History of the Peloponnesian War

Thucydides

Thucydides. Histoire de la Guerre du Péloponnése. Bétant, Élie-Ami, translator. Paris: Librairie de L. Hachette, 1863.

Le même hiver, les Athéniens formèrent le projet de retourner dans la Sicile avec des forces supérieures à celles de Lâchés et d’Eurymédon[*](Voyez liv. ΙΠ, chap. lxxxvi et cxv, et liv. IV, ch. II et LXV. ), afin de la subjuguer, s’ils le pouvaient. La plupart d’entre eux ignoraient la grandeur de cette île et le nombre de ses habitants, Grecs et Barbares. Ils ne se doutaient pas que c’était entreprendre une guerre presque égale à celle du Péloponèse.

Pour faire le tour de la Sicile, il ne faut pas moins de huit ]ôuts à un bâtiment marchand. Quoique si vaste, elle n’est séparée du continent que par un bras de mer large tout au plus de vingt stades. J’indiquerai d’abord quels furent les anciens habitants de cette île et les divers peuples qui la colonisèrent.

Les premiers qui en occupèrent une partie furent, à ce qu’on prétend , les Gyclopes et les Lestrygons. Il m’est impossible de préciser l’origine de ces peuples, le lieu d’où ils étaient sortis, ni celui où ils se retirèrent. A cet égard, nous sommes réduits aux récits des poètes[*](Spécialement (Homère, Odyssée, ΙΧ-XII. ) et aux opinions individuelles.

Après eux, les Sicaniens paraissent avoir formé les premiers établissements. A les croire, ils seraient même antérieurs, car ils se disent autochthones ; mais le fait est que ce sont des Ihériens, chassés par les Ligyens des bords du fleuve Sicanos en Ibérie[*](On ignore quel est le fleuve que Thucydide appelle Sicanos. ). Ce sont eux qui donnèrent àl’île le nom de Sicanie, au lieu de celui de Trinacrie qu’elle portait auparavant. Ils occupent encore aujourd’hui la partie occidentale de la Sicile.

Lors de la prise d’Ilion, quelques Troyens échappés aux Grecs arrivèrent par mer en Sicile et s’établirent dans le voisinage des Sicaniens. Ces peuples réunis prirent le nom d’Ë-lymes. Leurs villes sont Ëryx et Ëgeste. A cette colonie s’adjoignirent quelques Phocéens revenus de Troie et poussés par des tempêtes d’abord en Libye, puis en Sicile.

Quant aux Sicules, ils habitaient primitivement l’Italie, d’où ils passèrent en Sicile pour fuir les Opiques[*](Les Opiques ou Osques étaient un des plus anciens peuples de l’Italie centrale. Ils habitaient principalement la Campanie et le Samnium. ). On dit'avec assez de vraisemblance qu’ils franchirent le détroit sur des radeaux en profitant d’un vent favorable, ou n’importe par quel moyen. Il existe encore aujourd’hui des Sicules en Italie ; cette contrée a même tiré son nom d’un de leurs rois, qui s’appelait Italos. Arrivés en Sicile avec des forces considérables, ils défirent en bataille les Sicaniens, les refoulèrent vers le sud et vers l’ouest

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de l'île, et changèrent le nom de Sicanie en celui de Sicile. Ils s’établirent dans la partie la plus fertile du pays, qu’ils occupèrent près de trois cents ans à dater de leur passage jusqu’à l’arrivée des Grecs en Sicile. De nos jours encore le centre et le nord de Pile sont habités par eux.

Les Phéniciens créèrent aussi des établissements autour de la Sicile. Ils se saisirent des caps et des îlots voisins des côtes, pour faciliter leur commerce avec les Sicules. Mais lorsque les Grecs arrivèrent par mer en nombre toujours croissant, les Phéniciens abandonnèrent la plupart de ces places, pour se concentrer à Motya, Soloïs et Panormos, dans le voisinage des Ëlymes. Ils y trouvaient le double avantage d’avoir un point d’appui dans l’hlljance de ces peuples, et d?être à proximité de Carthage, qui en cet endroit n’est séparée de la Sicile que par un court trajet.

Tels furent les Barbares qui peuplèrent la Sicile. Quant aux Grecs, les premiers furent des Chaicidéens venus d’Eubée sous la conduite de Thouclès. Ils fondèrent Naixos, ainsi que l’autel d’Apollon Archégétès[*](C’est-à-dire conducteur primordial, épithète donnée à Apollon dans son temple de Naxos, parce que ce fut le premier endroit où les Grecs abordèrent en Sicile. ), qui est actuellement hors de la ville, et où les théores[*](Députés sacrés, que les villes envoyaient pour consulter l’oracle de Delphes ou pour prendre part aux solennités religieuses des autres pays. ) partant de Sicile offrent leur premier sacrifice.

L’année suivante, Syracuse fut fondée par l’Héraclide Archias, vénu de Corinthe[*](Syracuse et Corcyre, colonies de Corinthe, furent fondées la même année (probablement sept centdrente-cinq ans av. J. C.), la première par Archias, la seconde par Architélès. ). Il chassa d’abord les Sicules de vue maintenant reliée à la terre ferme et qui forme le quartier intérieur[*](La petite lie de Syracuse, que Virgile appelle Ortygie et Tite Live Nasos, par opposition au quartier d’Achradine, situé sur la grande île de Sicile. Du temps de Thucydide, Syracuse ne comprenait que ces deux quartiers; plus tard elle embrassa aussi les faubourgs. Le nom d’Achradine ne se trouve pas dans Thucydide. ). Avec le temps, la ville extérieure devint aussi fort peuplée.

Cinq ans après la fondation de Syracuse, Thouclès et les Chaicidéens, partant de Naxos, chassèrent les Sicules par la force des armes, et fondèrent premièrement Léontini, puis Catane. Les Catanéens prirent Ëvarchos pour fondateur.

À la même époque, Lamis arriva en Sicile à la tête d’une colonie de Mégariens, et fonda, près du fleuve Pantacyas, une place notamée Trotilos. Il l’abandonna ensuite pour s’associer aux Chaicidéens de Léontini ; mais quelque temps après, chassé par eux, il alla fonder Thapsos. Après sa mort, ses compagnons furent expulsés de cette ville ; et, sur l’invitation d’Hyblon, roi des Sicules, qui leur céda des terres, ils allèrent fonder Mégara-Hybléa. Après une occupation de deux cent quarante-cinq ans, ils furent chassés de cette ville et de son territoire par Gélon, tyran de Syracuse. Mais, avant leur expulsion et cent ans après leur premier établissement, ils avaient envoyé Pamillos fonder Sélinonte. Celui-ci était venu de Me-gare, leur métropole, pour présider à la colonisation.

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Gela fut fondée, quarante-cinq ans après Syracuse, par la réunion de deux colonies, Tune de Rhodiens conduits par Antiphémos, l’antre de Cretois ayant pour chef £utimos. La ville prit son nom du fleuve Géla ; mais le quartier qui maintenant forme la citadelle et qui fut bâti le premier, s'appelle Iindies[*](Nom dérivé de Iindos, une des villes de 111e de Rhode. ). Cette ville reçut des institutions doriennes. Il y avait près de cent huit ans qu’elle subsistait, lorsque ses habitants fondèrent Agrigente. dont ils empruntèrent le nom au fleuve Acragas. Ils prirent pour fondateurs Aristonoüs et Pystilos, et donnèrent à cette ville les institutions de Géla.

Zanclé dut sa fondation à des pirates de Cymé , ville chalei-déenne du pays des Opiques. Plus tard une troupe partie de Chalcis et du reste de l’Eubée vint partager le territoire avec eux. Les fondateurs furent Périérès et Cratéménès, l’un de Cymé, l'autre de Chalcis. Son nom primitif de Zanclé lui avait été donné par les Sicules, parce que l’emplacement qu’elle occupe a la forme d’une faucille, instrument que les Sicules appellent zanclon. Dans la suite , les habitants furent expulsés par des Samiens et par d’autres Ioniens, qui, fuyant les Mèdes, vinrent aborder en Sicile. Ces Samiens furent chassés à leur tour par Anaxilas, tyran de Rhégion, qui établit dans la ville une population mélangée, et l’appela Messine du nom de son ancienne patrie[*](Anaxilas était d'origine messénienne (Strabon, VI, i). Son entreprise sur Zanclé, avec des Samiens et des Milêsiens fugitifs, est racontée par Hérodote, liv. VI, ch. xxni. ).

Himéra, colonie de Zanclé, eut pour fondateurs Euclidès, Simos et Sacon. Elle fut peuplée par des Chalcidéens, auxquels s’adjoignirent des exilés de Syracuse, vaincus dans une émeute et appelés Mylétides. Leur idiome fut un amalgame du chalcidéen et du dorien ; mais la législation chalcidéenne prévalut.

Acræ et Casmènes furent fondées par des Syracusains, la première soixante-dix ans après Syracuse, la seconde vingt an» après Acræ.

Camarine fut originairement fondée par des Syracusains, environ cent trente-cinq ans après Syracuse. Les conducteurs de la colonie furent Dascon et Ménécolos. Mais elle fut détruite par les Syracusains parce qu’elle s'était révoltée. Dans la suite, Hippocratès, tyran de Géla, reçut le territoire de Camarine pour rançon de prisonniers syracusains, et devint le nouveau fondateur de cette ville. Plus tard elle fut dépeuplée derechef par Gélon, puis restaurée pour la troisième fois par les habitants de Géla[*](J’ai suivi la correction proposée par Dodwell, de Γελώων au lieu de Γελωνος. Le fait de la restauration de Camarine par les habitants de Gélà, postérieurement à la mort de Gékra, est d’ailleurs attesté par Diodore de Sicile, XI, ixxvi. ).

Telles sont les nations grecques et barbares qui peuplèrent

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la Sicile, et c’est dans un pays de cette étendue que les Athéniens s'apprêtaient à porter la guerre. Leur vrai motif était de faire la conquête de toute l’île : mais le prétexte dont ils coloraient cette entreprise était de secourir les populations unies à eux par les liens du sang[*](Les Léontins, comme aussi les Naxiens et les Catanéens, en tant que colonies de Chalcis en Eubée, appartenaient à la grande famille ionienne, dont les Chalcidéens étaient un rameau, et se trouvaient ainsi en ^arenté avec les Athéniens. ) ou par des traités. A cela il faut joindre les instances des députés d’Égeste, venus à Athènes pour réclamer aide et protection. Voisins de Sélinonte, lesÉges-tains étaient en guerre avec cette ville pour des questions de mariages [*](Le droit d’épigamie (jus connubit) consistait dans la faculté accordée, sous réciprocité, entre deux peuples, de prendre des femmes l’un chez l’autre. Ce droit formait souvent une clause des traités, et sa violation pouvait devenir un cas de guerre. ) et de frontières. Les Sélinontins, soutenus par leurs alliés de Syracuse, pressaient les Ëgestains par terre et par mer. Ceux-ci, au nom de l'alliance conclue du tempede Lâches et de la première guerre des Léontins, demandaient aux Athéniens d’envoyer une flotte à leur secours. Entre autres arguments à l'appui de cette requête, ils faisaient valoir surtout celui-ci : «Qu’on laisse impunie, disaient-ils, l’expulsion des Léontins; qu’on permette aux Syracusains de s’emparer de toute la Sicile en écrasant les derniers alliés d’Athènes, et bientôt on les verra s'unir comme Doriens aux DorieDS dn Péloponèse, comme colons à leurs fondateurs, pour renverser la domination athénienne. La prudence exige donc de soutenir les alliés qui restent encore en Sicile et de s’opposer aux Syra-cusains, d’autant plus que les Égestains offrent de défrayer l’armée. » A force d'entendre les Ëgestains et les orateurs qui les appuyaient répéter ces discours dans les assemblées, les Athéniens résolurent d'envoyer des députés à Égeste, pour vé-# rifier l’existence des valeurs qu’on disait être dans le trésor public ou dans les temples, et pour s’informer du point où en était la guerre avec Sélinonte. Ces députés partirent pour la Sicile.

Le même hiver, les Lacédémoniens et leurs alliés, sauf les Corinthiens, firent une incursion en Argolide, ravagèrent une portion du territoire, et emportèrent du blé sur des chariots qu’ils avaient amenés. Ils établirent à Ornées [*](Il faut admettre, malgré le silence de l’auteur, que les Lacédémoniens s’étaient précédemment emparés de cette ville, sujette et alliée des Argiens, dans les rangs desquels les Or-néates figurent à la bataille de Mantmée. ) les exilés argiens, y laissèrent des troupes, et firent une convention en vertu de laquelle les Ornéates et les Argiens devaient temporairement s’abstenir de toute agression mutuelle ; puis ils rentrèrent dans leurs foyers avec le reste de leur armée. Mais les Athéniens étant peu après survenus avec trente vaisseaux et j six cents hoplites, les Argiens en masse sortirent avec eux et assiégèrent Ornées pendant un jour. La nuit suivante, les Ornéates profitèrent de l’éloignement des campements ennemis pour s’évader. Dès le lendemain, les Argiens, s’étant aperçus

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de leur départ, rasèrent Ornées et firent-leur retraite. La flotte athénienne repartit également.

Les Athéniens expédièrent par mer à Méthone, sur les confins de la Macédoine[*](A cette époque, la ville de Méthone (située près du golfe Ther-maïque, à peu de distance de Pydna) n’était pas encore soumise aux Macédoniens; mais elle était alliée d’Athènes. Voyez liv. IV, ch.cxxix. ), un corps de cavalerie composé de citoyens et d’exilés macédoniens réfugiés à Athènes. Ces troupes infestèrent le pays de Perdiccas. Les Lacédémoniens députèrent aux Chalcidéens du littoral de la Thrace, qui n’avaient avec les Athéniens qu’une trêve de dix jours [*](C’est-à-dire renouvelée de dix en dix jours. Voyez liv. V, ch. xxvi. ), pour les engager à joindre leurs armes à celles de Perdiccas; mais les Chalcidéens s’y refusèrent. Sur quoi l’hiver finit, ainsi que la seizième année de la guerre que Thucydide a racontée.

Dès les premiers jours du printemps suivant [*](Dix-septième année de la guerre, an 445 ayant J.-C.), les députés athéniens revinrent de Sicile, avec des envoyés d’Êgeste apportant soixante talents d’argent non monnayé, comme solde d’un mois pour soixante vaisseaux, dont ils se proposaient de solliciter l’envoi [*](soixante talents font trois cent quarante mille francs. L’équipage d’une trirème étant de deux cents hommes, la solde offerte à chaque matelot était d’une drachme par jour, c’est-à-dire le double de la paye ordinaire. ). Les Athéniens tinrent une assemblée, dans laquelle ils entendirent les rapports captieux et mensongers des Égestains et de leurs propres députés, affirmant qu’ils avaient vu de grandes valeurs toutes prêtes, soit dans les temples, soit dans le trésor public. Les Athéniens décrétèrent l’envoi de soixante vaisseaux en Sicile, avec des généraux munis de pleins pouvoirs ; c’étaient Alcibiade fils de Clinias, Nicias fils de Nicératos , et Lamachos fils de Xénophanès. Ils eurent ordre de secourir Egeste contre Sélinonte, de rétablir dans leur patrie les Léontins, si la guerre prenait une tournure favprable; enfin de régler toutes les affaires de Sicile de la manière qu’ils jugeraient la plus avantageuse aux Athéniens.

Cinq jours après cette assemblée, il y en eut une autre pour aviser aux moyens d’activer l’armement de la flotte et pour voter les demandes supplémentaires des généraux. Nicias, qui avait été élu malgré lui, et qui pensait que la ville avait été mal inspirée en formant, sous un prétexte spécieux, le gigantesque projet de conquérir toute la Sicile i parut à la tribune pour détourner le peuple de cette résolution, et prononça le discours suivant :

« Cette assemblée a pour objet les préparatifs de notre expédition de Sicile. Selon moi cependant, il convient de revenir sur le fond même de la question , pour examiner si nous faisons bien, après une courte délibération sur un sujet si grave, d’envoyer nos vaisseaux et de nous lancer , à l’instigation

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d'étrangers, dans une guerre qui ne nous touche en rien.

« Et pourtant la carrière des armes a été pour moi une source de gloire. Moins que d’autres j’appréhende pour ma personae —non que je nie le patriotisme de celui qui ménage sa vie oa sa fortune; un tel homme, dans son propre intérêt même, recherche la sûreté de l’État ; — mais jamais dans ma vie antérieure l’attrait des honneurs ne m’a porté à trahir ma conscience , et aujourd’hui comme toujours je parlerai selon ma conviction.

« Je sais qu’avec votre caractère j’aurais peu de chance d’être écouté, si je vous exhortais à conserver ce que vous possédez, sans risquer le certain pour rincertam. le réel pour l'imaginaire. Aussi me bornerai-je à vous démontrer que le moment est mal choisi pour cette entreprise, et que le but auquel vous visez n’est pas facile à atteindre.

« Je soutiens qu’entreprendre cette expédition lainteae, c’est vouloir , aux nombreux ennemis que nous laissons derrière nous, en ajouter de nouveaux et les. attirer ici. Tous croyez peut-être que la paix récemment conclue a quelque soKdité. Cette paix, tant que vous serez tranquilles, subsistera de nom — c’est à quoi l’ont réduite les intrigues pratiquées soit chez nous, soit ailleurs ; — mais au moindre échec que nous viendrons à subir, nos ennemis s'empresseront de nous attaquer: d'abord paree qu’ils- ont traité à La suite de rêvas, par nécessité, à des conditions humiliantes ; puis parce que le texte du traité laisse plusieurs points en litige. Il est même tels peuples — et ce ne sont pas les moins puissants — qui n’ont pas encore accepté cette paix. Les uns nous font une guerre ouverte, les autres ne sont retenus que par l’inaction des Lacédémoniens et par des armistices de dix jours. Qui sait si tnwh vant nos forces divisées—et c’est à quoi nous travaillées présentement, — ils ne seront pas tentés de nous attaquer, de concert avec les Grecs de Sicile, dont naguère ils eusses! mis l’alliance à un si haut prix ?

« C’est là ce qu’il nous faut envisager, au lieu d’aller, quand la situation de notre république est si incertaine , mous jeter dans des périls pour étendre notre domination avant de l’avmr affermie. Les Chalcidéens du littoral de la Thrace, révolté» depuis tant d’années, sont encore insoumis; certains peuplesèa continent ne montrent qu’une obéissance douteuse ; et nous, qui sommes si prompts à prendre fait et cause pour les Égestains,

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nous différons de venger nos propres outrages sur des sujets dès longtemps insurgés.

« Si nous venions à bout de les réduire, il y aurait moyen de les contenir. Pour ceux de Sicile, nous aurions beau les vaincre, il nous serait presque impossible, vu leur éloignement et leur grand nombre, de les faire rester dans le devoir. Or il est insensé de marcher contre des peuples que la victoire ne pourra soumettre, tandis qu’un échec suffit pour qu’on ne puisse plus les attaquer avec le même avantage.

« A mon avis, les Grecs de Sicile, dans leur état présent, nous sont peu redoutables. Ils le seraient bien moins s’ils devenaient sujets de Syracuse, ce qui est le grand épouvantail agité par lesËgestains. Aujourd’hui, divisés comme ils le sont, ils pourraient marcher contre nous par complaisance pour Lacédémone; mais, dans l’autre hypothèse, il n’est pas à présumer qu’un empire s’attaque à un autre empire. Supposez en effet que, d’accord,avec les Péloponésiens, ils parvinssent à détruire notre domination ; la leur, selon toute apparence, subirait le même sort de la part des mêmes hommes. Pour nous, le meilleur moyen d’imposer aux Grecs de ces contrées, c’est de nous en tenir à distance ou de n’y faire qu’une courte apparition pour leur montrer notre puissance, et de nous retirer aussitôt après. Autrement, au premier échec de nos armes, ils ne manqueraient pas de nous mépriser et de se joindre à nos anciens adversaires. Nous savons tous qu’on admire ce qui est lointaint ce qui n’a pas encore donné la mesure de ses forces. Vous Pavez éprouvé vous-mêmes à Fégard des Lacédémoniens et de leurs alliés. Pour avoir triomphé d’eux contrairement à votre attente et à vos premières appréhensions, vous en êtes venus à les dédaigner et déjà même à convoiter la Sicile. Or il ne faut pas se prévaloir des revers de ses ennemis, mais attendre pour prendre confiance que Ton ait terrassé leur orgueil.

« Ne croyez pas que les Lacédémoniens, dans leur abaissement actuel, aient d’autre ambition que de déjouer , s’il se peut, nos projets, et d’effacer une tache compromettante ponr leur réputation si lentement et si laborieusement acquise. Aussi n’est-ce pas des Ëgestains , peuple barbare , que nous devons nous préoccuper, si nous sommes sages, mais plutôt des meilleurs moyens de prévenir les embûches d’un gouvernement oligarchique.

« Ne perdons pas de vue qu’à peine sortis d’une guerre

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et d’une épidémie terribles, nous commençons seulement à reprendre haleine et à voir s’accroître nos richesses et notre population. Ces ressources , il est juste de les employer pour nous-mêmes, et non pour ces bannis qui mendient des secours. Ils ont leurs raisons pour déguiser adroitement la vérité. Aux autres les périls; pour eux l’enjeu n’est qu’en paroles. En cas de succès, jamais leur reconnaissance n’égalera le service rendu; en cas de malheur, ils entraîneront leurs amis dans la ruine.

« Si certain personnage[*](Allusion dirigée contre Alcibiade. A cette époque il devait avoir trente-trois ans. ), tout fier d’un commandement qu’il est trop.jeune pour exercer, vous excite à une expédition qui lui permettra de briller par ses chevaux et de faire servir à son faste la dignité dont il est revêtu, ne sacrifiez pas l’utilité publique à l’ostentation d’un particulier. Songez que de tels citoyens sont les fléaux de l’État et les dissipateurs de leur patrimoine. Ne livrez pas une si vaste entreprise à la témérité d’un jeune hommë.

« Quand je vois ses adhérents groupés autour de lui, je ne puis me défendre d’un sentiment de crainte. A mon tour, j’exhorte les hommes d’âge, qui se trouvent assis à leurs côtés, à ne pas se laisser dominer par une fausse honte ou par la peur de passer pour des lâches en se prononçant contre l’expédition. Qu’ils se gardent d’imiter leurs voisins dans leur fol engouement pour les objets lointains ; car on ne gagne rien par la passion, mais bien par la prudence. Qu’ils votent en sens contraire, par affection pour cette patrie qui s'expose au plus grand de tous les dangers. Qu’ils décrètent que les Siciliens conserveront, par rapport à nous, leurs limites actuelles, limites fort bien tracées, savoir le golfe Ionien[*](La mer Adriatique. ) en suivant la côte, la mer Sicilienne en tirant au large , et qu’ils peuvent régler entre eux leurs différends. Aux Égestains en particulier disons qu’ayant commencé leur guerre avec Sélinonte sans nous consulter, c’est à eux de la terminer par eux-mêmes. Gardons-nous désormais de faire alliance avec des peuples qu'il nous faut soutenir dans leurs disgrâces, et qui dans les nôtres ne nous sont d’aucun appui.

« Et toi, prytane [*](Président de l’assemblée du peuple. Il était désigné par le sort, et pour un jour seulement, patmi la fraction du conseil des Cinq-Cents qui exerçait la prytanie. ), si tu crois de ton devoir de veiller au salut de l’État, et si tu veux faire acte de patriotisme, remets l’affaire aux voix et fais procéder à une seconde délibération. Si tu appréhendes de revenir sur la chose votée, songe que cette dérogation à la loi ne saurait être répréhensible quand elle a lieu devant tant de témoins. Songe aussi que tu seras le sauveur de la ville mal conseillée, et que le rôle d’un bon magistrat

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est de rendre à la patrie le plus de services possible, ou tout au moins de ne lui causer volontairement aucun mal. »

Tel fut le discours de Nicias. Les orateurs qui lui succédèrent à la tribune parlèrent pour la plupart dans le sens de la guerre et du maintien du vote précédent ; quelques-uns furent d'avis coutraire. Mais le plus ardent promoteur de l'entreprise fut Alcibiade fils de Clinias. Il y était porté par antagonisme contre Nicias, son adversaire politique, et aussi parce qu'il venait d’être désigné d’une manière offensante. D’ailleurs il ambitionnait un commandement qui devait amener la conquête de la Sicile et de Carthage, en lui procurant à lui-même des richesses et de la gloire. Jouissant de la considération publique, il portait ses vues fort au-dessus de sa condition, et dévorait son patrimoine en chevaux et en autres prodigalités. Cet homme fut undes principaux auteurs de la ruine d’Athènes. Bien des gens, alarmés du luxe effréné qu’il déployait dans sa manière de vivre, et de l’audace qui perçait dans toutes ses conceptions, prirent de l’ombrage contre lui, et le soupçonnèrent d’aspirer à la tyrannie. Aussi, quoiqu’il eût fait comme général les meilleures dispositions stratégiques, l’animosité qu’inspira sa conduite privée fut cause qu’on lui substitua d’autres chefs , qui ne tardèrent pas à mener la ville à sa perte. En cette occasion, il parut devant le peuple et parla en ces termes :

e Puisque Nicias m’a pris à partie, je dirai d’abord que le commandement m’appartient mieux qu’à d’autres et que j’ai droit à cet honneur. Ce qui m’attire la malveillance, c’est précisément ce qui fait ma gloire, celle de mes ancêtres et l’avantage delutat. En effet, les Grecs, à la vue de la magnificence déployée par moi aux jeux Olympiques, se sont exagéré la puissance de notre ville , qu’ils se figuraient écrasée par la guerre. J'ai lancé sept chars dans l’arène, ce qu’aucun particulier n’avait fait avant moi ; j’ai remporté le prix [*](La victoire d’Alcibiade remonte, à ce qu’on croit, , à l’olympiade LXXXIX, soit à 424 av. J. C. Les dispositions prises par lui à cette occasion consistaient dans les sacrifices, les offrandes faites dans les temples, les festins donnés par le vainqueur, les chants composés à sa louange. La loi, chez les Grecs, honorait les vainqueurs aux jeux Olympiques, comme ayant procuré de la gloire à leur patrie. On leur ménageait un retour triomphal, et on leur assignait l’entretien dans le prytanée. ), obtenu le second et le quatrième rang; enfin j’ai fait les choses d’une manière digne de ma victoire. Or, d’après la loi, c’est là un honneur, et c’est aussi en réalité un indice de puissance.

« Quant à l'éclat que je répands dans la ville par les choré-gies[*](La chorégie était une des plus lourdes charges incombant aux riches citoyens. Elle consistait à fournir un chœur pour les représentations dramatiques. ) ou à d’autres égards, on conçoit qu’il offusque les citoyens; mais, aux yeux des étrangers, c’est encore un signe de force. Elle n’est pas sans utilité, cette extravagance [*](Je lis, avec tous les éditeurs modernes, ήο* ή άνοια. ) par laquelle on sert à ses propres dépens et soi-même et l’État. Est-ce donc un crime , à qui est animé d’un noble orgueil, de

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ne pas aller de pair avec tout le monde? S’il est vrai qne le malheureux n’ait personne qui lui tende la main, si toutes les portes se ferment devant lui, de même on doit prendre son parti de se voir dédaigné par les favoris de la fortune. Pour qu’il en fût différemment, il faudrait accorder aux autres cette réciprocité qu’on réclame pour soi-même.

« Je le sais, tous ceux qui se distinguent de la foulé provoquent de leur vivant la jalousie de leurs égaux et même de tous ceux qui les entourent; mais plus tard il se trouve des gens qui revendiquent, même à tort, l’honneur de descendre d’eux; leur patrie s’enorgueillit de leur renommée, et, loin de la tenir pour étrangère ou de mauvais aloi, elle se l’approprie et la proclame sans tache.

« C’est là l’objet de mon ambition. Bien que ma conduite privée soit en butte à la médisance, examinez si les affaires publiques ont périclité sous ma direction. C’est moi qui ai ligué les plus puissants États du Péloponèse, et forcé les Lacédémoniens, sans trop de danger ni de dépense pour vous, à jouer en un seul jour le tout pour le tout àMantinée; et malgré leur victoire, ils ne sont'pas encore pleinement rassurés.

« Il y a plus : ma jeunesse et mon extravagance prétendue ont su, par des discours convenables, gagner à votre cause la masse des Péloponésiens, et, à forcé de zèle, leur communiquer de la confiance. Maintenant donc ne craignez rien de ces mêmes qualités ; mais, tandis que je les possède encore et que la fortune semble favoriser Nicias, profitez des services que nous pouvons vous rendre. Surtout ne vous laissez pas détourner de l’expédition de Sicile par la pensée qu’elle est dirigée contre des peuples puissants.

« Les villes de ce pays ont une population nombreuse, à la vérité, mais composée d’éléments hétérogènes ; ce qui les rend sujettes à des révolutions et à des bouleversements sans fin. Personne n’y regarde la patrie comme son bien; aussi personne ne se fournit d’armes pour la défendre. L'État lui-même n’a point de matériel régulier. Chacun prend ses mesures pour tirer quelque avantage du public par la persuasion ou par l’émeute; s’il échoue, il en est quitte pour s’expatrier. Comment donc de pareilles agglomérations pourraient-elles mettre de l'unité dans leurs conseils ou dans leurs actes ? On verra bientôt les villes venir à nous l’une après l’autre à la première ouverture capable de leur plaire, surtout si, comme on l'assure, elles sont en proie aux dissensions.

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c D’ailleurs ne croyez pas que leurs hoplites soient aussi ombreux qu’on l’affirme. Il doit en être à cet égard comme n reste des Grecs, chez qui les forces réelles se sont trouvées fort au-dessous des évaluations arbitraires que chaque peuple a faisait. La Grèce, après avoir accusé des chiffres fabuleux, reconnu dans la présente guerre que l’effectif de ses troupes églées ne dépassait pas le strict nécessaire.

« Telles sont, si je suis bien renseigné, les facilités que nous rouverons en Sicile, sans parler d’une foule de Barbares qui, par haine pour Syracuse, se joindront à nous pour l’attaquer, les affaires de Grèce ne nous arrêteront point, si nous prenons bien nos mesures. Outre ces mêmes adversaires qu’on nous eproche de laisser derrière nous, nos pères avaient encore à ;ombattre le Mède; ce qui ne les empêcha pas de fonder leur ïmpire, sans autre appui que leur supériorité navale. Les Pélo-ionésiens sont plus éloignés que jamais de toute velléité agressive contre nous; supposé même qu’ils s’enhardissent au point le recommencer la guerre, ils n’ont pas besoin d’attendre notre lépart pour envahir notre pays ; mais sur mer ils ne peuvent absolument rien contre nous, car nous laissons ici une marine imposante.

« Comment donc justifier notre défaut de zèle et notre refus de secourir nos alliés? Nous leur devons aide et protection ; nos serments nous y obligent. N’écoutez pas ceux qui vous disent qu’il ne faut attendre d'eux aucune réciprocité. Si nous les avons accueillis, ce n'était pas pour qu’ils vinssent ici nous défendre, mais pour qu’ils retinssent chez eux nos ennemis. Par quel autre système avons-nous obtenu l’empire, nous et tous ceux qui l’ont possédé, si ce n'est en étant toujours prêts à secourir les Grecs et les Barbares qui réclamaient notre appui? Si chacun de nous, quand son aide est nécessaire, demeurait en repos ou chicanait sur les races, nous étendrions peu notre puissance, ou plutôt nous la mettrions en péril. Avec des adversaires formidables, la prudenee consiste à prévenir leurs attaques, non moins qu'à les repousser. Nous ne sommes pas libres de graduer à volonté l’extension de notre empire. Porce nous est de menacer les uns et de comprimer les autres ; car nous serions en danger de tomber sous une domination étrangère, si nous cessions nous-mêmes de dominer. Vous ne pouvez envisager le repos du même œil que les autres peuples, à moins de modeler vos principes sur les leurs.

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« En naviguant vers ces parages, nous augmenterons sans aucun doute la puissance que nous possédons déjà. Faisons cette entreprise, ne fût-ce que pour rabattre Porgueil des Pé-loponésiens, et pour leur montrer que, peu soucieux de la tranquillité présente, nous portons nos armes jusqu’en Sicile. Par là de deux choses l’une : ou nous ferons une conquête qui noos vaudra l’empire de la Grèce entière, ou tout au moins nous écraserons les Syracusains, ce qui sera un bénéfice réel pour nous et pour nos alliés. Nos vaisseaux assureront notre séjour en cas de succès, ou notre retraite; car nous l’emporterons toujours par la marine sur les Siciliens réunis.

« Ne vous laissez pas influencer par les discours de Nicias, par l’inaction qu’il vous conseille, ni par la scission qu’il cherche à établir entre les jeunes et les vieux ; mais, fidèles à nos anciennes coutumes et à l’exemple de nos pères, qui, par l’union de ces deux âges, ont élevé notre patrie au rang qu’elle occupe aujourd’hui, efforcez-vous d’accroître sa puissance en marchant sur leurs traces. Songez que la vieillesse et la jeunesse ne peuvent rien l’une sans l’autre ; mais que ce qui fait la force, c’est l’assemblage et la combinaison de la faiblesse, de la médiocrité et de la perfection. Soyez-en bien persuadés: si la république est inactive, elle s’usera elle-même comme tout le reste, et tous les talents y périront de décrépitude, tandis que par la lutte elle acquerra sans cesse une nouvelle vigueur et s’accoutumera à se défendre par des actions plutôt que par des paroles. En un mot, j’estime qu’un État accoutumé à l’activité marche rapidement à sa ruine lorsqu’il se plonge dans l’inertie, et que, pour un peuple, le meilleur moyen d’assurer sa sécurité, c’est de s’écarter le moins possible des mœurs et des lois établies, quelque imparfaites qu’elles soient. »

Ainsi parla Alcibiade. Après lui, les Athéniens entendirent les Égestains et les exilés léontins, qui les supplièrent, au,nom de la foi jurée, de venir à leur secours. Aussi l’ardeur des Athéniens fut-elle visiblement accrue. Nicias, jugeant désormais impossible de les dissuader par la même argumentation, mais espérant encore les effrayer par la grandeur de l'armement qu’il réclamerait, prit une seconde fois la parole et dit:

« Athéniens, du moment que votre résolution est irrévocable, puisse cette guerre réussir selon vos vœux. Dans cette situation, je vous dois compte de toute ma pensée. Nous allons attaquer des villes qu’on dit grandes, indépendantes, et nulle ment désireuses de ces révolutions où l’on se jette volontiers

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pour échapper aux rigueurs de la servitude. Il est donc peu probable qu’elles acceptent notre domination en échange de leur liberté. D’ailleurs le nombre des villes grecques est considérable pour une seple île. Indépendamment de Naxos et de Catane, qui, je l’espère, feront cause commune avec nous, à cause de leur parenté avec les Léontins, on en compte sept [*](Il n’est ici question que des principales villes grecques de Sicile. Ce sont Syracuse, Sélinonte, Géla, Agrigente, Messine, Himéra et Camarine. ), qui possèdent des forces militaires semblables aux nôtres, notamment Sélinonte et Syracuse, qui sont toutes deux le principal but de notre expédition. Elles sont abondamment pourvues d’hoplites, d’archers, de gens de trait, de trirèmes et de matelots. Elles ont des richesses immenses, provenant soit des particuliers, soit des temples de Sélinonte, soit des tributs levés par Syracuse sur les Barbares de sa dépendance. Elles ont enfin sur nous le double avantage de posséder une forte cavalerie et de s'approvisionner à l'intérieur, sans recourir aux importations.