartialité ; c’est lorsqu’il parle du démocrate Cléon, qu’on a représenté comme l’auteur de son exil[*](Marcellinus, § 46.). Quelque jugement qu’on porte sur Cléon, ce qu’en dit Thucydide est empreint d’une sorte d’aigreur qui contraste avec la modération ordinaire de ses appréciations. Soit haine personnelle, soit simple antipathie politique, l’homme reparaît ici, à côté de l'historien. Si l’on ajoute quelques phrases un peu vives, évidemment à l’adresse d’Hérodote[*](Livre I, ch. 20, 22.), on aura signalé les seules défaillances que la critique la plus sévère ait pu surprendre dans le caractère de notre historien : l’autorité générale de son récit n’en saurait être affaiblie[*](Josèphe (contre Appion) est le seul auteur qui accuse la véracité de Thucydide ; mais cela tient évidemment au système général de dénigrement adopté par Josèphe contre tous les auteurs de l’antiquité païenne.).

II.

L’histoire, telle que nous la concevons aujourd’hui, est née avec Thucydide : avant lui les logographes, continuateurs des poëtes mythologiques, s’étaient bornés à élaguer quelques-unes des fables qui couvrent les origines de tous les peuples. Hérodote, poëte encore autant qu’historien, avait vu et peint les événements, comme les voient et les sentent les peuples jeunes, par leurs cô- tés extérieurs et brillants ; chez lui la critique est déjà sûre d’elleméme, le sentiment et l’amour de la vérité guident l’écrivain ; mais il nous laisse étrangers au spectacle si émouvant et si instructif de la vie intime des peuples, à ce grand drame des passions humaines qui s’est développé en Grèce sur un si vaste théâtre, et qui devait, quelques années plus tard, être l’objet exclusif des méditations du poëte, de l’historien et de l’orateur. Après Homère,

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une large place était restée aux grands tragiques d’Athènes ; après l’odyssée historique d’Hérodote, l’histoire dramatique de la Grèce était à faire : ce fut l’oeuvre de Thucydide, oeuvre poétique aussi, mais d’une poésie plus sombre, plus profonde, souvent terrible, comme les passions qu’elle met en scène.

Ce parallélisme entre la poésie et l’histoire n’a rien qui doive surprendre chez un peuple aussi profondément artiste que les Grecs. L’analogie est partout frappante, dans l’ensemble comme dans les détails : l’étude de l’homme et la peinture des sentiments tragiques amènent peu à peu chez les poëtes des considérations d’un ordre plus élevé sur le gouvernement du monde et l’action providentielle ; à Eschyle et à Sophocle succède Euripide. De même l’histoire grandit au spectacle des révolutions ; en même temps qu’elle se rapproche, pour la forme et l’ordonnance, des conceptions tragiques, elle étend son horizon, pour arriver à peindre l’homme dans l’individu, la marche de l’humanité dans le développement de chaque nation, les lois générales au milieu de la variété des événements : àce point de vue encore, Thucydide a au moins indiqué la voie. Sans doute, nous sommes loin des hautes conceptions de Bossuet, de Vico et de Herder ; mais déjà le but et la portée de l’histoire sont nettement déterminés : s’il raisonne peu sur les événements, il les fait parler assez haut pour qu’ils portent avec eux leur enseignement ; s’il ne fait pas ce qu’on a appelé de nos jours de la philosophie de l’histoire, il fournit à cette encyclopédie de l’humanité une de ses plus belles pages. Aujourd’hui encore, à côté des grands écrivains chrétiens qui nous montrent l’homme toujours sous la main de Dieu, conduit fatalement à ses destinées providentielles, on lit avec un profond intérêt l’historien philosophe qui, sans remonter aux causes premières, livre en quelque sorte l’humanité à elle-même, et fait jaillir du développement régulier de la liberté, du déchaînement des passions, l’ordre ou le désordre, la puissance ou la ruine des peuples. Ce point de vue, pour être moins sublime, a bien aussi sa vérité et sa grandeur.

Cette manière d’envisager les événements n’est, au reste, chez

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Thucydide, que de la fidélité historique : à une époque et dans une contrée où l’homme, naïvement pénétré de son importance personnelle, avait tout réduit à sa propre mesure, arts, religion, poésie, il était impossible que l’histoire fût autre chose que le tableau de l’activité humaine, avec ses écarts, ses défaillances, ses vertus et ses crimes. Le sujet choisi par Thucydide se prêtait d’ailleurs admirablement à cette mise en scène : pour cadre la Grèce entière, embrassant et attirant dans son centre d’action presque tout le bassin de la Méditerranée, l’Égypte, l’Asie Mineure, laThrace, la Macédoine, les côtes d’Italie et la Sicile ; pour acteurs ces milliers de petits États, monarchiques ou républicains, qui se partageaient la Grèce, et dans lesquels la guerre Médique, les divisions intestines, le commerce maritime, avaient développé une ardeur fébrile qui débordait de toutes parts ; la mer sillonnée en loua sens par des flottes qui portaient au loin les passions et les intérêts dont le foyer était dans l’Attique et dans le Péloponnèse ; et, pour dominer tout le tableau, pour introduire l’unité au milieu de cette profusion d’événements, la lutte de deux grands peuples, opposés de moeurs ,de civilisation, pleins d’avenir, puissants l’un et l’autre, celui-ci par la stabilité de ses institutions et sa constitution aristocratique, celui-là par la mobilité même de sa démocratie, sa prodigieuse activité et sa turbulence. Un peuple continental aux prises avec une puissance maritime, des épisodes sanglants, des vengeances atroces ; une guerre sans fin semant la confusion dans la Grèce entière ; les moeurs profondément altérées ; des fléaux inouïs ; et, comme pour reposer l’esprit de ce triste spectacle, de grands caractères surgissant çà et là, et maîtrisant un instant par leurs vertus et leur génie la marche inévitable des événements ! Peut-on imaginer un drame plus saisissant, d’une unité plus variée, plus rempli de sérieux enseignements, que cette grande lutte de vingt-sept ans, au-dessus de laquelle semble planer toujours, dans la pensée de l’historien, l’image d’Athènes, si brillante et si jeune au début, frappée de mille coups, succombant pour se relever encore, et enfin disparaissant au milieu des ruines accumulées par ses fautes.

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Thucydide n’est que vrai lorsqu’il dit qu’aucune époque ne fut plus féconde en événements, plus propre à mettre en relief les qualités et les vices de la nature humaine. Nous pouvons ajouter que jamais sujet historique ne fut plus capable de tenter par ses difficultés mêmes l’ambition d’un grand génie. Là, en effet, tout devenait obstacle et écueil pour l’écrivain : la partialité des con- temporains, la multiplicité des faits, la monotonie des récits de combats, et même cette teinte générale de tristesse qu’avait répandue dans tous les esprits une guerre atroce, tristesse qui devait se refléter dans l’histoire et ne pouvait être rachetée que par la vigueur du coloris et la sublimité des conceptions. L’ordonnance seule du sujet révèle une puissante originalité : Denys d’Halicarnasse, au milieu des mille sottises qu’il débite, signale avec raison la haute et terrible poésie qui fait de l’histoire de Thucydide une véritable composition épique. Il eût pu aller plus loin et y découvrir l’or- donnance du drame antique reproduite avec une fidélité que ne paraissait pas comporter la différence des genres. Si quelque chose, en effet, peut donner une idée de la manière de Thucydide, et pour l’ensemble et pour les détails, c’est assurément le drame tragique. Pour lui l’histoire de la guerre du Péloponnèse ne se compose pas d’une série d’événements plus ou moins liés entre eux ; c’est une action unique, avec ses débuts, son progrès, ses péripéties et son dénouement : c’est la lutte éternelle de l’aristocratie et de la démocratie, se poursuivant au milieu des accidents les plus divers, marquant à son cachet les événements, les moeurs, les caractères, et marchant, comme la fatalité des poëtes, vers son but inévitable, la ruine de la démocratie. Tout se rattache à cette pensée fondamentale, partout présente jusque dans les moindres détails. Dans ce cadre si simple de la lutte des deux principes contraires, les événements viennent se disposer comme d’euxmêmes pour concourir au résultat entrevu dès le début de l’ouvrage ; les caractères se façonnent sous l’influence de cette double tendance ; les moeurs, les institutions, les combats, n’en sont que le développement. On peut ouvrir au hasard l’histoire de Thucy- dide, on ne trouvera pas un discours, pas une sentence morale.

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pas un portrait qui n’ait pour but de mettre en présence les qualités et les vices de l’aristocratie et de la démocratie. Là est la grande unité de cette merveilleuse composition historique et le secret de l’intérêt toujours croissant qui s’y attache.

Dans l’ordonnance des parties, l’intention dramatique n’est pas moins évidente : les événements se groupent autour de certains centres qui rappellent les péripéties du drame ; le tableau se diversifie incessamment, sans que jamais l’attention s’égare on se fatigue. Les discours, destinés à mettre en relief les jugements de l’auteur et les leçons de l’histoire, rappellent, par la sublimité du style et des conceptions, les hardiesses lyriques des choeurs de la tragédie. Ce sont de véritables choeurs historiques et comme un résumé, une manifestation plus vive de la pensée publique. Mélés à l’action, comme dans le drame, ils la continuent et la développent ; mais ils ont aussi leur caractère propre, une sorte d’existence à part dans l’ordonnance générale, comme ces vieillards des choeurs tragiques se distinguaient des autres personnages par la gravité de leur langage inspiré, la sublimité de leurs plaintes et la haute portée de leur sagesse. Grâce à ce plan si simple, l’histoire n’est plus un récit, elle est une peinture dans toute l’acception du mot ; elle fait vivre les peuples sous nos yeux ; elle nous introduit successivement sur la place publique, dans les conseils du gouvernement, dans les détails de la vie intime ; elle instruit, elle conseille, mais par les faits, par l’exemple, par une sorte d’expérience personnelle qui vaut mieux que tous les raisonnements. Chez Thucydide on trouve peu de ces considérations générales qui refroidissent l’action, et mettent l’auteur en scène au détriment de l’intérêt général ; c’est à peine si trois ou quatre fois il intervient directement pour tracer les portraits de quelques grands hommes, Thémistocle, Périclès et Alcibiade, ou pour épancher douloureusement sa tristesse à propos des crimes qui ensanglantèrent Corcyre. Tout ce qui est maxime, pensée philosophique, déduction historique entre dans le tableau par le discours ; l’auteur ne raisonne point ; il sollicite le lecteur à penser, l’introduit au milieu des faits et lui laisse le soin de les juger ; mais,

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comme il distribue à son gré la lumière et les ombres, son action n’en est que plus efficace, parce qu’elle n’est point sentie et n’inspire aucune défiance. Aucun historien n’est plus sobre en apparence de réflexions personnelles que Thucydide ; aucun cependant n’impose plus tyranniquement ses jugements, et jusqu’à la forme de sa pensée.

Cette association du drame et de l’histoire fut sans doute l’oeuvre de Thucydide, mais elle fut aussi l’oeuvre de son temps ; elle ne saurait nous surprendre dans ce grand siècle de Périclès,qui savait si bien marier les plus sublimes conceptions à un sentiment exquis de la mesure dans les arts, et où toutes les oeuvres de l’intelligence se produisaient sous la forme d’un monument tout à la fois simple, grand et harmonique.

Si nous voulions descendre aux détails du récit, nous trouverions partout le même sens droit et exact de la vérité ; partout unité de vues, harmonie entre les parties : chaque fait concourt au but général, c’est-à-dire à ce grand enseignement qui doit sortir de la lutte de la démocratie et de l’aristocratie ; c’est là ce qui mesure l’importance des événements et des hommes, et leur assigne leur place. Si la peste d’Athènes est longuement décrite, c’est qu’elle contribua puissamment à l’affaiblissement de la puissance athénienne, et mit pour la première fois en lumière les passions effrénées, l’incrédulité et l’égoïsme dont la Grèce offrit, pendant vingt-sept ans, le désolant tableau. Si Cléon et Alcibiade occupent une large place dans le récit, c’est que l’un et l’autre personnifient les deux vices opposés de la démocratie antique : la force ignorante et brutale du peuple, la légèreté présomptueuse des grands. Si le siége de Sphaetérie, événement de peu d’importance par lui-même, est minutieusement raconté, c’est qu’il eut en définitive une haute portée par la défiance qu’il inspira aux Lacédémoniens. Tous les reproches qu’on a légèrement adressés à Thucydide, sur la prédominance de certains récits et le défaut de proportion, tombent de même du moment où l’on apprécie les événements, non pas isolément, mais en les subordonnant au plan général.

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Ce n’est pas à dire pourtant qu’une critique sévère ne puisse rien trouver à reprendre dans cette composition si savante et si vigoureuse : elle a les qualités des oeuvres d’art, l’unité, l’agencement rigoureux des parties, la poésie unie à la profondeur ; mais, de même que dans le drame le spectateur doit se prêter à certaines situations de convention, et accepter sans y regarder de trop près ce qu’on est convenu d’appeler la vraisemblance, de même aussi dans l’histoire telle que l’a conçue Thucydide, c’est-à-dire dans la mise en scène des événements substituée au récit, il y a quelque chose de factice, une sorte de donnée théâtrale qu’il faut tout d’abord accepter. Les discours, par exemple, qui jouent un si grand rôle dans cette histoire, n’ont pas été prononcés, pour la plupart du moins, tels que les donne Thucydide, et rentrent dans ces artifices de composition sur lesquels personne ne se méprend. Sans doute la donnée est acceptable chez un peuple où toutes les passions, tous les intérêts venaient aboutir aux luttes oratoires de l’Agora. Mais en réalité aucun de ces discours n’avait été recueilli ; il est évident d’ailleurs que le style en est partout le même, que dans tous se rencontrent des considérations de même ordre, et pour ainsi dire le développement méthodique d’un système préconçu, que c’est Thucydide enfin qui parle par la bouche des orateurs qu’il fait comparaître tour à tour. Au point de vue de la vérité absolue il est facile d’attaquer, comme l’a fait Denys d’Halicarnasse, la vraisemblance de ces discours : la foule à laquelle ils s’adressent ne les eût point compris ; souvent même les considérations qu’ils renferment ne sont pas de nature à être exposées en public ; ils sont trop précis, trop serrés, pour ne point fatiguer l’attention d’auditeurs distraits ; mais, comme discours historiques, destinés à nous initier au mécanisme des gouvernements, aux luttes ardentes des partis, à ces mille nuances qui composent en réalité la vie, l’individualité et le génie d’un peuple, ils sont restés inimitables : peu nous importe, après tout, que Périclès ait prononcé l’oraison funèbre qui a fait l’admiration des siècles, que les Mytiléniens aient été accusés par Cléon et défendus dans les termes que nous a conservés Thucydide, que l’assemblée de Sparte

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ait entendu, ou non, les ambassadeurs de Corinthe et d'Athènes plaider la paix et la guerre, si nous trouvons dans ces discours de convention la seule chose que nous puissions y chercher, un reflet fidèle de la vérité historique et comme une résurrection des moeurs, des caractères, de ces imperceptibles détails qui n’apparaissent pas à la surface des faits, et qui cependant les produisent et les expliquent.

C’est là qu’il faut chercher le sens caché et la cause des événements, l’influence des grands hommes, la tranformation graduelle des moeurs, la moralité de l’histoire et celte éducation politique de l’avenir, que Thucydide a le premier entrevue dans l’étude du passé. Dans ces résumés nerveux et colorés de chacun des grands faits qui dominent toute la situation, le politique trouvera répandues avec profusion les maximes les plus profondes et les plus pratiques sur le gouvernement des hommes, l’historien puisera dans la variété des aspects et des nuances une connaissance vraie de cette civilisation mobile de la Grèce, composée d’éléments si divers et si fugitifs ; le moraliste y découvrira avec une sorte d’effroi toutes les misères de l’esprit humain, sondées et analysées avec une étonnante pénétration et impitoyablement mises à nu. Les historiens auxquels Thucydide a servi de guide ont bien pu lui emprunter son exactitude presque minutieuse, et cette curieuse étude des détails qu’il sait si heureusement concilier avec les vues d’ensemble ; quelques-uns même ont rencontré des peintures plus brillantes, de plus riantes couleurs ; mais pour la profondeur des pensées, pour la sombre énergie des tableaux, la science stratégique, l’entente des institutions et la connaissance des hommes, aucun ne l’a surpassé, ni même égalé. On peut dire, en résumé, que Thucydide a créé l'histoire politique : avec lui on sort des mythes, des récits héroïques, pour entrer en pleine humanité. La critique historique est fondée ; la philosophie a pris la place qui lui appartient dans l’étude des institutions humaines, et elle ne la quittera plus. Il est vrai que ce tableau de l’homme, livré à luimême, presque sans principes et sans Dieu, au sein d’une liberté effrénée, est triste et navrant ; mais en est-il pour cela moins vrai, moins applicable à tous les temps, moins utile à présenter aux

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méditations de l’avenir ? La nature humaine, envisagée de près, peut avoir été fort séduisante à certaines époques privilégiées ; mais, en général, elle semble prendre à tâche de donner raison à Thucydide : nous n’aurions pas besoin de remonter bien haut pour découvrir, au sein des délicatesses de notre civilisation moderne, les égorgeurs de Corcyre, et chacun trouverait aisément dans ses souvenirs, à côté d’un Périclès, dix Cléons vulgaires, et autant de ces raffinés, amoureux d’eux-mêmes, dont le brillant et présomptueux Alcibiade restera à jamais le type achevé.

Après avoir rapidement esquissé le plan de Thucydide, et indiqué les principales acquisitions que lui doit la science historique, il nous reste à donner une idée de sa manière comme écrivain, de son style màle et sévère, « si bien approprié aux choses, comme « dit Cicéron, qu’on ne sait si c’est le langage qui éclaire les faits « ou la pensée qui communique sa lumière au langage. » Ce jugement de l’orateur romain, qui avait fait de Thucydide une étude approfondie, rend parfaitement l’espèce d'étonnement qu’on éprouve en le lisant : chez lui, en effet, la pensée est tellement pressée, elle se soumet si impérieusement le langage, que pour la suivre, il faut s’attacher en quelque sorte à elle seule, tout en se laissant guider par l’expression, qui la note et la signale bien plus qu’elle ne la développe ; d’un autre côté,la condensation des mots est telle, la logique qui préside à leur enchaînement et à leur com- position est si rigoureuse et si serrée, qu’il faut les suivre pas à pas, les analyser, les décomposer sans cesse pour ne laisser échapper aucune nuance. Dans nos langues modernes, régulières jusqu’à l’excès, et où tout est exactement défini à l’avance, l’expression exerce toujours une influence presque décisive sur la pensée ; elle offre un moule qu’on adopte involontairement : l’originalité disparaît ; mais le lecteur avance à coup sûr. Chez Thucydide, au contraire, c’est la pensée qui fait la langue, suivant ses besoins, qui la compose et la façonne à son gré, de manière à s’y empreindre tout entière ; elle n’a d’autre logique, dans l’arrangement du discours, que son propre mouvement, et soumet même la grammaire à ses exigences.

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Au premier abord les mots semblent se heurter, sans lien, sans dépendance réciproque ; ce sont comme des traits brillants, dont on ne saisit pas bien, à première vue, le rapport et l’unité. Pour se reconnaître et avancer sûrement, il faut remonter par la réflexion jusqu’à la pensée dont on n’a sous les yeux que les jalons et les saillies, la saisir au passage, combler les lacunes, méditer, approfondir, composer à la suite de l’historien. On ne lit pas, à proprement parler, l’histoire de Thucydide, on l’étudie, comme il l’a composée lui-même, dans le silence et la solitude ; car il n’écrit point pour ceux qui ont besoin qu’on pense pour eux ; il sollicite, il force à penser, il lient l’esprit toujours en haleine, et ne permet pas un instant de repos. Sans être rude et rebutant, comme l’a prétendu Schlegel, il fatigue à la longue, comme la vue d’un tableau où tout serait saillant, sans transitions et sans ombres.

En lisant Xénophon ou Platon, l’esprit est guidé par l’arrangement grammatical ; les mots ont d’ailleurs un sens assez large pour que, sans approfondir et en se contentant d’une sorte d’à peu près, on suive assez bien, comme par intuition, la pensée de l’auteur. Rien de pareil avec Thucydide : il met dans chaque mot tout ce qu’il peut contenir, et serre l’expression comme la pensée : dès lors rien d’inutile ; aucun de ces mots vagues, dont le sens peut s’étendre ou se resserrer à volonté ; on risque toujours de dire trop peu en le traduisant. Chaque mot est une sentence, chaque phrase une démonstration. Simple, précis et suffisamment clair dans le récit ordinaire, il se résume, se condense encore, quand le sujet s’élève, dans les discours, les portraits ou les considérations générales ; alors les pensées, les images se pressent et s’accumulent à tel point, qu’il semble n’avoir que le temps de les noter en passant.

L’absence complète de tout développement périodique, l’usage· fréquent de l’ellipse, les associations insolites de mots, donnent au style une apparence lyrique qui rappelle la manière de Pindare et des tragiques. On ne peut pas dire que la lumière manque, elle jaillit, au contraire, de tant de points à la fois, qu’on est quelque

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temps à se reconnaître. La concision, poussée jusqu’à l’excès, imprime à la forme un caractère de sécheresse qui n’est pas dans le fonds : en un mot, Thucydide ne se livre qn’à moitié ; il ne fait usage du langage qu’autant qu’il le faut pour se communiquer, sans rien accorder jamais au plaisir du lecteur : toujours maître de lui-méme, il semble comprimer et refouler sa pensée jusqu’à ce qu’elle déborde, d’autant plus impétueuse et irrésistible. Il ne procède que par bonds, par traits et par éclairs ; mais chacun de ces traits ouvre un horizon nouveau, illumine la question et révèle une grande vérité morale ou politique. On comprend, en le lisant, qu’il ait passé, comme l’affirme son détracteur systématique. Denys d’Halicarnasse, vingt-sept ans à polir son ouvrage ; cette concision nerveuse et pleine de choses ne s’improvise pas. Mais nous ne saurions admettre, comme on l’a trop souvent répété, que l’obscurité soit chez lui calculée, et qu’il n’ait voulu se révéler qu’aux laborieux efforts des savants et des commentateurs. Il est dans la nature des penseurs vigoureux et originaux de chercher, ou de rencontrer spontanément, pour des conceptions nouvelles, une forme neuve, étrange, saisissante, qui s’impose à jamais ; tel a été Thucydide, tels sont chez nous les grands prosateurs marqués au coin d’une puissante originalité, Pascal et Bossuet, par exemple : leur esprit se refuse aux données do langage vulgaire ; ils pensent et parlent tout d’une pièce, se mettent tout entiers dans chaque mot, et s’inquiètent peu d’aider le lecteur, qu’ils sauront bien forcer à les suivre, même au prix du travail et de la méditation.

Quand on est assez familiarisé avec la pensée et la langue de Thucydide pour le suivre sur les escarpements où il aime à se tenir, on éprouve un plaisir analogue à celui du savant qui, maître enfin de la clef d’une science, avance désormais avec assurance et voit se découvrir devant lui des horizons infinis. Chaque pas est pénible encore ; mais la fatigue est largement payée ; ce qui était obscurité au début devient énergique précision ; la composition des mots, si embarrassante dans toutes les langues, par le vague qu’elle introduit dans le discours en groupant des idé es et en les présentant

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synthétiquement et par masses, ne nuit en rien chez Thucydide à la netteté et à l’exacte détermination des contours ; elle ajoute même à la vigueur de la pensée et à l’effet général, comme ces instruments qui semblent multiplier la lumière en concentrant tous ses rayons sur un seul point. L’antithèse, dont il fait un usage trop fréquent, peut-être, suivant les habitudes du temps, ne forme pas, du moins, disparate avec sa manière habituelle : car, saisissant les objets par leurs points culminants, les opposant pour les éclairer mutuellement, elle s’harmonise sans peine avec un style dont le procédé général est la mise en relief et comme la notation accentuée des choses. Ces oppositions, d’ailleurs, sont toujours simples, naturelles ; elles naissent du sujet sans affectation et sans recherche. Thucydide prodigue les inversions, au mépris de la logique ordinaire, souvent même de l’harmonie ; il groupe les mots plutôt qu’il ne les arrange ; il les jette par grandes masses, et semble les violenter pour les faire entrer dans l’exécution de son plan ; comme on voit, dans une nature bouleversée, les éléments les plus divers, les rochers les plus abrupts, concourir à d’admirables effets d’ensemble. L’aspect général est heurté, sauvage, sans aucune trace d’arrangement artificiel : il n’y a rien à faire, avec un pareil guide, pour le lecteur qui ne cherche que le plaisir. Mais l’effet est saisissant, l’impression durable, pour qui ne se laisse point décourager ; du choc des mots et de leur désordre apparent la pensée jaillit pressée, grave, imposante, terrible.

Thucydide sait au besoin trouver des tons plus doux, des accents moins sévères ; il a, dans la narration, une élégance pure, simple et sans apprêt, qui repose l’imagination fatiguée de tant de tristes images ; mais c’est là l’exception, et une exception assez rare : Il ne sourit guère , et ne rit jamais ; son langage réfléchit presque partout une émotion contenue ; il est empreint de cette majesté uniforme et un peu triste qui est le caractère des hautes méditations ; la variété manque, l’expression ne se colore que de l’éclat orageux du fonds ; la richesse est bien plus dans l’idée que dans cette parure extérieure que l’écrivain semble lui avoir à dessein départie d’une main avare, aussi étroite et aussi sévère que

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possible. C’est Tacite, mais Tacite à la plus haute puissance, moins orné, moins soucieux de la forme, moins passionné, mais plus serré, plus étincelant encore de haute poésie, plus naturel et plus vrai.

III.

Parler d’une traduction de Thucydide, quelque consciencieuse qu’elle soit, c’est dire ses défauts, son impuissance à rendre le modèle. Thucydide ne saurait être traduit à proprement parler : à part même les difficultés du texte, on éprouve avec lui le même embarras qu’avec les tragiques ou les lyriques : on l’altère par cela seul qu’on le soumet aux procédés d’une langue régulière. Je n’ai pas eu la prétention de rendre l’énergie et la précision du texte, l’originalité du langage, la coupe brisée des phrases, et cette sorte de désordre extérieur, cet entrechoquement des mots, dont il tire de si puissants effets. Rien de tout cela n’était possible avec notre langue analytique, et pour des lecteurs qui veulent avant tout la clarté. Je n’ai pu me proposer qu’un but extrêmement modeste : reproduire le mouvement des pensées, rendre Thucydide lisible, le mettre à la portée des lecteurs auxquels s’adresse cette collection, c’est-à-dire des gens du monde, de ceux qui n’aiment pas à trop sentir l’original sous la copie. Même dans ces limites c’était un travail difficile, et que je ne me flatte pas d’avoir amené à bien. Je le donne cependant tel qu’il est, ne désespérant pas de l’améliorer plus tard ; heureux si j’ai pu lever quelques-unes des diffi- cultés dont est hérissé le plus grand des historiens anciens, et en faciliter l’étude aux esprits sérieux et réfléchis.

Dans l’impossibilité de donner le texte de Thucydide, j’ai pris pour base de ma traduction l’édition Poppo. Le volumineux et substantiel commentaire qui l’accompagne m’a servi à lever bien des difficultés ; alors même que je me suis écarté des solutions qu’il propose, il m’a été utile en m’aidant à pénétrer plus profondément

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dans la pensée de l’écrivain, à en saisir le lien et à en réunir les éléments épars.

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éditions de thucydide et traductions françaises[*](Je ne fais que reproduire ici le tableau très complet des éditions, qu’a donné F. Didot dans les préliminaires de sa traduction ; lui-même a em- prunté à Poppo une (grande partie des indications.).

I. Thucydides (texte grec). Venetiis in Domo Aldi, mense Maio MDII in-folio. Les scholies ont été publiées par Alde, l’année suivante.

II. Thucydides (texte grec et latin avec les scholies). Florentioe apud Bernhardum Juntam, 1526, die secunda novembris.

III. Thucydides (texte grec ; les scholies sont à la fin). Basileoe ex officina Hervagiana, anno MDXL, in-folio. Cette édition a été donnée par Camerarius, et corrigée en plusieurs endroits d’après un manuscrit.

IV. Thucydides (texte grec et latin). La traduction latine est celle de Valla, avec des corrections de Henri Estienne à la marge. Imprimé par Henri Estienne. A. D. 1564, in-folio.

V. Thucydides (texte grec et latin, etc., 1588, in-folio). C’est la seconde édition de Henri Estienne : il y fait plusieurs additions à la précédente : par exemple son Proparasceue ad lectionem scholiorum ; un grand nombre de notes sur le premier livre et sur une grande partie du second livre de Thucydide ; la vie de Thucydide par Marcellin avec la traduction latine de Casaubon, etc.

« Ces cinq éditions sont connues sous le nom d’Anciennes Édi- tions. On estime leurs leçons à l’égal de celles des manuscrits. »

VI. Thucydides (texte grec et latin). Francfort, apud hered. Wechel. 1594, in-folio. La traduction latine a été partout corrigée et améliorée par Æmilius Portus ; elle contient des notes de

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François Portus, son père. Grec, né en Crète, et des Indes.

Cette traduction est généralement adoptée dans les éditions publiées depuis.

VII. Thucydides. Oxford et Londres, 1696, in-folio (texte grec et latin), avec cartes de la Grèce et de la Sicile, publié par John Hudson, qui, après H. Estienne et Portus, a retouché pour la troisième fois la traduction latine de Valla.

VIII. Thucydides (texte grec et latin). Amsterdam, Wetstein et Smith, 1781, in-folio, avec les notes d’Henri Estienne, de Hudson et de Wasse. Édition donnée par C. A. Duker, avec les mêmes cartes que celles de l’édition de Hudson. Elle contient les Annales Thucydidei de Henri Dodwell ; et ce qui la rend surtout précieuse, c’est un Index fort riche des locutions de Thucydide et un Index Rerum.

IX. Thucydides. 8 vol. in-8°, 1758. C’est l’édition de Duker, réimprimée à Glasgow par Foulis.

X. Thucydides. Édition de François-Charles Alter, 2 vol. in-8°, Vienne, 1785 (texte grec seulement), avec les corrections que Toussain avait écrites sur les marges de l’édition d’Alde.

XI. Thucydides. 6 vol. in-8°, 1788-9. Édition de Duker, réimprimée à Deux-Ponts.

XII. Thucydides (texte grec seulement), publié par Hermann Bredenkamp, in-8°, Bremen, 1791-2, et à Leipsick, 1799 ; 2 vol. in-8°.

XIII. Thucydides (texte grec et latin). 2 vol in-4°, Leipsick. Vol. 1, 1790, vol. 2, 1804. C’est le texte et les notes de Duker, avec d’autres notes de Jean-Christophe Gottleber. Après la mort de Gottleber, Bauer a continué cette édition ; elle a été achevée après la mort de Bauer, par Christian Daniel Beck.

XIV. Venise, 1802 (texte grec), avec les seholies ; 2 vol in-8° ; citée par M. Daunou dans sa vie de Thucydide, Biog. univers, de Michaud.

XV. Thucydides (grec et latin). Édimbourg, 1804 ; 6 vol. in-12. C’est le texte de Duker, corrigé en quelques endroits. On y a introduit les formes attiques pour les temps des verbes,

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contrairement à tous les Mss. Cette édition a été publiée sous le nom d’Elmsley.

XVI. Thucydides (grec et latin). Vienne, 1805 ; 10 vol. Poppo se borne à en donner le titre d’après une Revue allemande. Elle lui est restée inconnue. C’est probablement la même que la suivante.

XVII. Thucydides, Vienne, 1805 ; 10 vol. in-8° (texte grec), avec traductions et notes en grec moderne, et des index historiques et géographiques par Neophytos Dukas.

XVIII. Thucydides (grec et latin). Publié par J.-B. Gail. Paris, 1807 ; 10 vol. in-8°. Elle contient les variantes des 13 Mss. de la Bibliothèque impériale de Paris, des notes et un commentaire sur quelques passages difficiles, et deux plans pour expliquer le siége de Platée. — Une traduction française, avec des notes par Gail, a aussi été publiée en 1808, en 4 vol. in-8°, et une autre en 1829.

Le même (grec-latin), accompagné de la traduction française de Levesque, revue par Gail, 1807-8. 5 vol. in-4°, avec notes, plans et gravures.

XIX. Thucydides (texte grec). Publié par Seebode ; 1 vol. in-8°, Leipsick, 1814.

XX. Thucydides (texte grec). Publié par Schæfer ; 2 vol in-12. Leipsick, 1815.

XXI. Thucydides (texte grec et latin). Londres, 1819, 4 vol. in-8°, publié par Priestley. Cette édition contient, avec les scholies, les notes de l’édition de Bauer, les commentaires de Benedict, et les observations critiques de Poppo.

XXII. Thucydides. 2 vol. in-8°, Leipsick, 1820 (texte grec), scholies, index, tables chronologiques, et des notes nouvelles par Christophe Fr. Ferd. Haacke (réimprimé en 3 vol. in-8°. Londres, 1823).

XXIII. Thucydides. 3 vol. in-8°. Berlin et Oxford, 1821 (texte grec seulement), avec les scholies et les notes de Wasse et de Duker. Publié par Immanuel Bekker.

XXIV. Thucydides. 1 vol. in-8°. Oxford, 1824 (texte grec

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seulement), corrigé dans plusieurs endroits d’après le texte de la grande édition de Bekker.

XXV. Thucydides (texte grec), avec quelques notes par Louis Dindorf. In-8°, Leipsick, 1824.

XXVI. Thucydides. 6 vol. in-8°. Leipsick, 1821-40 (texte grec, avec deux volumes de Prolégomènes ; les scholies, notes ; amples index, etc.), par Ernest-Frédéric Poppo. Les Prolégomènes et le texte, en tout 11 vol.

XXVII. Thucydides (texte grec), avec notes originales, index et plan de Syracuse, par François Goeller. 2 vol. in-8°, Leipsick, 1826.

XXVIII. Thucydides (the text), according to Bekker’s édition, with some alterations, illustrated by maps taken entyrely from actual surveys. With notes chiefly historical and geographical by Thomas Arnold D. D. Oxford, 1830. Cette édition semble faite avec soin ; elle contient des notes intéressantes, surtout relativement à la géographie.

XXIX. Thucydides græce iterum recensuit Imm. Bekker. Be- rol. 1832, in-18. Cette édition, revue sur les manuscrits, contient des variæ lectiones extraites de ces manuscrits , avec l’indication des corrections adoptées.

XXX. Thucydides. Pars prima. Contextum verborum ad optimorum librorum fidem editum ; varietatem lectionis, summaria Haackiana et Dukeri indices rerum et verborum adauctos complectens curante R. A. Morstadtio.

Pars secunda. Vitas Thucydidis a veteribus grammaticis conscriptas ; adnotationes Dukeri integras, aliorum selectas ; scholia Græca notis Stephani illustrata ; Dodwelli annales Thucydideos ex Corsinii et Clintoni observationibus emendatos ; Dukeri incidem notarum locupletissime auctum complectens. Curante G. Gervino. 1833 et suiv.

La plus ancienne traduction française est celle de Claude de Seyssel, évèque de Marseille, imprimée pour la première fois à Paris, en 1527 , 1 vol. in-f°, pour l’usage de Louis XII. Elle est très infidèle et illisible aujourd’hui.

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Louis Jausaud d’Usez a publié, à Genève, en 1610 (petit in-f°), une traduction plus exacte, mais qui ne peut être comprise qu’à l’aide du texte.

La troisième est de Perrot d’Ablancourt (Paris, 1662). C’est plutôt une nouvelle histoire de la guerre du Péloponnèse qu’une traduction de Thucydide. Il taille, coupe, ajoute à son gré, et altère constamment le modèle sous prétexte de l’embellir.

La traduction de Levéque, publiée en 1795, 4 vol. in-8°, se distingue par des qualités qui la recommandent encore aujourd’hui ; l’entente du texte et une élégance qui, tout en affaiblissant l’énergie de Thucydide, ne la voile pas entièrement. Je n’hésite pas à la placer de beaucoup au - dessus des traductions publiées depuis.

Gail a donné, en 1807, une traduction nouvelle (4 vol. in-8°, Paris). Le style est pénible, le sens souvent manqué ou dépassé par trop de subtilité.

La traduction de F. Didot (1833, 4 vol. in-8°) se distingue, entre toutes les précédentes, par une lutte sérieuse contre les difficultés du texte qu’elle serre de très près ; mais par cela même elle est à peine lisible, et ne donne de Thucydide qu’une idée très imparfaite. Quoiqu’on puisse signaler un assez grand nombre de passages où le traducteur donne évidemment à côté du sens le plus naturel et le plus vrai, son travail sera toujours consulté avec fruit par ceux qui voudront étudier Thucydide dans l’original, et se familiariser avec les difficultés de la langue.

M. Stiévenart, doyen de la faculté des lettres de Dijon, a donné à la fin de 1851 une traduction que je regrette vivement de n’avoir pu consulter avant de terminer ce travail. L’introduction, que j’ai eue entre les mains, contient un certain nombre de passages traduits avec autant de fermeté que d’élégance.