History of the Peloponnesian War

Thucydides

Thucydides. Histoire de la Guerre du Péloponnése. Bétant, Élie-Ami, translator. Paris: Librairie de L. Hachette, 1863.

C’était à sa demande expresse que les Lacédémoniens

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avaient mis Brasidas à la tête de cette expédition. Les Cbalcidéens avaient désiré avoir nn homme qui jouissait à Sparte d’une grande réputation d’énergie, réputation justifiée par les services signalés que, depuis son départ, il ne cessa de rendre à Lacédémone. En effet, la justice et la modération qu’il montra dès l’abord à l’égard des villes en détachèrent plusieurs d’Athènes ; d’autres lui furent livrées par trahison. Aussi les Lacédémoniens, lorsque plus tard ils voulurent faire la paix, eurent des places à donner en échange de celles dont ils demandaient la restitution, indépendamment du répit procuré au Péloponèse. Longtemps après, lors de la guerre qui suivit l’expédition de Sicile [*](Pays situé au N. O. de la Macédoine, sur les confins de Tlllyrie. Les Lyncestes, alors indépendants, furent plus tard annexés à la Macédoine. ), la valeur et la sagesse déployées dans le temps par Brasidas, et que les uns connaissaient par expérience, les autres par ouï-dire, inspiraient encore aux alliés d’Athènes une inclination prononcée en faveur des Lacédémoniens. Comme il fut le premier envoyé à l’étranger et qu’il fit briller une vertu accomplie, il laissa après lui la ferme conviction que tous les autres lui ressemblaient.

Informés de son arrivée sur le littoral de la Thrace, les Athéniens déclarèrent la guerre à Perdiccas, qu’ils regardaient comme le promoteur de cette expédition, et surveillèrent de plus près les alliés de ce pays.

Sitôt que Perdiccas eut réuni à ses propres forces l’armée de Brasidas, il marcha contre son voisin Arrhihéos, fils de Broméros, roi des Lyncestes-Macédoniens, avec lequel il était brouillé et qu’il voulait soumettre. Lorsque Parmée fut à l’entrée du Lyncos, Brasidas déclara qu’avant d’en venir aux hostilités, il désirait faire une démarche pour engager Arrhi-béos dans l’alliance de Lacédémone. Ce prince offrait de s’en remettre à la médiation de Brasidas ; les députés chalcidéens qui se trouvaient présents conseillaient à ce dernier de ne pas ôter à Perdiccas tout sujet de crainte, afin de s’assurer de son dévouement; enfin, les envoyés de Perdiccas à Lacédémone avaient donné à entendre qu’il ferait entrer dans l’alliance beaucoup de nations voisines. Brasidas se croyait donc autorisé à exiger que les affaires d’Arrhibéos fussent traitées en commun. Perdiccas, au contraire, soutint qu’il n’avait pas appelé Brasidas pour être l’arbitre de ses différends, mais pour combattre les ennemis qu’il lui désignerait; qu’il n’était pas juste, quand lui-même nourrissait la moitié de l’armée pélopo-nésienne, que Brasidas s’entendît avec Arrhibéos. Nonobstant cette altercation, Brasidas ne laissa pas d’avoir une entrevue

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avec ce dernier, et consentit à retirer son armée avant d’avoir envahi le pays. Depuis ce moment, Perdiccas se tint pour offensé , et ne fournit plus que le tiers des vivres au lieu de la moitié.

Le même été, aussitôt après ces événements, Brasidas réuni aux Chaldidéens marcha contre Acanthe, colonie d’Andros. C’était peu de temps avant la vendange. Quand il fut question de le recevoir, une lutte s’engagea entre le peuple et ceux qui l’avaient appelé de concert avec les Chalcidéens. On craignait pour la récolte encore pendante. Aussi Brasidas persuada-t-il au peuple de le recevoir seul et de ne se décider qu’après l’avoir entendu. Pour un Lacédémonien, il ne manquait pas de talent oratoire. Il se présenta donc à l’assemblée et prononça le discours suivant.

« En me faisant partir avec une armée, les Lacédémoniens ont voulu confirmer ce que nous avons déclaré dés le début de cette guerre, savoir que nous prenions les armes pour affranchir la Grèce du joug des Athéniens. Si nous arrivons tard, ne nous en faites point de reproches. Nous nous sommes trompés sur la durée probable des hostilités entreprises sur un autre théâtre. Nous avions espéré avoir promptement raison des Athéniens à l’aide de nos seules forces et sans vous impliquer dans le danger. Nous sommes venus aussitôt que nous l’avons pu; et nous essayerons, avec votre coopération, de consommer leur ruine.

« Je m’étonne que vous m’ayez fermé vos portes; au lieu de me recevoir à bras ouverts. Nous pensions venir à vous comme à des alliés qui, même avant notre arrivée, nous attendaient avec sympathie et nous appelaient de leurs vœux. C’est là ce qui nous a fait affronter le péril d’une longue marche à travers un pays étranger et déployer tout le zèle possible.

« Si vos intentions étaient différentes, si vous deviez contrarier votre propre délivrance et celle des autres Grecs, ce serait fort regrettable; car non-seulement vous seriez pour moi une entrave, mais votre exemple détournerait de se joindre à moi ceux à qui je pourrais m’adresser. Ils se montreraient difficiles en me voyant repoussé par vous, les premiers que j’ai visités; par vous qui possédez une ville si importante et qui passez pour un peuple intelligent. Je ne pourrais plus alléguer de raison valable: il semblerait que je n’apporte qu’une liberté mensongère ou que, si les Athéniens viennent vous attaquer, je serai sans force et impuissant à vous défendre.

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« Et pourtant lorsque, avec cette même armée que je commande, je me suis présenté devant Niséa, les Athéniens, quoique supérieurs en nombre, n’ont point osé accepter le combat Or il n’est pas vraisemblable qu’ils envoient par mer contre vous une armée aussi formidable que celle de Niséa.

t Quant à moi, je viens non pour opprimer les Grecs, mais pour les affranchir. A ma demande, les magistrats de Lacédémone se sont engagés parles serments les plus solennels à laisser l’indépendance à tous les alliés que j’aurais gagnés. D’ailleurs, notre intention n’est pas de vous faire entrer par force ou par ruse dans notre alliance , mais de vous délivrer des Athéniens. Vous ne devez pas me suspecter, puisque je vous offre les meilleurs gages, ni me regarder comme un impuissant protecteur, mais plutôt vous joindre à moi avec confiance.

« Si quelqu’un de vous appréhende que je ne soumette la ville à un parti, qu’il se rassure. Je ne viens point appuyer une faction, ni vous offrir une liberté illusoire, en entreprenant, au mépris de vos lois, d’asservir la majorité au petit nombre ou la minorité à la multitude. Un pareil joug serait plus intolérable que la domination étrangère , et nos efforts, à nous Lacédémoniens, n’auraient droit à aucune reconnaissance. Au lieu de gloire, nous ne recueillerions que le blâme. Les mêmes reproches que nous faisons aux Athéniens, on les rétorquerait contre nous, avec d’autant plus de justice que ceux-ci ne se piquent pas de vertu. Pour qui jouit de l’estime publique, il est .plus honteux de s’agrandir par l’astuce que par une violence flagrante. Celle-ci du moins trouve une sorte d’excuse dans le droit du plus fort qu’elle tient de la fortune; l’autre, au contraire, trahit un esprit bassement artificieux. Aussi apportons-nous la plus grande circonspection dans les affaires mêmes qui nous touchent le plus.

« Une garantie bien plus sûre encore pour vous que nos serments, ce sont nos actes. Rapprochez-les de nos paroles, et vous trouverez une preuve irréfragable de la sincérité de nos propositions. Si cependant à ces ouvertures vous opposez l’insuffisance de vos forces ; si, -tout en protestant de votre bon vouloir, vous nous repoussez avant d’avoir souffert aucune offense ; si vous dites que cette liberté ne vous paraît pas sans danger, et qu’on ne doit l’apporter qu’aux peuples en état de la recevoir, sans l’imposer de force à personne ; alors je prendrai à témoin de l’inutilité de mes avances les

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dieux et les héros de ce pays, et je tâcherai de vous convaincre en ravageant vos campagnes. Loin de voir une injustice dans cette conduite, je la croirai motivée par une double nécessité : par l’intérêt des Lacédémoniens, qui, malgré votre bon vouloir, ne peuvent tolérer plus longtemps que vos subsides aillent accroître les forces d’Athènes; ensuite par l’intérêt des Grecs, à la délivrance desquels vous ne devez pas mettre obstacle. Si ce n’était pas une question d’utilité générale , notre manière d’agir serait répréhensible, et les Lacédémoniens auraient tort d’affranchir les peuples malgré eux. Mais nous n’avons point d’ambition personnelle ; nous aspirons plutôt à réprimer celle d’autrui ; et nous serions coupables envers le plus grand nombre si, alors que nous apportons à tous l’indépendance, nous vous promettions de vous y opposer.

« Délibérez donc avec sagesse. Que vos efforts, en vous donnant une gloire immortelle, ouvrent au reste des Grecs l'ére de la liberté. Sachez sauvegarder vos intérêts particuliers et assurer à votre ville entière le nom le plus glorieux. »

Ainsi parla Brasidas. Les Acantbiens, après avoir pesé le pour et le contre , votèrent au scrutin secret. Séduits par le langage de Brasidas et inquiets pour leur récolte, la plupart furent d’avis d’abandonner les Athéniens. En conséquence ils exigèrent de Brasidas le même serment qu'il avait, à son. départ, fait prêter aux magistrats de Lacédémone, et par lequel il garantissait l’indépendance à tous les alliés qu’il aurait gagnés ; puis ils reçurent son armée. Peu de temps après, Stagire, autre colonie d’Andros, imita cette défection. Tels furent les événements de l’été.

Dès l’entrée de l’hiver suivant, les mesures se trouvèrent prises pour livrer la Béotie aux généraux athéniens Hippocratès et Déinosthène. Ce dernier avec la flotte devait se porter à Siphæ, tandis que son collègue marcherait sur Délion. Mais il y eut erreur sur le jour convenu pour ce double coup de main. Démosthène partit le premier et cingla vers Siphæ avec bon nombre d’Acarnaniens et d’alliés de ces contrées embarqués sur sa flotte. Le complot échoua ; il fut dévoilé par Nicomachos de Phanotée en Phocide, qui le communiqua aux Lacédémoniens, et ceux-ci aux Béotiens. Ces derniers, n’étant pas encore gênés dans leurs mouvements par la présence d’flip-pocratès, accoururent en forces à Siphæ et à Chéronée. Ce contre-temps empêcha les conjurés de remuer dans ces villes.

Hippocratès fit lever en masse la population d’Athènes,

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citoyens métèques et étrangers, et marcha sur Délion, mais après coup, alors que les Béotiens étaient déjà revenus de Si-phæ. Il alla camper à Délion et fortifia de la manière suivante cet endroit consacré à Apollon. Autour de l’enceinte et du temple on creusa un fossé ; la terre qu’on en retira fut relevée en guise de mur. On revêtit d une palissade la crête de cet ouvrage. Les interstices furent garnis avec des sarments coupés à la vigne sacrée, avec des pierres et des briques empruntées aux édifices voisins, en un mot avec tous les matériaux disponibles. Enfin on éleva des tours de bois sur tous les points non protégés par les bâtisses ; l’ancien portique du temple n’existait plus. Ce travail, commencé le troisième jour après le départ d’Athènes, se continua le quatrième et le cinquième jusqu’à l’heure du dîner. Quand tout fut à peu près terminé, l’armée quitta Délion pour rentrer en Attique,et s’avança d’une dizaine de stades. La plupart des troupes légères marchèrent sans s’arrêter; les hoplites firent halte et se reposèrent. Hippocratès était resté à Délion pour placer des gardes et mettre la dernière main aux défenses.

Pendant ce temps, les Béotiens se rassemblaient à Tanagra. Quand les contingents de toutes les villes furent arrivés et qu’on sut les Athéniens en retraite, les béotarques, qui sont au nombre de onze, ne furent pas d’avis de les attaquer, puisqu’ils étaient hors de la Béotie. En effet les Athéniens, lorsqu’ils avaient fait halte, se trouvaient sur les frontières d’Oro-pos [*](Ville située sur l’Euripe, en face d’Érétrie. Elle appartenait originairement à la Béotie, mais les Athéniens s’en étaient rendus maîtres. Voyez liv. II, ch. xxm. ). Le seul Pagondas, fils d Êoladas, émit l’opinion contraire. Il était alors béotarque de Thèbes, conjointement avec Arian-thidas fils de Lysimachidas, et avait le commandement en chef. Il crut que le meilleur parti était d’engager le combat. Il réunit donc les soldats par bataillons, afin qu’ils ne quittassent pas les armes tous à la fois, et il prononça le discours suivant, qui décida les Béotiens à prendre l’offensive.

« Il n’aurait dû entrer dans la pensée d’aucun de nos généraux qu’il fallût renoncer à combattre les Athéniens du moment que nous n’avions pu les joindre en Béotie. C’est bien la Béotie qu’ils se préparent à ravager ; c’est chez nous qu’ils sont venus construire une forteresse; enfin ils sont toujours nos ennemis, quel que soit le lieu où nous les atteignions et celui d’où partent leurs attaques.

« Si quelqu’un a pu croire plus prudent de ne pas agir, qu’il se détrompe. Les règles de la prudence ne sont pas les mêmes pour des gens à qui l’on dispute leur territoire, ou pour un

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peuple qui, maître du sien, attaque sans provocation et par esprit de conquête. Nos pères nous ont appris, en cas digression étrangère, à combattre indifféremment sur notre sol ou sur celui d'autrui.

« Cela est surtout nécessaire à l’égard des Athéniens, dont le pays touche le nôtre. Entre nations limitrophes, l’équilibre des forces maintient seul la liberté. Et comment ne pas lutter à outrance contre des hommes qui prennent à tâche d’asservir tous ceux qu’ils peuvent atteindre de près ou de loin ? Que leur conduite envers nos voisins de l’Eubée et envers la plupart des Grecs nous serve de leçon. Communément c’est pour des limites territoriales que s’élèvent les guerres entre peuples voisins; mais pour nous, si nous succombons, il n’y aura plus dans tout notre pays une seule limite solidement plantée. Une fois chez nous, ils nous dépouilleront violemment: tant il est vrai que leur voisinage est pour nous le pire de tous.

« D’ordinaire ceux qui, à leur exemple, se confient en leur force attaquent avec hardiesse un peuple tranquille, qui se borne à défendre ses foyers; mais ils sont moins ardents contre celui qui va à leur rencontre hors des frontières et qui sait prendre l’offensive dans un moment donné. Nous Pavons éprouvé avec ces mêmes Athéniens. La victoire que nous remportâmes sur eux à Coronée, à une époque ou nos dissensions leur avaient ouvert notre pays, a procuré jusqu’à ce jour une profonde sécurité à la Béotie.

« Que ce souvenir nous excite, nous autres qui sommes âgés, à nous montrer les mêmes que jadis, et les jeunes gens, ceux dont les pères déployèrent alors tant de vaillance, à ne pas ternir des vertus héréditaires. Confions-nous dans la protection de ce dieu, dont leur sacrilège a converti le temple en forteresse; confions-nous dans les victimes qui nous présagent la victoire. Marchons droit aux ennemis, et apprenons-leur que, s’ils veulent assouvir leur convoitise, ils doivent s’attaquer à des peuples qui ne se défendent pas ; mais qu’avec des hommes accoutumés à combattre pour leur liberté sans jamais attenter à celle des autres, ils ne se retireront pas sans avoir soutenu le combat. »

Cette exhortation de Pagondas détermina les Boétiens à livrer bataille. Il mit aussitôt l’armée en mouvement ; car le jour commençait à baisser. Parvenu à portée de Pennemf, il prit position derrière une colline qui formait un rideau entre les deux armées ; puis il rangea ses troupes et se prépara au

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combat. Hippocratès était encore à Délion. Informé de l’approche des Béotiens, il envoya sur-le-champ à l’armée athénienne l’ordre de se mettre en bataille. Lui-même arriva peu après. Il avait laissé devant Délion environ trois cents cavaliers pour couvrir cette place en cas d’attaque et pour charger en temps opportun les ennemis pendant l’action. Ceux-ci leur opposèrent un corps capable de les contenir.

Quand les Béotiens eurent achevé leurs dispositions, ils commencèrent à se montrer sur le sommet de la colline, où ils firent halte en ordre de combat. Ils avaient sept mille hoplites, plus de dix mille hommes légèrement armés, mille cavaliers et cinq cents peltastes. Les Thébains et leurs sujets occupaient la droite ; au centre étaient les Haliartiens, les Co-ronéens , les Copéens et autres riverains du lac [*](Le lac Copaïs ou Céphissis. ) ; à la gauche les Thespiens, les Tanagréens et les Orchoméniens. Les deux ailes étaient appuyées par la cavalerie et par les troupes légères. Les Thébains étaient rangés sur vingt-cinq de hauteur, les autres à volonté. Telles étaient les dispositions et l’ordonnance de l’armée béotienne.

Du côté des Athéniens, sur toute la ligne, les hoplites, égaux en nombre à ceux de l’ennemi, se rangèrent sur huit de hauteur. La cavalerie flanquait les ailes. Quant aux troupes légères, il n’y en avait point alors de régulièrement armées; les Athéniens n’en eurent jamais[*](L’armement des psiles athéniens ne fut régularisé que par Iphicrate, postérieurement à la guerre du Péloponèse. Il leur donna un petit bouclier ou rondelle (πέλτη), une lance plus longue et une épée plus forte que celle des hoplites, une cuirasse de lin et une chaussure commode, à laquelle son nom demeura attaché. Voyez liv. I, ch. lx, note 1. ). Il en était bien parti d’Athènes, et même en plus grand nombre que celles de l’ennemi ; mais c’étaient pour la plupart des hommes sans armes, composant la levée en masse des étrangers et des citoyens. Or, comme ils avaient pris les devants pour retourner au pays, il ne s’en trouva que fort peu à cette journée. Lorsque les troupes furent en bataille et l’action près de commencer, Hippocratès parcourut le front de son armée et la harangua en ces termes :

« Athéniens, mon exhortation sera brève ; mais qu’importe à des gens de cœur? Mon but n’est pas de relever votre courage, mais de vous en faire souvenir. Que nul de vous ne s’imagine que nous affrontons le péril sur une terre et pour une cause qui nous sont étrangères. C'est sur leur territoire, mais c’est pour le nôtre que nous allons combattre. Si nous sommes vainqueurs, jamais les Péloponésiens, dépourvus de la cavalerie béotienne, n’oseront envahir l’Àttique. Un seul combat nous rendra maîtres de ce pays et mettra le nôtre à l’abri du danger. Marchez donc avec une bravoure digne de la première des villes grecques, digne de cette patrie dont chacun

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de vous est si glorieux, digne enfin de vos pères qui jadis, sous la conduite de Myronidès, triomphèrent aux Œnophyies et soumirent la Béotie. »

En prononçant cette harangue, Hippocrates était parvenu jusqu’à la moitié de la ligne, sans avoir eu le temps d’atteindre l’extrémité, .lorsque les Béotiens, après une courte allocution de Pagondas, entonnèrent le péan et descendirent la colline. Les Athéniens à leur tour s’ébranlèrent, et l’on s’aborda au pas de course. De part et d’autre les extrémités ne donnèrent pas; elles furent arrêtées par des torrents. Le reste se joignit avec une telle furie que les boucliers se heurtèrent et qu’on se battit corps à corps. L’aile gauche des Béotiens jusqu’à la moitié de leur ligne fut défaite par les Athéniens, qui la poussèrent vigoureusement. Les Thespiens eurent surtout à souffrir. Découverts par la retraite de leurs voisins, ils furent enveloppés par les Athéniens et taillés en pièces après une lutte acharnée. Quelques Athéniens, dans le désordre qui suivit leur mouvement de conversion, ne se reconnurent pas et s’entre-tuèrent. Ainsi de ce côté les Béotiens eurent le dessous et se replièrent vers ceux qui tenaient encore. L’aile droite an contraire, où se trouvaient les Thébains, défit les Athéniens, les culbuta et les poursuivit d’abord assez lentement; mais Pagondas ayant envoyé au secours de sa gauche deux escadrons de cavalerie qui devaient tourne^ la colline sans être aperçus, leur apparition soudaine sema l’effroi dans l’aile des Athéniens jusqu’alors victorieuse ; elle les prit pour une nouvelle armée en mouvement contre elle. Pressés d’un côté par cette cavalerie, de l’autre par les Thébains qui les serraient de près et qui étaient parvenus à les rompre, les Athéniens s’enfuirent à la débandade, les uns vers Délion et la mer, ceux-ci vers Oropos, ceux-là vers le mont Parnès, chacun enfin où il entrevoyait quelque chance de salut. Les fuyards tombaient sous les coups des Béotiens, surtout de leur cavalerie et de la cavalerie locrienne, arrivée au moment de la déroute. La nuit qui survint favorisa la fuite du plus grand nombre.

Le lendemain, ceux qui avaient trouvé un asile à Oropos et à Délion laissèrent garnison dans cette dernière place qu’ils occupaient encore, et se retirèrent par mer dans leur pays. Les Béotiens érigèrent un trophée, recueillirent leurs morts et dépouillèrent ceux de l’ennemi ; après quoi, laissant une garde suffisante [*](Sur le champ de bataille, afin d’empêcher les Athéniens d’enlever leurs morts sans en avoir préalablement demandé l’autorisation. ), ils se retirèrent à Tanagra et préparèrent l’attaque de Délion. Un héraut envoyé par les Athéniens pour

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réclamer les morts rencontra un héraut béotien, qui le fit rebrousser en lui disant qu’il n’obtiendrait rien avant que lui-même ne fût de retour. Celui-ci, s’étant présenté aux Athéniens, leur déclara au nom des Béotiens qu’ils avaient commis une injustice et enfreint les lois de la Grèce; qu’il était universellement reçu, quand on entrait sur terre étrangère, de respecter les lieux sacrés; que les Athéniens au contraire avaient fortifié Délion et s'y étaient installés ; qu’ils s'en servaient comme d’un lieu profane, et puisaient pour leur usage l’eau réservée aux ablutions des sacrifices ; qu’en conséquence les Béotiens, en vertu de leurs droits et de ceux du dieu, sommaient les Athéniens, au nom d’Apollon et des autres divinités du temple, d’évacuer l’enceinte sacrée en emportant ce qui était à eux.

Sur ce message, les Athéniens à leur tour envoyèrent aux Béotiens un héraut pour leur dire qu’ils n’avaient fait aucun mal au temple et n’en feraient volontairement aucun ; qu’ils n’étaient point venus dans cette intention, mais pour s’y établir afin de repousser d’injustes agresseurs; que, d’après l’usage constant de la Grèce, la conquête d’un territoire grand ou petit donnait droit sur les temples qui s’y trouvaient, à la charge de les honorer selon les rites accoutumés et par tous les moyens possibles ; que les Béotiens eux-mêmes et tous ceux qui, à leur exemple, s’étaient établis sur une terre étrangère en expulsant les anciens possesseurs, avaient trouvé des temples qui appartenaient originairement à d'autres, mais qui étaient passés entre leurs mains; que si les Athéniens avaient pu occuper une plus grande partie de la contrée, ils l’auraient fait; mais qu’ils n’abandonneraient pas de plein gré celle où ils étaient et qu’ils considéraient comme à eux. Quant à l’eau, s’ils en avaient fait usage, c’était non dans un but sacrilège, mais par l’obligation où les Béotiens les avaient mis de se défendre en venant les attaquer sur leur propre terrain; que le dieu aurait sans doute de l’indulgence pour un fait qui était la suite inévitable des nécessités de la guerre ; que les fautes involontaires avaient pour refuge les autels; qu’on appelait crime le mal commis sans contrainte et non celui qui résulte des calamités; qu’en prétendant échanger des cadavres contre des temples, les Béotiens commettaient un plus grand sacrilège qu’eux-mêmes en refusant de souscrire à cette impie transaction; qu’enfin ils les sommaient de leur permettre d’enlever leurs morts sous la foi d’un traité, conformément aux lois nationales,

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et nullement à condition d’évacuer la Béotie, puisqu’ils n’étaient plus sur les terres des Béotiens, mais sur celle qu’ils avaient conquise les armes à la main.

Les Béotiens répondirent que si les Athéniens étaient en Béotie, ils eussent à se retirer en emportant ce qui était à eux; mais que s’ils se croyaient dans leur pays, c’était à eui d’aviser à ce qu’ils devaient faire. Ils regardaient bien le territoire d’Oropos, sur les limites duquel s’éiait donnée la bataille, comme faisant partie de la domination des Athéniens; néanmoins ils ne croyaient pas que les Athéniens pussent enlever les morts malgré eux. Aussi ne voulaient-ils pas traiter pour un territoire dépendant d’Athènes; ils préféraient répondre évasivement qu’ils eussent à sé retirer en emportant ce qu’ils réclamaient. Sur cette réponse, le héraut athénien s’en retourna sans avoir rien conclu.

Aussitôt les Béotiens firent venir du golfe Maliaque des gens de trait et des frondeurs[*](Probablement des Trachiniens et des Etoliens auxiliaires, qui sont mentionnés (liv. III, ch. xcvii et xcviii) comme d’habiles gens de trait. Les Bomiens et les Calliens, peuplades éto-liennes, habitaient dans le voisinage du golfe Maliaque (liv. III, ch. xcvi). ). Depuis la bataille, ils avaient été renforcés par deux mille hoplites de Corinthe, par la garnison péloponésienne sortie de Niséa [*](Il paraît qu’un petit nombre seulement des Péloponésiens enfermés à Niséa avaient été livrés aux Athéniens lors de la capitulation de celte place (ch. lxix), et qua la majeure partie avait réussi à s’échapper. ), enfin par un certain nombre de Mégariens. Avec ces forces ils marchèrent à l’attaque de Délion. Entre autres moyens, ils dirigèrent contre le rempart une machine qui les en rendit maîtres et dont voici la description. Ils prirent une grande poutre, qu’ils scièrent en long et qu’ils creusèrent d’un bout à l’autre ; puis ils en ajustèrent exactement les deux moitiés pour former une espèce dt tube. A l’une des extrémités ils suspendirent avec des chaînez un bassin, où venait aboutir en se courbant un bec de fer. Toute la partie antérieure de la poutre était recouverte du même métal. Cette machine fut amenée de loin sur des chariots jusqu’au pied du retranchement, à l’endroit où se trouvait le plus de sarments et de bois. Lorsqu’elle fut proche, ils adaptèrent à l’extrémité tournée vers eux de grands soufflets qu’ils firent jouer. L’air comprimé, pénétrant par le tube dans le bassin rempli de charbons ardents, de soufre et de poix, produisit une flamme tellement intense que toute la palissade fut embrasée et que personne n’y put demeurer. Les assiégés abandonnèrent leur poste et la place fut prise. Une partie de la garnison périt; deux cents hommes furent faits prisonniers; le reste delà troupe monta sur les vaisseaux et réussit à s’échapper.