History of the Peloponnesian War

Thucydides

Thucydides. Histoire de la Guerre du Péloponnése. Bétant, Élie-Ami, translator. Paris: Librairie de L. Hachette, 1863.

Ici commence la guerre entre les Athéniens et les Pélo-ponésiens, soutenus par leurs alliés respectifs. Pendant sa

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durée, ils n’eurent plus de communications que par ministère de héraut, et les hostilités une fois entamées ne discontinuèrent plus. Les événements sont rapportés dans Tordre chronologique, par été et par hiver.

La paix de trente ans, conclue après la conquête de l’Eubée, n’en subsista que quatorze. La quinzième année[*](Première année de la guerre, 431 av. J. C,— L’auteur accumule les indications chronologiques, afin de bien établir ce point de départ. Chaque peuple de la Grèce avait sa manière de compter les années] civiles : les Athéniens, d’après l’archonte-éponyme (entrant en charge au commencement de juillet); les Lacédémoniens, d’après le premier de leurs éphores; les Argiens, d’après le sacerdoce de la prêtresse de Junon. Dans sa narration. Thucydide ne suit pas l’année civile, mais l’année solaire, qui cadre mieux avec l’époque des opérations militaires. L’entreprise des Thébains sur Platée correspond à la fin d’avril 431 av. J. C. ), alors que Chrysis était prêtresse à Argos depuis quarante-huit ans, Énésias éphore à Sparte, Pythodoros encore pour deux mois archonte à Athènes, le sixième mois après la bataille de Potidée et au commencement du printemps, des Thébains, au nombre d’un peu plus de trois cents, conduits par les béo-tarques [*](Magistrats supérieurs de la confédération béotienne. Ils étaient annuels, rééligibles, et commandaient les troupes de leur État. La ville de Thèbes avait deux béotarques; les autres seulement un. Le nombre de ces magistrats varia suivant les temps. A la bataille de Délion, où se trouvaient toutes les forces béotiennes, il y avait onze béotarques (IV, xci). ) Pythangélos fils de Philidès et Diemporos fils d’Oné-toridès, environ l’heure du premier sommeil, entrèrent en armes à Platée, ville de Béotie, alliée d’Athènes. Ce furent des Platéens, Nauclidès et ses adhérents [*](Les portes de ville se fermaient au moyen d’une barre mobile, qui s’ajustait à deux crochets fixés aux battants, et dont les deux bouts s’enfoncaient dans des cavités ménagées dans les montants. Pour que la porte fût fermée aussi bien en dedans qu’en dehors, on insérait un boulon ou cheville de fer (βάλανος) dans un trou pratiqué à la barre et à l’un des montants, de manière à ce que la cheville s’y ûoyàt complètement. Cette cheville était creuse et munie d’un pas de vis à l’intérieur. Pour ouvrir, il fallait une clef (βαλανάγρα), qui s’adaptait au boulon et permettait de l’extraire. Ici le Platéen remplace le boulon par un fer de javelot, à peu près de la même forme, et dont il casse ensuite le bois, en sorte qu’il n’y ait plus moyen d’ouvrir. ), qûi les appelèrent et leur ouvrirent les portes. Ils voulaient, pour s’assurer l’autorité, se défaire de leurs antagonistes et livrer la ville aux Thébains. Le complot avait été ourdi entre eux et Eurymachos fils de Léontiadès, un des hommes les plus marquants de Thèbes[*](La faction oligarchique de Platée. Ce Léontiadès est le même qui était à la tête du gouvernement tbébain pendant la guerre Médique. (Hérodote, VII, ccv et ccxxiii.) ). Les Thébains, qui voyaient venir la guerre, désiraient, avant qu’elle eût éclaté, se saisir de Platée, leur éternelle ennemie. Il ne leur fut pas difficile d’entrer sans être aperçus; car on ne faisait pas encore la garde. Ils prirent position sur la place publique ; mais, au lieu de se mettre aussitôt à l'œuvre, comme l’auraient voulu les meneurs, et d’aller droit aux maisons de leurs adversaires, ils préférèrent user de proclamations conciliantes, afin d’amener la ville à composition. Le héraut publia que, si quelqu’un voulait entrer dans Tal-liance, suivant les institutions nationales de la confédération béotienne, il eût à venir en armes se ranger auprès d’eux. Ils espéraient que, par ce moyen, Platée se soumettrait sans peine.

Quand les Platéens surent les Thébains dans leurs murs, et la ville occupée, ils eurent un moment de frayeur; ils les croyaient plus nombreux, car la nuit empêchait de les voir. Ils entrèrent donc en accommodement, reçurent les propositions qui leur étaient faites et demeurèrent en repos, d’autant plus aisément qu’aucun d’eiix n’était inquiété ; mais, durant ces pourparlers, ils s’aperçurent du petit nombre des Thébains et pensèrent qu’en les assaillant ils en auraient bon marché. La grande majorité des Platéens n’avait nulle envie de se détacher d’Athènes ; l’attaque fut donc résolue. De peur d’être décou- 1

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verts en circulant dans la ville, ils se rassemblèrent en perçant les murs mitoyens des maisons ; ils barricadèrent les rues à Taide de chariots dételés, et firent de leur mieux toutes les dispositions convenables; puis, leurs préparatifs terminés, profitant d’un reste de nuit et sans attendre le lever de l’aurore, ils sortirent des maisons, et marchèrent aux Thébains. En plein jour, ceux-ci eussent été plus hardis et la partie moins inégale ; tandis que, de nuit, les Platéens devaient les trouver intimidés et avoir sur eux l’avantage de la connaissance des localités. Ils les assaillirent donc sans retard et en vinrent immédiatement aux mains.

Les Thébains, se voyant trompés, serrèrent leurs rangs, firent front de tous côtés et repoussèrent deux ou trois attaques. Mais quand les Platéens se ruèrent sur eux en grand tumulte ; quand, du haut des maisons, les femmes et les valets, avec des cris et des hurlements, firent voler les pierres et les tuiles ; quand une pluie battante vint encore augmenter l'obscurité, ils furent saisis d’épouvante; et, prenant la fuite, ils se mirent à courir à la débandade, par la boue, dans les ténèbres , — la lune était sur son déclin, — la plupart ignorant les détours qui auraient pu les sauver, tandis que leurs ennemis, plus expérimentés, leur coupaient la retraite : aussi leur perte fut-elle considérable. Un Platéen ferma la porte par où ils étaient entrés et qui seule était ouverte ; à cet effet, il se servit d’un fer de javelot, qu’il inséra dans la barre en guise de boulon ; ainsi, pas même de ce côté, il n’y avait d’issue. Poursuivis par la ville, quelques-uns escaladèrent la muraille, sautèrent dehors et se tuèrent presque tous ; d’autres avisèrent une porte non gardée, rompirent furtivement la barre au moyen d’une hache qu'une femme leur prêta, et s’échappèrent, mais en petit nombre, car on s’en aperçut bientôt; Vautres périrent çà et là dans Platée. Le gros de la troupe, ceux qui étaient demeurés en corps, alla donner dans un grand édifice adossé à la muraille et dont l’entrée était ouverte; ils la prirent pour une des portes de la ville et crurent qu'elle communiquait directement avec l’extérieur. Les Platéens, les voyant traqués, délibérèrent s’ils ne les brûleraient pas tous en mettant le feu à l’édifice, ou s’ils prendraient un autre parti. Finalement ces Thébains et tous ceux qui étaient épars dans la ville se rendirent à discrétion, et mirent bas les armes.

Tel fut le sort des Thébains entrés dans Platée. D’autres devaient, cette nuit même, arriver de Thèbes en corps d’armée

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pour les soutenir au besoin. Ils apprirent en route ce qui se passait et pressèrent le pas. Platée est à soixante-dix stades de Thèbes; l’orage de la nuit retarda leur marche ; le fleuve Asopos s’enfla et devint difficile à franchir; ils cheminèrent par la pluie, traversèrent le fleuve à grand’peine, et n’arrivèrent qu’après la prise ou la mort de leurs gens. En conséquence ils se mirent en devoir de dresser des embûches à ceux des Pla-téens qui étaient hors de la ville ; car il y avait dans la campagne bon nombre d’hommes, avec tout l'attirail qui s’y trouve en temps de paix èt de sécurité. Ils voulaient que ceux qu’ils réussiraient à prendre leur répondissent des captifs. Comme ils délibéraient, les Platéens, soupçonnant leurs intentions et alarmés pour ceux du dehors, envoyèrent un héraut pour dire aux Thébains que c’était une impiété à eux d’avoir cherché à s'emparer de leur ville en pleine paix; qu’ils se gardassent bien de toucher à ceux de l’extérieur, s’ils ne voulaient pas que les Platéens missent à mort les prisonniers tombés entre leurs mains ; s’engageant d’ailleurs à les rendre si les Thébains évacuaient le territoire. C’est là du moins ce que disent les Thébains, et ils ajoutent que cette convention fut confirmée par serment. Les Platéens au contraire soutiennent qu’ils n’avaient pas promis de rendre immédiatement les prisonniers, mais qu’ils étaient entrés simplement en pourparlers, pour essayer d’en venir à un accord, et ils affirment n'avoir rien juré. Quoi qu’il en soit, les Thébains quittèrent le pays sans y avoir fait aucun mal, tandis que les Platéens n’eurent pas plus tôt retiré dans leurs murs ce qui était dans les campagnes, qu’ils massacrèrent tous les prisonniers, au nombre de cent quatre-vingts. Parmi ces derniers se trouvait Eurymachos, le principal agent de la trahison.

Là-dessus ils dépêchèrent un courrier à Athènes, permirent aux Thébains d’enlever leurs morts, et firent dans leur ville toutes les dispositions que réclamaient les circonstances.

Les Athéniens ne tardèrent pas à être informes des événements de Platée. A l’instant ils mirent en arrestation tous les Béotiens qui étaient en Attique ; puis ils envoyèrent aux Platéens un héraut pour leur dire de ne rien statuer sur les Thébains prisonniers, avant qu’ils en eussent délibéré eux-mêmes. Ils ne savaient pas encore qu’ils fussent morts. Un premier courrier était parti de Platée au moment de l’entrée des Thébains; un second lorsqu’ils venaient d’être vaincus et pris; là s’arrêtaient les informations reçues à Athènes, et ce fut dans

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cette ignorance qu’on expédia le héraut. A son arrivée, il trouva les prisonniers massacrés. Les Athéniens firent passer des troupes et des vivres à Platée, y laissèrent garnison et emmenèrent les hommes les moins valides, ainsi que les femmes et les enfants.

L’affaire de Platée était une violation flagrante de la paix. Les Athéniens se préparèrent donc à la guerre ; les Lacédémoniens et leurs alliés en firent autant. Les deux partis se disposèrent à envoyer des ambassades soit en Perse soit à d’autres nations barbares, de qui ils espéraient obtenir des secours; enfin ils mirent tout en œuvre pour attirer dans leur alliance les villes étrangères à leur domination. Les Lacédémoniens, indépendamment des vaisseaux qu’ils avaient sous la main, commandèrent aux villes d’Italie et de Sicile qui avaient pris parti pour eux d’en construire d’autres, chacune proportionnellement à sa grandeur, en sorte que la flotte atteignît le chiffre de cinq cents navires. Leurs alliés eurent ordre de préparer un premier contingent d’argent, et, pour le surplus, de demeurer tranquilles, sans recevoir chez eux plus d’un vaisseau athénien à la fois, jusqu’à ce que tout fût prêt. Les Athéniens firent la revue de leurs alliés et envoyèrent des députations, particulièrement aux États qui avoisinent le Péloponèse, à Corcyre, à Céphallénie, en Acarnanie et à Zacynthe. Ils sentaient bien que, s’ils avaient ces peuples pour amis, ils pourraient en toute sûreté porter la guerre sur tous les points du Péloponèse.

De part et d’autre on ne formait que de vastes projets et l’on était plein de feu pour cette guerre. Il ne faut pas s’en étonner : c’est toujours au début qu’on déploie le plus d’ardeur. Ajoutez à cela qu’il y avait à cette époque, soit dans le Péloponèse, soit à Athènes, une nombreuse jeunesse qui, par inexpérience, ne demandait pas mieux que d’essayer de la guerre. Tout le reste de la Grèce était dans l’attente, à la veille do ce conflit des plus puissants États. Dans les cités rivales comme dans les autres, ce n’étaient que présages et que devins qui allaient chantant des oracles. De plus, chose inouïe jusqu’alors, Délos avait éprouvé, peu auparavant, une secousse de tremblement de terre [*](Nouveau démenti donné à Hérodote, lequel (VI, xcvm) affirme que Délos éprouva un tremblement de terre peu avant la guerre Médique. On a cherché assez inutilement «à concilier ces deux assertions contradictoires. ), et l’on voyait dans ce phénomène un pronostic des événements qui se préparaient. Toutes les particularités de ce genre étaient recueillies avec avidité. Du reste, la sympathie générale se prononçait hautement en faveur des Lacédémoniens, surtout depuis qu’ils avaient annoncé l’intention d’affranchir la Grèce. Villes et particuliers rivalisalent

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de zèle pour les seconder selon leur pouvoir, soit en paroles soit en actions; chacun s’imaginait que les affaires souffriraient de son absence. Tant l’animosité contre les Athéniens était grande, les uns voulant se soustraire à leur domination, les autres craignant de la subir.

Ce fut avec ces préparatifs et dans ces sentiments que la guerre fut commencée. Il me reste à faire connaître quels étaient dans l’origine les alliés des deux partis.

Les Lacédémoniens avaient pour eux tous les peuples du Péloponèse situés en deçà de l’Isthme, hormis les Argiens et les Achéens qui gardaient la neutralité. Les Pelléniens[*](Pellène, une des douze villes de la confédération achéenne, était située à l’extrémité orientale de ce pays, syr les confins de la Sicyonie. Le lien fédéral entre les villes achéennes était assez faible, à l’époque de la guerre du Péîoponèse, pour que chacune pût agir isolément. Sicyone formait une république indépendante, nullement comprise dans TAchaïe. ( ) furent les seuls de l’Achaïe qui prirent tout d’abord le parti de Lacédémone ; plus tard leur exemple fut suivi par le reste des Achéens. En dehors du Péloponèse, les Mégariens, les Phocéens, les Locriens, les Béotiens, les Ambraciotes, les Leuca-diens, les Anactoriens. Parmi ces peuples, les Corinthiens, les Mégariens, les Sicyoniens, les Pelléniens, les Éléens, les Ambraciotes et les Leucadiens fournissaient des vaisseaux; les Béotiens, les Phocéens et les Locriens, de la cavalerie; les autres de l’infanterie.

Les alliés des Athéniens étaient Chios, Lesbos, Platée, les Messéniens de Naupacte, la majeure partie des Acarnaniens, Corcyre, Zacynthe; à quoi il faut ajouter les villes tributaires situées en divers pays, savoir la Carie maritime, la Doride voisine de la Carie, l’Ionie, l’Hellespont, le littoral de la Thrace, toutes les îles situées à l’orient entre le Péloponèse et la Crète, le reste des Cyclades, excepté Mélos et Théra[*](Ces deux îles étaient des colonies lacédémoniennes. Théra (San-torin) est ordinairement attribuée au groupe des Sporades; mais cette dernière dénomination est inconnue de Thucydide. ). Dans ce nombre, Chios, Lesbos et Corcyre fournissaient des vaisseaux; les autres, de l’infanterie et de l’argent.

Tels étaient les alliés et les ressources des deux partis au début de la guerre[*](Voyez liv. VII, chap. lvu, lviii, une nouvelle énumération des alliés des deux partis à cette seconde époque de la guerre. ).

Aussitôt après l’affaire de Platée, les Lacédémoniens firent savoir à tous leurs alliés, soit du Péloponèse soit du dehors, qu’ils eussent à préparer leurs troupes et le matériel nécessaire pour une expédition hors du pays, ce qui revenait à dire qu’on allait envahir l’Attique. Tout s’étant trouvé prêt pour le moment indiqué, les deux tiers des contingents de chaque État se rassemblèrent à l’Isthme. Dès que l’armée fut réunie, Archi-damos, roi des Lacédémoniens et chef de cette expédition, convoqua les généraux de chaque ville, les principaux officiers et les hommes les plus éminents, et leur adressa l’allocution suivante :

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« Péloponésiens et alliés, nos pères ont bien des fois porté les armes dans le Péloponèse ou au dehors, et les plus Agés d’entre vous ne sont pas sans expérience de la guerre. Jamais cependant nous ne sommes entrés en campagne arec un appareil plus formidable qu’aujourd’hui. Ayant affaire à une ville très-puissante, nous avons voulu allier le nombre à la valeur. On est donc en droit d’attendre que nous ne serons pas moins braves que nos pères, que nous ne resterons pas au-dessous de notre renommée. La Grèce entière, vivement émue de notre entreprise, a les regards fixés sur nous et, dans son inimitié contre Athènes, elle fait des vœux pour nos succès.

« Néanmoins, malgré notre supériorité numérique et le peu d’apparence que l’ennemi accepte le combat, gardons-nous de marcher sans précaution. Généraux et soldats de chaque ville doivent toujours être sur le qui-vive. A la guerre, rien d’assuré; le plus souvent les attaques sont brusques et inopinées. Que de fois n'a-t-on pas vu des armées moindres, mais sur leurs gardes, triompher d’adversaires plus nombrenx, mais plongés dans une trompeuse sécurité ? Il faut toujours, en pays ennemi, s’avancer le cœur plein de confiance, mais en réalité avec une circonspection craintive; c’est le moyen d’assurer l’attaque et la défense.

« La ville contre laquelle nous marchons, loin d’être sans forces, est abondamment pourvue de tout. Si jusqu’à ce jour les ennemis sont restés immobiles, c’est que nous étions encore éloignés ; mais tout porte à croire qu iis sortiront en bataille du moment qu’ils nous verront dévaster leurs propriétés. Le spectacle d’un dommage inaccoutumé ne manque jamais d’enflammer la colère; alors on ne réfléchit plus, on agit avec emportement. Ce doit être surtout le cas pour les Athéniens, qui prétendent commander aux autres, et qui sont plus habitués à ravager le pays d’autrui qu’à voir ravager le leur.

« Puis donc que nous portons les armes contre une ville si puissante, et que notre renommée, à nous et à nos ancêtres, doit dépendre de nos succès ou de nos revers, suivez la route qui vous sera tracée. Observez avant tout la discipline, soyez vigilants, soyez prompts à saisit· les commandements. Rien n’est plus beau ni plus sûr à la fois qu’une armée nombreuse qui se meut avec une parfaite unité. »

Lorsqu’il eut achevé ce discours et congédié l’assemblée, Archidamos fit partir pour Athènes le Spartiate Mélésip-pos, fils de Diacritos, afin de savoir si les Athéniens, voyant

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l’armée en marche, se montreraient pins accommodants; mais ils ne l’admirent ni dans l’assemblée, ni même dans la ville. Déjà en effet avait prévalu l’avis de Périclès, de ne recevoir ni héraut ni députation de la part des Lacédémoniens en campagne. Ils le renvoyèrent donc sans l’entendre et avec l’ordre de repasser la frontière le jour même; ajoutant que, si les Lacédémoniens voulaient parlementer, ils eussent préalablement à retourner chez eux. On donna une escorte à Mélésip-pos pour l’empêcher de communiquer avec personne. Arrivé à la frontière et sur le point de s’éloigner, il prononça, dit-on, ce ptfu dte paroles : « Ce jour sera pour les Grecs l’origine de grands malheurs. » Son retour à l’armée convainquit Archi-damos que les Athéniens ne feraient aucune concession ; en conséquence il donna l’ordre du départ et s’avança vers l’At-tique. Les Béotiens avaient fourni aux Péloponésiens leur contingent de guerre et leurs cavaliers. Le reste de leurs forces entra dans le pays de Platée et le ravagea.

Les Péloponésiens se rassemblaient encore à l’Isthme ou se mettaient en marche, lorsque Périclès fils de Xanthippos, un des dix généraux d’Athènes, prévoyant l’invasion, se douta qu'Archidamos, qui était son hôte, pourrait bien respecter ses domaines, soit de son chef pour lui être agréable, soit d’après l’ordre des Lacédémoniens pour le rendre suspect, comme lorsqu’ils avaient, à cause de lui, réclamé l’expulsion des sacrilèges. Il déclara donc aux Athéniens en pleine assemblée qu’Archidamos était son hôte, mais qu’il n’en devait résulter aucun détriment pour l’État; que, si les ennemis ne dévastaient pas ses terres et ses maisons comme celles des autres, il en faisait l’abandon au public, afin qu’à cet égard il n’y eût contre lui aucune prévention défavorable.

En même temps il renouvela, au sujet des affaires présentes, les conseils qu’il avait déjà donnés. Il leur recommanda de se préparer à la guerre ; de retirer tout ce qui était aux champs ; de ne pas sortir pour combattre, mais de se borner à la défense de la ville; de tourner tous leurs soins vers ce qui faisait leur force, c’est-à-dire vers la marine, et de tenir en bride leurs alliés, « qui, disait-il, sont la source de notre puissance par les subsides qu’ils nous fournissent; or, l’âme de la guerre, c’est l’intelligence et l’argent. » Il les exhorta d’ailleurs à avoir bonne espérance, puisque la ville percevait, année commune, six cents talents des tributs des alliés[*](Environ trois millions trois cent mille francs. La somme du tribut fixée par Aristide était de quatre cent soixante talents (I, xcvi). Le surplus provenait de l’adjonction de nouveaux alliés, des subsides consentis en remplacement des prestations militaires, enfin de l’aggravation de tribut imposée aux alliés révoltés et soumis. ), non compris les autres revenus, et qu’elle avait en réserve dans l’acropole

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six mille talents d’argent monnayé, — il y en avait eu neuf mille sept cents, mais on en avait distrait une partie pour les propylées de l’acropole[*](La construction des Propylées coûta seule deux mille douze talents; celle du Parthénon mille. Ajoutez-y l’Odéon, le temple de Gérés à Eleusis, et une foule d’autres édifices moins considérables. Le siège de Potidée coûta aux Athéniens deux mille talents. (Voyez liv. II, Oh. LXX.) ), pour les autres constructions et pour le siège de Potidéev — dans cette somme ne figuraient .pas l’or et l'argent non monnayés, provenant des offrandes publiques ou particulières, les vases sacrés employés aux pompes et aux jeux, les dépouilles des Mèdes[*](Entre autres, le trône à pieds d’argent massif qui avait appartenu à Xerxès, et le cimeterre de Mardonius. ) et autres objets analogues, formant ensemble une valeur au moins de cinq cents talents. Il ajouta que les temples avaient des richesses considérables, dont on pourrait disposer; qu’enfin, pour dernière ressource, on prendrait les ornements d’or de la déesse, dont la statue, à ce qu’il leur fit connaître, étajt couverte de quarante talents d’or fin qui pouvait se détacher : mais après s’en être servi pour le salut de la patrie, il faudrait le remplacer intégralement[*](Le talent pesant équivalait à trente-deux kilogrammes. La statue de Minerve, œuvre de Phidias et placée dans le Parthénon, avait trente-sept pieds de haut. Le buste} les bras et les pieds étaient d’ivoire; le vêtement et les armes étaient d’or. — Sur les emprunts temporaires faits aux temples par les États, voyez Γιν. I, ch.cxxi, note 1. ).

A ces motifs de confiance tirés de leurs richesses, Périclès joignit un tableau de leurs forces militaires. Il dit qu’ils avaient treize mille hoplites, indépendamment des seize mille placés dans les forts et le long des remparts. Tel était dans l’origine, à chaque invasion de l’ennemi, le nombre des hommes de garde; c’étaient les vieillards, les jeunes gens et les métèques astreints au service d’hoplites[*](Les jeunes Athéniens, avant d’être incorporés dans la milice régulière, devaient faire pendant deux ans, sous le nom de péripoles, un service de garnison dans les places fortes sur les frontières de l’At-tique. (IV, lxvii, note 1, et VIII, xcn, noté 1.)—Pour ce qui est des métèques et de leur service militaire, voyez liv. I, ch. cxljii, note 1. ). Le mur de Pha-lère avait trente-cinq stades jusqu’à l’enceinte de la ville, et la partie de cette enceinte que l’on gardait était de quarante-trois stades ; on laissait sans garde l’espace compris entre le long mur et celui de Phalère. Les longs murs allant au Pirée avaient quarante stades; celui du dehors était seul gardé[*](Le bras occidental des longs murs, appelé aussi le mur extérieur, et dans la direction duquel venaient les Péloponésiens. Le bras oriental, qui était couvert par l’Ilissus et par les pentes de l’Hymette, se trouvait d’ailleurs protégé par les fortifications du Phalère. ). L’enceinte totale du Pirée et de Munychie était de soixante stades; on n’en gardait que la moitié[*](La partie qui bordait la mer n’avait pas besoin de défense. ). Périclès ajouta qu’on avait douze cents cavaliers, y compris les archers à cheval[*](Les archers à cheval, Thraces ou Scythes, étaient une sorte de gendarmerie que les Athéniens entretenaient pour faire la police. Leur quartier était sur l’agora et s’appelait la tente des Scythes. ), seize cents archers à pied et trois cents trirèmes en état de tenir la mer. Telles étaient,, sans en rien rabattre, les forces des Athéniens à l’époque de la première invasion des Péloponésiens et au début de cette guerre. Enfin Périclès, selon sa coutume, termina cette revue par diverses considérations propres à démontrer qu'on sortirait victorieux de la lutte.

Les Athéniens se laissèrent persuader par ses discours. Ils retirèrent des campagnes leurs enfants, leurs femmes et tout leur mobilier; ils enlevèrent jusqu’à la charpente des maisons ; les troupeaux et les bêtes de somme furent transportés dans l’Eubée et dans les îles voisines. Ce déplacement leur

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parut pénible, accoutumés qu’ils étaient pour la plupart à la vie champêtre.

Les Athéniens, plus qu’aucun autre peuple, avaient adopté ce genre de vie depuis un temps immémorial. Sous Cécrops et les premiers rois jusqu’à Thésée, les habitants de l'Attique étaient disséminés dans des bourgades, dont chacune avait son prytanée et ses magistrats[*](Les bourgades de l’ancienne Attique étaient au nombre de douie, comme dans les autres États ioniens. Le prytanée était l’hôtel de ville, où s’assemblaient les prytanes ou présidents du conseil. ). A part le cas de guerre, ils ne se réunissaient point auprès du roi pour délibérer en commun; ils se gouvernaient eux-mêmes et tenaient conseil isolément. On vit même quelques-unes de ces bourgades faire la guerre au roi, comme il arriva aux Éleusiniens et à Eu-molpos contre Érechthée[*](Suivant la légende, Eumolpos était d’origine thrace, fils de Neptune et roi d’Êleusis. On lui attribue la fondation des mystères de Cérès, dont le sacerdoce resta dans sa famille, les Eumolpides. — Érechthée est le plus ancien roi d’Athènes connu, prédécesseur de Cécrops. Il eut à soutenir une guerre contre les Ëleusiniens, les vainquit, tua leur roi Eumolpos, et fut lui-même tué par Neptune. ). Mais Thésée, qui alliait le génie à la force, étant devenu roi, introduisit dans le pays diverses améliorations : en particulier il abolit les conseils et les magistratures des bourgades et réunit tous les citoyens dans la ville actuelle, où il institua un seul conseil et un seul prytanée. Les Athéniens continuèrent à exploiter leurs terres comme auparavant ; mais il les contraignit de n’avoir que cette seule cité. Grâce à cette centralisation, Athènes prit un rapide accroissement, et elle était déjà considérable lorsque Thésée la transmit à ses successeurs. En mémoire de cet événement, les Athéniens célèbrent encore aujourd’hui une fête nationale, dédiée à Minerve et appelée Xynœcia[*](La fête des Xynœcia (réunion des habitations), que Plutarque (Vie de Thésée, xxiv) appelle Metœcia, se célébrait le seizième jour du mois Hécatombéon (juillet-août). On rapporte à la môme origine l’institution des Panathénées. ). Antérieurement la ville ne consistait que dans l’acropole et dans le quartier situé au-dessous, du côté méridional. En veut-on la preuve? c’est dans l’acropole ou dans cette partie de la ville basse que se trouvent les temples de la plupart des divinités, par exemple de Jupiter Olympien, d’Apollon Pythien, de la Terre, de Bacchus Limnéen[*](Les Limnæ ou Marais étaient le quartier d’Athènes situé au S. de l’acropole jusqu’à l’Ilissus. C’est dans ce quartier que $e trouvaient le grand théâtre et le temple de Bacchus. ), en l’honneur duquel se célèbrent les anciennes Dionysies le douzième jour du mois Anthestérion[*](Il y avait à Athènes quatre fêtes de Bacchus : 1· les petites Dio-nysies, dites des champs, qui se célébraient dans toute l’Attique au mois Posidéon (décembre-janvier); 2° les Lenæa (fête des pressoirs), particulières à Athènes, et qui avaient lieu au mois Gamélion (janvier-février); 3° les Anthestéries (février-mars), dont il est ici question; 4e les grandes Dionysies, dites de la ville, le douzième du mois ÉU- phébolion (mars-avril). Celles-ci duraient plusieurs jours et contenaient les représentations dramatiques.), usage qui s’est conservé chez les Ioniens originaires d’Athènes. Il existe dans ce quartier d’autres temples anciens. Là est encore la fontaine actuellement appelée aux Neuf Bouches, par suite de la disposition que lui donnèrent les tyrans, mais qui autrefois, quand les sources étaient à découvert, se nommait Callirrhoè[*](Pisistrate ou, selon d’autres, ses fils, avait fait arranger la fontaine Callirrhoé (au beau courant), de' manière que l’eau fût distribuée par neuf bouches, d’où lui vint le nom d'Ennéacrounos. Elle était située un peu au S. de l’Olympéion. ); comme elle était proche, on s’en servait pour les usages principaux; maintenant encore subsiste la coutume d’employer l’eau de cette fontaine pour les cérémonies nuptiales et pour d’autres ablutions. Enfin ce qui achève de prouver que jadis l’acropole seule était peuplée, c’est que les Athéniens lui ont conservé le nom de Cité.

Ainsi, pendant longtemps, les Athéniens habitèrent

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d’une manière indépendante le territoire de l’Attique; et, même après leur concentration, ils gardèrent invariablement, jusqu’à cette guerre, l’habitude de vivre aux champs avec leurs familles. Ce ne fut donc pas sans un vif déplaisir qu’ils abandonnèrent leurs foyers, d’autant plus qu’ils avaient réparé depuis peu les dommages occasionnés par les guerres médi-ques. Ils quittaient à regret des habitations et des temples auxquels les attachait une longue possession; ils allaient renoncer à leur manière de vivre et semblaient chacun dire adieu à leur ville natale.

Arrivés à Athènes, un petit nombre d’entre eux y trouvèrent des logements ou un abri chez des amis ou des parents; la plupart s’établirent dans les endroits inhabités de la ville, dans les enceintes consacrées aux dieux et aux héros, partout enfin, sauf dans l’acropole, dansl’Éleusinion[*](Temple de Cérès Êleusinienne, situé au N. de l’acropole, dans le voisinage de l’agora. ) et autres lieux solidement fermés. Il n’y eut pas jusqu’au Pèlasgicon[*](Espace situé le long du mur septentrional de l’acropole, mur que les Pélasges avaient anciennement construit (Hérodote, VI, cxxxvii). Ce terrain devait rester vague et inhabité, peut-être pour des raisons religieuses, comme le pomœrium romain, peut-être aussi pour des motifs militaires, comme le rayon des forteresses modernes. ), situé au pied de ^acropole, que la nécessité du moment ne contraignît d'occuper, nonobstant les imprécations qui s’y opposaient et l’oracle de Delphes qui l’avait expressément défendu dans ce vers :

Mieux vaut que le Pèlasgicon reste vacant.

Pour moi, je pense que cet oracle s’accomplit à l’inverse de ce qu’on avait prévu ; ce ne fut pas l’occupation sacrilège qui attira des maux sur la ville, mais ce fut la guerre qui nécessita l’occupation. C’est là ce que l’oracle n’avait pas expliqué; mais il savait sans doute que ce lieu ne serait habité que dans un temps de calamité publique. Plusieurs s’installèrent dans les tours des remparts, chacun enfin comme il put; car la ville ne suffisait pas à l’affluence. Finalement on envahit l’intervalle des longs murs[*](D’après les vestiges encore existants des longs murs près du Pirée, la distance entre leurs deux lignes parallèles était de cinq cent cinquante pieds. ) et la majeure partie du Pirée. En même temps les Athéniens se préparaient à la guerre, rassemblaient leurs alliés et armaient cent vaisseaux contre le Péloponèse.

Pendant ces préparatifs, l’armée des Péloponésiens, continuant sa marche, arriva devant OEnoé, première ville de l’Attique du côté où ils voulaient opérer l’invasion. Après avoir assis leur camp, ils se disposèrent à attaquer la muraille avec des machines [*](Des béliers. Les autres machines de siège, telles que catapultes, balistes ou oxybêles, sont d’un usage plus récent, et qui date de l’époque de l’ancien Denys, tyran de Syracuse. (Voyez Diodore de Sicile, XIV, xliu.) ) et par d’autres moyens. OEnoé, située sur les confins de l’Attique et de la Béotie, était fortifiée et servait aux Athéniens de place d’armes en temps de guerre. Les Péloponésiens firent le siège de cette ville et y perdirent beaucoup de temps. L’armée en prit occasion de murmurer contre Archi

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damos. On lui reprochait son irrésolution, toute en faveur des. Athéniens, lorsqu’on avait agité la question de la guerre, son séjour prolongé à l'Isthme, la lenteur de sa marche, enfin sa temporisation devant OEnoé. Les Athéniens, disait-on, en avaient profité pour retirer leurs effets dans la ville, au lieu que, par un mouvement rapide, les Péloponésiens auraient tout surpris hors des murs. Sans s’émouvoir de ce mécontentement, Archi-damos patientait, dans l’espoir que les Athéniens seraient plus traitables, leur territoire étant encore intact, et qu’ils ne se résigneraient pas à en contempler froidement le ravage.

Après avoir assailli sans résultat OEnoé et tout mis en ,œuvre pour s’en rendre maîtres, les Péloponésiens, ne voyant venir d’Athènes aucun héraut, levèrent le siège et pénétrèrent en Àttique, quatre-vingts jours après l’entrée des Thébains à Platée, et au moment où la moisson était en pleine maturité. Archidamos, fils de Zeuxidamos et roi de Lacédémone, les commandait. Ils campèrent d’abord près d’Eleusis, dans la plaine de Thria, ravagèrent la contrée et remportèrent un léger avantage sur la cavalerie athénienne dans l’endroit appelé les Rhites. Ensuite ils s’avancèrent, en laissant à droite le mont Égaléos, traversèrent Cropies et atteignirent Acharnes, le plus grand des dèmes de l’Attique [*](Les dèmes (bourgs ou communes rurales) de l’At-tique étaient une division territoriale du pays. Autre est la division par tribus; celle-ci était basée sur l’origine des citoyens. Du temps de Clisthénès (509 av. J. C.), auteur dé la division des Athéniens en dix tribus. il y avait cent dèmes, dix par tribu (Hérodote, V, lxix) ; mais le nombre en fut ensuite augmenté; et, du temps de Strabon, contemporain de l’ère chrétienne, il y avait cent soixante-quatorze dèmes. Us étaient d’inégale importance. Leurs noms se tiraient des villes ou villages qui s’y trouvaient. ). Ils y campèrent et étendirent leurs ravages sur les environs.

En prenant position près d’Acharnes en ordre de bataille, sans descendre encore dans la plaine, Archidamos espérait, dit-on, que les Athéniens, fiers de leur nombreuse jeunesse et parfaitement préparés, sortiraient peut-être, et n’assisteraient pas de sang-froid à la dévastation de leur territoire. Ne les ayant rencontrés ni à Eleusis ni dans la plaine de Thria, il voulut voir si, en s’établissant près d’Acharnes, il ne les attirerait pas en rase campagne. L’endroit lui paraissait favorable pour y asseoir un camp. Il pensait que les Achamiens, formant une portion notable de l’Etat, puisqu’ils fournissaient trois mille hoplites, ne laisseraient pas dévaster leurs terres, mais qu’ils entraîneraient la masse au combat. Enfin, si les Athéniens ne s’opposaient pas à cette invasion, rien n’empêcherait de ravager la plaine et de pousser même jusqu’à la ville ; car il était peu probable que les Achamiens, après la ruine de leurs propriétés, missent la même ardeur à défendre celles des autres ; il en résulterait de la désunion. C’est là ce qui retenait Archidamos aux environs d’Acharnes.