History of the Peloponnesian War

Thucydides

Thucydides. Histoire de la Guerre du Péloponnése. Bétant, Élie-Ami, translator. Paris: Librairie de L. Hachette, 1863.

« En résumé, j’ose le dire, Athènes, prise dans son ensemble, est l’école de la Grèce ; et, si l’on considère les individus, on reconnaîtra que, chez nous, le même homme se prête avec une extrême souplesse aux situations les plus diverses.

«Pour se convaincre que mon langage n’est pas dicté par une vaine jactance, mais qu’il est l’expression de la vérité, il suffit d’envisager la puissance que ces qualités diverses nous ont acquise. Seule de toutes les villes existantes, Athènes, mise à l’épreuve, se trouve supérieure à sa renommée; seule elle peut combattre un ennemi sans qu’il s’irrite de sa défaite, et commander à des sujets sans qu’ils se plaignent d’avoir d’indignes souverains.

« Cette grandeur de notre république est attestée par les plus éclatants témoignages, qui nous vaudront l’admiration de la postérité aussi bien que de la génération présente, sans qu’il soit besoin pour cela ni des louanges d’un Homère, ni d’une

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poésie qui pourra charmer passagèrement les oreilles, mais dont les mensonges seront démentis par la réalité des faits. Nous avons forcé toutes-les terres et toutes les merS.à devenir accessibles à notre audace ; partout nous avons laissé des monuments impérissables de nos succès ou de nos revers.

« Telle est donc cette patrie, pour laquelle ces guerriers sont morts héroïquement plutôt que de se la laisser ravir, et pour laquelle aussi tous ceux qui leur survivent doivent se dévouer et souffrir.

« Si je me suis étendu sur les louanges de notre ville, c’est pour bien constater que la partie n’est pas égale entre nous et les peuples qui ne jouissent pas de semblables avantages ; c’est aussi pour appuyer sur des preuves non équivoques l’éloge des guerriers qui font l’objet de ce discours.

«A cet égard, ma tâche est à peu près accomplie ; car tout ce que j’ai exalté dans notre république est dû à leurs vertus et à ceHes de leurs pareils. Il est bien peu de Grecs auxquels on puisse donner des louanges si légitimes. Rien· n’est plus propre à mettre en relief le mérite d’un homme que cette fin glorieuse qui, chez eux, a été la révélation et le couronnement de la valeur.

« Ceux qui, à d’autres égards, sont moins recommandables, ont raison de s’immoler dans les combats pour leur pays ; ils effacent ainsi le mal par le bien, ils rachètent par leurs services publics les torts de leur conduite privée. Mais tel n’a point été le mobile de nos héros. Nul d’entre eux n’a faibli par le désir de jouir plus longtemps de la fortune; nul, dans l’espoir d’échapper à l’indigence et de s’enrichir, n’a voulu ajourner l’heure du danger ; mais, désirant par-dessus tout punir d’injustes adversaires, et regardant cette lutte comme la plus glorieuse, ils ont voulu, à ce prix, satisfaire tout à la fois leur vengeance et leurs vœux. Ils ont livré à l’espérance la perspective incertaine de la victoire ; mais ils se sont réservé la plus forte part du péril. Préférant se venger et mourir, plutôt que de céder pour sauver leur vie, ils ont repoussé la flétrissure de leur mémoire, bravé les chances du combat; et, dans un rapide moment, ils sont sortis de la vie au plus fort de la gloire, non à l’instant de la crainte.

« C’est ainsi que ces guerriers se sont montrés les dignes enfants de la patrie. Quant à vous qui leur survivez, souhaitez que vos jours soient plus heureusement préservés, mais déployez contre les ennemis le même héroïsme. Ne vous bornez pas à

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exalter en paroles lès biens attachés à la défense du pays et au châtiment de ceux qui l’attaquent,— biens qu’il est superflu d'exposer ici,puisque vous les connaissez de reste, — mais contemplez chaque jour, dans toute sa splendeur, la puissance de notre république; nourrissez-en votre enthousiasme ; et, quand vous en serez bien pénétrés, songez que c’est à force d'intrépidité, de prudence et de dévouement, que ces héros l’ont élevée si Haut. Bien que le succès n’ait pas toujours couronné leurs efforts, ils n’ont pas voulu frustrer Athènes de leur vaillance ; mais ils lui ont payé le plus magnifique tribut. En S’immolant pour la patrie, ils ont acquis une gloire immortelle et trouvé an superbe mausolée, moins dans la tombe où ils reposent, que dans le souvenir toujours vivant de leurs exploits. Les nommes illustres ont pour tombeau la terre entière. Non-seulement leur pays conserve leurs noms gravés sur des colonnes, mais, jusque dans les régions les plus lointaines, à défaut d’épitaphe, la renommée élève à leur mémoire un monument' immatériel.

« Les prenant donc aujourd'hui pour modèle et plaçant le bonheur dans la liberté, la liberté dans le courage, ne reculez pas devant les hasards des combats. Ce ne sont pas les malheureux, privés de l’espérance d’un meilleur sort, qui ont le plus de raison de sacrifier leur vie,(mais ceux qui ont encore à perdre et à qui un revers peut ravir de précieux avantages. Pour l’homme de cœur, l’humiliation qui suit un acte de faiblesse est plus poignante que cette mort qu’on ne sent pas, lorsqu’elle vient frapper dans sa force le guerrier animé par l’espérance commune.

« Aussi n’est-ce pas des larmes, mais plutôt des encouragements que je veux offrir aux pères qui m’écoutent. Ils savent, eux qui ont grandi au milieu des vicissitudes de la vie, que le bonheur est pour ceux qui obtiennent, comme vos fils, la fin la plus glorieuse ou, comme vous, le deuil le plus glorieux, et pour qui le terme de la vie est la mesure de la félicité.

« Je sais qu’il est difficile de vous persuader ; car souvent le bonheur d’autrui vous rappellera celui dont vous jouissiez naguère. Je sais que la douleur n’est pas dans l’absence des biens qu’on n’a pas connus, mais dans la privation de ceux dont on s’était fait une douce habitude. Reprenez donc courage dans l’espoir d’avoir d’autres enfants, vous à qui l’âge le permet encore. De nouveaux fils remplaceront dans les familles ceux qui

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ne sont plus; l’État y gagnera à la fois de réparer ses pertes et de voir garantir sa sûreté ; car on ne saurait apporter dans les délibérations le même patriotisme et la même sagesse, lorsqu’on n'a pas, comme les autres, des enfants à exposer au danger.

« Et vous qui approchez du terme de la carrière, considérez comme un gain d’en avoir passé la plus grande partie dans le bonheur. Songez que le reste sera court et allégé par la gloire de vos enfants. La passion de l’honneur est la seule qui jamais ne vieillisse; et, dans la caducité de l’âge, le seul plaisir n’est pas, comme on le prétend, d’amasser des richesses, mais de commander le respect.

« Quant à vous ici présents, fils et frères de ces guerriers, j’entrevois pour vous une grande lutte. Chacun aime à louer celui qui n’est plus ; et c’est à peine si, à force de vaillance, vous serez placés, je ne dis pas à leur niveau, mais un peu au-dessous. L’envie s’attache au mérite vivant, tandis que la vertu qui a cessé de faire ombrage devient l’objet d’un culte universel.

« Peut-être convient-il de rappeler aux femmes réduites au veuvage quels seront désormais leurs devoirs. Un seul mot me suffira : qu’elles mettent leur gloire à se montrer fidèles au caractère de leur sexe, et à acquérir auprès des hommes le moins de célébrité possible, soit en bien soit en mal.

« J’ai satisfait à la loi en disant ce que je croyais utile. Des honneurs plus réels sont réservés à ceux qu’on ensevelit aujourd’hui. Ils viennent d’en recevoir une partie; de plus leurs enfants seront, dès ce jour et jusqu’à leur adolescence, élevés aux dépens de la république. C’est une glorieuse couronne, offerte par elle aux victimes de la guerre et à ceux qui leur survivent; car là où les plus grands honneurs sont décernés à la vaillance, là aussi se produisent les hommes les plus vaillants.

« Maintenant que chacun de vous se retire, après avoir donné des larmes à ceux qu’il a perdus.»

Telles furent les funérailles célébrées dans cet hiver, avec lequel finit la première année de la guerre. Dès le commencement de l’été [*](Deuxième année de la guerre, 430 ans av. J.C.), les Péloponésiens et leurs alliés, avec les deux tiers de leurs contingents, envahirent, comme l’année précédente, le territoire de l’Attique, sous la conduite d’Archidamos,

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fils de Zeuxidamos et roi des Lacédémoniens. Ils y campèrent et y commirent quelques dégâts.

Ils étaient en Attique depuis peu do jours seulement lorsque la peste se déclara dans Athènes [*](Ce morceau, justement célèbre, a donné lieu à de grandes controverses, principalement entre médecins, les uns y retrouvant les caractères de la peste d’Orient, les autres ceux de la rougeole, de la petite vérole ou de la suette miliaire, maladies qui tour à tour ont décimé l’espèce humaine. Sans entrer dans cette discussion, nous ferons remarquer que la peste proprement dite, endémique dans le Delta, où elle reparaît tous les automnes, se propage, deux ou trois fois par siècle, jusqu’à Thèbes; mais qu’on ne lui a jamais vu suivre la marche inverse, c’est-à-dire descendre d’Ethiopie en Egypte; que notre auteur ne fait aucune mention de bubons ni d’anthrax, lésions particulièrement caractéristiques et aussi apparentes que formidables; enfin que les exanthèmes fébriles, ci-dessus nommés, n’ont fait leur première apparition en Europe que huit ou neuf siècles plus tard, et que les traits pathognomoniques ne cadrent pas non plus avec ceux de la maladie décrite par Thucydide. Il ne faut pas s’obstiner à poursuivre, dans ces pages admirables, la solution d’une question d’identité nosologique. Il doit nous suffire d’y reconnaître la forme d’une de ces affections très-meurtrières, à la fois épidémiques et contagieuses, qui ont avec le typhus des camps une étroite parenté, et qui recevaient des Grecs, au siècle d’Hippocrate et de Thucydide, le nom générique de λοιμός;. ). Elle avait, dit-on, frappé déjà plusieurs contrées, entre autres Lemnos; mais jamais on n’avait entendu parler d’une si terrible épidémie. Les médecins n’étaient d’aucun secours, parce que, dans le principe, ils traitaient le mal sans le connaître. Ils étaient eux-mêmes les premières victimes, à cause de leurs commnications avec les malades. Tous les moyens humains furent également impuissants; en vain on fit des prières dans les temples, on consulta les oracles, on eût recours à d’autres pratiques, tout fut inutile. On finit par y renoncer et par céder à la violence du fléau.

Cette maladie commença, dit-on dans l’Éthiopie, au-dessus de l’Égypte; de là elle étendit ses ravages sur l’Égypte, la Libye et la majeure partie des États du roi; puis elle fondit sur la ville d’Athènes et d’abord sur le Pirée, si brusquement qu’on accusa les Péloponésiens d’avoir empoisonné les puits, — il n’y avait pas encore de fontaines en ce lieu, — mais ce fut dans la ville haute que la mortalité fut la plus grande.

Je laisse à chacun, médecin ou non, le soin d’expliquer l’origine probable de ce fléau et de rechercher les causes capables d’opérer une telle perturbation ; je me bornerai à décrire les caractères et les symptômes de cette maladie, afin qu’on puisse se mettre sur ses gardes, si jamais elle reparaît. J’en parlerai en homme qui fut atteint lui-même et qui vit souffrir d’autres personnes.

On s’acoordait à reconnaître que cette année avaitété particulièrement exempte des maladies ordinaires ; celles qui venaient à se produire finissaient toutes par celle-ci. En général on était frappé sans aucun signe précurseur, mais à l’im-proviste et en pleine santé. D’abord on ressentait de vives chaleurs de tête ; les yeux devenaient rouges et enflammés ; à l’intérieur, le pharynx et la langue paraissaient couleur de sang; la respiration était irrégulière, l’haleine fétide. Venaient ensuite l’éternument et l’enrouement. Bientôt le mal descendait dans la poitrine, accompagné d’une toux violente ; lorsqu’il atteignait l’estomac, il le soulevait avec des douleurs aiguës et déterminait toutes les évacuations bilieuses qui ont été spécifiées par les médecins. La plupart des malades étaient saisis d’un hoquet sans vomissements et de fortes convulsions, qui

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chez lès uns ne tardaient pas à se calmer et qui se prolongeaient chez d’autres. A l’extérieur le corps n’était ni brûlant au toucher ni blême; il était rougeâtre, livide, couvert de petites phlyctènes et d’ulcères; mais la chaleur interne était telle qu’on ne supportait pas même les vêtements les plus légers, les couvertures les plus fines. Les malades réstaient nus et se seraient volontiers plongés dans l’eau froide, comme le firent quelques malheureux qui, abandonnés à eux-mêmes et dévorés d’une soif ardente, se précipitèrent dans des puits. Cette soif était toujours la même, qu’on bût peu ou beaucoup. Le malaise, résultant de l’agitation et de l’insomnie, ne laissait point de relâche.

Tant que le mal était dans sa période d’intensité, le corps, loin de dépérir, opposait à ses atteintes une résistance inatten-’ due ; en sorte que la plupart des malades conservaient encore quelque vigueur lorsque, au bout de sept ou de neuf jours, ils étaient emportés par l’inflammation intérieure; ou bien, s’ils franchissaient ce terme, le mal descendait dans les intestins", et y déterminait de fortes ulcérations, suivies d’une diarrhée opiniâtre et d’une atonie à laquelle la plupart finissaient par succomber. Ainsi la maladie, qui d’abord avait son siège dans la tête, parcourait graduellement tout le corps du haut en bas. Si l’on échappait aux accidents les plus graves, le mal frappait les extrémités, qui, dans ce cas, gardaient les traces de son passage; il attaquait les organes sexuels, les doigts des mains et des pieds. Plusieurs en furent quittes pour la perte de ces membres, d’autres pour celle des yeux; d’autres enfin étaient totalement privés de mémoire et, en se relevant, ne reconnaissaient ni leurs proches ni eux-mêmes.

Il est impossible de dépeindre les ravages de ce fléau; il sévissait avec une violence irrésistible. Ce qui prouve qu’il différait de toutes les affections connues, c’est que les animaux carnassiers, oiseaux et quadrupèdes, n’approchaient point des cadavrés, quoiqu’il y en eût une foule sans sépulture, ou périssaient dès qu’ils y avaient touché. On s’en aperçut clairement à la disparition de ces animaux; on n’en voyait aucun autour des corps morte ni ailleurs. Cette circonstance était surtout frappante à l’égard des chiens, accoutumés à vivre en société avec l’homme.

Tel était, pour laisser de côté les accidents exceptionnels et les variétés dépendant des individus, le caractère général de cette épidémie. Aussi longtemps qu’elle régna, aucune des

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maladies ordinaires ne se fît sentir, ou bien elles aboutissaient toutes à celle-ci. Les uns mouraient sans secours, le$ autres entourés de soins. On ne trouva, pour ainsi dire, pas un seul remède d’une efficacité reconnue ; ce qui avait fait du bien à l'un faisait du mal à l’autre. Aucune constitution, forte ou faible, ne mettait à l'abri du fléau ; il enlevait tout, quel que fût le traitement suivi.

Bien n’était plus fâcheux que l’abattement de ceux qui se sentaient frappés. Au lieu de se roidir contre le mal, ils tombaient aussitôt dans le désespoir et dans une prostration complète. La contagion se propageait par les soins mutuels, et les hommes périssaient comme des troupeaux. C’est là ce qui fit le plus de victimes. Ceux qui,par crainte, voulaient se séquestrer, mouraient dans l’abandon ; plusieurs maisons se dépeuplèrent ainsi, faute de secours. Si au contraire on approchait des malades, on était soi-même atteint. Tel fut surtout le sort de ceux qui se piquaient de courage; ils avaient honte de s’épargner et allaient soigner leurs amis ; car les parents eux-mêmes, vaincus par l’excès du mal, avaient cessé d’être sensibles uux plaintes des mourants. Les plus compatissants pour les moribonds et pour les malades étaient ceux qui avaient échappé au trépas ; ils avaient connu la souffrance et ils se trouvaient désormais à couvert, les rechutes n’étant pas mortelles. Objets de l’envie des autres, ils étaient, pour le moment, remplis de joie, et nourrissaient pour l’avenir une vague espérance de ne succomber à aucune autre maladie.

Ce qui aggrava encore le fléau, ce fut l’entassement des campagnards dans la ville. Les nouveaux venus eurent particulièrement à souffrir. Ne trouvant plus de maisons disponibles, ils se logeaient, au cœur de l’été, dans des huttes privées d’air; aussi mouraient-ils en foule. Les corps inanimés gisaient pêle-mêle. On voyait des infortunés se rouler dans les rues, autour de toutes les fontaines, à demi morts et consumés par la soif. Les lieux saints où l’on campait étaient jonchés de cadavres; oar les hommes, atterrés par l’immensité du mal, avaient perdu le respect des choses divines et sacrées. Toutes les coutumes observées jusqu’alors pour les inhumations furent violées; on enterrait comme on pouvait. Les objets nécessaires aux funérailles étant devenus rares dans quelques familles, il y eut des gens qui eurent recours à des moyens infâmes : les uns allaient déposer leurs morts sur des bûchers qui ne leur appartenaient pas, et, devançant ceux qui les avaient dressés, ils

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j mettaient je feu; d’autres, pendant qu’un premier cadavre brûlait, jetaient le leur par-dessus et s’enfuyaient.

Cette maladie donna dans la ville le signal d’un autre genre de désordres. Chacun se livra plus librement à des excès qu’il cachait naguère. A la vue de si brusques vicissitudes, de riches qui mouraient subitement, de pauvres subitement enrichis, on ne pensait qu’à jouir et à jouir vite ; la vie et la fortune paraissaient également précaires. Nul ne prenait la peine de poursuivre un but honorable ; car on ne savait si on vivrait assez pour y parvenir. Allier le plaisir et le profit, voilà ce qui devint beau et utile. On n’étaiç retenu ni par la crainte des dieux ni par celle des lois. Depuis qu’on voyait tant de monde périr indistinctement, on ne mettait plus aucune différence entre la piété et l’impiété ; d’ailleurs personne ne croyait prolonger ses jours jusqu’à la punition de ses crimes. Chacun redoutait bien davantage l’arrêt déjà prononcé contre lui et suspendu sur sa tête ; avant d’ètre atteint, on voulait goûter au moins de la volupté.

Tels étaient les fléaux qui s’appesantissaient sur Athènes : au dedans la mortalité, au dehors la dévastation. Dans le malheur, selon l’usage, on se rappela une prédiction que les vieillards prétendaient avoir été chantée jadis :

Viendra la guerre dorienne et la peste avec elle.

A ce sujet, il s’éleva une contestation ; quelques-uns soutenaient que, dans ce vers, il y avait anciennement, non pas la peste y mais la famine[*](En grec les deux mots signifiant peste et famine (λοιμος et λιμός) ne diffèrent que d’une voyelle, et, d’après la prononciation indigène, ont absolument le même son. ). Cependant le premier de ces mots prévalut, comme de raison, à cause de la circonstance; les hommes mettaient leurs souvenirs en harmonie avec leurs maux. Mais que jamais il s’allume une nouvelle guerre dorienne, accompagnée de famine, l’on ne manquera pas, je pense, de préférer l’autre leçon. Les gens qui en avaient connaissance se rappelaient aussi l’oracle rendu aux Lacédémoniens par le dieu de Delphes, lorsque, interrogé par eux sur l’opportunité de la guerre, il avait répondu que, s’ils la faisaient à outrance, ils auraient la victoire et que lui-même les seconderait[*](Voyez liv. I, ch. cxvni. On regardait communément la peste comme suscitée par Apollon, en tant que produite par l’excès de la chaleur atmosphérique.- ). C’est ainsi qu’on cherchait à faire concorder l’oracle avec les événements. Au reste la maladie commença immédiatement après l’entrée des Péloponésiens en Attique ; elle n’attaqua pas le Péloponèse, au moins d’une manière sérieuse: mais elle désola principalement Athènes et les endroits de

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l' Attique les plus peuplés. Telles furent les particularités relatives à la peste.

Les Péloponésiens, après avoir dévasté la plaine, s'avancèrent dans le district nommé Paratos[*](Paralos ou Paralia (le littoral), district de l’Attique situé le long de la côte occidentale, entre le Pirée et le cap Sunion, ou plus exactement depuis le dème d’Halæ Æxonides jusqu’à celui de Prasiæ. Du côté de l’intérieur, il touchait au district appelé Mesogæa (méditerranée), autrement dit la Plaine, et comprenant les alentours d’Athènes. ), jusqu’à Laurion, où se trouvent les mines d’argent des Athéniens[*](Laurion, bourg et montagne à l’extrémité méridionale de l'At- tique. Les mines s’étendaient depuis le cap Sunion jusqu’au village de Thoricos.). Ils ravagèrent d’abord la partie qui regarde le Péloponèse, ensuite celle qui est du côté de l’Eubée et d’Andros. Périclès, qui était général, pensait toujours, comme lors de la précédente invasion, que les Athéniens ne devaient faire aucune sortie.

Pendant que les ennemis étaient encore dans la plaine et avant qu’ils eussent envahi le littoral, Périclès équipa cent vaisseaux destinés à agir contre le Péloponèse et mit à la voile dès qu’ils furent prêts. Cette flotte portait quatre mille hoplites d’Athènes et trois cents cavaliers, embarqués sur des transports aménagés exprès et faits alors pour la première fois avec de vieux bâtiments. Cinquante vaisseaux de Chios et de Lesbos se joignirent à l’expédition. Lorsque cette flotte appareilla, elle laissait les Péloponésiens sur le littoral de l’Attique. Arrivés à Epidaure dans le Péloponèse, les Athéniens ravagèrent la plus grande partie du pays et assaillirent la ville. Un instant ils eurent l'espoir de s’en emparer; mais ils n’y réussirent pas. Ils quittèrent donc Epidaure et allèrent dévaster Les terres de Trézène, des Haliens et d’Hermione, pays situés sur les côtes du Péloponèse. Delà ils firent voile versPrasies, ville maritime de Laconie. Ils ravagèrent la contrée, prirent la place et la mirent au pillage ; après quoi ils rentrèrent dans leur pays et trouvèrent l’Attique évacuée par les Péloponésiens.

Tant que durèrent l’invasion des Péloponésiens en Attique et l’expédition navale des Athéniens, la peste ne cessa d’exercer ses ravages dans la ville et sur la flotte. On a prétendu que la crainte accéléra la retraite des Péloponésiens, lorsqu’ils apprirent par les transfuges que la maladie sévissait dans Athènes et qu’ils virent de leurs yeux le 'grand nombre des funérailles. Mais la vérité est que cette invasion fut la plus longue et la plus désastreuse de toutes ; car les ennemis ne séjournèrent pas moins de quarante jours en Attique.

Le même été, Hagnon fils de Nicias et Cléopompos fils de Clinias, collègues de Périclès, prirent avec eux le corps d’armée qu’avait commandé ce général, et se dirigèrent contre les Chalcidéens de Thrace et contre Potidée, dont le siège durait encore. Dès leur arrivée, ils dressèrent des machines contre la ville et mirent tout en œuvre pour s’en emparer; mais ils ne

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parvinrent ni à la prendre ni èmrien faire qui fût digne des forces dont ils disposaient. La peste éclata dans l’armée avec une violence telle que même les troupes de la première expédition, jusqu’alors pleines de santé, furent infectées par le renfort qu’Hagnon avait amené. — Phormion et ses mille six cents hommes n’étaient plus en Chalcidique. — Ha gnon se rembarqua donc pour Athènes. Sur quatre mille hoplites, il en avait perdu par la peste quinze cents dans l’espace de quarante jours [*](Sur la mortalité produite à Athènes par la peste, comparez le calcul fait au liv. III, ch. lxxxvii. ). L’ancienne armée continua le siège de Potidée.

Après la deuxième invasion des Péloponésiens, après la peste qui en aggrava les ravages, il se fit une grande révolution dans Tesprit des Athéniens. Ils accusaient Périclès de les avoir poussés à la guerre et d’être la cause de tous leurs maux. Ils se montraient disposés à traiter avec les Lacédémoniens ; ils leur envoyèrent même des députés, mais sans succès. Dans leur détresse, ils s’en prirent à Périclès. Lorsque celui-ci s’aperçut qu’aigris par les circonstances ils réalisaient toutes ses prévisions, il convoqua une assemblée ; car il était encore général[*](Les Athéniens avaient deux sortes d’assemblées du peuple : les ordinaires (κυρία έκκλησία), qui étaient convoquées par le conseil, dix fois par année (une par prytanie), avec un ordre du jour affiché d’avance; et les extraordinaires (σύγκλητος ἐκκλησία), qui étaient convoquées par les généraux, pour des circonstances pressantes, et surtout pour affaires militaires. ). Son dessein était de leur rendre courage, de calmer leur courroux, enfin de les ramener à plus de modération et de confiance. Il monta donc à, la tribune et prononça le discours suivant :

« Votre irritation contre moi n’a rien qui me'surprenne; j’en connais les motifs. Aussi vous ai-je rassemblés pour vous faire rentrer en vous-mêmes, en vous reprochant votre injuste colère et votre découragement.

« Pour ma part, j’estime que les individus sont plus heureux dans une ville dont l’ensemble prospère, que si l’individu prospère et l’État dépérit. L’individu, quel que soit son bien-être, n’en est pas moins enveloppé dans le désastre de sa patrie ; tandis que, s’il éprouve des revers personnels, il a dans la prospérité publique plus de chances de salut. S’il est donc vrai que l’État peut supporter les infortunes de ses membres, mais que ceux-ci ne peuvent supporter celles de l’État, notre devoir n’est-il pas de nous réunir pour sa défense ? Au lieu de cela, vous vous laissez atterrer par vos souffrances domestiques, vous abandonnez le salut commun, et vous me reprochez à moi de vous avoir conseillé la guerre et à vous-mêmes d’avoir partagé mon avis.

« Et pourtant vous attaquez en ma personne un citoyen qui ne le cède à nul autre quand il s’agit de discerner les intérêts publics et d’en être l’interprète, d’ailleurs bon patriote et inaccessible

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à l’appât du gain. Amr des idées sans le talent de les communiquer, autant vaudrait n’en point avoir. Supposez ces deux mérites, si celui qui les possède est malintentionné pour l’État, on ne saurait attendre de lui un avis salutaire ; enfin qu’il ait l’amour de la patrie, s’il n’y joint pas le désintéressement, il est capable de tout mettre à prix d’argent. Si enfin dans la pensée que je réunissais plus que d’autres, n’importe en quelle mesure, ces diverses qualités, vous m’avez cru lorsque je vous ai conseillé la guerre, vous auriez tort de m’en faire un crime aujourd’hui.