History of the Peloponnesian War

Thucydides

Thucydides. Histoire de la Guerre du Péloponnése. Bétant, Élie-Ami, translator. Paris: Librairie de L. Hachette, 1863.

Tant que l’armée était restée près d’Eleusis et dans la

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plaine de Thria, les Athéniens avaient espéré qu’elle n’irait pas plus loin. Ils se souvenaient que Plistoanax, fils de Pausanias et roi des Lacédémoniens, lorsqu’il avait envahi l’Attique quatorze ans avant la guerre actuelle, s’était avancé jusqu’à Ëleu-sis et à Thria, mais qu’il avait rebroussé sans passer outre, ce qui l’avait fait bannir de Sparte, parce qu’on croyait qu’il avait reçu de l’argent pour battre en retraite [*](Sur l’expédition de Piistoanax en Attique, voyez liv. I, ch cxiv, et, £ur son exil à Sparte, liv. V, ch. xvi. ) ; quand ils virent l’ennemi campé devant Acharnes, à soixante stades d’Athènes, ils perdirent patience. Le spectacle de leurs campagnes ravagées sous leurs yeux, spectacle nouveau pour les jeunes gens -et même pour les vieillards depuis les guerres médiques, les faisait frémir de rage. Tous, et principalement la jeunesse, deman-, daient à venger cet affront. Des groupes se formaient, on disputait avec vivacité, les uns pour, les autres contre l’appel aux armes. Les devins chantaient toute sorte d’oracles, que ohacun écoutait sous'l’empire de sa passion. Les Achamiens, qui se considéraient comme une fraction importante de la république, voyant leur territoire dévasté, demandaient à grands cris qu’on se mît en campagne. L’exaspération était au comble ; on jetait feu et flammes contre Périclès ; on oubliait ses avis précédents, on le taxait de lâcheté, parce qu’étant général il refusait de combattre ; enfin on le regardait comme l’auteur de tous les maux,

Périclès, s’apercevant que les Athéniens ôtaient aigris par les événements et que l’opinion était égarée, convaincu d’ailleurs qu’il avait raison de s’opposer à toute sortie, ne convoquait ni assemblée ni réunion quelconque, de peur que le peuple ne fît quelque imprudence, s’il ne prenait conseil que de son courroux. Il se contentait de garder la ville et d’y maintenir autant qu’il le pouvait la tranquillité ; mais il expédiait journellement des cavaliers, pour empêcher les coureurs ennemis d’infester les environs d’Athènes. Il y eut même à Phrygies un léger engagement entre la cavalerie béotienue et un escadron athénien, appuyé par des Thessaliens. Les Athéniens soutinrent le combat sans désavantage, jusqu’au moment où l’ennemi reçut un renfort d’hoplites, qui les força de se replier avec quelque perte ; toutefois ils enlevèrent leurs morts le jour même sans composition [*](Demander à l’ennemi la permission d’enlever les morts, c’était reconnaître qu’on n’était pas maître du champ de bataille, et par conséquent s’avouer vaincu. ). Le lendemain, les Péloponésiens érigèrent un trophée. Ces auxiliaires thessaliens étaient venus en vertu de l’ancien pacte avec Athènes[*](Sur l’alliance des Thessaliens avec Athènes, voyez liv. I, ch. eu et cvii. Voyez aussi liv. IV, ch. lxxviii, où il est dit que le peuple de Thessalie était de tout temps favorable aux Athéniens. Cependant la coopération des Thessaliens parait s’être bornée à ce premier envoi de cavalerie auxiliaire. Dès lors il n’en est plus question; c’est ce qui explique pourquoi Thucydide ne mentionne pas les Thessaliens dans son énumération des alliés d’Athènes. ) ; leur troupe se composait de Larisséens, de Pharsaliens[*](Le texte reçu ajoute Παράσιοι, nom chine tille tout à tait inconnue. Il y avait bien une ville de Parrhasie en Arcadie; mais scholiaste de Thucydide est le seul qui parle de Parasie en Thessalie. Or ce scholiaste n’est pas très-versé dans la géographie, puisque (I, xrn) il place en Afrique la ville de Marseille, la confondant sans doute avec les Massyles. ), de Cranoniens, de Pyrasiens, de Gyrtoniens et de Phéréens. A leur tête se trouvaient Polymédès

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et Aristonoos, tous deux de Larisse, mais de factions opposées, et Ménon de Pharsale. Chaque ville avait son chef particulier.

Les Péloponésiens , voyant les Athéniens déterminés à refuser le combat, partirent d’Achames et ravagèrent quelques autres d£mes situés entre les monts Parnès et Briles-sos. Ils étaient encore en Attique, lorsque les Athéniens envoyèrent autour du Péloponèse les cent vaisseaux qu’ils avaient équipés, et qui portaient mille hoplites et quatre cents archers. Les commandants de cette flotte étaient Carcinos fils de Xéno-timos, Protéas fils d^piolès, et Socratès fils d’Antigénès. Ils mirent à la voile avec cet armement pour faire le tour du Péloponèse. Les Péloponésiens restèrent en Aftique aussi longtemps qu’ils eurent des vivres ; ensuite ils opérèrent leur retraite par la Béotie, et non par la route qu’ils avaient suivie au moment de l’invasion [*](Au lieu de revenir sur leurs pas en traversant les cantons ravagés de l’Attique, ils suivirent la route de Décélie, et laissèrent à gauche le mont Pamès. D’Oropos ils remontèrent la vallée de l'Asopos, et prirent, à travers le Cithéron, le chemin des Dryos-céphales et d'Eleuthères, qui les ramenait à Éleusis ). En passant devant Oropos, ils ravagèrent la contrée qui porte le nom de Péraïque [*](Cette dénomination n’est pas certaine. D’autres lisent rpancrjv-11 s’agit d’un district situé entre Oropos et Tanagra, en face de Chalcis et d’Érétrie, et qui, pour cette raison, se nommait περαῖα ou πέραν γῆ. Hérodote (VIII, xliv) appelle ce même pays ἡ περαίη τῆς Βοιωτίης χώρας. ) et qui appartient aux Oropiens, sujets des Athéniens. De retour dans le Péloponèse, ils se séparèrent et chacun regagna ses foyers.

Après leur départ, les Athéniens établirent, sur terre et sur mer, un système de défense pour toute la durée de la guerre. On décréta qu’une somme de mille talents serait prélevée sur le trésor de l'acropole et mise en réserve, et que le surplus serait appliqué aux dépenses de la guerre. Il y eut peine de mort pour quiconque ferait ou mettrait aux voix la proposition de toucher à cet argent, à moins que la ville ne fût menacée par une flotte ennemie et dans un danger imminent. On décréta pareillement qu’on tiendrait en réserve cent trirèmes, choisies chaque année parmi les meilleures, avec leurs triérarques [*](Les triérarques étaient les commandants des trirèmes. Chaque année les généraux désignaient à tour de rôle, parmi les citoyens les plus imposés, autant de triérarques qu’il y avait de galères disponibles. L’État fournissait les vaisseaux, leurs agrès et la solde des équipages. Les triérarques étaient chargés de l’entretien de leur galère pendant la durée de la campagne. Cet impôt était très-onéreux. Après la guerre du Péloponèse, l’amoindrissement des fortunes particulières rendit cette organisation impossible. On permit alors à deux ou à plusieurs citoyens de se réunir pour faire les frais de la triérarchie. ), pour n’ètre employées qu’avec l’argent du trésor et pour la même éventualité, c’est-à-dire en cas d’urgence.

Les Athéniens qui montaient les cent vaisseaux envoyés autour du Péloponèse avaient été rejoints par cinquante bâtiments de Corcyre et par quelques autres alliés de ces parages. Ils dévastèrent divers points du littoral, et en particulier ils firent une descente à Méthone en Laconie. Déjà ils assaillaient la muraille, qui était faible et dépourvue de défenseurs ; mais, dans les environs, se trouvait alors le Spartiate Brasidas fils de Teliis, avec un corps de troupes. Averti du danger, il se porta au secours de la place à la tête d’une centaine d’hoplites ; et, traversant à la course l’armée athénienne, qui était éparse dans la campagne et distraite par les travaux du siège, il se jeta dans

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Méthone, sans perte sensible. Il sauva ainsi la ville et dut à ce trait de bravoure d’être le premier qui, daps le cours de cette guerre, obtint des éloges à Sparte.

Les Athéniens reprirent la mer et, côtoyant le rivage, allèrent descendre en Élide, non loin de Phéa, dont ils ravagèrent le territoire pendant deux jours. Ils battirent trois cents hommes choisis de l'Élide-Creuse[*](Nom de l’Élide proprement dite, comprenant la vallée encaissée qu’arrose le fleuve PénéOs. C’est là que se trouvait la ville d’Élis. Les sujets des Éléens sont ici les habitants de la Pisatide. où était située la ville de Phéa. ) et quelques habitants du voisinage, sujets des Ëléens, qui étaient venus les attaquer. Surpris par un orage sur cette côte sans port, la plupart des Athéniens se rembarquèrent et, doublant le promontoire Ichthys, gagnèrent le port de Phéa. Dans l’intervalle, les Messéniens et quelques autres qui n’avaient pu monter sur les vaisseaux s’avancèrent par terre jusqu'à Phea et s’en rendirent maîtres. La flotte, après avoir doublé le cap, les prit à bord et gagna le large en abandonnant la place, au secours de laquelle les Ëléens étaient arrivés en force. Les Athéniens continuèrent à suivre le rivage et dévastèrent d’autres endroits.

Vers la même époque, les Athéniens envoyèrent sur les côtes de Locride trente vaisseaux destinés à protéger l’Eu-bée. Leur chef était Cléopompos fils de Clinias. Il opéra des descentes, ravagea divers points du littoral, s’empara de Thro-nion où il prit des otages, et défit à Alopé un corps de Locriens qui essaya de lui résister.

Dans ce même été, les Athéniens expulsèrent les habitants d’Égine, hommes, femmes et enfants. Ils les accusaient d'avoir été une des principales causes de la guerre ; d’ailleurs, Ëgine avoisinant le Péloponèse, il leur semblait prudent d’occuper eux-mêmes cette île. Ils y envoyèrent donc, quelque temps après, une colonie athénienne[*](C’est probablement alors que de la dîme prélevée pour légitimer cette spoliation, les Athéniens firent construire le fameux temple d’Égine, dont les ruines subsistent encore, et dont les statues frontonales se voient à Munich. Ce temple était consacré à Minerve, comme le prouvent les deux grandes figures de cette déesse, au centre des deux frontons. Les groupes représentent des sujets athéniens; l’architecture est de l’ancien style attique; enfin la situation du temple, élevé loin de la ville et en face d’Athènes, est une preuve qu’il ne fut pas l’œuvre des Êginètes indépendants. Le PanheUénion d’Éaque, avec lequel cet édifice a été souvent confondu, était sur le cime du mont Panhellénien (Saint-Élie), la plus haute sommité de l’ile, et où se trouve encore aujourd’hui la clôture d’un terrain consacré. ). AuxËginètes expulsés les Lacédémoniens cédèrent la ville et le territoire de Thyréa, en haine des Athéniens, comme aussi en reconnaissance des services que les Ëginètes avaient rendus à Lacédémone lors du tremblement de terre et du soulèvement des Ilotes [*](Voyez liv. I, ch. ci, et liv. IV, ch. lvi. ). La Thy-réatide est située sur les confins de l’Argolide et de la Laconie ; elle s’étend jusqu’à la mer. Un certain nombre d’Êginètes s’établirent en ce lieu ; les autres se dispersèrent dans toute la Grèce.

Le même été, à l’époque de la pleine lune, seul moment où ce phénomène paraisse possible, le soleil s’éclipsa après midi et remplit de nouveau son disque, après avoir pris la forme d'un croissant et laissé percer quelques étoiles[*](C’est l’éclipse que les tables de Pingré placent le· 3 août 431 av. J. C. ).

Ce fut encore dans ce même été que les Athéniens

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nommèrent proxène [*](Les proxènes ou hôtes publics, qu’on a quelquefois assimilés à nos consuls de commerce, étaient des agents que les différents États grecs désignaient dans les villes étrangères avec lesquelles ils entretenaient des relations. Les fonctions des proxènes consistaient essentiellement à recevoir et à héberger les ambassadeurs de l'État dont ils exerçaient la proxénie, et à les introduire dans les assemblées publiques de la ville où ils résidaient; ce qui suppose qu’ils étaient citoyens de cette dernière. La proxénie était ordinairement héréditaire. Ainsi: la famille d’Alcibiade exerça longtemps à Athènes la proxénie des Lacédémoniens. Voy. VI, lxxxix. ) et appelèrent chez eux l’Abdéritain Nym-phodoros fils de Pythès, dont Sitalcès avait épousé la sœur, et qui jouissait d'un grand crédit auprès de ce monarque. Ils l’avaient jusque-là regardé comme leur ennemi; mais ils cédèrent au désir de gagner l’amitié de Sitalcès, fils de Térès et roi des Thraces. Ce Térès, père de Sitalcès, fut le fondateur de l’empire des Odryses, dont il étendit la domination sur la majeure partie de la Thrace, quoiqu’un grand nombre de Thraces soient encore indépendants. Ce même Térès n’a rien de commun avec Téréus, mari de Procné, fille de Pandion roi d’Athènes. Ils n’étaient point de la même Thrace. Téréus habitait à Daulis, dans le pays aujourd’hui appelé Phocide et peuplé jadis par des Thraces. C’est là que les femmes commirent leur attentat contre Itys [*](Itys, fils de Téréus et de Procné, fut tué par sa mère, qui fit cuire son corps et le donna à manger à Téréus, pour se venger de l’infidélité de celui-ci. ) ; d’oii vient que plusieurs poètes, en parlant du rossignol, l’ont nommé l’oiseau de Daulis [*](Nous n’avons à ce sujet aucune citation d’auteur grec; mais cette location se trouve dans Ovide (Uéroïdes, XV, 144, ad Liv. 106) et dans Catulle (lxv, 14), qui l’avaient sans doute empruntée aux Grecs. ). D’ailleurs il est vraisemblable que Pandion chercha un gendre qui, voisin de lui, pût donner ou recevoir promptement du secours, et ne s'adressa pas aux Odryses, séparés par bien des journées de chemin. Térès, dont le nom même diffère de Téréus, fut le premier roi puissant des Odryses. C’est avec son fils Sitalcès que les Athéniens firent alliance, afin qu’il les aidât à réduire Perdiccas et les villes du littoral de la Thrace. Nymphodoros vint à Athènes, traita pour Sitalcès et obtint le droit de cité en faveur de Sadocos, fils de ce prince. Il promit de faire cesser la guerre de Thrace et d'engager Sitalcès à envoyer aux Athéniens des cavaliers et des peltastes de ce pays. Il réconcilia aussi Perdiccas avec les Athéniens en les décidant à lui rendre Thermé. A l’instant Perdiccas marcha contre les Chalcidéens, de concert avec les Athéniens et avec Phormion. C’est ainsi que Sitalcès, fils de Térès et roi des Thraces, devint l'allié des Athéniens, de même que Perdiccas, fils d’Alexandre et roi de Macédoine.

Cependant les Athéniens, avec leurs cent vaisseaux, croisaient autour du Péloponèse. Ils s’emparèrent de Sollion[*](Sollion ou Solion (Strabon, X, p. 459), place maritime de l’Acarnanie, située à l’opposite de Leucade, et colonie de Corinthe· ), place qui appartenait aux Corinthiens, et la donnèrent avec son territoire aux Paléréens, à l'exclusion des autres Acarnaniens Ils prirent aussi d’assaut Astacos, en chassèrent le tyran Évar chos et firent entrer cette ville dans leur alliance. De là ils cin glèrent vers Céphallénie, qu’ils réduisirent sans combat. Cette Ile est située dans le voisinage de l’Acarnanie et de Leucade ; elle renferme quatre villes, qui sont celles des Paléens, des Crâniens, des Saméens et des Pronnéens. Bientôt après la flotte reprit la route d’Athènes.

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L’automne finissait, lorsque les Athéniens en corps de nation, citoyens et métèques, envahirent la Mégaride sous la conduite de Périclès fils de Xanthippos. Les cent vaisseaux qui avaient fait le tour du Péloponèse se trouvaient alors à Égine. Dès qu'on apprit sur cette flotte que ceux de la ville étaient en masse à Mégare, on fit voile pour les rejoindre. Jamais armée athénienne n’avait présenté un si magnifique coup d’œil. La ville était alors dans tout son éclat et n’avait pas encore souffert de la peste. Les Athéniens à eux seuls ne comptaient pas moins de dix mille hoplites, non compris les trois mille qui assiégeaient Potidée. Les métèques faisant le service d'hoplites étaient près de trois milles à quoi il faut ajouter la troupe, fort considérable, des soldats armés à la légère, Après qu’on eut dévasté une bonne partie de la Mégande, on se retira. Dans la suite et durant tout le cours de cette guerre, les Athéniens renouvelèrent chaque année ces incursions en Mégaride avec leurs cavaliers ou avec toutes leurs forces, jusqu’au moment oùNiséa tomba en leur pouvoir (a).

A la fin du même été, les Athéniens construisirent un fort à Atalante, île voisine des Locriens-Opontiens et auparavant déserte. Ils voulaient protéger l’Eubée contre les pirates d’Oponte et du reste de la Locride. Tels furent les événements qui se passèrent dans l’été, depuis l’évacuation de l’Attique par les Péloponésiens.

L’hiver suivant, l’Àcarnanien Évarchos obtint des Corinthiens qu’ils le ramenassent à Astacos avec quarante vaisseaux et quinze cents hoplites, auxquels il adjoignit quelques auxiliaires soudoyés par lui. A la tête de cette expédition étaient Euphamidas fils d’Aristonymos, Timoxénos fils de Timocratès et Eumachos fils de Chrysis. Ils mirent à la voile et rétablirent Évarchos. Après avoir inutilement essayé de soumettre quelques places maritimes de l’Acarnanie, ils repartirent pour Corinthe. Dans le trajet, ils touchèrent à Céphallénie et firent une descente chez les Crâniens ; mais, trompés par des pourparlers et attaqués à l’improviste, ils perdirent quelques hommes, se rembarquèrent précipitamment et opérèrent leur retraite.

Le même hiver, les Athéniens, conformément à la coutume du pays, célébrèrent aux frais de l’Etat les funérailles des premières victimes de cette guerre [*](Ceurqui avaient péri dans les combats de l’été. Après une action, le premier soin des généraux était de relever leurs morts et de les brûler.. On recueillait les os de chaque tribu dans de» urnes distinctes, qui étaient rapportées A Athènes, en attendant les funérailles qui avaient lieu en hiver. ). Voici en quoi consiste la cérémonie. On expose les ossements dés morts sous une tente (a) Voyez liv. IV, chap. lxvi.

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dressée trois jours d’avance, et chacun apporte ses offrandes à celui qu’il a perdu. Quand vient le moment du convoi, des chars amènent des cercueils de cyprès, un pour chaque tribu; les ossements y sont placés d'après la tribu dont les morts faisaient partie. Un lit vide, couvert de tentures, est porté en l’honneur des invisibles, c’est-à-dire de ceux dont les corps n’ont pu être retrouvés. Tout citoyen ou étranger est libre de se joindre au cortège. Les parentes viennent auprès du tombeau faire entendre leurs lamentations. Les cercueils sont déposés au monument public, dans le plus beau faubourg de la ville[*](Le Céramique extérieur, à 1*0. d’Athènes, sur le chemin d’ÊIeu-sis. On y jouit d’une belle vue; il y avait des arbres et des ruisseaux. Ce faubourg était réservé pour les sépultures publiques; les tombeaux particuliers étaient sur les autres av.enues de la ville. ). C’est toujours là qu’on enterre ceux qui ont perdu la vie dans les combats ; les guerriers de Marathon furent seuls exceptés : leur vaillance incomparable les fit juger dignes d’être inhumés dans le lieu même où ils avaient trouvé la mort[*](Le sépulcre des morts de Marathon consistait en deux tertres ou tumuli, tels qu’en élevaient à leurs chefs les Grecs des âges héroïques. L’un de ces tertres était pour les Athéniens, l’autre pour les Platéens. Ces tumuli existent encore. Hérodote (IX, lxxxv) dit qu’on enterra pareiüement sur le champ de hataüle les Athéniens morts à la journée de Platée; maie peut-être ne veut-il parler que d’un cénotaphe. ). Dès que les ossements ont été recouverts de terre, un orateur, choisi par la république parmi les hommes les plus habiles et les plus considérés, prononce un éloge digne de la circonstance ; après quoi l’on se sépare. Telle est la cérémonie des funérailles; l’usage en fut régulièrement observé dans tout le cours de la guerre, à mesure que l’occasion s’en présenta. Cette fois, ce fut Périclès fils de Xanthippos qui fut chargé de porter la parole. Quand le moment fut venu, il s’avança vers une estrade élevée, d’où sa voix pouvait s'entendre au loin, et il prononça le discours suivant :

« La plupart des orateurs qui m’ont précédé à cette tribune, ont fait l’éloge du citoyen qui a ajouté à la loi ce discours sur les victimes de la guerre, comme étant un hommage rendu à leur tombeau [*](L’institution des obsèques publiques est attribuée à Solon (Diog. Laert. I, lv). Plus tard on y joignit un discours, on ignore depuis quelle époque (Dion. Hal. V, xvn). Ce discours différait de nos oraisons funèbres en ce que l’orateur devait louer non-seule- ment ceux à qui l'on donnait la sépulture, mais encore tous les guerriers enterrés dans le Céramique, ce qui faisait que ces discours, coupés sur le même modèle, offraient toujours une revue des fastes militaires d’Athènes. Ici Périclès s’écarte de l’usage, en prenant pour thème l’éloge des institutions et des mœurs des Athéniens. C’était le conseil qui désignait l’orateur officiel très-peu de jours d’avance. — Comparez le Ménexène de Platon, l’oraison funèbre réellement prononcée par Lysias, celle qu’on attribue à Démosthène sur les Athéniens morts à Chéronée, enfin les fragments de Gorgias et d’Hypé-ridès.). Quant à moi, il m’eût semblé préférable qu’une vaillance qui s’est manifestée par des faits fût seulement honorée par des faits comme;sont les pompes déployées par l’État pour ces funérailles, plutôt que d’exposer la renommée d’un si grand nombre d’hommes au talent oratoire d’un seul. Rien n’est plus malaisé que de garder une juste mesure dans un sujet où la vérité est appréciée si diversement. L’auditeur bien informé et favorablement prévenu trouve le discours peu d’accord avec ce qu’il sait et ce qu’il désire, tandis que celui qui ignore les faits estime par jalousie qu'il y a exagération dans tout ce qui excède sa propre portée. On ne tolère la louange d’autrui qu’autant qu’on se croit capable de faire soi-même ce qu’on entend louer ; passé cette limite, l’envie provoque l'incrédulité. Néanmoins, puisque cette institution a été jugée bonne par nos pères, je dois me conformer à la loi

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et tâcher de répondre de mon mieux aux vœux et a l’attente de chacun de vous.

« Je commencerai par nos ancêtres; c’est à eux qu’appartient la première place dans ces augustes souvenirs.

« Cette contrée que la même race d’hommes a toujours habitée, ils nous l’ont transmise constamment libre, grâce à leur valeùr. Aussi ont-ils droit à nos éloges, mais nos pères encore plus; car à l’héritage qu’ils avaient reçu ils ont ajouté la puissance que nous possédons et, à force de travaux, Pont léguée à la génération présente ; et nous, dans la vigueur de l’âge, nous avons encore étendu cet empire et mis notre ville sur le pied le plus respectable pour la guerre comme pour la paix.

«c Les combats et les exploits qui nous ont valu ces conquêtes, le courage avec lequel, nous ou nos pères, nous avons repoussé les agressions des barbares ou des Grecs, je les passerai sous silence, ne voulant pas m’étendre sur un sujet qui vous est connu. Mais le régime qui nous a fait parvenir à ce degré de puissance, les institutions et les mœurs qui ont rendu notre ville si florissante, c’est là ce que j'exposerai d’abord, avant de passer à l’éloge de nos guerriers, persuadé qu’un tel examen n'est point ici hors de saison, et que la foule èntière des citoyens et des étrangers est intéressée à l'entendre.

« La constitution qui nous régit n'a rien à envier aux autres peuples ; elle leur sert de modèle et ne les imite point. Elle a reçu le nom de démocratie, parce que son but est l’utilité du plus grand nombre et non celle d’une minorité. Pour les affaires privées tous sont égaux devant la loi ; mais la considération ne s’accorde qu’à ceux qui se distinguent par quelque talent. C’est le mérite personnel, bien plus que les distinctions sociales, qui fraye la voie des honneurs. Aucun citoyen capable de servir la patrie n’en est empêché par l’indigence ou par l'obscurité de sa condition.

« Libres dans notre vie publique, nous ne scrutons pas avec une curiosité soupçonneuse la conduite particulière de nos concitoyens ; nous ne les blâmons pas de rechercher quelque plaisir ; nous n’avons pas pour eux de ces regards improbâteurs qui blessent, s’ils ne frappent pas.

« Malgré cette tolérance dans le commerce de la vie, nous savons respecter ce qui touche à l’ordre public ; nous sommes pleins de soumission envers les autorités établies, ainsi qu’en-vers les lois, surtout envers celles qui ont pour objet la protection des faibles, et celles qui, pour n'être pas écrites, ne laisent

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pas d’attirer à ceux qui les transgressent un blâme miversel.

« Nous avons ménagé à l’esprit des délassements ans nombre, soit par des jeux et des sacrifices périodiques, ;oit, dans l'intérieur de nos maisons, par une élégance dont le ;harme journalier dissipe les tristesses de la vie. La grandeur le notre ville fait affluer dans son sein les trésors de toute a terre, et nous jouissons aussi complètement des produits itrangers que de ceux de notre sol.

« Quant à l’apprentissage de la guerre, nous l’emportons en plusieurp points sur nos rivaux. Notre ville n’est fermée à personne ; il n’y a point de loi qui, chez nous, écarte les étrangers d’une étude ou d’un spectacle dont nos ennemis pourraient profiter. C’est qu'à l’heure du danger, nous comptons moins sur des préparatifs, sur des stratagèmes prémédités, que sur notre courage naturel. D’autres, par un laborieux exercice commencé dès l’enfance, se font de la bravoure une vertu d’éducation; nous, au contraire, sans nous astreindre à de rudes fatigues, nous affrontons les périls avec une égale intrépidité. Et la preuve, c'est que les Lacédémoniens ne se mettent jamais en campagne contre nous sans se faire suivre de tous leurs alliés ; tandis qife nous, pénétrant seuls chez nos ennemis, nous triomphons, sans trop de peine, de peuples qui défendent leurs propres foyers.

« D’ailleurs aucun ennemi ne s’est encore mesuré contre toutes nos forces, dont une partie est toujours distraite parles exigences de notre marine et par l’envoi de nos troupes sur divers points du continent. Et néanmoins, nos adversaires ont-ils quelque engagement avec une fraction de notre armée : vainqueurs, ils se vantent de nous avoir tous défaits; vaincus, ils prétendent n’avoir cédé qu’à nos forces réunies.

« Et quand il serait vrai que nous aimons mieux nous former à la vaillance par une vie facile que par un exercice pénible, à l’aide des mœurs plutôt que des lois, toujours est-il que nous avons l’avantage de ne pas nous tourmenter d’avance des peines à veniT, et que, au moment de l’épreuve, nous ne nous montrons pas pour cela moins braves que ceux dont la vie est un travail sans fin.

« Mais ce ne sont pas là nos seuls titres de gloire. Nous excellons à concilier le goût de l’élégance avec la simplicité, la culture de l’esprit avec l’énergie. Nous nous servons de nos richesses, non pour briller, mais potfr agir. Chez nous, ce n’est

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pas une honte que d'avouer sa pauvreté ; ce qui en est une, c’est de ne rien faire pour en sortir. On voit ici les mêmes hommes soigner à la fois leurs propres intérêts et ceux de l’Ë-tat, de simples artisans entendre suffisamment les qμestioIls politiques. C’est que nous regardons le citoyen étranger aux affaires publiques, non comme un ami du repos, mais comme un être inutile. Nous savons et découvrir par nous-mêmes et juger sainement ce qui convient à l’État ; nous ne croyons pas que la parole nuise à l’action; ce qui nous paraît nuisible, c’est de ne pas s’éclairer par la discussion. Avant que d’agir nous savons allier admirablement le calme de la réflexion avec la témérité de l’aûdace; chez d’autres, la hardiesse est l’effet de l’ignorance et l’irrésolution celui du raisonnement. Or il est juste de décerner la palme du courage à ceux qui, connaissant mieux que personne les charmes de la paix, ne reculent cependant point devant les hasards de la guerre.

«Pour ce qui tient aux bons offices, nous offrons encore un frappant contraste avec les autres nations. Ce n’est pas en recevant, c’est en accordant des bienfaits, que nous acquérons des amis. Or l’amitié du bienfaiteur est plus solide: parce qu’il est intéressé à ne pas laisser perdre le fruit d’une reconnaissance qui lui est due ; tandis que l’obligé a moins d’ardeur, parce qu’il sait que, de sa part, un service rendu est l’acquittement d’une dette plutôt qu’un mérite. Nous obligeons sans calcul ni arrière-pensée, mais'avec une confiante générosité.