History of the Peloponnesian War

Thucydides

Thucydides. Histoire de la Guerre du Péloponnése. Bétant, Élie-Ami, translator. Paris: Librairie de L. Hachette, 1863.

« C’est en vue d’acquérir ce qu’on n’a pas, et non d’exposer ce qu’on possède, qu’il faudrait, si l’on était sage, appeler des auxiliaires et courir les chances des combats. Ne sait-on pas que rien n’est plus mortel que la désunion pour les États en général, et spécialement pour la Sicile, dont toutes lès villes sont divisées, quoique menacées en commun?

« Convaincus de. ces vérités , réconcilions-nous, États comme particuliers, et réunissons nos efforts pour le salut de la Sicile entière. Ne vous figurez pas que les Athéniens n’en veulent chez nous qu’aux Doriens, et que les Chalcidéens. seront protégés par leur affinité avec la branche ionienne [*](La race ehalcidique, dont faisaient partie plusieurs villes de Sicile, par exempte: Léontini, Maxos, Catane, était uu rameau de la grande famille ionienneT à laquelle appartenaient les Athéniens. ). Ce n’est point par inimitié nationale ni par antipathie de races qu’ils viennent nous attaquer; c’est parce qu’ils convoitent les richesses de la Sicile, notre commun patrimoine. Ils l’ont bien prouvé en dernier lieu, à l’appel de la race chalcidique. Jamais ils n’en avaient reçu le moindre secours en vertu d’un traité ; ce

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sont eux qui ont saisi avec empressement le prétexte d’une alliance.

« Que les Athéniens aient ces vues ambitieuses, je le conçois sans peine. Je ne blâme pas ceux qui aspirent à la domination, mais bien plutôt ceux qui se résignent à la jsubir. Il est dans la nature de l’homme de fouler ce qui lui cède et de se garer de ce qui le menace. Mais, de notre côté, nous serions impardonnables, si nous ne prenions pas d’utiles précautions, ou si nous ne regardions pas comme notre premier devoir de conjurer le danger qui est suspendu sur nos têtes.

« Il serait bientôt nul ce danger, si nous voulions faire une transaction générale ; car le point d’appui des Athéniens n’est pas chez eux, mais chez les peuples qui les appellent. Dès lors ce n’est pas une guerre qui mettra fin à une autre guerre : mais c’est la paix qui terminera à l’amiable nos différends; et ces perfides auxiliaires, qui se couvrent d’un masque spécieux, s’en retournerout comme ils sont venus, sans avoir rien gagné.

« Tel est, à l’égard des Athéniens, l’immense avantage que nous nous assurons en prenant une sage résolution. Quant à la paix entre nous, à cette paix que chacun s’accorde à regarder comme le premier des biens, pourquoi ne pas la conclure? Si les uns prospèrent, si les autres souffrent, ne croyez-vous pas que la tranquillité convienne mieux que la guerre pour procurer à ceux-ci la cessation de leurs maux , à ceux-là le maintien de leur bien-être? N’est-ce pas la paix qui garantit les honneurs et les distinctions? N’est-ce pas elle qui produit mille autres avantages, aussi longs à énumérer que les maui de la guerre? Pesez donc mûrement mes paroles ; et, loin d'en tenir peu de compte, profitez-en pour votre salut.

« Si quelqu’un de vous s’imagine triompher à coup sûr, parce qu’il a pour lui le droit ou la force, je crains une amère déception. Que de fois n’a-t-on pas vu des hommes qui poursuivaient une juste vengeance, non seulement ne pas l’atteindre, mais encore compromettre leur propre sécurité? tandis que d’autres qui espéraient s’agrandir par la force , bien loin de faire des conquêtes, n’ont réussi qu’à perdre ce qu’ils possédaient. En effet, la vengeance n’aboutit pas toujours par cela seul qu’elle est légitime; de même que la force, pour être pleine d’espérance, n’est pas toujours un sûr appui. C’est la fortune qui décide de l’avenir. Malgré ses incertitudes, elle ne laisse pas d’avoir son bon côté ; car une crainte réciproque

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fait qu’on y regarde à deux fois avant d'en venir à des actes hostiles.

« Maintenant donc, doublement alarmés et par la perspective d’un avenir impénétrable, et par la présence inquiétante des Athéniens ; convaincus d’ailleurs que, si nos espérances particulières ont été déçues, ce malheur est l’effet des obstacles que je viens d’indiquer, éloignons de notre patrie les ennemis qui la menacent; réunissons-nous dans une paix perpétuelle, s’il se peut, sinon dans une trêve aussi longue que possible, et remettons à une autre époque le règlement de nos démêlés. Si vous m’écoutez, chacun de vous conservera sa ville libre et trouvera dans son indépendance les moyens de récompenser le bien ou de punir le mal qu’il aura reçu. Si au contraire, vous défiant de mes paroles, vous prêtez l’oreille à d’autres conseils, ce ne sera plus de vengeance qu’il s’agira pour nous ; mais, dans l’Hypothèse la plus heureuse, nous subirons forcément l'alliance de nos ennemis implacables et l’hostilité de nos meilleurs amis[*](Ils seront forcés d’entrer dans l’alliance des Athéniens, qu’ils détestent, et de faire avec eur la guerre aux Pélo-ponésiens, auxquels les unissent les liens d’une antique amitié. ).

« Pour moi, comme je l’ai dit en commençant, citoyen d’une république puissante, dont le rôle est moins de se défendre que d’attaquer, j’insiste, à raison de ces éventualités, pour qu’on se fasse des concessions réciproques. Je ne veux pas, pour faire du mal à mes adversaires, m’en faire encore plus à moi-même. Je ne pousse pas la manie des rivalités jusqu’à me persuader que la fortune, dont je ne suis pas le maître, m’est subordonnée aussi bien que ma propre pensée ; mais je cède tout ce qu’il est raisonnable de céder. J’engage les autres à suivre mon exemple et à se faire mutuellement des sacrifices volontaires, sans attendre d’y être forcés par nos ennemis. Il n’y a pas de honte à se céder entre parents, Doriens à Doriens, Chalcidéens à Ghalcidéens, en un mot, voisins à voisins, habitants d’une même contrée, entourés par une même mer, et portant le même nom de Grecs de Sicile. Le temps viendra, j’en ai la conviction, où nous reprendrons les armes, sauf à nous réconcilier de nouveau. Mais, si des étrangers nous attaquent, nous aurons le bon esprit de former le faisceau pour les repousser; car nous sommes tous solidaires. A l’avenir, n’appelons plus ni alliés ni médiateurs. Par là nous procurerons dès aujourd’hui deux biens à la Sicile : l’un d’éloigner les Athéniens, l’autre d’échapper aux guerres intestines ; et désormais nous habiterons ensemble un pays libre, moins exposé aux pièges de l’étranger. »

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Ainsi parla Hermocratés. Les Siciliens persuadés convinrent de mettre fin à leurs guerres. Chacun garda ce qu'il possédait. Les Camarinéens acquirent Morgantine, à la charge de payer aux Syracusains une somme déterminée. Les alliés d’Athènes, ayant appelé les chefs des Athéniens, leur dirent qu’ils avaient l’intention d’adhérer à cet accommodement et d’y faire comprendre les Athéniens eux-mêmes. Les généraux donnèrent leur approbation ; l’accord se conclut, et les vaisseaux athéniens quittèrent la Sicile.

A leur retour, le peuple d’Athènes condamna deux des généraux , Pythodoros et Sophoclès à l’exil, et le troisième , Eurymedon, à l’amende, sous prétexte qu’ils auraient pu soumettre la Sicile et qu’ils s’étaient laissé corrompre par des présents. Les Athéniens, enivrés de leur fortune actuelle, ne connaissaient plus d’obstacles. Ils prétendaient que toutes leurs tentatives, praticables ou non, réussissent également, quelle que fût la grandeur ou l'insuffisance de leurs moyens. C’était le fruit des succès inespérés qui avaient couronné la plupart de leurs entreprises, et qui convertissaient à leurs yeux leurs espérances en autant de réalités.

Le même été, les Mégariens de la ville, pressés d’un côté par les Athéniens, qui deux fois chaque année envahissaient en masse leur territoire, de l’autre par leurs propres exilés qui, de Pagæ où ils s’étaient retirés à la suite dune émeute[*](L’auteur a passé sous silence les détails de cette-sédition de Mégare, à la suite de laquelle les aristocrates exilés se réfugièrent à Pagæ ; mais elle se trouve racontée par Diodore de Sicile (XII, lxvi)* Quant aux dévastations périodiques exercées ea Mégaride par les Athéniens, voyez Thucydide, liv. II, ch. luit. Sur le décret qui'interdisait sous peine de mort aux Mégariens l’entrée de l’Attique, voyez Plutarque, Périclès, xxx.Sifr les souffrances qui en résultèrent pour Mégare, voyez Aristophane, les Acharniens, v. 761. ), mettaient la campagne au pillage, se dirent qu’il fallait rappeler les bannis et ne pas laisser plus longtemps la ville exposée à ce double danger. Instruits de ces dispositions, les amis des exilés se mirent à parler plus haut qu’ils n’avaient encore osé le faire. Alors les chefs du parti démocratique, sentant que le peuple accablé par la souffrance ne tarderait pas à leur échapper, furent saisis de crainte et entrèrent en pourparlers avec les généraux athéniens, Hippocratès fils d’Ariphion et Démosthène fils d’Alcisthénès. Ils offraient de leur livrer la ville ; ce parti leur paraissait moins dangereux que le retour des citoyens qu’ils avaient fait bannir. Il fut convenu que les Athéniens s’empareraient d’abord deâ longs murs qui relient à la ville le port de Niséa, distant de huit stades. Par là on empêcherait lesPéloponésiens de sortir de Niséa, où ils tenaient garnison pour observer Mégare. Ensuite, on tâcherait de livrer aux Athéniens la ville haute, ce qui serait facile une fois le premier résultat obtenu.

Lorsqu’on se fut mis d’accord et que tout fut prêt

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pour l’exécution, les Athéniens, à l’entrée de la nuit, débarquèrent dans nie de Minoa, dépendance de Mégare, avec six cents hoplites commandés par Hippocratès. Tls se blottirent à courte distance, dans un fossé d’où l’on tirait des briques pour les murs. Une seconde troupe, aux ordres de Démosthène, l’autre général, composée de Platéeos armés à la légère et de péripoles [*](Les péripoles étaient un corps de jeunes Athéniens de dix-huit à vingt ans, qui, avant d’être incorporés dans la milice régulière, faisaient un service d’école, et étaient ordinairement employés pour la garde des frontières. Voy. liv. II, ch. xin, note 5, et liv. VIII, ch. 'xcii, note 1. ), s’embusqua dans le temple de Bellone , encore plus rapproché. A part les‘conjurés, nul ne s’aperçut de ces mouvements nocturnes. Un peu avant l’aube, les Mégariens qui trahissaient employèrent la ruse suivante. Depuis longtemps ils s’étaient ménagé l’ouverture des portes. Ils avaient obtenu du commandant la permission de transporter de nuit sur un char, à travers le fossé jusqu’au rivage, un bateau à deux rames, avec lequel ils couraient la mer comme des pirates; puis, avant qu’il fît jour, ils le ramenaient par la porte sur le même char. De cette façon, les Athéniens stationnés à Minoa ne voyaient dans le port aucun bâtiment, et leur attention n’était pas éveillée. En ce moment, le char était déjà devant la porte; on l’ouvrit, comme d’habitude, pour donner passage au bateau. A cette vue, les Athéniens qui avaient le mot, s’élancent de leur embuscade et accourent avant que la porte ne se . referme. Pendant que le char embarrasse l’entrée, les conjurés mégariens égorgent les gardes. Au même instant, les Platéens et les péripoles de Démosthène se précipitent les premiers, à l’endroit où est maintenant le trophée. Aussitôt le combat s’engage en dedans des portes avec les Péloponésiens postés dans le voisinage et accourus au premier bruit ; mais les Platéens les repoussent et assurent l’entrée aux hoplites athéniens.

A mesure que ceux-ci ont franchi la porte, ils se dirigent vers la muraille. La garnison péloponésienne, quoique peu nombreuse, résista d’abord et eut quelques hommes tués ; mais bientôt la plupart des soldats prirent la fuite, épouvantés par cette attaque nocturne et par la trahison des Mégariens; car ils crurent toute la population complice. Une circonstance accidentelle les confirma dans cette erreur. Le héraut athénien fit de son chef une proclamation pour inviter les Méga-riens de bonne volonté à venir en armes se joindre aux Athéniens. Cette proclamation acheva d’intimider les soldats du Péloponèse. Ils se crurent en butte à une conspiration générale et se sauvèrent à Niséa.

Au lever du soleil, les murs étaient entièrement occupés. Une extrême agitation régnait dans Mégare. Les traîtres qui

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avaient négocié avec les Athéniens demandaient qu’on ouvrit les portes et qu’on sortît pour combattre. Or, il était convenu qu’aussitôt les portes ouvertes, les Athéniens s’y jetteraient. Les conjurés, pour être reconnus et moins exposés, devaient être frottés d’huile. Ils risquaient peu à ouvrir les portes ; car, suivant la convention, quatre mille hoplites et six cents cavaliers d’Athènes étaient arrivés d’Éleusis après une marche de nuit. Déjà les conjurés s’étaient frottés d’huile et se tenaient aux portes, lorsqu’un d’entre eux dévoila le complot aux citoyens qui l’ignoraient. Aussitôt ceux-ci accourent en foule et soutiennent qu’il ne faut point sortir; que c’est exposer la ville à un danger manifeste ; qu’auparavant, bien qu'on eût plus de force , jamais on ne l’avait osé ; qu’enfin, si Ton s’obstine, on se battra sur place. Au surplus, ils feignaient d’être dans l’ignorance du complot, et se bornaient à maintenir leur opinion comme la meilleure ; mais en même temps ils demeuraient près des portes, bien décidés à les défendre, de sorte que les traîtres ne pouvaient exécuter leur projet.

Les généraux athéniens, sentant qu’il était survenu quelque contre-temps et qu’il devenait impossible de brusquer la ville, investirent sur-le-champ Niséa, dans l’espoir de s’en emparer avant qu’elle fût secourue, et d’avoir ainsi meilleur marché de Mégare. Il leur vint bientôt d’Athènes des maçons avec des outils et tous les objets nécessaires. Dans l’intervalle des murs qu’ils occupaient, ils commencèrent par construire une traverse du côté de Mégare ; puis, à partir des deux extrémités de cet ouvrage, ils tirèrent un mur et un fossé pour enfermer Niséa de part et d’autre jusqu’à la mer. L’armée se distribua le travail. On utilisa les pierres et les briques du faubourg ; en coupa des arbres et des branchages pour établir des palissades dans les endroits qui le réclamaient ; enfin, les maisons du faubourg furent crénelées et mises en état de défense. Cette opération se poursuivit toute la journée; le lendemain au soir le mur était à peu près achevé. Les Niséens furent dans la consternation. Ils manquaient de vivres ; car ils avaient coutume de s’approvisionner au jour le jour dans la ville haute. Ils comptaient peu sur un prompt secours du Pé-lopouèse; enfin, ils s’imaginaient avoir à .dos les Mégariens. Ils capitulèrent donc, à condition de payer par tête une somme déterminée, de livrer leurs armes et d’abandonner à la discrétion des Athéniens le commandant et les autres Lacédémoniens qui étaient dans la place ; à ces conditions ils sortirent. Les

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Athéniens renversèrent la portion des longs murs qui aboutissait à la ville de Mégare; et, maîtres de Niséa, ils s’y établirent solidement.

En ce moment, le Lacédémonien Brasidas , fils de Tellis, se trouvait aux environs de Sicyone et de Corinthe, occupé à préparer une expédition pour le littoral de la Thrace. Il connut bientôt la prise des murs. Craignant pour Mégare et pour les Péloponésiens de Niséa, il fit dire aux Béotiens de venir en toute hâte le rejoindre à Tripodiscos ; c’est le nom d’un village de Mégaride situé au pied de la montagne de Géranie [*](Sur la Géranie et le village de Tripodiscos, voyez liv. I, ch. cv, note 3. En cet endroit se rencontraient les deux chemins, venant l’un de Corinthe par l’isthme, l’autre de Béotie par Platée ou par Creusis. ). Il s’y rendit lui-même avec deux mille sept cents hoplites de Corinthe, quatre cents de Phlionte, six cents de Sicyone, indépendamment des soldats qu’il avait déjà rassemblés. Il comptait que Niséa tiendrait jusqu’à son arrivée. Mieux informé, il choisit quatre cents hommes de ses troupes ; et, avant que sa marche ne fût découverte—il était parti de nuit pour Tripodiscos— il s’approcha de Mégare, sans être aperçu des Athéniens, qui étaient près de la mer. Il voulait qu’il fût dit qu’il avait fait au moins une démonstration sur Niséa ; mais il tenait surtout à pénétrer dans Mégare pour s’assurer de cette place. Il demandait à y être reçu, dans l’espoir, disait-il, de ressaissir Niséa.

Des deux factions qui divisaient Mégare, l’une craignait que Brasidas ne ramenât les bannis et ne provoquât son expulsion; l’autre, que le peuple, appréhendant le même résultat, ne se tournât contre elle, et qu’ainsi la ville déchirée ne devînt la proie des Athéniens qui l’épiaient. On ne reçut donc point Brasidas. Les deux partis aimèrent mieux garder l’expectative. On s’attendait à une bataille entre les Athéniens et les auxiliaires ; et l’on croyait plus sûr de se décider après l’événement. Brasidas, n’ayant pas réussi dans sa démarche, alla rejoindre le gros de sa troupe.

A la pointe du jour parurent les Béotiens. Avant même le message de Brasidas, ils avaient songé à secourir Mégare, dont le danger les touchait de près, et déjà ils étaient à Platéè avec toutes leurs forces. L’arrivée du messager les remplit d’un nouveau zèle. Ils envoyèrent à Brasidas deux mille deux cents hoplites et six cents cavaliers ; le reste de leurs troupes se retira. L’arrivée de ce renfort portait à six mille hoplites l’effectif de l’armée réunie devant Niséa.

Les Athéniens avaient leurs hoplites en bataille autour de cette ville et sur le rivage, tandis que leurs troupes légères étaient éparses dans la plaine ; car jusqu’à ce moment, les

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Mégariens n’avaient point reçu de secours. Les cavaliers béotiens, fondant à l’improviste sur ces troupes légères, les poursuivirent jusqu’à la mer; mais les cavaliers athéniens s’ébranlèrent à leur tour et l’action s’engagea. On combattit longtemps, et les deux partis s'attribuèrent la victoire. La cavalerie béotienne ayant poussé jusque sous les murs de Niséa, les Athéniens tuèrent le chef de cette troupe, ainsi qu’un petit nombre de soldats. Ils les dépouillèrent, restèrent maîtres des morts, qu’ils rendirent ensuite par composition, et dressèrent un trophée. A tout prendre cependant, il n’y eut d’avantage décisif ni d’un côté ni de l’autre. Les combattants se séparèrent, les Béotiens pour rejoindre les leurs, les Athéniens pour rentrer dans Niséa.

Là-dessus. Brasidas et ses troupes se rapprochèrent de la mer et de la ville de Mégare. Ils occupèrent une position favorable, s’y rangèrent en bataille, et se tinrent en repos, dans l’idée que les Athéniens viendraient les y chercher. Ils n’ignoraient pas que les Mégarisns observaient de quel côté pencherait la victoire. Les Péloponésiens trouvaient dans cette manœuvre un double avantage : en premier lieu, de ne pas commencer l’attaque et de ne pas aller de gaieté de cœur au-devant du danger ; il leur suffisait de s’être montrés disposés à combattre pour pouvoir s’attribuer une victoire qui n’anrait pas coûté une goutte de sang. En second lieu, c’était le meilleur parti à prendre relativement à Mégare. Ne pas offrir le combat, c’était s’enlever toutes les chances, passer infailliblement pour vaincus et perdre aussitôt la ville. Si l’armée athénienne refusait la lutte, l’objet pour lequel ils s’étaient mis en campagne serait atteint par ce seul fait. Ce fut précisément ce qui arriva. Les Athéniens sortirent et se déployèrent en avant des longs murs ; mais, voyant Brasidas immobile, ils restèrent eux-mêmes en repos. Leurs généraux considéraient qu’après le succès presque complet de leur entreprise, la partie n’était pas égale entre eux et un ennemi supérieur en nombre : vainqueurs, ils ne s’assuraient que de Mégare ; vaincus, ils perdaient la fleur de leur infanterie. Au contraire, les Péloponésiens, dont les forces étaient entières et formées de contingents partiels, n’avaient pas les mêmes raisons d’éviter la lutte. Les deux armées restèrent quelque temps en présence, sans entamer le combat. Ensuite les Athéniens les premiers rentrèrent à Niséa, et les Péloponésiens reprirent leurs anciennes positions.

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Dès lors, les Mégariens amis des exilés, regardant Brasi-das comme vainqueur par cela seul que les Athéniens avaient refusé la bataille, conçurent plus d’audace et lui ouvrirent leurs portes, ainsi qu’aux autres commandants des Péloponé-siens. Ils se concertèrent tous ensemble, tandis que les partisans d’Athènes étaient frappés de stupeur.

Ensuite les alliés se dispersèrent dans leurs villes, et Brasidas lui-même retourna à Corinthe achever, pour l’expédition de Thrace, les préparatifs commencés. Quand les Athéniens eurent également effectué leur retraite, ceux des Mégariens qui avaient entretenu le plus de relations avec eux, se voyant démasqués, prirent aussitôt la fuite. Les autres, d'accord avec les amis des exilés, rappelèrent ceux-ci de Pagæ, après leur avoir fait solennellement promettre qu’ils ne garderaient point de rancune et ne prendraient conseil que de l’intérêt public. Néanmoins, ces hommes ne furent pas plutôt parvenus au pouvoir, qu’ils firent une revue des milices ; et, après avoir eu soin de séparer les bataillons, ils choisirent une centaine de leurs ennemis ou des principaux partisans d’Athènes; ils forcèrent le peuple de donner publiquement sur eux son suffrage , obtinrent ainsi leur condamnation et les mirent à mort. Après quoi, ils établirent dans la ville un régime franchement aristocratique. C’est ainsi que Mégare ne sortit d’une sédition que pour retomber pendant longtemps sous le joug de l’oligarchie.

Le même été, les Mytiléniens se mirent en devoir de fortifier Antandros, comme ils en avaient le projet. Les géné^ raux athéniens Démodocos et Aristidès, chargés de lever le tribut, se trouvaient alors dans l’Hellespont, tandis que Lama-chos, leur collègue, avait fait voile avec dix vaisseaux pour le Pont-Euxin. Avertis des préparatifs qui se faisaient à Antandros, ils craignirent qu’il n’en fût de cette place comme d’Anéa près de Samos [*](Voyez liv. III, ch. xix et χχχη. ). Les exilés samiens s’y étaient établis, et de là ils favorisaient la marine des Péloponésieus, en leur envoyant des pilotes ; ils fomentaient des troubles dans la ville de Samos et donnaient asile aux proscrits. En conséquence, les généraux athéniens rassemblèrent des troupes alliées, firent voile pour Antandros, battirent ceux qui essayèrent de leur résister et reprirent la place.

Peu de temps après, Lamachos, qui était entré dans le Pont et avait relâché dans le fleuve Calex[*](Fleuve de Bithynie, plus souvent appelé Calés (aujourd'hui Chelit). Il se jette dans le Pont-Euxin, un peu au S. 0. d’Héraclée-Pontique. ) près d’Héraclée, perdit ses vaisseaux par l’effet d’une forte crue d’eau survenue tout

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à coup cians l’intérieur des terres. Il traversa à pied avec son armée le pays des Thraces-Bithyniens, qui habitent en Asie au delà du détroit, et parvint à Chalcédoine, colonie de Mé-gare, à l’entrée du Pont.

Dans le même été, le général athénien Démosthène, se rendit à Naupacte avec quarante vaisseaux, immédiatement après son retour de Mégaride. Quelques Béotiens avaient noué des intelligences avec lui et avec Hippocratès, dans le but d’opérer une révolution dans leur pays, et d'y établir la démocratie à l’imitation d’Athènes. L’agent le plus actif de cette intrigue était Ptéodoros, exilé thébain. Leur plan consistait à s’emparer de Siphæ, qui devait leur être livrée par trahison; c’est une ville du territoire de Thespies, située au fond du golfe de Grisa. Quelques Orchoméniens offraient aussi de leur remettre Chéronée, ville qui dépend d’Orchomène, dite jadis des Minyens[*](Cette ville est ainsi désignée pour la distinguer d’Orchomène en Arcadie. Les -Minyens étaient une ancienne tribu hellénique, ayant pour chef le héros Minyas, dont le fils Orchoménos passait pour le fondateur de la ville d’Orchomène en Béotie. ) et aujourd’hui de Béotie. Les bannis dOrchomène étaient les plus ardents instigateurs de ce projet; ils avaient même pris à leur solde quelques troupes du Péloponèse. Or Chéronée est la dernière place de Béotie, du côté de Phanotée, ville phocéenne. Le complot avait aussi des ramifications en Phocide. Il fallait enfin que les Athéniens occupassent Délion, endroit consacré à Apollon et situé sur le territoire de Tanagra, en face de l’Eubée. Tout cela devait s’exécuter de concert, dans un jour déterminé, afin que les Béotiens, retenus dans leurs foyers par les agitations locales, ne fussent pas en mesure de se concentrer à Délion. Si l’entreprise réussissait et que Délion fût fortifié, dût-il n’y avoir pour le moment aucune révolution en Béotie, on avait tout lieu de croire que ces divers points une fois occupés, le pays exposé au pillage, chacun ayant un asile à proximité, les affaires ne demeureraient pas longtemps dans le même état; mais qu’avec un peu de patience les insurgés, grâce au secours des Athéniens et à la dissémination de leurs adversaires, finiraient par établir en Béotie un gouvernement de leur choix. Telle était la conspiration qui se tramait.

Hippocrates avec des troupes d’Athènes devait, quand il serait temps, se porter en Béotie. Il avait envoyé Démosthène avec quarante vaisseaux à Naupacte pour lever des troupes chez les Acarnaniens et autres alliés de ces parages, et pour cingler ensuite vers Siphæ, que la trahison devait lui livrer. Un jour était fixé pour l’exécution simultanée de ces divers projets. A son arrivée, Démosthène trouva les

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OEniades que les Acarnaniens réunis avaient forcés d’entrer dans l'alliance d’Athènes. Lui-même fit prendre les armes à tous les alliés de ces contrées et marcha d’abord contre Salyn-thios et les Agréens. Il obtint leur soumission et ne songea plus qu’à se trouver devant Siphæ en temps opportun.

A la même époque, Brasidas partit'pour le littoral de la Thrace avec dix-sept cents hoplites. Arrivé à Heraclee en Thraehinie , il expédia un courrier à ses amis de Pharsale, pour les prier de lui faciliter la traversée de leur pays. Panéros, Doros, Hippolochidas, TorylaosetStrophacos, proxène des Chalcidéens, vinrent à sa rencontre jusqu’à Mélitie d’Achaïe[*](L’Achaïe thessalienne ou le pays des Achéens-Phthiotes, était la partie S. E. de la Thessalie, comprenant les deux versants du mont Othrys, depuis le golfe Maliaque jusqu’à celui de Pagase, entre les fleuves Sperchios et Énipée. La Thessalie propre commençait à Ge dernier. ). Il se mit en route avec eux. Il avait aussi pour con ducteurs d’autres Thessaliens, en particulier Niconidas de Larisse, ami de Perdiccas. En effet, il n’était pas facile de traverser la Thessalie sans guide, surtout avec des armes. D’ailleurs, dans toute la Grèce, c’était se rendre suspect que de traverser sans permission un territoire étranger. Enfin, le peuple de Thessalie a de tout temps été favorable aux Athéniens ; en sorte que si le pays eût joui de son indépendance au lieu d’être assujetti à quelques hommes puissants, jamais Brasidas n’eût passé. Même alors, des Thessaliens du parti contraire à celui de ses conducteurs se présentèrent à lui près du fleuve Énipée et lui défendirent d’aller plus loin sans l’assentiment de la nation. Ses guides répliquèrent qu’ils ne songeaient point à passer de force, mais qu’il était venu sans qu’ils l’attendissent, et qu’étant ses hôtes, ils avaient dû l’accompagner. Brasidas déclara qu’il traversait le pays des Thessaliens en qualité d’ami ; qu’il ne portait point les armes contre eux, mais contre les Athéniens ses ennemis ; qu’il ne savait pas qu’il y eût entre les Thessaliens et les Lacédémoniens aucune inimitié qui les empêchât de se prêter mutuellement passage, que pour Theure il ne pousserait pas plus avant contre leur gré, aussi bien la chose n’était-elle pas possible ; que cependant il n’estimait pas devoir être arrêté.

Sur cette réponse, les Thessaliens se retirèrent. Alors Brasidas, d’après l’avis de ses guides, partit sans perdre un instant, et s’avança à marches forcées, avant qu’un rassemblement plus considérable ne lui barrât le chemin. Le jour même de son départ de Mélitie, il atteignit Pharsale et campa au bord du fleuve Apidanos. De là il gagna Phacion et finalement la Per-, rhébie. En cet endroit, ses guides thessaliens le quittèrent. Les Perrhèbes, sujets des Thessaliens, le conduisirent jusqu’à Dion,

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dans les États de Perdiccas. Cette ville est située au pied de l’Olympe, dans la partie de la Macédoine qui confine à la Thes-salie.

C’est ainsi que Brasidas traversa la Tkessalie comme à la course, avant qu’on fût en mesure de l'arrêter. D se rendit auprès de Perdiccas et en Chalcidique.

Perdiccas et les villes insurgées du littoral de la Thrace avaient appelé du Péloponèse cette armée, à cause des craintes que leur inspiraient les progrès des Athéniens. Les Chaki-déens s’attendaient à se voir attaqués les premiers; de plus, ils'étaient secrètement stimulés par les villes de leur voisinage non encore révoltées. Quant à Perdiccas, sans être positivement brouillé avec les Athéniens, ses anciens démêlés avec eux lui avaient donné de l’ombrage. Il aspirait aussi à soumettre Arrhibéos, roi des Lyncestes. Au surplus, l’envoi de cette armée péloponésienne fut singulièrement facilité par les revers qui pesaient alors sur Lacédémone.

Comme les Athéniens ne cessaient d’infester le Péloponèse et spécialement la Laconie , les Lacédémoniens pensèrent que le meilleur moyen de faire diversion était de jeter une armée chez leurs alliés ; d'autant plus que ceux-ci offraient de la défrayer, et l’appelaient dans un esprit de révolte. D’ailleurs, ils n’étaient pas fâchés d’avoir un prétexte pour envoyer au dehors un cehain nombre de leurs Hilotes; car ils craignaient qu’ils ne profitassent de l’occupation de Pylos pour se soulever. Les Lacédémoniens sont dans une perpétuelle appréhension au sujet des Hilotes: et, comme à cette époque ils redoutaient leur jeunesse et leur multitude, ils poussaient à l’extrême les précautions à leur égard[*](C’était le but d’une institution atroce, attribuée à Lycurgue et nommée κρυπτεΐα, la chasse aux Hilotes (Plutarque, Lycurgue, xxvm). Les jeunes Spartiates sortaient en secret de la ville, se répandaient dans les campagnes en se cachant pendant le jour, et la nuit ils couraient sus à tous les Hilotes qu’ils rencontraient, pour les tuer et diminuer ainsi leur nombre. Platon (Des lois, I, p. 783) cherche à atténuer la barbarie de cette institution. ). C’est ainsi qu’ils avaient fait publier que ceux d’entre eux qui croyaient leur avoir rendu le plus de services à la guerre eussent à se déclarer et qu’ils seraient affranchis. C’était une manière de les éprouver ; car on pensait bien que les plus désireux de liberté seraient aussi les plus enclins à la révolte. Ils en choisirent jusqu’à deux mille, qui firent le tour des temples, la tête couronnée comme affranchis ; mais peu après on les fit tous disparaître, sans que personne ait jamais su comment ils avaient péri. On saisit donc avec empressement l’occasion d'en faire partir six cents avec Brasidas en qualité d’hoplites. Le reste de son armée se composait de mercenaires levés par lui dans le Péloponèse.