History of the Peloponnesian War

Thucydides

Thucydides. Histoire de la Guerre du Péloponnése. Bétant, Élie-Ami, translator. Paris: Librairie de L. Hachette, 1863.

L’été suivant [*](Vingt et unième année de la guerre, an 444 ayant J. C.), dès les premiers jours du printemps, le Spartiate Dercyllidas fut envoyé par terre dans l’Hellespont avec quelques troupes, afin d’insurger Abydos, colonie de Milet. Les Chiotes, pendant l’inaction forcée d’Astyochos, se virent contraints par la rigueur du siège à livrer un combat naval. Dans le temps où Astyochos était encore à Rhode, le Spartiate Léon, - qui avait fait la traversée sur le vaisseau d’Antisthénès, était venu de Milet pour les commander après la mort de Pédaritos.

Ils avaient également reçu douze vaisseaux détachés de la station de Milet, savoir : cinq de Thurii, quatre de Syracuse, un d’Anéa, un de Milet, enfin celui de Léon. Les Chiotes'firent une sortie en masse et occupèrent une forte position, tandis que leurs vaisseaux, au nombre de trente-six, se portaient contre les trente-deux vaisseaux athéniens et engageaient le combat. La lutte fut acharnée. Les Chiotes et leurs alliés n’eurent pas le dessous ; mais, comme le jour baissait, ils rentrèrent dans leur ville.

A peine Dercyllidas était-il arrivé par terre de Milet à Abydos sur l’Hellespont, que cette ville se prononça en faveur des Péloponésiens et de Pharnabaze. Lampsaque en fit autant deux jours après. A cette nouvelle, Strombichidès partit précipitamment de Chios avec vingt-quatre vaisseaux athéniens, dont quelques-uns portaient des hoplites. Il défit dans un combat les habitants de Lampsaque sortis à sa rencontre, prit d’emblée cette ville ouverte ; et, après avoir livré au pillage les effets et les esclaves, mais rétabli dans leurs demeures les hommes libres, il se dirigea vers Abydos. N’ayant pu amener cette ville à composition ni la prendre d’assaut, il cingla vers la côte opposée, et alla se poster à Sestos, ville de la Chersonèse, jadis au pouvoir des Mèdes. Il en fit une place forte destinée à commander tout l’Hellespont.

Depuis ce moment, les Chiotes eurent un certain ascendant sur mer, d’autant plus qu’Astyochos et les Péloponésiens de Milet, instruits du combat naval et du départ de l’es-. cadre de Strombichidès, avaient repris courage. Astyochos avec deux bâtiments se rendit à Chios, en ramena les vaisseaux qui s’y trouvaient [*](C’est-à-dire les vaisseaux péloponésiens ou alliés que l’auteur a énumérés au ch. lu, et que lion avait conduits de MHet à Chios. ), et cingla contre Samos avec la totalité de ses forces ; mais les Athéniens, qui se défiaient alors les uns des autres, n’étant point venus à sa rencontre, il repartit pour Milet.

A la même époque ou même un peu auparavant, la démocratie

456
avait été renversée à Athènes. Pisandros et ses collègues, de retour à Samos après avoir quitté Tissapherne, s'assurèrent encore mieux de l’armée et engagèrent les principaux àes Samiens à rétablir chez eux l’oligarchie, malgré Imposition sous laquelle ce régime avait succombé. En même temps, les Athéniens qui étaient à Samos tinrent conseil; et, considérant qu’Alcibiade refusait de les seconder, que d’ailleurs il était peu fait pour entrer dans une oligarchie, ils résolurent de ne plus songer à lui, mais de ne compter que sur eux-mêmes pour l’exécution de leurs desseins. Ils décidèrent que la guerre serait poussée avec vigueur, et que, travaillant désormais pour leur propre compte, ils feraient sans hésitation tous les sacrifices pécuniaires ou autres que les circonstances pourraient exiger.

Après s’être confirmés dans ces résolutions, ils déléguèrent immédiatement à Athènes Pisandros et la moitié des députés pour effectuer leur projet, avec charge d’établir l’oligarchie dans toutes les villes sujettes où ils toucheraient en passant. L’autre moitié fut envoyée dans les divers endroits de la domination athénienne. Diotréphès, commandant désigné du littoral de la Thrace et alors à Ghios, eut ordre de se Tendre à sa destination. Arrivé à Thasos, il y abolit le gouvernement populaire ; mais deux mois ne s’étaient pas écoulés depuis son départ, que les Thasiens se mirent à fortifier leur ville [*](On a vu (liv. I, ch. ci) qu’à la suite d’une précèdente révolte de Thasos, les Athéniens vainqueurs avaient exigé que cette ville fut démantelée, afin qu’à l’avenir elle ne pût opposer aucune résistance à leur marine. ), sans plus se soucier de l’oligarchie d’Athènes, et s’attendant d’un jour à l’autre à ce que les Péloponésiens leur apportassent la liberté. Il se trouvait en effet dans le Péloponèse une émigration composée d’hommes bannis par les Athéniens. Ces gens, de concert avec leurs amis de la ville, travaillaient avec ardeur à obtenir l’envoi d’une flotte et à provoquer la défection de Thasos. Le hasard les servit à souhait. Leur ville se maintint sans danger, et la démocratie, qui leur avait été contraire, fut renversée. Ainsi donc à Thasos les choses tournèrent tout autrement que n’avaient cru les oligarques athéniens; et sans doute il en fut de même chez beaucoup d’autres peuples sujets. Une fois émancipées, les villes marchèrent vers une franche liberté, sans se laisser éblouir par l’indépendance équivoque que leur offraient les Athéniens.

Pendant leur traversée, Pisandros et ses collègues, conformément au plan adopté, abolirent la démocratie dans les villes et recrutèrent çà et là quelques hoplites pour auxiliaires. Arrivés à Athènes, ils y trouvèrent leurs affaires déjà bien avancées par les conjurés. Quelques jeunes gens, s’étant donné

457
le mot, avaient tué secrètement un certain Androclès, l’homme le plus influent du parti populaire et le principal auteur du bannissement d’Alcibiade. En l’immolant, ils avaient voulu à la fois frapper le démagogue et complaire à Alcibiade, dont le retour semblait prochain, et qui devait leur procurer l’amitié de Tissapherne. Ils s’étaient également défaits de quelques autres citoyens qui leur portaient ombrage. Enfin ils avaient déclaré, dans un discours médité de longue main, que les seuls emplois rétribués devaient être ceux de l’armée, et la gestion des affaires n’appartenir qu’à cinq mille citoyens, les plus capables de servir l’État de leur fortune et de leurs personnes.

Ce n’était là qu'une amorce jetée à la multitude ; car les meneurs entendaient bien garder pour eux le gouvernement. Néanmoins le peuple et le conseil élu au scrutin des fèves [*](Le conseil des Cinq-Cents était ainsi appelé à cause de son mode d’élection. Chacune des dix tribus nommait cinquante membres, tirés au sort parmi les citoyens âgés d’au moins trente ans et non récusables. Pour l’élection, on se servait du registre nominatif (ληξιαρχικόν γραμματεΐον) tenu dans chaque tfibu; et, à mesure qu’on lisait les noms (probablement par rang d’âge), on tirait d’une urne des fèves blanches ou noires. Celui dont le nom était accompagné d’une fève b'anche était élu, sous la réserve de Peiamen de vie et de mœurs (δοκιμασία). ) se rassemblaient encore; mais ils ne décidaient rien sans l’agrément des conjurés. Les orateurs mêmes étaient du complot et leurs discours concertés d'avance. Personne n’osait les contredire, tant la faction inspirait de frayeur. Quelqu’un élevait^il la voix, on trouvait bientôt le moyen de s’en défaire. Les meurtriers n’étaient ni recherchés, ni poursuivis lorsqu’on les soupçonnait. Le peuple ne remuait point ; sa terreur était telle que, même en restant muet, il s’estimait heureux d’échapper à la violence. Les esprits étaient subjugués, parce qu’on croyait les conjurés bien plus nombreux qu’ils ne l’étaient. A cet égard, on ne savait à quoi s’en tenir, à cause de la grandeur de la ville [*](D’après un calcul approximatif, on évalue à cent mille âmes le chiffre de la population d’Athènes à cette époque. ) et parce qu’on ne se connaissait pas assez les uns les autres. Aussi, malgré l’indignation qu’on éprouvait, nul n’osait confier à son voisin le secret de ses plaintes ou ses projets de vengeance; il eût fallu pour cela s’ouvrir à des inconnus ou à des suspects. La défiance était générale dans le parti populaire; on se soupçonnait mutuellement de tremper dans le complot, surtout depuis qu’il y était entré des gens qu’on croyait incapables de pactiser avec l’oligarchie. Rien ne contribua davantage à inspirer au peuple de l’inquiétude et aux oligarques delà sécurité, en confirmant la multitude dans cette suspicion envers elle-même.

Telle était la situation d’Athènes, lorsque Pisandros et ses collègues y arrivèrent. A l’instant ils se mirent à l’œuvre pour achever ce qui était si bien commencé. D’abord ils convoquèrent les citoyens et firent décider qu’on nommerait dix commissaires munis de pleins pouvoirs et qu’on les chargerait

458
d’élaborer un projet de constitution et de le soumettre au peuple dans un délai déterminé. Le jour venu, ils réunirent l’assemblée dans une enceinte close, à Colone, lieu consacré à Neptune et situé à dix stades de la ville [*](Le lieu ordinaire des assemblées du peuple à Athènes était le Pnyx (eh. xcvn), quelquefois le théâtre de Bacchus (ch. xciv), ou d’autres endroits voisins de la ville. En convoquant le peuple dans un local fermé et restreint, l’intention des meneurs était apparemment d’exclure de la délibération une partie de leurs adversaires. Les conjurés avaient le mot pour occuper la majeure portion de l’enceinte et empêcher la multitude d’y trouver place. Les clôtures consistaient en balustres ou cancellages qu’on ne devait pas franchir. ). Là les commissaires proposèrent un article unique, portant que tout Athénien aurait le droit d’émettre l’avis qu’il voudrait et prononçant des peines sévères contre quiconque poursuivrait, pour violation de loi ou pour tout autre motif, celui qui aurait usé de cette liberté[*](Par cette décision préalable, on enlevait aux démagogues leur arme favorite, qui consistait à intenter une action d’illégalité (γραφή παρανόμων) à quiconque proposait le moindre changement à la constitution. ). Cela fait, on proposa nettement l’abolition des anciennes magistratures, la suppressiçn des emplois salariés et la nomination de cinq présidents, chargés d'élire cent citoyens, qui à leur tour s’en adjoindraient chacun trois autres. Ces quatre cents devaient siéger au conseil, exercer selon leurs lumières une autorité sans limites, et rassembler les cinq mille quand ils le jugeraient à propos.

Ce fut Pisandros qui ouvrit cet avis et qui en général se montra le plus ardent adversaire de la démocratie. Mais celui qui avait conçu le plan de cette résolution et qui l'avait longuement préparée, fut Antiphon, l’un des hommes les plus vertueux qui fussent alors à Athènes. Penseur profond et non moins habüe orateur, il n’intervenait pas volontiers dans les débats politiques ou judiciaires, car sa réputation d’éloquence prévenait la multitude contre lui; mais c’était l’homme le plus capable de servir par ses conseils ceux qui avaient une lutte à soutenir dans l’assemblée ou dans un tribunal. Lorsque plus tard, après la chute des Quatre-Cents, il fut en butte à l’animosité du peuple pour la part qu’il avait prise à leur établissement, il présenta, contre l’accusation capitale qu’on lui intentait, la plus belle défense qui de mémoire d’homme ait jamais été prononcée [*](On assure que l’orateur Antiphon avait été le maître d’éloquence de Thucydide. On ne peut attribuer qu’à un sentiment de reconnaissance les éloges excessifs donnés par lui à un homme qui, de son aveu, était le principal auteur d’une révolution attentatoire à la liberté d’Athènes, et blâmée par Thucydide lui-même. Après la chute des Quatre-Cents, Antiphon paya de sa vie la part qu’il avait prise à leur établissement. Il fut condamné à mort cette même année. Le discours qu’il prononça en cette occasion, et dont Thucydide fait un si bel éloge, ne s’est pas conservé. Il ne reste d’Antiphon que dix-sept plaidoyers ou fragments de plaidoyers, insérés dans la collection des orateurs athéniens. ). Phrynichos fut aussi Tua des plus fougueux partisans de l’oligarchie. Il craignait Alcibiade, qu’il savait instruit de toutes ses intrigues de Samos auprès d'Astyochos, et il ne croyait pas son rappel possible sous un régime oligarchique. Une fois compromis, il fit preuve d’une fermeté peu commune. Enfin, au premier rang des ennemis de la démocratie, on doit encore placer Théraménès fils d’Qagnon, homme qui ne manquait ni d’éloquence ni de génie. Faut-il done s’étonner qu’une affaire, conduite par tant de gens habiles, ait réussi malgré son extrême difficulté ? Ce n’était pas chose aisée en effet, cent ans après l’expulsion des tyrans d’Athènes[*](L’expulsion des Pisistratides eut lieu en 510 av. J. C. Il y avait donc précisément un siècle à cette époque. ), que d’arracher au peuple sa liberté; d’ao-tant plus que, durant plus de la moitié de oette période, loir.

459
de subir aucune sujétion, il avait contracté Uhabitude de commander à d’antres [*](A dater de l’alliance dite des Grecs, laquelle fut l’origine de l’empire d’Athènes, jusqu’à l’époque actuelle, il y aurait eu soixante-cinq ans. ).

L’assemblée dissoute et ces divers articles sanctionnés, sans opposition, il fut immédiatement procédé à l’installation des Quatre-Cents dans la salle du conseil. Les Athéniens étaient continuellement en armes, ou sur les murailles ou dans les corps de réserve, depuis que les ennemis occupaient Décélie. Ce jour-là on licencia, comme dé coutume, ceux qui n’étaient pas du complot; les autres eurent pour consigne d’attendre paisiblement, non sur la place d’armes, mais à une certaine distance, prêts à donner main-forte en cas d’obstacle. C’étaient des gens d’Andros, de Ténos, trois cents Carystiens, quelques Athéniens de la colonie d’Égine, venus tout armés dans ce but [*](Sans doute les hoplites que Pisandros avait ra- massés pendant sa traversée (ch. lxv). Sur la colonie athénienne d’Ëgine, voyez liv. II, ch. xxvn. ). Ces mesures prises, les Quatre-Cents, munis de poignards sous leurs vêtements et accompagnés des cent vingt jeunes Grecs [*](Cette désignation, regardée par quelques éditeurs comme superflue, est ajoutée par opposition au corps ordinaire des soldats de police (archers scythes), composé d’étrangers. ) qui les servaient dans les coups de main, se présentèrent à la porte du conseil élu au scrutin des fèves [*](Voyez ch. lxvi, note 1. ). Ils sommèrent les membres de se retirer en recevant leur indemnité. Ils avaient apporté eux-mêmes la somme nécessaire pour le reste du temps à courir, et ils la leur distribuèrent à leur sortie [*](L’indemnité ou droit de présence des membres du conseil des Cinq-Cents était d’une drachme par jour de séance. L’année civile athénienne commençant au moisHécatombéon (juillet-août), il restait encore à l’ancien conseil environ quatre mois jusqu’à l’expiration de ses fonctions. ).

Le conseil s’était écoulé sans mot dire et les citoyens ne faisant aucun mouvement, les Quatre-Cents entrèrent dans la salle, tirèrent au sort parmi eux des Prytanes [*](Le conseil des Cinq-Cents, composé de cinquante membres de chaque tribu, se trouvait naturellement divisé en dix sections, dont chacune à son tour exerçait la platanie ou présidence, et devait consacrer tout son temps aux affaires publiques pendant la dixième partie de l’année. Les Quatre-Cents, n’étant pas également tirés des dix tribus, étaient obligés de recourir au sort pour constituer entre eux des prytanies de quarante membres. ), et s’installèrent dans leurs fonctions avec les cérémonies, les vœux et les sacrifices d’usage. Ensuite ils modifièrent profondément la constitution démocratique, sans toutefois, à cause d’Alcibiade, rappeler tous les bannis. En général leur administration fut violente. Ils se défirent de quelques citoyens qui leur portaient ombrage ; ils en condamnèrent d’autres aux fers ou à la déportation; enfin ils envoyèrent un héraut à Décélie auprès d’Agis, roi de Lacédémone, pour lui dire qu’ils étaient prêts à conclure un accord, et qu’il aimerait mieux sans doute traiter avec eux qu’avec une populace indigne de confiance.

Mais Agis se refusait à croire qu’Athènes fût tranquille et le peuple résigné à la perte de son antique liberté. Il s’imagina qu’il lui suffirait de se présenter en forces pour faire éclater un mouvement déjà tout préparé. Aussi ne fit-il aux envoyés des Quatre-Cents aucune réponse pacifique : au contraire, il manda du Péloponèse des troupes nombreuses; et, peu de temps après, joignant ce renfort à la garnison de Décélie, il descendit jusque sous les murs d’Athènes. Il espérait que les

460
Athéniens, dans leur état de trouble, se soumettraient plus aisément, ou même qu’il prendrait la ville d’emblée, lorsqu’au danger du dehors s’ajouteraient, selon toute apparence, les agitations du dedans; au moins comptait-il s’emparer des longs murs, abandonnés par l'effet des circonstances. Mais à son approche, les Athéniens, sans remuer le moins du monde à l’intérieur, firent sortir leur cavalerie avec une partie des hoplites, des peltastes et des archers, renversèrent ceux des ennemis qui s’étaient trop aventurés, et restèrent maîtres de quelques armes et de quelques cadavres. Agis, sachant dès lors à quoi s’en tenir , effectua sa retraite, reprit ses anciens cantonnements de Décélie, et renvoya au bout de peu de jours les nouvelles troupes dans leurs foyers. Les Quatre-Cents ne laissè-sent pas de lui adresser une nouvelle ambassade , qu’il reçut mieux que la première. Sur son conseil, ils députèrent à Lacédémone pour traiter de la paix.

Ils firent aussi partir pour Samos dix commissaires chargés de tranquilliser l’armée et de lui faire entendre que ce n’était pas au détriment de la ville ou des particuliers que l’oligarchie avait été établie,.mais dans un but d’intérêt général ; que c’étaient cinq mille citoyens et non pas seulement quatre cents qui géraient les affaires ; que les Athéniens, distraits par les guerres et les occupations lointaines, n’avaieht jamais dans aucune assemblée atteint le nombre de cinq mille, quelle que fût l’importance de la délibération. Ils leur dictèrent le langage à tenir et les expédièrent aussitôt après leur entrée en charge. Ils craignaient, comme il arriva, que la foule des marins ne voulût pas de l’oligarchie, et que de là ne partît un mouvement qui les emporterait eux-mêmes.

Déjà s’opérait à Samos, contre l’oligarchie, une réaction, dont l’origine datait de l’établissement des Quatre-Cents. Ceux des Samiens qui formaient le parti populaire et qui, dans le temps[*](Voyez ch. xxi. ), s’étaient soulevés contre les riches, avaient modifié leurs opinions. Sollicités par Pisandros pendant son séjour à Samos et par les conjurés athéniens qui étaient dans cette ville, trois cents d'entre eux avaient ourdi une conspiration dans le but d’attaquer les citoyens restés fidèles à la démocratie. Il y avait alors à Samos un Athénien nommé Hyper-bolos, homme pervers , qui avait été banni par l'ostracisme [*](Selon Plutarque (Alcibiade, ch. xm), le bannissement d’Hy-perbolos fut le résultat d'une coalition entre Nicias, Phéax et Alcibiade, lesquels se voyant menacés d’ôtre bannis eux-mêmes, s’entendirent ensemble pour faire tomber la sentence sur cet homme mal famé. La condamnation d’Hyperbolos fut le dernier exemple d’ostracisme à Athènes (quatre cent seize ans av. J. C.). ), non pas qu’on redoutât son pouvoir et son crédit, mais pour sa méchanceté et pour son infamie. Les conjurés l’assassinèrent, d’accord en cela avec Charminos, l’un des généraux, et

461
avec d’autres Athéniens résidant à Samos , auxquels ils voulaient donner un gage de fidélité. Ils accomplirent de concert quelques entreprises de la même espèce ; après quoi ils se mirent en devoir d’assaillir les démocrates. Ceux-ci, instruits de leur projet, en donnèrent avis aux généraux Léon et Diomédon, tous deux fort mal disposés pour l'oligarchie, à cause de la considération dont le peuple les entourait. Ils en parlèrent également à Thrasybulos et à Thrasylos, l’un triérarque, l’autre servant dans les hoplites, ainsi qu'à d’autres Athéniens , ennemis avoués des conjurés. Ils les supplièrent de ne pas souffrir qu’eux-mêmes fussent égorgés et que Samos se détachât d’Athènes après avoir tant travaillé au maintien de son empire. Sur cet avis, ces Athéniens prirent à part chacun des soldats et les engagèrent à faire avorter le complot. Ils s’adressèrent eu particulier à l'équipage de la Paralienne, exclusivement composé d'Athéniens de condition libre, toujours prêts à poursuivre le fantôme même de l'oligarchie. Dès lors Léon et Diomédon ne s’éloignèrent jamais de Samos sans y laisser quelques vaisseaux de garde. Aussi, à la première levée de boucliers faite par les trois cents, tous ces gens et nôtamment les Paraliens, prirent les armes et donnèrent la victoire au parti populaire. Les Samiens tuèrent une trentaine de conjurés, en bannirent trois des plus coupables, amnistièrent les autres, et se constituèrent désormais en pleine démocratie.

Les Samiens et les soldats, qui ne savaient pas encore les Quatre-Cents au pouvoir, firent promptement partir pour Athènes la Paralienne avec l’Athénien Chéréas, fils d'Ar-chestratos,l’un des principaux acteurs des derniers événements. Il devait annoncer ce qui venait de se passer. Mais à peine la Paralienne fût-ello arrivée, que les Quatre-Cents mirent aux fers deux ou trois de ses matelots, ôtèrent aux autres leur vaisseau, et les transférèrent sur un bâtiment de charge destiné à croiser autour de l’Eubée. Chéréas trouva moyen de s’évader; et, sitôt qu’il eut vu ce qui se passait à Athènes, il revint à Samos, apportant aux soldats des nouvelles étrangement exagérées. Il leur dit que les citoyens étaient battus de verges ; que nul ne pouvait ouvrir la bouche devant les maîtres de l’État; que ceux-ci outrageaient leurs femmes et leurs enfants ; qu’ils songeaient à saisir et à emprisonner les parents de tous ceux qui, dans l’armée de Samos, ne leur étaient pas favorables, afin de les mettre à mort si l’on refusait de leur obéir. Il ajouta encore beaucoup d’autres détails aussi peu véridiques.

462

À ce récit, les soldats faillirent lapider les principaux fauteurs de l'oligarchie et leurs adhérents. A la fin cependant ils se calmèrent, grâce à Γintervention des gens modérés, qui leur firent comprendre qu'en présence de la flotte ennemie, c’était le moyen de tout perdre. Alors voulant asseoir solidement la démocratie à Samos, Thrasybulos fils de Lycos, et Thrasylos, qui étaient à la tète du mouvement, firent prêter à tous les soldats, surtout à ceux qui avaient trempé dans l’oligarchie, les plus terribles serments de maintenir le régime démocratique, de vivre en bonne harmonie, de poursuivre avec ardeur la guerre contre les Péloponésiens , d’être ennemis des Quatre-Cents et de n’entretenir avec eux aucune relation quelconque. Tous les Samiens en âge de porter les armes se lièrent par le même serment. Les soldats mirent en commun avec eux tous leurs intérêts, toutes les éventualités, tous les périls, persuadés que c’était l’unique chance de salut pour les uns comme pour les autres, et qu’ils seraient perdus sans retour siles Quatre-Cents ou les ennemis postés à Milet prenaient le dessus.

Il y eut alors une scission bien prononcée, les uns voulant ramener la ville à la démocratie , les autres faire prévaloir l’oligarchie dans le camp. Aussitôt les soldats se formèrent en assemblée. Ils déposèrent les précédents généraux et tous ceux des triérarques qui leur étaient suspects ; à leur place ils en élurent d’autres, notamment Thrasybulos et Thrasylos. Les soldats se levaient pour s’adresser des exhortations mutuelles. Il ne fallait pas, disaient-ils, se laisser abattre parce que la ville avait fait divorce avec eux ; c’était la minorité qui s’était séparée d’une majorité bien plus puissante. Maîtres de toutes les forces navales, ils obligeraient les villes de leur dépendance à leur payer tribut, aussi bien qu’ils l’auraient fait en partant d’Athènes. Ils avaient dans Samos une cité considérable, qui, lors de sa guerre avec Athènes, avait failli lui enlever l’empire de la mer [*](Allusion à la guerre soutenue par Samos coptre Athènes du temps de Périclès. Voyez liv. I, ch. cxv. ). Elle leur servirait, comme auparavant, de point d'appui contre l’ennemi. Grâce à leurs vaisseaux, ils étaient mieux en état que les citoyens de la ville de se procurer des subsistances. C’était la flotte qui, de Samos oomme d’un poste avancé, avait jusqu’alors assuré les communications du Pirée. Dorénavant, si la ville leur déniait leurs droits, il ne tiendrait qu’à eux de lui fermer la mer , ce qu’ils n’avaient pas à craindre d’elle. Les secours à attendre d’Athènes pour la continuation de la guerre étaient nuis ou à peu

463
près. On n’avait pas perdu grand’chose, puisqu’elle n’avait à leur envoyer ni argent — les soldats s’en procuraient eux-mêmes — ni conseil utile, seuls points sur lesquels une ville soit supérieure à une armée. C’était à eux à se plaindre de la ville, qui abrogeait les lois de la patrie, tandis qu’eux-mêmes les maintenaient et s’efforçaient de les rétablir ; ainsi Varmée ne le cédait point en sagesse à la ville. Alcibiade, si l’on décrétait sa grâce et son rappel, s’empresserait de ménager l’alliance du roi. En définitive, quand tout viendrait à leur faire défaut, upe flotte aussi nombreuse que la leur saurait bien trouver des retraites, où les champs et les villes ne leur manqueraient pas.

Tout en s’excitant de la sorte, les soldats n’en continuaient pas moins leurs préparatifs de guerre. Quant aux dix députés que les Quatre-Cents avaient envoyés à Samos, ils étaient déjà à Délos lorsqu’ils apprirent ces nouvelles ; ils ne poussèrent pas plus loin.

A cette même époque , les Péloponésiens de l’armée de Milet murmuraient tout haut contre Astyochos et Tissapherne qui, disaient-ils, ruinaient leurs affaires. Ils accusaient le premier de s’être refusé à livrer un combat naval, lorsque leur flotte était au grand complet et celle des Athéniens peu nombreuse ; de différer maintenant encore, quoique l’ennemi fût en dissension et n’eût pas concentré tous ses moyens; d’attendre indéfiniment, et au risque de tout compromettre, la flotte phénicienne, dont on parlait toujours et qui ne paraissait jamais. A Tissapherne ils reprochaient de ne point amener cette flotte et de paralyser leur marine en ne fournissant la solde ni régulièrement ni en son entier. Il fallait, selon eux, ne pas rester plus longtemps dans l’inaction, mais livrer une bataille décisive. Les Syracusains surtout se montraient exaspérés.

Les alliés et Astyochos, instruits de ces murmures et de l’agitation qui régnait à Samos, tinrent conseil et résolurent d’engager une action générale. En conséquence, ils se mirent en mer avec tous leurs bâtiments au nombre de cent douze, prescrivirent aux Milésiens de se rendre par terre au Mycale, et firent voile pour la même destination. Les Athéniens , avec quatre-vingt-deux vaisseaux, étaient alors en station à Glaucé près du Mycale, en face et à peu de distance de Samos. Dès qu’ils virent la flotte péloponésienne en marche contre eux, ils se retirèrent à Samos , car ils ne se croyaient

464
pas en mesure de risquer une action décisive ; d'ailleurs, ayant reçu de Milet l’annonce du mouvement offensif de la flotte pè-loponésienne, ils avaient fait dire à Strombichidès de ramener de l’Hellespont l'escadre détachée de Chios pour Abydos, et Os voulaient attendre son arrivée. Tels furent les motifs de leur retraite à Sambs. Les Péloponésiens abordèrent à Mycale et y campèrent, ainsi que les troupes de terre de Milet et des environs. Le lendemain, au moment de cingler contre Samos, ils apprirent le retour de Strombichidès et de la flotte de l’ffel-lespont ; ils se hâtèrent alors de rentrer à Milet. Les Athéniens, dont ce renfort avait porté la flotte à cent huit navires, firent voile à leur tour contre Milet, dans le dessein de livrer bataille; mais personne n’étant sorti à leur rencontre, ils regagnèrent Samos.

Le même été, peu de temps après ces événements, les Péloponésiens qui, malgré la concentration de leurs forces, ne s’étaient pas crus en état de se mesurer contre les Athéniens, se trouvèrent fort embarrassés pour l’entretien d'une flotte si considérable, surtout avec le peu de régularité que Tissapherne mettait dans ses payements. Ils songèrent donc à exécuter les instructions qu’ils avaient reçues à leur départ du Péloponèse, en envoyant vers Pharnabaze, Cléarchos fils de Ramphias avec quarante vaisseaux. Pharnabaze les appelait en leur offrant des subsides, et Byzance manifestait l’intention de se révolter. Ces vaisseaux prirent le large pour dérober leur marche aux Athéniens ; mais ils furent assaillis par une tempête : la plupart, avec Cléarchos, gagnèrent Délos et revinrent à Milet, d’où Cléarchos se rendit ensuite par terre dans l’Hel-lespont pour y prendre le commandement. Dix vaisseaux, conduits par Hélixos de Mégare, parvinrent heureusement dans l’Hellespont et firent soulever Byzance. A cette nouvelle, les Athéniens envoyèrent de Samos dans l’Hellespont un renfort de vaisseaux et de troupes. Il y eut même devant Byzance un léger engagement de huit vaisseaux contre huit.