History of the Peloponnesian War

Thucydides

Thucydides. Histoire de la Guerre du Péloponnése. Bétant, Élie-Ami, translator. Paris: Librairie de L. Hachette, 1863.

Après ces paroles d’Athénagoras, un des généraux coupa court à la discussion en disant :

340

« Il ne sied pas aux orateurs de faire assaut d’invectives, ni aux auditeurs d’y applaudir'. En présence des rumeurs qui circulent, le mieux est de voir comment chaque citoyen, comment la ville entière trouvera le moyen de repousser victorieusement les agresseurs. Et quand cela ne serait pas indispensable, où est le mal que la ville fasse provision de chevaux, d’armes et de tout le luxe de la guerre ? C'est à nous, généraux, qu'appartiennent cés soins et cette prévoyance, comme aussi l’envoi d’émissaires dans les villes pour surveiller les événements. Nous y avons déjà pourvu en partie, et tous les renseignements qui pourront nous parvenir vous seront communiqués. »

Cette déclaration du général mit fin à la séance.

Cependant les Athéniens étaient déjà rassemblés a Corcyre avec tous leurs alliés. Le premier soin des généraui fut de passer la revue de l’armée pour régler l’ordre des mouillages et des campements. Ils formèrent trois divisions, qu’ils se partagèrent au sort. Naviguer de conserve les-eût exposés à manquer d’eau, d’espace et de vivres dans les endroits de relâche; d’ailleurs l’ordre et la discipline de l’armée ne pouvaient que gagner à ce que chaque division eût son chef distinct. Après cela, ils envoyèrent en Italie et en Sicile trois vaisseaux, qui devaient s’enquérir des villes disposées à les recevoir, et revenir à la rencontre de la flotte avec les informations dont -elle avait Besoin.

Là-dessus les Athéniens, avec toutes leurs forces, appareillèrent de Corcyre pour la Sicile. Leur flotte se composait de cent trente-quatre trirèmes et de deux pentécontores rhodiennes. Athènes à elle seule avait fourni cent trirèmes, dont soixante légères, les autres portant des soldats; le surplus provenait de Chios et des autres alliés. Les hoplites montaient à cinq mille cent, dont quinze cents Athéniens inscrits au rôle, indépendamment de sept cents thètes [*](Les thètes étaient la quatrième classe des citoyens d’Athènes d’après le cens. Us correspondaient aux prolétaires de'Bome, et, comme ceux-ci, ne possédaient pas de biens-fonds. Ils étaient dispensés du service d’hoplites, parce qu’ils n’auraient pu faire les frais de leur équipement, et peut-être aussi par mesure de sûreté publique: mais ils servaient sur les vaisseaux et comme troupes légères. ), soldats de marine. Le reste comprenait les troupes auxiliaires, fournies par les sujets et par les Argiens. Ces derniers avaient envoyé cinq cents hommes. Il y avait aussi deux cent cinquante Mantinéens et mercenaires, quatre cent quatre-vingts archers, dont quatre-vingts Crétois; enfin sept cents frondeursrhodiens et cent vingt bannis de Mégare, armés à la légère. Pour le transport des chevaux, il n’y avait qu’un seul bâtiment, chargé de trente cavaliers.

Tel fut le premier armement qui partit pour cette

341
uerre. H était accompagné de trente bâtiments de charge, portant les bagages, les vivres, les boulangers, les maçons, les charcutiers, ainsi que les outils destinés à la construction dés murs. Cent autres navires avaient été mis en réquisition [*](C’étaieut probablement des bâtiments de commerce à destination de la Sicile ou de l’Italie, et que la flotte forçait de naviguer à sa suite, afin de les empêcher de porter prématurément de ses nouvelles aux ennemis. ); enfin beau-;oup de barques et de vaisseaux marchands suivaient volontaire-nent pour le négoce. Toute cette flotte réunie sortit alors de Cor-ryre et traversais golfe Ionien. Quand ils eurent gagné, les uns la pointe d’Iapygie, les autres Tarente, chacun enfin l'endroit le plus opportun, ils se mirent à longer la côte d’Italie. Les villes leur fermaient leurs portes et leurs marchés, leur permettant seulement de prendre rade et de faire de l’eau ; encore Tarente et Locres le leur refusèrent-elles. Enfin ils atteignirent Rhé-gion, à l’extrémité de l’Italie, et se rallièrent en cet endroit. Gomme on ne les reçut pas dans la ville, ils campèrent au dehors, dans l’enceinte consacrée à Diane, où un marché leur fut ouvert. On tira les vaisseaux sur la grève et l’on se tint en repos. Les généraux s’adressèrent aux Rhégiens, et leur représentèrent que leur qualité de Chalcidéens leur faisait un devoir d’assister les Léontins leurs parents. La réponse des Rhégiens fut qu’ils garderaient la neutralité, et se conformeraient aux résolutions prises en commun par les Grecs d’Italie.

Les Athéniens étudiaient la situation des affaires en Sicile et le plan de campagne qu’ils devaient adopter. Ils attendaient le retour de· vaisseaux qu'ils avaient envoyés à Égeste pour s’assurer de l’existence des trésors dont les députés revenus à Athènes avaient parlé.

Cependant les Syracusains recevaient de toutes parts, et notamment de leurs émissaires, la nouvelle positive que la flotte athénienne était à Rhégion. Dès lors il fallut bien se rendre à l’évidence, et les préparatifs furent poussés avec la dernière activité. On envoya chez les Sicules, ici des gardes, là des ambassadeurs ; on mit garnison dans les forts du territoire ; on fit dans la ville une inspection détaillée des armes et des chevaux ; enfin on prit toutes les mesures usitées en cas de guerre imminente.

Les trois vaisseaux athéniens envoyés à Égeste revinrent à Rhégion, annonçant que, de toutes les sommes promises, il ne se trouvait en réalité que trente talents. Les généraux furent déconcertés de ce premier mécompte, joint au refus des Rhégiens, auxquels on s'était d'abord adressé en vertu de leur parenté avec les Léontins et de leur vieille amitié pour Athènes. Nicias avait prévu ce qu'on apprenait d’Égeste; mais

342
ses collègues Ven montraient fort surpris. Voici, au surplus, l’artifice employé par les Égestains à l’arrivée des premiers députés venus d’Athènes pour vérifier l’état de leurs finances. Ils les avaient conduits dans le temple de Vénus à Éryx ; là ils avaient étalé à leurs yeux quantité d’offrandes, consistant en vases, calices, encensoirs et autres objets d’argent, de beaucoup d’apparence, mais de peu de valeur réelle. Les particuliers avaient invité dans leurs maisons les marins des trirèmes; ils avaient rassemblé la vaisselle d’or et d’argent d’Égeste, emprunté même celle des villes voisines, phéniciennes ou grecques, et chacun la produisait dans les festins comme étant à lui. Presque partout c’était la même qui figurait, et toujours à profusion. Aussi les équipages des galères avaientdls été éblouis ; et, de retour à Athènes, ils n’avaient parlé que des trésors qu’ils avaient vus. Ces gens ainsi abusés avaient fait partager leur erreur aux autres; mais, quand la vérité fat connue, ils furent accablés de reproches par les soldats.

Les généraux tinrent conseil sur les circonstances présentes. L’opinion de Nicias était de cingler avec toute la fiotte contre Sélinonte, principal but de l’expédition; et, si les Égestains fournissaient de l’argent à toute l’armée, d’aviser là-dessus; sinon, d’exiger des vivres pour les soixante vaisseaux qu’ils avaient demandés; dô^ rester le temps nécessaire ponr les réconcilier de gré ou de force avec les Sélinqptins; de passer ensuite devant les autres villes pour leur montrer la puissance d’Athènes, son dévouement à ses amis et aljiés; enfin de rentrer en Attique, à moins qu’il ne s’offrît bientôt une occasion imprévue de secourir les Léontins ou de s’attacher quelque autre ville, sans entraîner Athènes dans des dépenses qu’elle aurait seule à supporter.

Alcibiade soutint qu’après être partis avec de si grandes forces, il serait honteux de revenir sans résukatobtenu ; qu’il fallait envoyer des hérauts dans toutes les villes, sauf à Sélinonte et à Syracuse, se mettre en rapport avec lesSicules, pour détacher des Syracusains’ les uns et se concilier l’amitié des autres, afin d’en tirer des vivres et des renforts; qu’avant tout il fallait persuader Messine, qui occupait le passage et le principal abord de la Sicile, et où la flotte trouverait un port et un lieu de croisière.excellents; qu’une fois les villes gagnées et les alliés déclarés, on agirait contre Syracuse et Sélinonte» à moins que celle-ci ne fît accord avec Égeste, et que celle-là ne consentît au rétablissement des Léontins.

343

Lamachôs ouvrit l’avis de cingler droit contre Syracuse et d’y livrer au plus tôt bataille, avant que la ville fût en état de défense et revenue de sa frayeur, a Toute armée, dit-il, eSt d’abord formidable ; mais si elle tarde à se montrer, l’en-nemi se rassure et l'envisage avec dédain. Au contraire une attaque brusque, dans le premier moment d’effroi, procure ordinairement la victoire, soit par la peur qui grossit les forces de l’assaillant, soit par là perspective des ravages, soit surtout par le danger imminent du combat. Il est à présumer qu’une foule de personnes seront surprises dans les champs, parce qu’on doute encore de notre arrivée ; d’ailleurs les Syracusains auront beau transporter leurs effets dans la ville, l’armée qui viendra victorieuse camper sous leurs murs ne manquera pas de butin. Par là nous détournerons les Siciliens de l'alliance de Syracuse, et nous les attirerons à nous, sans leur permettre d’attendre les événements. » Lamachôs ajouta que le port à choisir pour lieu de retraite et de mouillage devrait être Mégara, endroit inhabité, peu distant de Syracuse soit par terre, soit par mer [*](L’opinion de Lamachos semble plus conforme à la tactique moderne, et Thucydide lui-même (VII, xlii) paraît lui donner raison. Cependant le plan proposé par Alcibiade s’accordait mieux avec les principes de la stratégie ancienne. Pout faire la guerre à une grande puissance, qui possédait un empire, on regardait comme nécessaire de détacher préalablement d’elle le plus grand nombre possible de ses sujets, et de ne l’assaillir directement que lorsqu’on l’avait réduite à ses propres forces. Tel est le plan suivi par Alexandre· contre les Perses, par Annibal contre les Romains, et par les Lacédémoniens contre Athènes dans la dernière période de la guerre du Péloponèse. Même après le désastre de Sicile, ils ne se crurent pas en état d’assiéger Athènes. ).

En tenant ce langage, Lamachôs ne laissa pas de se ranger à l’avis d’Alcibiade. Ensuite celui-ci passa avec son vaisseau à Messine, et fit aux habitants des propositions d’alliance qu’ils n’acceptèrent point. Il lui fut répondu qu’on ne recevrait pas les Athéniens dans la ville, mais qu’on leur fournirait un marché au dehors. Alcibiade revint à Rhégion. Là-dessus les généraux mirent en mer soixante vaisseaux choisis sur toute la flotte, les pourvurent de vivres, et s’avancèrent le long de la côte jusqu’à Naxos, en laissant le reste de l’armée à Rhégion avec l’un d’entre eux. Les Naxiens leur ayant ouvert leurs portes, ils se rendirent à Catane; mais cette ville, qui renfermait un parti syracusain, ayant refusé de les recevoir, ils poussèrent jusqu’à l’embouchure du fleuve Térias [*](Rivière qui coule près de Léontini, et s’appelle aujourd’hui San Leonardo. ) et biva-quèrent en ce lieu. Le lendemain, rangés à la file, ils cinglèrent vers Syracuse avec cinquante vaisseaux ; les dix autres prirent les devants, avec ordre de pénétrer dans le grand port et d’observer s’il s’y trouvait quelque navire à flot [*](Syracuse avait detix ports : le grand ou la rade au S. de la ville, et le petit (Αάκκιος λιμήν, Diodore de Sicile, XIV, vu), situé entre l’lle d’Ortygie et l’Achradine, et dans lequel se trouvait l’arsenal des Syracusains. La présence de vaisseaux dans le grand port eût été l’indice de préparatifs maritimes extraordinaires. , ). Ils devaient aussi s’approcher de terre et proclamer du haut de leur bord que les Athéniens venaient, en vertu de leur alliance et de leur parenté, rétablir les Léontins dans leur patrie ; qu’en conséquence ceux d’entre eux qui étaient à Syracuse pouvaient se rendre sans crainte auprès des Athéniens, comme auprès d’amis et de libérateurs. Après avoir fait cette proclamation et

344
reconnu la ville, les ports et la contrée qui allait devenir le point de départ de la guerre, ils repartirent pour Catane.

Les Catanéens tinrent une assemblée, et, sans recevoir l’armée athénienne, ils permirent aux généraux d’entrer pour faire connaître leurs desseins. Pendant qu’Alcibiade parlait et que l’attention des citoyens était absorbée, les soldats enfoncèrent clandestinement une petite porte mal construite, pénétrèrent dans la ville et se répandirent sur l’agora. A leur aspect les partisans de Syracuse prirent peur et s’esquivèrent au plus vite. C’était le petit nombre; les autres votèrent l’alliance avec les Athéniens, et les pressèrent d’amener de Rhégion le reste de l’armée. Là-dessus les Athéniens retournèrent à Rhégion, d’où la flotte entière mit à la voile pour Catane. Arrivés en ce lieu, ils y établirent un camp.

Deux nouvelles leur parvinrent de Camarine : la première, que, s’ils se présentaient, cette ville se prononcerait en leur faveur ; la seconde, que les Syracusains équipaient une flotte. Ils partirent donc avec toute leur armée et cinglèrent d’abord vers Syracuse; mais, n’y trouvant pas d’annement, ils continuèrent leur route vers Camarine, abordèrent, et envoyèrent un héraut. Les Gamarinéens refusèrent de les recevoir; ils s’étaient, dirent-ils, ,engagés par serment[*](Probablement lors de l’édit de pacification intervenu entre tous les Grecs de Sicile dans l’année 424. Voyez liv. IV, chap. lxv. ) à n’admettre qu’un seul vaisseau athénien à la fois, à moins qu’eux-mèmes n’en eussent mandé un plus grand nombre. Ainsi les Athéniens s’en retournèrent comme ils étaient venus. Chemin faisant, ils opérèrent une descente sur un point du territoira de Syracuse, où ils firent quelque butin; mais, assaillis par la cavalerie sy-racusaine, ils perdirent quelques peltastes disséminés ; après quoi ils regagnèrent Catane.

Là ils trouvèrent la galère salaminienne, venue d’Athènes avec ordre d’amener Alcibiade pour répondre aux accusations de la ville, et de ramener avec lui quelques-uns de ses compagnons d’armes, afin qu’ils eussent à se justifier au sujet de l’affaire des mystères ou de celle des Hermès. Depuis le départ de la flotte, les Athéniens n’avaient pas cessé de poursuivre l’enquête relative à ces deux objets. Dans leur défiance universelle, ils accueillaient indistinctement toutes les dépositions ; et, sur la foi de gens sans aveu, ils arrêtaient et incarcéraient les hommes les plus honorables. Ils aimaient mieux éclaircir l’affaire et découvrir à tout prix la vérité, que de laisser des gens d’une réputation sans tache se soustraire aux perquisitions grâce à l’infamie du délateur. Le peuple savait

345
par ouï-dire que la tyrannie de Pisistrate et de ses fils avait fini par être intolérable, et qu'elle n’avait été renversée ni par les Athéniens seuls ni par Harmodios, mais par l’intervention des Lacédémoniens[*](Voyez Hérodote, liv. V, ch. lxi-lxvi. ) : aussi était-il animé d’une crainte incessante et d’une défiance générale [*](On a vu, au ch. xxvn, que le peuple regardait la mutilation des Hermès comme le résultat d’un complot organisé contre la démocratie. ).

L’entreprise d’Aristogiton et d’Harmodios dut son origine à une aventure amoureuse, que je raconterai avec quelques détails, afin de montrer dans quelle ignorance sont, je ne dis pas les étrangers, mais les Athéniens eux-mêmes, au sujet de leurs propres tyrans et du trait dont il s’agit.

Après la mort de Pisistrate, qui finit vieux et dans la tyrannie, ce ne fut pas Hipparque, ainsi qu’on le croit communément, mais Hippias, qui lui succéda par droit de primogéniture. A cette époque, Harmodios était dans la fleur de l’adolescence. Aristogiton, citoyen de la classe moyenne, devint épris de lui et l'obtint. De son côté, Hipparque, fils de Pisistrate, ayant inutilement essayé de le séduire, Harmodios en avertit Aristogiton. Celui-ci, piqué de jalousie, et craignant qu’Hipparque n’eût recours à la force pour en venir à ses fins, résolut aussitôt de tout mettre en œuvre pour renverser la tyrannie.

Cependant Hipparque ayant renouvelé, sans plus de succès, sa tentative auprès d’Harmodios, ne voulut pas employer la violence; mais il prit ses mesures pour lui faire un affront indirect. L’autorité de ces tyrans n’avait rien d’oppressif pour la multitude. Pendant longtemps ils se conduisirent avec prudence et modération. Sans fouler le peuple ni exiger plus de la vingtième partie des revenus, ils embellissaient laviüe, soutenaient les guerres et faisaient les frais des sacrifices publics. L’État se gouvernait d’après les anciennes coutumes; seulement ils avaient soin que les premières magistratures fussent toujours occupées par un des leurs. C’est ainsi que plusieurs d’entre eux exercèrent la charge annuelle d’archonte, en particulier Pisistrate, qui était fils du tyran Hippias et portait le nom de son aïeul [*](Les Grecs n’avaient point de nom de famille. L’usage était de donner à l’aîné des fils le nom de son aïeul paternel, quelquefois avec une légère modification. ). C’est lui qui, pendant son archontat, dédia l’autel des douze dieux sur l’agora, et celui d’Apollon Pythien dans l’enceinte consacrée à cette divinité. Par la suite, le peuple ajouta de nouvelles constructions à l’autel de l’agora, et fit disparaître l’inscription ; mais celle d’Apollon Pythien est encore lisible. Elle porte ces mots en caractères à demi effacés :

Pisistrate, fils d’Hippias, a consacré ce monument de son archontat dans l’enceinte d’Apollon Pythien.

346

Qu’Hippias ait exercé la tyrannie en qualité de fils aîné de Pisistrate, c'est ce que je puis affirmer d’après les preuves les plus authentiques. Pour s’en convaincre, il suffit des observations suivantes. Il est certain que, parmi ses frères légitimes, lui seul eut des enfants ; c’est ce qu’indiquent l'inscription que je viens de citer et la colonne érigée dans l’acropole d’Athènes en mémoire de l’iniquité des tyrans [*](Thucydide est le seul auteur qui parle de ce monument de malédiction érigé par les Athéniens après la chute de la tyrannie. ). Aucun enfant de Thessalos ni d’Hipparque n’y est mentionné, tandis qu’on y voit figurer cinq fils qu’Hippias eut de Myrrhiaé fille de Callias fils d’Hypéréchidès ; or il était naturel que rainé se mariât le premier. En second lieu, sur la même colonne, le nom dOippias suit immédiatement celui de son père ; ce qui est encore dans l’ordre des choses, puisqu’il tenait le premier-rang après loi et qu’il lui succéda dans la tyrannie. Enfin je ne conçois pas comment Hippias aurait fait pour se saisir instantanément du pouvoir, s’il s’en fût emparé le jour même de la mort de son frère; mais la terreur qu’il avait dès longtemps inspirée aux citoyens et l’exacte discipline établie parmi les satellites furent plus que suffisantes pour lui assurer la possession du pouvoir, et il n’éprouva pas les,difficultés qu’il eût rencontrées si, pins jeune que son frère, il n’eût pas eu déjà une longue habitude du commandement. La mésaventure d’Hipparque l’a rendu célèbre, et a fait croire dans la suite qu’il avait été tyran.

Hippar^ue, voyant donc sa poursuite repoussée par Harmodios, exécuta son projet de lui faire un sanglant outrage. Harmodios avait une jeune sœur : oh la fit venir pour porter la corbeille dans une cérémonie, puis on la chassa en disant qu’on ne l’avait pas invitée à un honneur dont elle était indigne. Harmodios fut mortellement blessé de eet affront, et Aristogiton le ressentit plus vivement encore à cause de lui. Déjà iis avaient tout concerté avec leurs complices. Ils n’attendaient plus que les grandes Panathénées, seul jour où les citoyens pouvaient, sans éveiller de soupçon, se rassembler en armes pour le cortège. Eux-mêmes devaient porter les premiers conps, et les autres conjurés prendre immédiatement leur défense contre les satellites. Pour plus de sûreté, fis n’avaient initié que peu de gens au complot, dans l’espérance qu’il suffirait de l’audace d’un petit nombre, pour qu’à l’instant ceux même qui n’étaient pas prévenus, se trouvant en armes, se joignissent à eux pour reconquérir leur liberté.

Le jour de la fête étant venu, Hippias avec ses gardes était dans le Céramique, hors de la ville [*](Il y avait à Athènes deux Céramiques : l’un, dit extérieur, dont il est ici question, était le faubourg situé à l’O. d’Athènes; l’autre était un quartier de la ville, à ΓΟ. de l’acro-polis. ), occupé à organiser

347
le cortège. Déjà Harmodios et Aristogiton, armés de poignards, avançaient pour le frapper, lorsqu’ils aperçurent un de leurs fi dés s’entretenant familièrement avec lui; en effet Hippias se Assait aborder par tout le monde. Effrayés à cette vue, ils se rurent découverts et sur le point d’être arrêtés. Voulant donc aparavant se venger, s’il se pouvait, de celui qui les avait utragés et réduits à risquer leur vie, ils rentrent à la course ans la ville, rencontrent Hipparque près du lieu appelé Léo-corion[*](Voyez liv. I, ch. xx, note 2. ); et, dans la rage qu'inspire à l’un son amour, à l’autre on offense, ils se jettent sur lui en forcenés et le frappent à uort. Aristogiton échappa aux gardes à la faveur du tumulte; nais ensuite il fut pris et cruellement traité ; pour Harmodios, fut massacré sur-le-champ.

Averti dans le Céramique, Hippias se dirigea aussitôt, ion vers le lieu de la scène, mais vers les citoyens armés qui ormaient le corlége et que leur éloignement mettait dans l’ignorance de ce qui s’était passé. Là, sans laisser paraître aucun trouble, il leur enjoignit de se rendre sans armes vers un endroit qu’il leur désigna. Ils obéirent, croyant qu’il voulait leur parler. Mais lorsque, par son ordre, ses satellites eurent soustrait les armes, il saisit à l’instant les citoyens qu’il soupçonnait et tous ceux qui se trouvèrent munis de poignards. L’usage était d’assister au cortège seulement avec la lance et le bouclier.

C'est ainsi qu’un chagrin d’amour donna naissance au complot, et un effroi subit au coup de main d’Harmodios et d’Aristogiton. Dès lors le joug s’appesantit sur Athènes. Hippias, devenu ombrageux, fit périr bon nombre de citoyens. En même temps il jetait les yeux au dehors, pour se ménager un asile en cas de révolution. Quoique Athénien, il donna sa fille Archédicé au tyran de Lampsaque [*](Le mariage d’une Athénienne avec un étranger n’était pas permis par les lois ordinaires d’Athènes. ), Æantidès fils d’Hippoclos, parce que cette famille jouissait d’un grand crédit auprès du roi Darius. On montre encore à Lampsaque le sépulcre d’Ar-chédicé, portant cette épitaphe[*](Cette inscription est attribuée par Aristote (Rhétorique, I, ix) au poète Simonide. ) :

Cette poussière couvre Archédicé, fille d’Hippias, de l’homme qui se distingua par-dessus tous les Grecs de son temps. Bien que fille, épouse, sœur, mère de tyrans, elle n’enfla point son cœur d’arrogance.

Hippias exerça encore trois années la tyrannie à Athènes; la quatrième il fut renversé par les Lacédémoniens et par les Alcméonides exilés[*](Sur les Alcméonides, famille noble d’Athènes, qui avait été exilée par le tyran Pisistrate et qui contribua efficacement à l’expulsion de ses fils. Voyez Hérodote, liv. V, ch. lv. ). Ils se retira d’abord à Sigée sous assurance

348
de la foi puûlique[*](Hippias sortit d’Athènes en vertu d’une capitulation qu’il fit pour recouvrer ses enfants, devenus prisonniers des ennemis qui l’assiégeaient dans l’acropole. Voyez Hérodote, liv. V, ch. lxv. ), puis à Lampsaque chez Æantidès, et finalement auprès du roi Darius.Vingt ans plus tard et déjà lieux, il accompagna les Mèdes à Marathon.

Le peuple athénien, qui avait ces faits encore présents à la mémoire, montrait alors beaucoup d’irritation et de défiance contre les auteurs présumés de la profanation des mystères. Il y voyait une conspiration oligarchique et tyrannique. Déjà son courroux avait jeté dans les fers une foule d’hommes honorables, sans qu’on entrevît un terme à ces rigueurs. Chaque jour ne faisait qu’accroître l’exaspération de la multitude et le nombre des arrestations. Alors un des détenus[*](Au dire de Plutarque (Alcibiade, xxi) ce dénonciateur ne fut autre que l’orateur Andocide, dont nous possédons lo discours intitulé : Sur les Mystères. ), sur lequel pesaient les charges les plus fortes, fut amené par un de ses compagnons de captivité à faire des révélations vraies ou fausses — à cet égard le champ est ouvert aux conjectures, et nul n’a jamais su indiquer avec certitude les auteurs de l’attentat. A force d’instances, ce prisonnier détermina son compagnon, fût-il innocent, à s’assurer l’impunité et à délivrer la ville de l'inquiétude qui planait sur elle. Il lui représenta qu’il risquait bien moins à faire des aveux qui lui vaudraient sa grâce, qu’à persister dans un système de dénégations qui entraînerait son jugement. Enfin cet homme se dénonça, loi et quelques autres, comme coupable de la mutilation des Hermès. Le peuple athénien accueillit avec joie ce qu’il crut être la vérité. Satisfait d’avoir enfin découvert la trame ourdie contre la démocratie, il relâcha immédiàtement le dénonciateur et tous ceux qu’il n’avait pas désignés ; aux autres on fit leur procès. Tous ceux qu’on put atteindre furent mis à mort ; les fugitifs furent condamnés par contumace, et leurs têtes mises i prix. Reste à savoir si les victimes avaient mérité leur sort : mais la ville entière en ressentit sur l’heure un incontestable soulagement.