History of the Peloponnesian War

Thucydides

Thucydides. Histoire de la Guerre du Péloponnése. Bétant, Élie-Ami, translator. Paris: Librairie de L. Hachette, 1863.

Sur ces entrefaites, on apprit de Caunos l’arrivée des vingt-sept vaisseaux et des commissaires lacédémoniens. Às-tyochos, jugeant que tout devait être subordonné à la double nécessité d’escorter une flotte si nombreuse, qui lui promettait l’empire de la mer, et d’assurer la traversée des Lacédémoniens chargés de contrôler sa conduite , renonça sur-le-champ à l’expédition de Chios et se mit en route pour Caunos. Dans le trajet, il descendit à Cos-la-Méropide[*](Méropis était l’ancien nom de l’île de Cos. On avait continué à la désigner par cette épithète, quoiqu’il n’existât pas en Grèce d’autre ville du même nom. ). Il pilla cette ville ouverte, et alors bouleversée par le plus violent tremblement dé terre qui, de mémoire d’homme , se soit fait sentir; les habitants s’étaient réfugiés sur les montagnes. Il fit des courses sur le territoire et enleva tout, à l’exception des hommes libres qu’il relâcha. De Cos, il arriva pendant la nuit à Cnide. Là il fut contraint par les instances des Cnidiens à ne pas débarquer ses équipages , mais à se porter sans désemparer contre les vingt vaisseaux d’Athènes, avec lesquels Charminos , l’un des généraux de Samos , guettait ces mêmes vingt-sept navires péloponésiens qu’Astyochos venait chercher. Un avis de Mélos

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avait fait connaître à Samos l’approche de cette flotte : aussi Charminos se tenait-il en croisière dans les parages de Symé, de Chalcé, de Rhode et de la Lycie; déjà même il était instruit de sa présence à Caunos.

Astyochos, avant que sa marche fût signalée, cingla immédiatement vers Symé. afin de surprendre en pleine mer l’escadre ennemie. Mais la pluie et la brume dispersèrent sa flotte dans les ténèbres ; au point du jour elle était en désordre, et déjà l’aile gauche se trouvait en vue des Athéniens, tandis que le reste errait encore autour de ΓΪle. Charminos et les Athéniens s’avancent à la hâte, avec moins de vingt vaisseaux, dans la persuasion que cette flotte est celle de Caunos qu’ils épiaient. Ils attaquent à l’instant, coulent trois vaisseaux et en endommagent d’autres. L’affaire en était là et semblait tourner à leur avantage , lorsque le gros de la flotte ennemie parut à l’improviste et les cerna de toutes parts. Les Athéniens prirent alors la fuite et perdirent six vaisseaux : le reste se réfugia d’abord dans l’île de Teutlussa, puis à Halicarnasse. Après ce succès, les Péloponésiens abordèrent à Cnide, où ils furent rejoints par les vingt vaisseaux venant de Caunos. Les deux flottes réunies firent voile pour Symé, y érigèrent un trophée, et revinrent mouiller à Cnide.

A la nouvelle de ce combat naval, les Athéniens stationnés à Samos appareillèrent avec toutes leurs forces et firent voile vers Symé. Ils n’attaquèrent point la flotte qui était à Cnide et n’en furent pas attaqués ; mais ils prirent les gros bagages qu’elle avait déposés à Symé , touchèrent à Lorymes sur le continent et regagnèrent Samos.

Les vaisseaux péloponésiens rassemblés à Cnide reçurent les réparations dont ils avaient besoin. Tissapherne s’y trouvait aussi. Les onze commissaires de Lacédémone entamèrent avec lui des conférences sur les points qu’ils n’approuvaient pas dans les conventions déjà faites, de même que sur la meilleure direction à donner aux affaires militaires dans l’intérêt com-paun. Lichas était celui qui apportait à cet examen l’attention la plus scrupuleuse. Il soutint que les deux traités, celui de Chalcidéus aussi bien que celui de Théraménès, étaient défectueux. Selon lui, il était inadmissible que le roi se prétendît maître de tous les pays que lui ou ses ancêtres avaient jadis possédés : c’était dire en effet que toutes les îles, la Thessalie, la Locride et jusqu’à la Béotie rentreraient sous sa domination [*](Ces divers pays avaient été anciennement soumis aux Perses, les uns, tels que les lies de la mer Egée et le littoral de la Thrace jusqu’à la Thessalie, dès avant le règne de Xerxès, les autres à l’époque de l’expédition de ce prince contre la Grèce. ),et que les Lacédémoniens, au lieu d’affranchir les Grecs,

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devraient leur imposer le joug des Mèdes. Lichas voulait donc un nouveau traité, fait sur de meilleures bases ; autrement le précédent serait nul et non avenu; il ajoutait qu’à ce prix on n'avait que faire des subsides, Tissapherne indigné se retira plein de colère et sans avoir rien conclu.

Les Lacédémoniens formèrent le projet de passera Rhode, où ils étaient appelés par les principaux citoyens. L’acquisition de cette île avait pour eux de Pimportance par le grand nombre de ses marins et de ses soldats ; ils espéraient d’ailleurs, avec le concours de leurs alliés, pouvoir entretenir leur flotte sans demander d’argent à Tissapherne. Ils partirent donc aussitôt de Gnide ce même hiver, et allèrent premièrement aborder à Camiros sur terre de Rhode avec quatre-vingt-quatorze vaisseaux. Le peuple, qui ne savait rien des négociations entamées, s’enfuit épouvanté ; car la ville était ouverte. Les Lacédémoniens convoquèrent les habitants de Rhode avec ceux des deux villes de Lindos et d’Ialyssos, et les déterminèrent à se détacher d’Athènes. C’est ainsi que Rhode passa du côté des Péloponésiens.

Cependant, au premier avis reçu, les Athéniens étaient partis de Samos pour prévenir l’ennemi, et déjà ils se montraient au large ; mais il était trop tard : aussi remirent-ils à la voile, d’abord pour Chalcé , puis pour Samos. Ensuite ils se mirent en course contre Rhode, en partant de Chalcé, de Cos et de Samos. Les Péloponésiens levèrent sur les Rhodiens une contribution de trente-deux talents [*](Cent soixante-douze mille huit cent francs. ), tirèrent leurs vaisseaux à sec, et se tinrent dans l’inaction durant quatre-vingts jours.

Dans l’intervalle et même avant l’expédition de Rhode, il survint quelques incidents. Depuis la mort de Chalcidéus et la bataille de Milet, Alcibiade était devenu suspect aux Péloponésiens, comme ennemi d’Agis et comme traître, à tel point que de Lacédémone on avait mandé à Astyochos de le faire périr. Alcibiade effrayé se retira chez Tissapherne et s'attacha de tout son pouvoir à le brouiller avec les Péloponésiens. Devenu l’âme de ses conseils, il fit réduire la solde d’unq drachme attique à trois oboles[*](C’était la moitié de la solde promise (chap. xxix). La drachme attique (quatre-vingt-dix centimes) se subdivisait en six oboles. ), qui n’étaient même pas payées régulièrement. D’après ses conseils, Tissapherne déclara que, si les Athéniens, bien plus expérimentés dans la marine, donnaient seulement trois oboles à leurs matelots, c’était moins par économie que pour les empêcher de se pervertir par l’abondance, d’affaiblir et de ruiner leur santé par des excès, on d’abandonner leurs navires en laissant pour gage l’arriéré qui

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leur était dû. Il lui apprit encore à gagne? par des gratifications l’appui des triérarques et des généraux des villes. Tous s’y laissèrent prendre, excepté les Syracusains. Hermocratès fut seul à protester au nom des confédérés. Lorsque les villes venaient demander de l’argent, Alcibiade les éconduisait lui-même en répondant, au nom de Tissapherne , que les Chiotes étaient bien impudents, eux les plus riches des Grecs et redevables de leur salut à une assistance étrangère , de prétendre que d’autres exposassent leurs vies et leurs.biens pour les affranchir. Quant aux autres villes, elles seraient, disait-il, impardonnables, elles qui, avant leur défection, contribuaient si largement en faveur d’Athènes, de se refuser aujourd’hui à faire les mêmes sacrifices et de plus grands encore dans leur propre intérêt. Enfin il représentait que Tissapherne, faisant la guerre à ses dépens, avait bien raison d’user d’économie ; mais que le jour où le roi enverrait des fonds, la solde serait' intégralement payée et les villes recevraient d’équitables indemnités.

Alcibiade exhortait encore Tissapherne à ne pas trop se hâter de terminer la guerre, et à ne pas donner au même peuple l’empire de la terre et de la mer, soit en faisant venir, comme il en avait l’intention, la flotte phénicienne, soit en soudoyant un plus grand nombre de Grecs. Il valait mieux, lui disait-il, laisser la prépondérance indécise, afin que le roi, lorsqu’il aurait à se plaindre de l’un des deux partis, pût toujours lui opposer l’autre ; si au contraire la force continentale et la force maritime étaient concentrées dans les mêmes mains, il ne saurait plus à quels alliés recourir pour abattre la puissance prédominante , à moins qu’il ne voulût un jôur s’engager lui-même dans une lutte dispendieuse et pleine de périls; il était bien plus simple, moins coûteux et plus sûr pour lui de laisser les Grecs s’entre-détruire. Mieux vaut, ajoutait-il, partager l’empire avec les Athéniens ; moins ambitieux du côté de la terre ferme et plus accommodants soit en actions soit en paroles , ils soumettent la mer à leur autorité, mais ils abandonnent au roi les Grecs qui habitent son empire ; les Lacédémoniens au contraire se posent en libérateurs ; dès lors il n’est pas à croire que, venant pour affranchir les Grecs de la domination d’autres Grecs, ils ne veuillent pas aussi les délivrer de celle des Barbares, à moins qu’on ne les empêche de terrasser les Athéniens. Il lui conseillait donc de les affaiblir les uns au moyen des autres ; puis, lorsqu’il aurait autant que possible

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amoindri la puissance athénienne, de se tourner alors contre les Péloponésiens et d’en débarrasser le pays.

Tissapherne entra en grande partie dans ces vues, à en juger du moins par sa conduite. Charmé des avis d’Alcibiade, il lui donna toute sa confiànce, fournit irrégulièrement la solde aoi Péloponésiens, et ne leur permit pas de livrer une bataille navale. En affirmant que la flotte phénicienne allait venir et qu'on aurait alors des forces de reste, il ruina leurs affaires et paralysa leur marine, si florissante jusqu’à ce moment. Enfin, dans toute la part qu’il prit à cette guerre, il manifesta trop d’inertie pour qu'on pût méconnaître ses véritables intentions.

Tout en donnant à Tissapherne et au roi, en retour de leur hospitalité, les conseils qu’il estimait les plus utiles; Alcibiade se ménageait les moyens de rentrer dans sa patrie, persuadé que, s’il la préservait de la ruine, il pourrait un jour obtenir son rappel ; dans ce but, il comptait en première ligne sur l’effet de ses liaisons avec Tissapherne. L’événement lui donna raison. Les soldats athéniens de Samos furent bientôt informés de son crédit auprès du satrape. D’autre part Alcibiade se mit en rapport avec les plus influents d’entre eux, pour qu’ils déclarassent de sa part aux honnêtes gens que, s’il était rappelé à Athènes sous le régime de l’aristocratie et non de l’odieuse démagogie qui l’avait chassé, il offrait de leur procurer l’amitié de Tissapherne et de partager le pouvoir avec eui. Ces propositions eurent d’autant plus de succès que les trié-rarques et les plus puissants des Athéniens en station à Samos étaient naturellement portés au renversement de la démocratie[*](Les triérarques ou commandants des trirèmes étaient pris exclusivement dans la classe des pmtocosiomédimnes, c’est-à-dire des plus riches citoyens. Us devaient donc avoir peu de goût pour la démocratie, qui faisait peser sur eux les charges les plus lourdes. ).

L’affaire fut d’abord agitée dans le camp, pois dans la ville. Quelques Athéniens étant venus de Samos pour s’aboucher avec Alcibiade, il se fit fort de leur concilier l’amitié de Tissapherne et ensuite celle du roi, pourvu qu’ils renonçassent à la démocratie, et qu’ainsi le roi pût avoir confiance en eux. Dès lors, les principaux citoyens, ceux qui supportent les plus lourdes charges, conçurent un grand espoir de se saisir de la direction des affaires et de triompher des ennemis. De retour à Samos, ils réunirent leurs affidés, se lièrent entre eux par serment, et déclarèrent sans détour à la foule que le roi serait l’ami des Athéniens et leur fournirait des subsides sitôt qu’Alcibiade aurait été rappelé et la démocratie abolie.

Bien qu’au premier moment la multitude ne vît pas de bon œil ces menées, la perspective des subsides fournis par le roi la fit tenir tranquille. Les chefs du parti oligarchique, après

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avoir communiqué au peuple leur projet, examinèrent entre eux et avec le reste des conjurés les propositions d’Alcibiade. Elles leur parurent à tous avantageuses et sûres. Le seul Phryni-’ clios, alors général, les-repoussa complètement. A l’entendre,— et e’était la vérité,—Alcibiade ne tenait pas plus à l’oligarchie qu'à la démocratie; il ne cherchait qu’un moyen de renverser l^ordre établi dans la ville, afin de s’y faire rappeler par ses amis; or on devait avant tout prévenir les dissensions. Quant au roi, il n’était pas de son intérêt, au moment où les Pélopo-nésiens étaient devenus sur mer les égaux des Athéniens et occupaient dans ses États des places importantes, de segïréer des embarras en s’unissant aux Athéniens dont il se défiait, au lieu des Péloponésiens dont il n’avait point à se plaindre. A l’égard des villes alliées auxquelles on promettait l’oligarchie parce que Athènes cesserait d’être gouvernée démocratiquement, il savait bien, disait-il, que ce ne serait ni un motif de soumission pour les cités révoltées, ni un gage de fidélité pour celles qui leur restaient ; car plutôt que d’être esclaves de l'oligarchie ou de la démocratie, elles aimeraient mieux être libres, n’importe sous lequel de ces deux gouvernements; elles se diraient sans aucun doute que ceux qu'on appelait les honnêtes gens[*](Dénomination ordinairement donnée à l’aristocratie d’Athènes. ) ne leur susciteraient pas moins d’ennuis que la démocratie, puisque c’étaient eux qui commettaient toutes les exactions, et causaient au peuple mille vexations dont ils tiraient bénéfice ; que s’assujettir à eux, c’était vouloir le régime des condamnations arbitraires et des exécutions violentes, au lieu que le peuple était un refuge ouvert à tous et un frein aux excès .du petit nombre. Phrynichos prétendait savoir pertinemment que les villes s’étaient formé cette opinion par expérience ; aussi repoussait-il à la fois les offres d’Alcibiade et l’ensemble du projet.

L’assemblée des conjurés n’en persista pas moins dans sa première résolution d’approuver ce qui avait été proposé. On décida d’envoyer à Athènes Pisandros avec d’autres députés pour travailler au rappel d’Alcibiade, au renversement delà démocratie et à la réconciliation de Tissapherne avec les Athéniens.

Phrynichos, sachant que le rappel d’Alcibiade serait mis en avant à Athènes et probablement accepté, craignit, après l’opposition qu'il y avait faite, qu’Alcibiade, une fois de retour, ne lui en voulût pour ce motif. Il s’avisa donc d’un stratagème. Il envoya un message au navarque lacédémonien Astyocbos,

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alors à Milet, pour lui mander en grand secret qu’Alcibiade ruinait les affaires de Lacédémone en opérant un rapprochement entre Tissapherne et les Athéniens. Il entrait dans tous les détails, et s’excusait de poursuivre un ennemi personnel au détriment de sa patrie. Astyochos ne songea pas à tirer vengeance d’Alcibiade, qui d’ailleurs n’était plus comme auparavant sous sa main ; au contraire, il alla le trouver à Magnésie où il était avec Tissapherne, leur communiqua la lettre de Samos et prit le rôle de délateur. En même temps, il profita, dit-on, de la circonstance pour témoigner de son dévouement à Tissapherne ^en vue de son intérêt particulier. C’était déjà pour la même raison qu’il avait pris si froidement à cœur la diminution de la solde. Aussitôt Alcibiade écrivit à Samos pour dénoncer Phrynichos et demander sa mort. Phrynichos, déconcerté et fort .compromis par cette accusation, écrivit à Astyochos une seconde lettre. Il se plaignait de ce que le secret n’eût pas été mieux gardé, et offrait de lui livrer toute l’armée athénienne de Samos. La place étant ouverte, il suffisait de suivre la marche qu’il lui traçait. Phrynichos ajoutait que, risquant sa vie pour Lacédémone, il était bien excusable d’avoir recours aux derniers expédients plutôt que de tomber sous les coups de ses ennemis jurés. Astyochos communiqua pareillement cette lettre à Alcibiade.

Phrynichos, qui s’attendait à cet acte de perfidie, de même qu’à un nouveau message d’Alcibiade, prit les devants. Il avertit l’armée que, Samos étant ouverte et les vaisseaux ne mouillant pas tous dans l’intérieur du port, il tenait de bonne source que les ennemis se disposaient à Tattaque du camp ; qu’il fallait donc fortifier la ville au plus tôt et faire soigneuse garde. Comme général, l’exécution dépendait de lui. On se mit donc à l’œuvre ; voilà pourquoi Samos, destinée d’ailleurs à être fortifiée, le fut plus promptement. Bientôt vint la lettre d’Alcibiade annonçant que l'armée était trahie et les ennemis sur le point de l’attaquer ; mais on ne donna aucune attention à ises paroles. On pensa qu’instruit des projets de l’ennemi, illen avait, par motif de haine, rejeté la complicité sur Phrynichos. Loin de rendre celui-ci suspect, cet avertissement ne fit que confirmer son témoignage.

Là-dessus Alcibiade mit tout en œuvre pour réconcilier Tissapherne avec les Athéniens. Quoique ce satrape redoutât les Péloponésiens, qui avaient en mer une flotte plus forte que celle d’Athènes, il ne demandait pas mieux que de se laisser

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convaincre, surtout, depuis qu’il avait connaissance des différends qui s’étaient élevés à Cnide entre les Péloponésiens au sujet du traité de Théraménès ; — ceci se passait dans le temps où ils étaient à Rhode. — Cette contestation était venue à point nommé pour corroborer l’assertion d’Alcibiade sur le projet prêté aux Lacédémoniens d’affranchir toutes les villes grecques. Or Lichas, sans s’en douter, lui avait pleinement donné raison, en déclarant inadmissible la clause qui conférait au roi la souveraineté des villes jadis appartenant à lui ou à ses ancêtres. Alcibiade, qui avait pris en main de si grands intérêts, déployait toutes ses ressources pour s’insinuer dan» l’esprit de Tissapherne.

Les députés athéniens envoyés de Samos avec Pisan-dros arrivèrent à Athènes et parurent devant le peuple assemblé. La conclusion de leurs discours fut que, si Ton voulait rappeler Alcibiade et renoncer au gouvernement populaire, on pouvait compter sur l’alliance du roi et triompher des Péloponésiens. Plusieurs voix s’élevèrent en faveur de la démocratie. Les ennemis d'Alcibiade criaient à l’indignité, s’il rentrait dans une ville dont il avait foulé aux pieds les lois. Les Eumolpides et les Hérauts[*](Deux corporations sacerdotales, dont les membres appartenaient à d’anciennes familles d’Athènes. Les Eumolpides, descendants d’Eumolpos, prêtre-roi d’Ëleusis, exerçaient le sacerdoce de Cérès Éleusinienne. Les Hérauts ou Céryces étaient des espèces d’augures, chargés des sacrifices officiels. L’arrêt porté contre Alcibiade avait été accompagné de malédictions solennellement prononcées contre lui par ces collèges de prêtres. ) protestaient contre son rappel au nom des dieux et des mystères qui avaient occasionné son exil. Pisandros, montant à la tribune, répondit à ces plaintes et à ces réclamations. Interpellant chacun des opposauts, il lui demandait quel espoir de salut il conservait pour la république, lorsque les Péloponésiens avaient autant de vaisseaux en mer et plus d’alliés qu'Athènes; lorsque le roi et Tissapherne leur fournissaient de l'argent, tandis qu’ils étaient à la veille d’en manquer eux-mêmes, s’ils n’attiraient le roi dans leur parti. Quand il leur avait ainsi fermé la bouche, il leur disait ouvertement : « Notre seule et unique ressource est d’adopter un régime plus modéré, en remettant le pouvoir à un petit nombre de citoyens, pour inspirer de la confiance au roi. Aujourd’hui, ce n’est pas de constitution, c'est du salut qu’il s’agit pour nous; plus tard, nous pourrons faire les modifications désirables. Pour le moment rappelons Alcibiade, le seul hpmme capable de mener à bien ce projet. »

Le peuple ne put d’abord entendre parler d’oligarchie sans un vif déplaisir ; mais quand Pisandros lui eut clairement démontré que c’était le dernier moyen de salut, d’une part la crainte, de l’autre l’espoir que ce changement ne serait que temporaire, le décidèrent à céder. On décréta que

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Pisandros et dix autres iraient auprès de Tissapherne et d’Alcibiade pour s’entendre avec eux sur les mesures à prendre. Conformément aux plaintes de Pisandros, le peuple déposa Phrynichos et Scironidès, qu’il remplaça par Diomédon et Léon dans le commandement de la flotte. Pisandros en voulait à Phrynichos pour son opposition au rappel d’Alcibiade; le motif qu’il fit valoir contre lui fut qu’il avait livré Iasos et Amorgès.

Pisandros se mit en rapport avec toutes les associations qui existaient dans la ville pour les élections et les procès[*](On a souvent assimilé ces associations aux clubs politiques et aux sociétés secrètes des États modernes. Elles avaient peu d’analogie avec les uns et avec les autres. C’étaient des confréries, dont les membres s’engageaient par serment à se prêter un appui mutuel, soit dans les candidatures pour les charges politiques, soit dans les affaires judiciaires, auxquelles les Athéniens étaient si fréquemment exposés. Pour ce double motif, ces associations se recrutaient dans les classes aisées, et devaient par conséquent être déjà disposées à soutenir l’oligarchie. Voyez ch. lxxxi. ). Π leur recommanda de se réunir et de se concerter dans le but d’abolir la démocratie. Enfin, après avoir pris les derniers arrangements afin d’éviter les retards, il s’embarqua avec ses dix collègues pour se rendre auprès de Tissapherne.

Le même hiver, Léon et Diomédon, après avoir rejoint la flotte athénienne, dirigèrent une attaque contre Rhode. Ils trouvèrent les vaisseaux péloponésiens tirés à sec, mirent pied à terre, défirent les Rhodiens dans un combat et s’en retournèrent à Chalcé. Cette île devint, préférablement à Cos, la base de leurs opérations. Elle leur offrait plus de facilités pour surveiller les mouvements de la flotte péloponésiênne.

Il arriva aussi à Rhode un Laconien nommé Xénophantidas, envoyé de Chios par Pédaritos. Il annonça que le fort des Athéniens était complètement achevé et que, si la flotte entière ne venait au secours de Chios, cette île était perdue. On songea donc à la secourir. Sur ces entrefaites Pédaritos, s’étant mis à la tête de ses auxiliaires et de la levée en masse de Chios, alla assaillir le retranchement élevé autour des vaisseaux athéniens. Il emporta une partie de cet ouvrage et prit quelques vaisseaux tirés à sec; mais, les Athéniens étant accourus, les Chiotes furent défaits et entraînèrent dans leur fuite le reste de farinée. Pédaritos périt avec bon nombre de Chiotes ; beaucoup d’armes furent prises. Dès lors Chios fut encore plus étroitement bloquée par terre et par mer, et la famine s'y fit cruellement sentir.

Cependant Pisandros et les autres députés athéniens, arrivés auprès de Tissapherne, ouvrirent des conférences pour se mettre d'accord. Alcibiade n’était pas tout à fait sûr de Tissapherne ; celui-ci redoutait les Péloponésiens et voulait, d’après le système d’Alcibiade lui-même, affaiblir les uns au moyen des autres. Alcibiade imagina donc de faire échôuer la négociation à force d’exigences. Tissapherne avait, je crois, les mêmes

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vues ; mais chez lui, c’était l’effet de la peur, tandis qu’Alcibiade, témoin de ses hésitations, voulait dissimuler aux Athéniens sa propre impuissance ; il préféra donc leur faire accroire que Tissapherne était bien disposé à traiter, mais peu satisfait de leurs concessions. Alcibiade, portant la parole au nom et en présence de Tissapherne, annonça des prétentions tellement exorbitantes que les Athéniens, malgré leur intention de souscrire à tout, en furent scandalisés. Il réclama l'abandon de toute l’Ionie, des îles adjacentes et de divers autres points. Les Athéniens y consentirent. Enfin dans la troisième conférence, Alcibiade, craignant de laisser entrevoir combien son ascendant était faible, exigea pour le roi la faculté de construire des vaisseaux de guerre et de naviguer le long des côtes de son empire, dans la-direction et avec le nombre de bâtiments qu'il lui plairait[*](11 est difficile d’entendre ce passage autrement qu’en admettant l’existence de la paix dite de Callias. A la suite des victoires de Cimon, le roi de Perse conclut avec les Athéniens un traité par lequel, en reconnaissant l’indépendance des Grecs d’Asie, il s’engageait à éloigner de leurs frontières ses armées et ses flottes. Ce traité fut négocié par l’Athénien Callias, fils d’Hipponicos, probablement en 449 av. J. C. La critique moderne a contesté la réalité de cet acte, sur lequel les historiens grecs gardent, à la vérité, le silence, mais qui est cité à l’envi par les orateurs Athéniens. ). Pour le coup les Athéniens perdirent patience; voyant qu’il était impossible de traiter sur de pareilles bases,et qu'Alcibiade les avait joués, ils rompirent la négociation et se retirèrent à Samos.

Le même hiver, aussitôt après ces événements, Tissapherne se rendit à Caunos, dans le dessein de ramener les Pélo-ponésiens à Milet, de conclure avec eux un nouveau traité à telles conditions qu’il pourrait, de leur fournir des subsides et de ne pas se brouiller définitivement avec eux. Il craignait que, faute de subsistances pour leur nombreuse flotte, ils ne fussent contraints de livrer un combat naval aux Athéniens et n’eussent le dessous, ou que la désertion ne se glissât dans leurs équipages et ne permît aux Athéniens d’en venir à leurs fins sans avoir besoin de lui ; surtout il appréhendait qu’ils ne pillassent le continent pour se procurer des vivres. Ce fut donc par suite de ces calculs et de ces prévisions, comme aussi dans le but d’établir l’équilibre entre les Grecs, qu’il appela les Péloponé-siens, leur fournit des subsides et conclut un troisième traité dans les termes suivants :

« La treizième année du règne de Darius [*](Darius II, surnommé Nothus, père d’Artaxerxès-Mnémon et de Cyrus le Jeune, régna dix-neuf ans; il était monté sur le trône en 424 av. J. C. — Hiéraménès, beau-frère du roi Darius, était probablement alors satrape de Sardes. Les fils de Phamacès sont Pharnabaze et ses frères; celui-ci avait la satrapie Dascylitide sur l’Hellespont. ), sous l’é-phorat d’Alexippidas à Lacédémone, le traité suivant a été conclu dàns la plaine du Méandre, entre les Lacédémoniens et leurs alliés d’une part, Tissapherne, Hiéraménès et les fils de Phar-nacès d’autre part, touchant les affaires du roi, des Lacédémoniens et de leurs alliés.

« Tout le pays que le roi possède en Asie demeure sa propriété, avec faculté d’en disposer comme bon lui semble.

« Les Lacédémoniens et leurs alliés ne commettront aucun

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acte d'hostilité contre le pays du roi ; non plus que le roi contre le pays des Lacédémoniens et de leurs alliés.

« Si quelqu’un des Lacédémoniens ou de leurs alliés commet un acte d’hostilité contre le pays du roi, les Lacédémoniens et leurs alliés s’y opposeront. Pareillement, si quelqu’un des sujets du roi commet un acte d’hostilité contre les Lacédémoniens et leurs alliés, le roi s’y opposera.

« Tissapherne s’engage à fournir aux vaisseaux actuellement présents les subsides convenus, jusqu’à l'arrivée de la flotte du roi.

« Si, après l’arrivée de la flotte du roi, les Lacédémoniens et leurs alliés veulent entretenir leurs propres vaisseaux, ils en seront les maîtres. S’ils aiment mieux recevoir de Tissapherne la solde convenue, celui-ci la fournira, à la charge pour les Lacédémoniens et leurs alliés, la guerre terminée, de rembourser à Tissapherne tout l’argent qu’ils auront reçu.

« Quand la flotte du roi sera venue, les vaisseaux des Lacédémoniens et de leurs alliés, de concert avec ceux du roi, feront la guerre en commun, selon le plan convenu entre Tissapherne, les Lacédémoniens et leurs alliés. S’ils veulent faire la paix avec les Athéniens, ce sera d’un commun accord. »

Telles furent les stipulations de ce traité. Aussitôt Tissapherne se mit en devoir de faire venir, comme il était dit, la flotte phénicienne, et d’accomplir toutes ses promesses; du moins voulait-il en avoir l’air.

Sur la fin de cet hiver, les Béotiens prirent par trahison Oropos, qui était occupé par une garnison athénienne. Ils furent secondés par quelques habitants d'Érétrie et même d'Oropoe, qui méditaient la défection de l’Ëubée. Oropos étant situé en face d’Érétrie, il ne pouvait y avoir de sécurité pour cette ville ni pour le reste de l’Eubée tant qu’il serait aux Athéniens.

Maîtres d’Oropos, les Ërétriens se rendirent à Rhode pour attirer en Eubée les Péloponésiens. Ceux-ci étaient alors occupés à secourir Cbios, toujours plus étroitement bloquée. Déjà ils avaient quitté Rhode avec toute leur flotte et se trouvaient sous voiles, lorsque, à la hauteur du Triopion, ils aperçurent au large les vaisseaux athéniens venant de Chalcé. Aucun des deux partis n’ayant commencé l'attaque, ils se retirèrent les uns à Samos, les autres à Milet. Dès lors il fut reconnu qu’à moins d'une bataille navale, il était impossible de secourir Chios. Là-dessus l’hiver finit, ainsi que la vingtième année de la guerre que Thucydide a racontée.

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