History of the Peloponnesian War

Thucydides

Thucydides. Histoire de la Guerre du Péloponnése. Bétant, Élie-Ami, translator. Paris: Librairie de L. Hachette, 1863.

« Contre une telle puissance, une armée navale et médiocre ne suffit pas. Il faut emmener àes troupes de terre en grand nombre, si nous voulons obtenir un résultat significatif, et ne pas nous voir fermer la campagne par la cavalerie ennemie ;. car il est à craindre que les villes épouvantées ne se coalisent contre nous, et que les Ëgestains seuls nous fournissent des cavaliers auxiliaires. Or il serait honteux pour nous d’ôtre forcés a la retraite, ou réduits à demander des renforts pour n’avoir pas pris tout d’abord nos mesures.

« Il nous faut donc partir avec un armement complet. N’oublions pas que notas allons porter la guerre dans une contrée lointaine; qu’il ne s’agit pas ici d’une de ces expéditions entreprises par nous en qualité d'alliés, chez nos sujets, dans une terre amie, d’où il est aisé de se procurer tout ce dont on a besoin. Vous allez opérer à une distance énorme, dans un pays tout à fait étranger, d’où, pendant les quatre mois d’hiver, il n’est pas facile de recevoir un simple message.

« J’estime donc que nous devons emmener un très-grand nombre d’boplites, levés chez nous, chez nos alliés, chez nos sujets, même dans le Péloponèse, si nous pouvons en attirer par la persuasion ou par l’appât du gain. Il faut aussi beaucoup d’archers et de frondeurs, pour les opposer à la cavalerie ennemie: Il faut une flotte formidable pour assurer nos communications. Il faut des transports .pour embarquer des provisions de bouche, du froment, de l’orge torréfiée, avec des meuniers mis en réquisition moyennant salaire et tirés proportfonnellement

330
des moulins, afin que l’armée, forcée de relâcher, ne manque pas de subsistances ; car nombreuse comme elle sera, toutes les villes ne pourront pas la recevoir. En un mot, il nous faut faire tous les préparatifs imaginables, pour ne pas être à la merci des étrangers ; surtout emporter d’ici beaucoup d'argent; car pour celui qu'on assure être prêt à Égeste, dites-vous bien qu’il ne l’est qu’en paroles.

« Et quand nous partirions avec des forces non-seulement capables de tenir tête à celles des ennemis, mais encore supérieures à tous égards, je ne sais si nous serions en état de vaincre et de nous maintenir. Nous devons nous considérer comme des genê qui vont fonder une colonie au sein de populations étrangères et hostiles ; obligés par conséquent de s’emparer du sol dès le premier jour de leur arrivée, sous peine de voir, au moindre revers, tout le monde se tourner oantre eux.

« C’est dans cette appréhension, c’est dans la pensée que nous avons besoin de beaucoup de prudence et de plus de bonheur encore, — deux choses rares dans la vieque je veux, si je dois partir, donner au hasard le moins possible, et ne m'embarquer qu’après avoir pris les dernières précautions. A ce prix, selon moi, est la sûreté de l’Ëtat, de même que notre salut à nous qui alloue combattre. Si quelqu’un est d’un avis contraire, je lui cède le commandement. »

Ainsi parla Nicias. Il comptait refroidir le zèle des Athéniens par ses exigences, ou, s’il était obligé de partir, le faire avec moins de danger. Mais il arriva précisément l’inverse: loin de reculer devant l’énormité de l’armement, les Athéniens en conçurent une ardeur nouvelle ; l’avis de Nicias parut excellent, et Ton crut n’avoir plus rien à craindre. La passion de s’embarquer saisit tout le monde à la fois : les vieillards, dans l'espoir qu’on subjuguerait le pays où l’on allait porter la guerre, ou tout au moins qu’une si grande armée n’aurait à redouter aucun malheur; les jeunes gens, dans le désir de visiter une contrée lointaine et dans l’espoir d’échapper aux périls ; la masse et les gens de guerre, par l’appât d'une solde immédiate et de conquêtes qui seraient pour eux une source intarissable de gain. Au milieu de cet élan universel, les citoyens peu nombreux qui désapprouvaient l’entreprise n’osaient ouvrir la bouche ni refuser leur suffrage, de crainte de paraître malintentionnés.

Enfin un Athénien monte à la tribune, interpelle Nicias, et le somme de renoncer aux tergiversations et aux défaites,

331
mais de déclarer nettement et séance tenante quels sont les préparatifs que rassemblée doit roter. Ainsi mis en demeure, Nicias répondit qu’il en conférerait à loisir avec les généraux ses collègues; mais que, pour le moment, son opinion personnelle était qu'on ne devait pas se mettre en mer avec moins de cent trirèmes ; que les bâtiments pour le transport des hoplites seraient fournis en partie par les Athéniens dans une proportion déterminée, en partie par des réquisitions faites chez les alliés; que la totalité des hoplites, soit d’Athènes, soit des villes alliées, devait être d'au moins cinq mille, et au-dessus s’il se pouvait ; qu'on réglerait en conséquence le reste de l'armement, savoir: archers nationaux ou crétois, frondeurs, et en un mot tout ce qui serait jugé nécessaire.

Après avoir entendu ces paroles, les Athéniens décrétèrent sur-le-champ que les généraux auraient plein pouvoir pour fixer, selon leur prudence, la force des troupes et tous les détails de l’expédition. Ensuite commencèrent les préparatifs. Ou envoya chez les alliés; on fit des levées à Athènes. La ville avait depuis peu réparé les brèches causées par la peste et par une guerre prolongée; durant la paixelle avait vu s’accroître sa population et ses revenus. Aussi l'on pouvait se procurer tout plus facilement. Les préparatifs se poursuivaient.

Sur ces entrefaites, il arriva qu’en une seule nuit les Hermès de pierre[*](Bustes de Mercure, placés sur un piédestal ou stylobate, et considérés comme symboles de la sécurité des chemins (statuæ viales). ), figures quadrangulaires qui, suivant l'usage du pays, sont'placées en grand nombre devant les temples et les édifices particuliers, se trouvèrent pour la plupart mutilés au visage. Nul ne savait les auteurs de cette profanation ; la ville promit de fortes récompenses à qui les découvrirait. On invita aussi tout citoyen, étranger ou esclave, qui aurait connaissance de quelque autre sacrilège commis, à le déclarer librement. Cette affaire prit des proportions considérer blés ; on y voyait un présage relatif à l'expédition, un complot organisé pour bouleverser l’État et pour abolir la démocratie.

En conséquence un certain nombre de métèques et de valets firent une déposition relative, nullement aux Hermès, mais à d'autres statues, que des jeunes gens ivres s'étaient précédemment fait un jeu de mutiler. Ils ajoutèrent qu'on parodiait dans quelques maisons les mystères, et qu'Alcibiade n’y était pas étranger. Ses ennemis, qui voyaient en lui un obstacle à leur ascendant sur le peuple, et qui espéraient, grâce à son éloignement, devenir les premiers personnages de la république, saisirent avec avidité ce prétexte et l’amplifièrent

332
à plaisir. Ils allaient répétant partout que la contrefaçon des mystères et la mutilation des Hermès étaient son ouvrage, et qu’elles avaient pour but le renversement de la démocratie. Pour preuve, ils alléguaient la manière antipopulaire dont il mettait toute sa conduite en désaccord avep les lois.

Alcibiade chercha dans l’instant à repousser ces calomnies.. Il offrit de se présenter en justice avant le départ de l’expédition, dont les apprêts étaient terminés. Il demandait à être puni si sa culpabilité était démontrée, ou, dans le cas contraire, à conserver son commandement. Il conjurait le peuple de ne pas accueillir des imputations dirigées contre loi pendant son absence, mais de le mettre à mort sur-le-champ s’il le croyait coupable ; ajoutant qu’il serait de la dernière imprudence de l’expédier à la tête d’une grande armée sous le poids de telles qharges et avant jugement. Mais ses ennemis s’y opposèrent de toutes leurs forces ; ils craignaient, en lui faisant immédiatement son procès, qu’il n’eût pour lui l'armée, et que le peuple ne le ménageât, parce que c’était à lui qu’on était redevable de la part que les Argiens et quelques Mantinéens prenaient à l’expédition. Ils suscitèrent donc d’autres orateurs, qui dirent qu’Alcibiade devait préalablement s’embarquer et ne pas retarder le départ, qu’au besoin il reviendrait plaider sa cause dans un délai déterminé. Leur intention était de le diffamer toujours davantage en son absence, puis de le mander pour qu’il eût à se justifier. Il fut résolu qu’Alcibiade partirait.

On était déjà au milieu de l’été quand la flotte appareilla pour la Sicile. Le gros des alliés, les transports chargés de vivres, les autres bâtiments et tout le matériel de guerre avaient été précédemment acheminés sur Corcyre, d’où l’armée réunie devait traverser le golfe Ionien en se dirigeant vers la pointe d’iapygie[*](La pointe d’Iapygie est le cap actuellement nommé Santa Maria di Leuca, dans la Pouille. ). Au jour fixé, les Athéniens et ceux des alliés qui se trouvaient à Athènes descendirent au Pirée, et, dès l’aurore, montèrent sur les vaisseaux prêts à les recevoir. Avec eux descendit presque toute la population, citoyens et étrangers. Les gens du pays accompagnaient leurs amis, leurs parents ou leurs fils; ils marchaient pénétrés à la fois d’espérance et de tristesse, en pensant d’une part aux conquêtes qu’ils allaient faire, d’autre part à l’incertitude de jamais se revoir et à la distance qui allait se trouver entre eux et leur patrie. Dans ce moment de séparation et à la veille du danger, les difficultés de l’entreprise leur apparaissaient plus frappantes

333
que lorsqu’ils l’avaient décrétée; néanmoins le grand déploiement de forces qu’ils avaient sous les yeux leur rendait confiance. Quant aux étrangers et au reste de la foule, ils étaient accourus par simple curiosité, pour jouir d’un spectacle grandiose et véritablement incroyable.

Jamais armée grecque si superbe et si magnifiquement équipée n’était sortie d’un même port. Pour le nombre des vaisseaux et des hoplites, celle qui alla à Épidaure avec Périclès et ensuite à Potidée avec Hagnon n’était point inférieure [*](Voyez liv. II, ch. lvi et lvui. ) ; car elle comptait quatre mille hoplites, quatre cents cavaliers, cent trirèmes d’Athènes, cinquante de Lesbos et de Chios, sans parler des autres alliés; mais elle n’avait qu’une courte traversée à faire et son équipement laissait beaucoup h désirer. Ici au contraire l’expédition devait être de longue durée, et il fallait qu’elle pût agir au besoin sur terre et sur mer. La flotte avait été armée à grands frais par l’État et par les trié-rarques.L’État donnait une drachme par jour à chaque matelot[*](C’était le double de la paye ordinaire, tu la longueur du voyage et les dangers de l’expédition. La même augmentation avait eu lieu pour le siège de Potidée (liv. III, ch. xvii). ); il fournissait les vaisseaux, soixante hâtiments légers, quarante pour le transport des hoplites, avec des équipages de choix. Les triérarques allouaient un supplément de solde aux matelots dits thranites [*](Sur la division des rameurs des trirèmes, voyez liv. IV, ch.xxxn. note 1. Les thranites ou rameurs de la première classe avaient à manier les rames les plus longues et à supporter le travail le plus pénible. Ils se composaient d’hommes de choix. ) et aux autres rameurs ; ils avaient orné leurs navires de riches emblèmes et de toute sorte d’embellissements ; chacun d’eux avait fait les plus grands sacrifices pour que son bâtiment se distinguât par son élégance et par la rapidité de sa marche. L’infanterie avait été recrutée d’après des rôles soigneusement dressés[*](La milice régulière d’Athènes (hoplites et cavaliers) était formée des citoyens des trois premières classes, inscrits à cet effet dans un rôle (κατάλογος) tenu dans chaque tribu. La quatrième classe, composée des thètes, n’était astreinte qu’au service maritime ou à celui de troupes légères. Voyez liv. III, ch. Lxxxvn, note 1. ); les soldats avaient rivalisé entre eux pour la beauté des vêtements et des armes ; en un mot, chacun avait fait les derniers efforts pour briller à la place qui lui était assignée. On eût dit une démonstration de force et de puissance pour éblouir la Grèce, plutôt qu’un armement dirigé contre des ennemis. Si l’on additionne ce que l’État et les particuliers avaient déboursé pour cette expédition, l’État par ses avances et par les sommes fournies aux généraux partants, les particuliers par les frais des soldats pour leur équipement et des triérarques pour leurs navires ; si l’on y joint tout l’argent que chacun, indépendamment de la solda publique, devait se procurer pour un voyage de long cours, enfin celui que les soldats et les marchands emportaient pour trafiquer, on se fera une idée de l’énorme quantité de numéraire qui sortait alors d’Athènes. L’expédition n’était pas moins remarquable par sa prodigieuse hardiesse et par l’éclat de son appareil, que par la disproportion de ses forces avec son but avoué. L’immense

334
étendue du trajet ajoutait encore à la grandeur d’une entreprise qui offrait la perspective illimitée d’un splendide avenir.

L'embarquement terminé, la trompette commanda le silence, et l’on fit les voeux accoutumés avant le départ, non pas sur chaque vaisseau isolément, mais sur la flotte (ratière et par le ministère d’un héraut. Dans toute l'armée, on mêla du vin dans des cratères ; chefs et soldats firent des libations avec des coupes d'or et d’argent. A ces invocations s'unissaient celles de la multitude restée sur le rivage , et composée de citoyens et d’autres assistants favorablement disposés. Le Péan chanté et les libations achevées, la flotte prit le large. D’abord elle sortit du port à la file ; puis elle jouta de vitesse jusqu'à Êgine ; de là elle se dirigea rapidement sur Corcyre. lieu de ralliement assigné au reste des alliés.

Cependant à Syracuse, bien qu'on reçût de toutes parts l’avis de cette expédition, longtemps on ne voulut pas y ajouter foi. Une assemblée fut convoquée, et l’on entendit plusieurs orateurs , les uns confirmant, les autres contestant la nouvelle. Hermocratès fils d'Hermon, qui se croyait bien informé, parut alors à la tribune et s’exprima en ces termes :

« Moi aussi, vous refuserez peut-être de me croire, quand je vous donnerai comme certaine l'attaque dont nous sommes menacés. Je sais qu’à soutenir ou à dénoncer des faits invraisemblables, on ne rencontre que le doute et l'ironie. Cependant, lorsque la patrie est en danger, la crainte ne me fermera pas la bouche, et ne m’empêchera pas de vous transmettre des renseignements que je sais plus exacts que ceux des autres.

« Les Athéniens, bien que cela vous étonne grandement, s’avancent contre nous avec une nombreuse armée de terre et de mer. Leur prétexte est l’alliance des Ëgestains et la restauration des [Léontins ; mais au fond ils aspirent à s’emparer de la Sicile et surtout de notre cité, persuadés qu’avec elle ils auront bientôt tout le reste. Dites-vous donc qu’ils arriveront sous peu, et voyez, d’après vos ressources, comment vous leur opposerez la plus vigoureuse résistance. Gardez-vous de vous laisser prendre au dépourvu par dédain pour ces ennemis, et de négliger par incrédulité le salut de la république.

« Il ne faudrait pourtant pas, tout en croyant à leur entreprise, s’effrayer outre mesure de leur audace ou de leurs forces. Tout le mal qu’ils nous pourront faire, ils l’éprouveront à leur tour. La grandeur même de leur armement est pour nous un

335
avantage; car elle augmentera l’alarme des autres Grecs de Sicile, et les disposera à se joindre à nous. Soit que nous parvenions à les vaincre, soit qu’ils repartent sans succès obtenu — car je ne crains pas que leurs projets se réalisent, —ce sera pour nous un résultat des plus glorieux, et, pour ma part, sur lequel je compte. Rarement on a vu réussir ces grandes expéditions grecques ou barbares, opérant à d’énormes distances. JSlles ne peuvent surpasser en nombre les indigènes, qu’une terreur commune groupe en un seul faisceau ; et, si la difficulté de subsister sur un sol étranger leur attire quelque désastre, leurs revers ont beau être leur propre ouvrage, la gloire n’en reste pas moins aux peuples attaqués. C’est ansi que les Athéniens eux-mêmes, bien que le Mède eût commis des fautes impardonnables, ont dû cependant à l’opinion qu’il marchait sur Athènes de voir leur renommée grandir au delà de toute proportion. Je ne désespère pas qu’autant ne nous en advienne.

« Ayons donc bon courage. Sans ralentir nos préparatifs , envoyons chez les Sicules, pour raffermir les uns et nous attacher les autres. Envoyons, soit dans le reste de la Sicile pour signaler le danger commun, soit vers les peuples d’Italie pour les engager à se joindre à nous ou tout au moins à ne pas recevoir les Athéniens, soit enfin à Carthage. Cette ville n’est pas sans inquiétude à l’égard des Athéniens, dont elle appréhende sans cesse une attaque. Il se peut donc que les Carthaginois, dans la pensée que, s’ils négligent cette occasion, leur propre sûreté sera compromise , soient disposés à nous aider d’une manière quelconque, ou bien ouvertement ou bien en secret. S’ils en ont l’intention, cela leur est plus facile qu’à personne ; car ils possèdent en abondance l’or et l’argent, qui sont l’âme de la guerre comme de toute chose. Envoyons aussi à Lacédémone et à Corinthe , avec prière de nous secourir sans retard et de renouveler en Grèce les hostilités.

« Il y aurait, à mon sens, une mesure plus efficace encore. Votre apathie habituelle vous empêchera de l’adopter ; cependant je ne laisserai pas de vous la soumettre. Ce serait de vous concerter avec tous les Grecs de Sicile, ou du moins avec la plupart ; de mettre en mer avec tous les navires disponibles et des vivres pour deux mois ; puis d’aller à la rencontre des Athéniens jusqu’à Tarente et à la pointe d’Iapygie. Par là nous leur montrerions qu’avant de nous disputer la Sicile, ils auront à lutter pour la traversée du golfe Ionien. Rien ne serait plus

336
capable de les frapper de terreur. Ils verraient que nous ayons pour point de départ une terre amie — car Tarente nous a©- ' cueillera, —tandis qu’ils'ont eux-mêmes à franchir la grande mer avec un attirail de guerre; la longueur du trajet ne leur permettrait pas de rester en ordre, et nous aurions bon marché d’une flotte manœuvrant sans ensemble et avec lenteur.

« Supposons qu’ils allègent leurs navires[*](En déposant à terre leurs grandes voiles, leurs gros bagages et leurs troupes de débarquement, comme on le faisait lorsqu’on s’apprêtait à livrer un combat naval. Voyez liv. I, ch. xlviii. note 1, et livre VIII, ch. xxvm. ) et ne s’avancent qu’avec les plus mobiles : s’ils naviguent à la rame, nous les trouverons fatigués, ou , dans l’hypothèse la moins favorable, Tarente nous servira de refuge. Pour eux, n’ayant que peu de vivres et cinglant en vue d’un combat naval, ils se verront dénués de tout sur des plages désertes. S’ils y séjournent, ils seront bloqués; s’ils essayent de ranger la côte, ils ne pourront se faire suivre de leur matériel ; enfin l’incertitude où ils seront sur l’accueil que les villes leur réservent achèvera de les démoraliser.

« Aussi suis-je convaincu qu’arrêtés par ces considérations, ils ne partiront pas même de Gorcyre, mais qu’ils se donneront le temps de délibérer et de s’enquérir de nos forces et de nos positions par des reconnaissances multipliées ; ce qui les poussera jusqu’à la mauvaise saison ; à moins qu’intimidés par notre attitude inopinée, ils ne renoncent définitivement à leur projet. Cela est d’autant plus probable que, si j’en crois mes informations, le plus expérimenté de leurs généraux n’a accepté qu’à contre-cœur le commandement, et ne demanderait pas mieux que de trouver un prétexte dans une démonstration sérieuse de notre part. La renommée, qui grossit tout, ne manquerait pas d’exagérer nos forces. L’opinion se règle sur les ouï-dire. Celui qui prend l’offensive, ou qui du moins se montre fermement résolu à se défendre, est craint davantage, parce qu’on le croit en mesure de résister. C’est là sans aucun doute ce qu’éprouveront les Athéniens. Ils s’avancent contre nous dans l’idée que nous n’oserons pas leur tenir tête. Ils nous méprisent à juste titre, parce que nous ne nous sommes pas joints aux Lacédémoniens pour les attaquer ; mais, s’ils nous voient déployer une audace inattendue, ils en seront plus effrayés que de nos forces réelles.

« Suivez donc mes conseils ; prenez hardiment le parti que je vous propose ; autrement, hâtez-vous de faire vos préparatifs de défense. C’est quand l’action est engagée qu’il faut témoigner du mépris pour son adversaire ; jusque-là, le mieux est de s’entourer de précautions méticuleuses-, comme si l’on

337
était à la veille du danger. Or Tenoemi s’approche; tenez pour certain qu’il est déjà en mer et qu’au premier jour il va paraître. »

Lorsque Hermocratès eut fini de parler, une longue discussion s’engagea dans l'assemblée. Les uns révoquaient en doute ses assertions, et soutenaient que les Athéniens ne viendraient point; d’autres disaient : « S’ils viennent, quel mal nous feront-ils que nous ne leur rendions avec usure? » D’autres enfin affectaient un souverain mépris , et tournaient en dérision toute cette affaire. Quelques-uns seulement croyaient Hermocratès et appréhendaient l’avenir. Athénagoras, qui était alors le chef du parti populaire et l’orateur le mieux écouté, parut à la tribune et prononça le discours suivant :

« Il faut être un lâche ou un mauvais citoyen pour ne pas souhaiter que les Athéniens commettent la folie de venir se livrer entre nos mains. Que certains hommes prompts à s'alarmer cherchent à répandre l’inquiétude parmi vous, leur audace n’a rien qui m’étonne; ce qui m’étonne, c’est leur sottise, s’ils s’imaginent n’être pas démasqués. Ces rumeurs menaçantes, la timidité s’en saisit et les colporte, afin de dérober sa propre frayeur sous le voile de la frayeur publique. Voilà toute leur portée. Elles ne sont pas nées spontanément, elles émanent de gens qui s’efforcent par là d’entretenir une agitation permanente.

« Pour vous, si vous m’en croyez, vous ne jugerez pas l’avenir d’après des bruits sans consistance, mais d’après ce qu’on doit attendre de l’expérience consommée des Athéniens. Est-il à croire que, laissant derrière eux le Péloponèse mal pacifié, ils se jettent de gaieté de cœur dans une autre guerre non moins sérieuse? Ils doivent, ce semble, tenir à grand bonheur que nous n’allions pas les attaquer, nous dont les villes sont si nombreuses et si puissantes.

a Et quand ils viendraient, comme on le prétend, je crois la Sicile plus en état que le Péloponèse de leur tenir tête ; car elle possède de plus amples ressources à tous égards. Notre seule ville est incomparablement plus forte que l’armée qu’on dit en marche, celle-ci fût-elle double de ce qu’elle peut être. Ce dont je suis certain, c’est qu’ils n’amèneront point de chevaux, et qu’ils ne s’en procureront ici qu’un petit nombre, à Egeste. Leurs hoplites ne peuvent pas être non plus aussi nombreux que les nôtres, car ils viendront sur ides vaisseaux ; or c’est déjà pour eux une grande affaire que

338
de se transporter à une telle distance avec leufs seuls bâtiments légers, sans parler de l’énorme matériel dont ils devront se faire suivre pour attaquer une cité aussi considérable qoe la nôtre. a Je suis donc bien éloigné de partager ces terreurs. Non, non; eussent-ils fondé dans notre voisinage une ville aussi grande que Syracuse et leur servant de base d’opérations contre nous, à peine, selon moi, éviteraient-ils une destruction totale ; à plus forte raison au milieu de la Sicile toute ennemie, car elle se coalisera contre eux, avec des troupes obligées de se cantonner au sortir des vaisseaux, qui n’auront que de misérables tentes, un appareil insuffisant, et que nos cavaliers empêcheront de s’étendre. Bref, je ne crois pas même qu’ils puissent prendre pied, tant nos forces leur sont supérieures.

« Tout cela, les Athéniens le savent aussi bien que moi; ils ne sont pas assez fous pour compromettre ce qu’ils possèdent. Toutes les paroles que nos orateurs nous débitent sont des contes faits à plaisir. Leur tactique au surplus n’est pas nouvelle : de tout temps je les ai vus semer l’inquiétude parmi le peuple, soit par des inventions pareilles à celle-ci ou plus perfides encore, soit par leurs actes, dans le but de s'emparer de l’autorité. Je crains que leurs machinations sans cesse renouvelées ne finissent par réussir, et que nous ne manquions de vigilance pour les déjouer ou d’énergie pour les combattre. Voilà pourquoi notre ville jouit si rarement du repos; voilà ce qui donne naissance à tant de dissensions, ce qui arme les citoyens plus souvent les uns contre les autres que contre les ennemis, enfin ce qui parfois suscite des tyrans et des dominations injustes.

« Pour moi, si vous voulez m'appuyer, je me fais fort de mettre un terme à ces manœuvres. Auprès de vous, auprès de la multitude, j’emploierai la persuasion; envers les agitateurs, la répression ; non-seulement en les prenant sur le fait, ce qui n’est pas toujours facile, mais en signalant leurs tendances criminelles. Pour se défendre d’un ennemi, c’est peu de repousser ses actes ; il faut être en garde contre ses intentions; autrement, faute de clairvoyance, on risque d’être frappé le premier. Quant aux aristocrates, je saurai tour à tour les confondre, les surveiller et les avertir. Ce sera, je pense, le meilleur moyen de les détourner de leurs coupables desseins.

« Et d’ailleurs, j’y ai souvent réfléchi, que désirez-vous, jeunes gens? exercer déjà les charges publiques? mais la loi le défend; et

339
cette loi a été portée, non pour vous frapper d'incapacité, mais parce qu'on ne vous jugeait pas encore capables. Demandez-vous des privilèges? mais est-il naturel que les enfants d’une même patrie n’aient pas tous les mêmes droits?

« On· m’objectera que la démocratie est contraire à la raison et à la justice, et que les riches ont seuls qualité pour bien gouverner. Moi je soutiens, en premier lieu, que le peuple c'est l’État tout entier, tandis que l’aristocratie n’en est qu’une fraction ; qu’ensuite, si les riches sont les meilleurs gardiens des richesses, les hommes d’intelligence sont les meilleurs conseillers, et la multitude le meilleur juge des questions qui lui sont soumises; qu’enfîn dans la démocratie ces différentes classes, séparées ou confondues, jouissent des mêmes droits. L’aristocratie au contraire fait participer la multitude aux dangers ; mais pour les avantages, non contente de s’en réserver la meilleure part, elle s’en arroge la totalité, qu’elle confisque à son bénéfice. Et voilà le régime auquel aspirent parmi vous les hommes influents et la jeunesse, régime incompatible avec l’existence d’une grande cité.

« Ce serait, je vous le répète, le comble de la folie. Il faudrait que vous fussiez ou les plus aveugles des Grecs à moi connus, pour ne pas sentir l’iniquité de telles prétentions, ou les plus pervers si, la comprenant, vous persistiez dans votre audace.

« Plus instruits ou mieux avisés, que l’intérêt commun devienne votre unique guide. Soyez sûrs que l’aristocratie y gagnera autant, si ce n’est plus, que la multitude, tandis qu’avec un esprit différent vous risquez de· tout compromettre.

« Cessez donc de répandre des bruits de cette nature ; car vous avez affaire à des gens qui vous pénètrent et qui ne vous laisseront pas agir. Supposé même que les Athéniens se présentent, notre ville saura les repousser d’une manière digne d’elle, et nous avons des généraux,pour y pourvoir. Si au contraire, comme j’en ai la conviction, tout ceci n’est qu’une pure fable, Syracuse ne se laissera pas intimider par vos rapports, au point de vous prendre pour chefs et de s’imposer une servitude volontaire. Elle examinera les choses par ses propres yeux, jugera vos paroles comme équivalentes à des actes; elle ne sera pas la dupe de vos discours; mais, jalouse de sa liberté, elle se gardera de retomber sous votre dépendance. »