History of the Peloponnesian War

Thucydides

Thucydides. Histoire de la Guerre du Péloponnése. Bétant, Élie-Ami, translator. Paris: Librairie de L. Hachette, 1863.

Néanmoins, d’après les preuves que je viens d’exposer, on ne risque pas de s’égarer en admettant mes assertionsy plutôt que les brillantes exagérations des poètes ou les récits plus attrayants qu’avérés des logographes [*](Ce nom désigne les plus anciens chroniqueurs grecs, qui recueillirent les traditions concernant les origines des villes, des temples, des peuples ou des rois, et qui les rédigèrent en prose, dans un style simple et naïf. Les logographes furent· la plupart Ioniens. Parmi eux on cite Cadmos, Hécatée et Denys, tous trois de Milet, Hellanicos de Mytilène. Charon de Lampsaque. Sauf de rares fragments, leurs ouvrages sont perdus. ). Ce sont des choses qui échappent à une démonstration rigoureuse, et qui, pour la plupart, ont perdu toute créance, parce qu’elles sont tombées dans le domaine des fables. En matières si anciennes, on doit se contenter des résultats que j’ai obtenus en consultant les témoignages les plus authentiques; et, bien que les hommes aient une tendance constante à regarder la guerre dans laquelle ils sont engagés comme la plus importante de toutes, puis, lorsqu'elle est finie, à admirer plutôt celles d’autrefois, il suffit d’examiner les faits pour se convaincre que celle-ci a surpassé toutes les précédentes.

Quant aux discours tenus avant ou pendant la guerre, les reproduire textuellement était difficile, soit pour moi lorsque je les avais entendus,.soit pour ceux qui m’en rendaient compte. J’ai prêté à chacun le langage qui m’a paru le plus en harmonie avec les circonstances où il se trouvait placé, tout en me tenant, pour le fond des idées, aussi près que possible des discours réellement prononcés. Pour ce qui est des faits, je ne m’en suis pas rapporté au dire du premier venu ou à mes impressions personnelles; je n’ai raconté que ceux dont j’avais moi-même été spectateur ou sur lesquels je m’étais procuré des renseignements précis et d’une entière exactitude. Or, j’avais de la peine à y parvenir, parce que les témoins oculaires n’étaient pas toujours d’accord sur le même événement et variaient suivant leurs sympathies ou la fidélité de leur mémoire.

Peut-être mes récits, dénués du prestige des fables, perdront-ils de leur intérêt; il me suffit qu’ils soient trouvés

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utiles par quiconque voudra se faire une juste idée des temps passés, et préjuger les incidents plus ou moins semblables dont le jeu des passions humaines doit amener le retour. J’ai voulu laisser à la postérité un monument durable, et non offrir un morceau d’apparat à des auditeurs d’un instant.

De toutes les guerres précédentes la plus considérable fut celle des Mèdes ; cependant deux combats sur terre et autant sur mer en décidèrent promptement l’issue[*](Sur terre, les batailles des Thermopyles et de Platée; sur mer, celles de PArtémision et de Salamine. ). Celle-ci au contraire a été très-longue; et, pendant sa durée, la Grèce a éprouvé des désastres tels qu’il n’y en eut jamais de pareils dans un-même espace de temps. Jamais tant de villes prises et dévastées par les Barbares ou par les Grecs armés les uns contre les autres : il en est même qui changèrent d’habitants par suite de la çonquête; jamais tant de proscriptions, tant de massacres dans les combats ou les émeutes. Des événements jadis célébrés par la renommée, mais rarement attestés par les faits, ont cessé d’être incroyables : violentes secousses ébranlant à la fois une immense étendue de terre, éclipses de soleil plus fréquentes qu’en aucun autre temps connu; en certains endroits sécheresses excessives, accompagnées de famine; enfin le plus terrible des fléaux, la peste, qui dépeupla une partie de la Grèce. Toutes ces calamités se réunirent pour aggraver les maux de cette guerre.

Les Athéniens et les Péloponésiens la commencèrent en rompant la paix de trente ans, conclue après la conquête de l’Eubée [*](Par les Athéniens. Voy. chap. cxiv et cxv.). J'ai exposé d’abord les démêlés avant-coureurs de cette rupture, afin qu’on ne fût pas à se demander un jour quelle avait été l’origine d’un si grand conflit. La cause la plus réelle, quoique la moins avouée, celle qui rendit la guerre inévitable, fut, selon moi, la crainte qu’inspirait aux Lacédémoniens l’accroissement de la puissance d’Athènes. Au surplus je vais énoncer les prétextes qui furent allégués de part et d’autre pour rompre la paix et pour entamer les hostilités.

Èpidamne est une ville située à droite en entrant dans le golfe Ionien[*](Thucydide, ainsi qu’Hérodote, donne à l’Adriatique le nom de golfe Ionien ou de golfe de la mer Ionienne. Épi-damne était située sur une presqu’île de Plllyrie, à quarante lieues au N. de Corcyre. Elle fut fondée en 627 av. J. C. Corcyre elle-même avait été fondée par les Corinthiens sept cent trente-cinq ans av. J. C., la même année que Syracuse. Les Romains changèrent le nom d’JÊ-pidamne en celui de Dyrrachium. C’est aujourd’hui la Ville de Durraxzo. ); près d’elle habitent les Taulantiens, Barbares de race illyrienne. Cette ville fut fondée par les Corcyréens; le chef de la colonie fut le Corinthien Phalios, fils d’Ëratoclidès et descendant d’Hercule, appelé de la métropole suivant l’antique usage; des Corinthiens et d’autres Grecs d’origine dorienne se joignirent à cet établissement. Avec le temps Ëpidamne devint

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grande et peuplée; mais, à la suite de dissensions intestines qui durèrent, dit-on, de longues années, elle eut beaucoup à souffrir d’une guerre contre les Barbares du voisinage, et perdit une partie de sa puissance. Enfin, peu avant la guerre actuelle, le peuple ayant chassé les riches, ceux-ci se. retirèrent chez· les Barbares, avec lesquels ils se mirent à piller par terre et par mer ceux d’Ëpidamne. Ainsi pressés, les Êpidamniens de la ville envoyèrent des députés à leur métropole de Corcyre, avec prière de ne pas les laisser écraser, mais de les réconcilier avec les bannis et de mettre fin à la guerre des Barbares. Ils firent cette requête assis en suppliants dans le temple de Ju-non[*](Les députés d’Épidamne se constituaient suppliants, parce que, venant d’une ville qui avait fait une révolution populaire, ils craignaient que le gouvernement aristocratique de Corcyre ne voulût pas les écouter. La posture des suppliants consistait à s'asseoir sur les marches d’un autel, en tenant à la main un rameau d’olivier entouré de Biine. Par ce moyen on était sûr d’obtenir audience. Junon était la divinité nationale de Corcyre. ); mais les Corcyréens n’y eurent aucun égard et les renvoyèrent sans rien leur accorder.

Les Êpidamniens, voyant qu’ils n’avaient aucune assistance à espérer de Corcyre, se trouvèrent dans un cruel embarras. Ils envoyèrent à Delphes pour demander au dieu s’ils devaient remettre leur ville aux Corinthiens comme à ses fondateurs et essayer d’obtenir d’eux quelque secours. L'oracle leur répondit de se donner aux Corinthiens et de les prendre pour chefs. En conséquence les Êpidamniens se rendirent à Corinthe; et, conformément à l’oracle, ils remirent aux Corinthiens la colonie, en représentant que son fondateur était de Corinthe et en s’appuyant sur la réponse du dieu. Ils conjurèrent les Corinthiens d’avoir pitié de leur détresse et de leur accorder protection. Les Corinthiens se crurent en droit d’ac-cueillir cette demande. Ils regardaient Êpidamne comme aussi bien à eux qu’aux Corcyréens; de plus ces derniers leur étaient odieux, parce qu’ils les négligeaient, quoique étant leurs colons; dans les solennités nationales ils leur refusaient les distinctions d’usage; ils ne prenaient pas, comme les autres colonies, un citoyen de Corinthe pour inaugurateur des sacrifices; enfin ils méprisaient leur métropole, parce qu’à cette époque ils rivalisaient de richesses avec les plus opulentes cités de la Grèce, qu’ils surpassaient même en puissance militaire. Ils allaient jusqu’à se vanter de posséder la première force navale, en qualité d’héritiers des Phéaciens qui avaient habité Corcyre avant eux, et dont la marine était très-renommée[*](L’ile de Corcyre passait pour être la même qu’Homère appelle Schérta, et où il place l’habitation des Phéaciens. Aussi les Corcyréens rendaient-ils un culte au héros Alcinoüs. Voyez liv. III, ch. LXX. ); aussi travaillaient-ils sans relâche à augmenter leur flotte, déjà considérable, puisqu’ils possédaient cent vingt trirèmes quand la guerre éclata.

Avec tant de sujets de plainte, les Corinthiens accordèrent de grand cœur le secours demandé. Ils invitèrent quiconque

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le voudrait à aller s’établir à Epidamne ; en même temps ils y envoyèrent une garnison composée d’Ambraciotes, de Leuca-diens et de Corinthiens. Cette troupe se rendit par terre à Apollonie[*](Ville située près de l’embouchure du fleuve Aoüs (Voïoussa) eh Illyrie. Elle s’appelle aujourd’hui Pollina. ), colonie de Corinthe, dans la crainte que les Corcy-réens ne lui fermassent la voie de mer. Quand les Corcyréens surent qu’il était arrivé de nouveaux habitants avec une garnison à Epidamne et que la colonie s’était donnée aux Corinthiens, ils entrèrent en courroux, et, mettant aussitôt en mer vingt-cinq vaisseaux suivis plus tard d’une seconde flotte, ils sommèrent outrageusement les Épidamniens de recevoir les bannis et de renvoyer la garnison corinthienne, ainsi que les nouveaux habitants. En effet les bannis d’Êpidamne étaient venus à Corcyre, et là, montrant les tombeaux[*](Ils faisaient remarquer l’identité des noms inscrits sur les sépulcres de Corcyre avec ceux qu’ils portaient eux-mêmes, afin d’établir leur filiation, en prouvant que les deux peuples avaient les mêmes ancêtres. ) et invoquant la communauté d’origine, ils avaient prié qu’on les ramenât. Comme les Épidamniens refusaient de rien entendre, les Corcyréens allèrent les attaquer avec quarante vaisseaux. Ils menaient avec eux les bannis, qu'ils voulaient rétablir, et avaient pris un renfort d’Illyriens. Arrivés devant la place, ils firent savoir à tous, Épidamniens ou étrangers, qu’il ne serait fait aucun mal à quiconque voudrait se retirer, mais qu'autre ment ils seraient tous traités en ennemis. Sur leur refus, ils assiégèrent la ville, qui est construite sur une presqu’île.

A la première nouvelle du siège d’Épidamne, les Corinthiens mirent des troupes sur pied. En même temps ils firent publier l’envoi d'une colonie à Épidamne, en invitant chacun à s’y associer, sous promesse de droits égaux [*](C’est-à-dire que les anciens habitants n’auraient aucun privilège, mais seraient sur le pied d’égalité avec les noavem venus. ); si quelqu’un désirait participer à la colohie sans partir sur-le-champ, il pouvait rester moyennant le dépôt de cinquante drachmes Corinthiennes[*](Soixante-quinze francs. La drachme corinthienne était la même que celle d’Égine, ou drachme épaisse, en usage dans le Péto-ponèse. Elle valait un franc cinquante centimes, tandis que celle d’À-thènes, ou drachme légère, ne valait que quatre-vingt-dix centimes. ). Beaucoup de gens s’embarquèrent ou déposèrent l’argent. On pria les Mégariens de fournir une escorte navale pour le cas où les Corcyréens voudraient barrer le passage à cette expédition. Les Mégariens se disposèrent à l’accompagner avec huit vaisseaux ; les Paléens de Céphallénie avec quatre. On s’adressa aussi aux Ëpidauriens, qui en fournirent cinq; les Hermionéens en donnèrent un, les Trézéniens deux, les Leucadiens dix, les Ambraciotes huit. On demanda de l’argent aux Thébains et aux Phliasiens ; aux Éléens des vaisseaux vides et de l’argent. Les Corinthiens eux-mêmes préparèrent trente vaisseaux et trois mille hoplites.

Quand les Corcyréens eurent vent de ces préparatifs, ils se rendirent à Corinthe, accompagnés de députés de Lacédémone et de Sicyone. Ils demandaient que les Corinthiens rappelassent

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d’Épidamne leurs colons et leurs soldats, parce qu’ils n’avaient aucun droit sur cette ville. En cas de prétentions contraires, ils offraient de soumettre la question à celles des villes du Péloponèse qui seraient choisies pour arbitres ; elles décideraient à qui appartenait la colonie, et on s’en tiendrait à leur jugement. Ils offraient aussi de déférer à l’oracle de Delphes ; bref, ils ne voulaient pas la guerre : « Autrement, disaient-ils, nous serons contraints par votre violence, et pour notre sûreté, de rechercher des amis qui nous agréent peu et qui ne sont pas ceux d’aujourd’hui[*](C'était donner assez clairement à. entendre qu’ils rechercheraient l’alliance des Athéniens. Les Corcyréens étant d’origine dorienne, leurs alliés naturels étaient les Péloponésiens, malgré la rupture survenue avec Corinthe et l’éloignement systématique où se tenaient les Corcyréens. ). » Les Corinthiens leur répondirent que, s’ils retiraient de devant Ëpidamne leurs vaisseaux et les Barbares, on pourrait délibérer; mais que jusque-là il n’était pas raisonnable que les Épidamniens fussent assiégés et les Corinthiens en procès. Les Corcyréens répliquèrent qu’ils le feraient, pourvu que de leur côté les Corinthiens rappelassent" leurs gens d’Épidamne ; enfin ils étaient prêts à conclure une suspension d'armes, toutes choses demeurant en état, jusqu’à la sentence des arbitres.

Les Corinthiens n’écoutèrent aucune de ces propositions; mais à peine leurs vaisseaux furent-ils équipés et leurs alliés présents, qu’ils firent partir un héraut chargé de déclarer la guerre à Corcyre, levèrent l’ancre avec soixante-quinze vaisseaux etMeux mille hoplites, et cinglèrent vers Ëpidamne, avec l’intention de livrer bataille aux Corcyréens. La flotte avait pour chefs Aristéus fils de Pellichos, Callicratès fils de Callias et Timanor fils de Timanthès; l’armée de.terre, Archétimos fils d’Eurytimos et Isarchidas fils d’Isarchos. Lorqu’ils furent à Action, sur le territoire d’Anactorion, à l’endroit où s’élève le temple d’Apollon et où s’ouvre le golfe Ambracique, ils virent venir à eux dans une nacelle un héraut envoyé par les Corcyréens pour leur défendre de passer outre. En même temps les Corcyréens armaient leurs vaisseaux, garnissant de ceintures[*](En termes de marine, la ceinture d'un navire est un renfort adapté extérieurement à la coque des vieux bâtiments pour en consolider les bordages. ) les plus vieux, pour qu’ils fussent en état de tenir la mer, et radoubant les autres. Le héraut ne leur rapporta de la part des Corinthiens aucune réponse pacifique. Aussi, dès que leur flotte, forte de quatre-vingts navires (il y en avait quarante au siège d’Épidamne), fut prête à partir ils appareillèrent, et, rangés en ligne, engagèrent le combat. Ils mirent les Corinthiens en pleine déroute et leur détruisirent quinze vaisseaux. Le hasard voulut que, le même jour, ceux qui assiégeaient Ëpidamne l’amenassent à capituler. On convint que les étrangers seraient vendus et les Corinthiens mis aux fers jusqu’à nouvel avis.

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Après ce combat naval, les Gorcyréens dressèrent un trophée à Leucimme[*](Pointe méridionale de l’île de Corcyre; elle s’appelle encore aujourd’hui Leukimo. Le trophée d’une victoire navale était la carcasse d’un vaisseau ennemi, qu’on tirait sur le rivage et qu’on dédiait à une divinité. Le trophée d’uhe victoire sut terre consistait dans une panoplie ou armure complète prise à l’ennemi, et qu’on érigeait autour d’un pieu planté sur un champ de bataille, à l’endroit où la déroute avait commencé. Dans les guerres entre Grecs, ces sortes de monuments étaient toujours temporaires; en ne les relevait pas lorsqu’ils venaient à être abattus. ), promontoire de Corcyre, et mirent à mort leurs prisonniers, excepté les Corinthiens, qu’ils chargèrent de chaînes. A dater de cette victoire et depuis la retraite des Corinthiens et de leurs alliés, les Corcyréens devinrent les maîtres de tous ces parages. Ils cinglèrent vers Leucade, colonie de Corinthe, et ravagèrent le pays; ils allèrent ensuite brûler Cyllène, chantier des Éléens, pour punir ces derniers, d’avoir fourni aux Corinthiens, des vaisseaux et de l’argent ; enfin, pendant la plus grande partie du temps qui suivit le combat naval, ils eurent l’empire de la mer et firent beaucoup de mal aux alliés de Corinthe. Sur la fin de l'été, les Corinthiens, voyant leurs alliés en souffrance, expédièrent une flotte et une armée qui vinrent stationner à Action et à Chimérion en Thesprotide [*](Port et promontoire de l’Épi re, près de l’embouchure du fleuve Achéron, vis-à-vis de la pointe méridionale de Corcyre. ), pour couvrir Leucade et les autres villes amies. Les Corcyréens, de leur côté, allèrent camper au promontoire Leucimme avec des troupes et des vaisseaux; mais ni les uns ni les autres ne prirent l’offensive. Ils se contentèrent de s’observer pendant le reste de l’été; l’hiver venu, ils regagnèrent leurs foyers.

Pendant toute l’année qui suivit le combat naval et pendant une autre année encore, les Corinthiens, irrités de la guerre que leur faisaient les Corcyréens, construisirent des vaisseaux et préparèrent une flotte formidable, en rassemblant à prix d’argent des rameurs dans le Péloponèse et dans le reste de la Grèce. A la nouvelle de ces armements, les Corcyréens prirent peur; et comme ils n’avaient d’alliance avec aucun des Grecs, ne s’étant fait inscrire ni dans le traité d’Athènes ni dans celui de Lacédémone[*](Traité conclu entre les Athéniens et les Lacédémoniens, après la conquête de l’Eubée (I, cxrv, cxv). Ce traitéetipa-lait que tous ceux des Grecs qui le voudraient pourraient, à leur choix, se faire inscrire parmi les alliés de l’une ou de l’autre des parties contractantes. Jusqu’alors les Corcyréens n’avaient pas jugé à propos d’user de cette faculté. ), ils jugèrent à propos de se rendre auprès des Athéniens pour s'allier à eux et tâcher d’en obtenir des secours. Informés de ce projet, les Corinthiens envoyèrent aussi une ambassade à Athènes, dans la crainte que la marine athénienne venant à se joindre à celle de Corcyre ne les empêchât de diriger la guerre comme ils l’entendaient. L’assemblée étant constituée, le débat s’engagea. Les Corcyréens parlèrent en ces termes :

« Il est juste, 'Athéniens, que ceux qui viennent, comme nous aujourd’hui, solliciter un appui étranger, sans pouvoir s’autoriser d’un service rendu ni d’une alliance antérieure, fassent bien comprendre d’abord que leur demande est avantageuse ou tout au moins n’est pas nuisible, ensuite qu’ils no seront pas ingrats[*](Les affronts qu’ils ne manqueraient pas d’essuyer, lorsqu’ils s’adresseraient .à des alliés pour obtenir leur coopération à des entreprises injustes. ). S'ils ne fournissent aucune de ces garanties, ils ne doivent pas s’irriter d’un refus.

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« Les Corcyreens, persuadés qu’ils peuvent vous offrir toutes les sûretés désirables, nous ont envoyés requérir votre appui. Le système que nous avons suivi jusqu’à ce jour, en même temps qu’il est difficile à justifier auprès de vous, cause en ce moment tous nos malheurs. Après nous être constamment tenus en dehors de toute alliance, nous venons réclamer celle d’un peuple étranger; et cela quand, par suite du même système, nous sommes isolés dans notre guerre avec les Corinthiens. La sagesse que nous trouvions jadis à ne pas nous engager dans des périls au gré d’autrui, n’est plus maintenant à nos yeux qu'imprudenee et faiblesse.

« Dans le dernier combat naval, nous avons, il ést vrai, repoussé à nous seuls les Corinthiens ; mais dès l’instant qu’ils nous menacent avec des forces plus considérables, tirées du Pélopo-nèse et du reste de la Grèce; que nous nous voyons dans l’impossibilité de leur résister par nous-mêmes ; qu’enfin il y a pour nous un extrême danger à tomber entre leurs mains, force nous est de recourir à votre alliance ou à toute autre, et l’on ne doit pas nous faire un crime de ce que, par erreur de jugement plutôt que par malice, nous hasardons une démarche contraire à notre précédent amour du repos.

« Les circonstances qui nous obligent à demander votre protection auront pour vous, si vous nous l’accordez, divers avantages : d’abord vous soutiendrez des opprimés contre des oppresseurs; puis en accueillant un peuple menacé dans ses plus chers intérêts, vous lui rendrez un service dont il gardera une mémoire éternelle; enfin nous possédons, après vous, la marine la plus forte. Et considérez si ce n’est pas le coup de fortune le plus rare pour vous, le plus fâcheux pour vos ennemis, que de voir une puissance, dont naguère l’accession vous eût paru sans prix et eût mérité votre gratitude, venir à vous d’elle-même, se donnant sans qu’il vous en coûte ni dépense ni danger, et vous procurant l’approbation universelle, la reconnaissance de vos protégés et un surcroît de forces pour vous-mêmes, avantages qu’il est presque sans exemple de trouver réunis. Rarement ceux qui sollicitent une alliance apportent à leurs alliés futurs autant de gloire et de force qu’ils en, reçoivent.

« Si quelqu’un de vous croit qu’il n’éclatera point de guerre où nous puissions vous être utiles, il s’abuse et ne s’aperçoit pas que les Lacédémoniens, par suite de la crainte que vous leur inspirez, brûlent de prendre les armes ; tandis que les

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Corinthiens, qui ont de l’ascendant sur eux et qui vous sont hostiles, cherchent maintenant à nous soumettre pour vous attaquer ensuite. Ils veulent nous empêcher, vous et nous, d’unir contre eux nos inimitiés; ils veulent saisir l’occasion de nous affaiblir ou de se fortifier eux-mêmes. Notre devoir à nous, c’est de prendre les devants, les uns en offrant, les autres en acceptant cette alliance, et de prévenir leurs attaques plutôt que d’avoir à les repousser.

« Prétendraient-ils que vous n’avez pas le droit de recevoir leurs colons? Qu’ils apprennent qu’une colonie bien traitée respecte sa métropole, mais qu’opprimée elle s’en détache; en quittant le sol natal, on ne devient pas l’esclave, on demeure l’égal de ceux qu’on laisse derrière soi. Or il est évident que les torts sont de leur côté ; car invités à soumettre à un arbitrage l’affaire d’Épidamne, ils ont mieux aimé poursuivre leurs griefs par les armes que par les voies légales. Que leur conduite envers nous qui sommes leurs parents vous serve de leçon et vous empêche d’être dupes de leurs sophismes et de céder avec empressement à leurs prières. La meilleure garantie de sécurité, c’est de s’exposer le moins possible au repentir d’avoir servi ses ennemis.

« En nous accueillant, vous n’enfreindrez aucunement le traité qui vous lie aux Lacédémoniens, puisque nous ne sommes alliés ni des uné ni des autres. Ce traité porte que toute ville grecque qui n’est alliée d’aucune des parties contractantes peut s’adjoindre à celle des deux qu’elle préfère. Or il serait étrange qu’il leur fût permis de recruter leurs équipages chez les peuples inscrits au traité, dans le reste de la Grèce et jusque chez vos sujets, tendis qu’ils nous interdiraient l’alliance qui est offerte à tous les peuples, ou tout autre secours. Puis ils viendraient vous faire un crime d’avoir acquiescé à notre demande ! C’est nous au contraire qui aurons à nous plaindre, si vous la rejetez; car vous nous aurez repoussés, nous qui sommes en péril et qui ne sommes pas vos ennemis; au lieu de vous opposer à ceux qui sont vos adversaires et qui marchent contre vous, vous souffrirez, ce qui est de toute iniquité, qu'ils tirent des renforts de votre propre empire. Il faudrait ou les empêcher de se recruter chez vos sujets, ou nous envoyer les renforts que vous jugerez convenables, ou enfin, ce qui serait mieux encore, nous recevoir dans votre alliance et nous défendre ouvertement.

« Comme nous l’avons dit en commençant, nous vous présentons

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plusieurs avantages : le plus grand, c'est que nous avons les mêmes ennemis, et cette garantie est la meilleure de toutes; sans compter que ces ennemis, loin d'être sans forces, sont à même de faire un mauvais parti à qui se détachera d’eux. De plus, c’est une puissance maritime et non une puissance continentale qui s'offre à vous ; il n'est donc pas indifférent de la repousser. Avant tout, s’il était possible, il vous faudrait ne permettre à aucun autre peuple de posséder des vaisseaux ; sinon, vous devez vous faire un ami de celui qui a la plus forte marine.

« Peut-être quelqu’un de vous, tout en étant convaincu de ces avantages, s’effarouche à l’idée de rompre le traité. Qu’il sache bien que si tout en conservant ce scrupule il augmente sa force, son attitude imposera aux ennemis ; mais si, confiant dans les traités, il s’affaiblit en nous repoussant, il se fera moins respecter de puissants adversaires. Qu'il sache aussi qu’en ce moment il délibère moins sur Corcyre que sur Athènes, et qu’il entend bien mal les intérêts de sa patrie, lorsqu’à la veille d’une guerre inévitable et presque commencée, il n’envisage que l’instant présent, et hésite à s’assurer d’une place dont l’alliance ou l’hostilité est de la dernière importance. En effet elle est favorablement située sur le chemin de l’Italie et de la Sicile ; elle peut empêcher la marine de ces pays de se joindre à celle du Péloponèse, comme aussi faciliter à la vôtre ce même trajet, sans parler des autres commodités qu’elle vous présente.

« Pour résumer sommairement les divers motifs qui vous engagent à ne pas nous abandonner, nous vous rappellerons qu’il y a en Grèce trois marines principales : la vôtre, la nôtre et cellè des Corinthiens. Si vous permettez à deux d’entre elles de se fondre en une et à Corinthe de nous absorber, vous aurez à combattre sur mer les Corcyréens et les Péloponésiens réunis. Si au contraire vous nous accueillez, au jour du péril vous aurez, grâce à nos vaisseaux, la supériorité du nombre.»

Ainsi parlèrent les Corcyréens ; après eux les Corinthiens s’exprimèrent en ces termes :

« Puisque dans leur discours les Corcyréens ici présents ne se sont pas bornés à réclamer votre alliance, mais qu’à les entendre nous sommes dans nos torts et nous leur faisons une guerre injuste, nous devons préalablement répondre à ce double reproche; après quoi nous aborderons le fond de la question, afin que vous avisiez. plus mûrement sur notre requête et ne repoussiez la leur qu'à bon escient.

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« A les entendre, c’est par modération gu’iiS se sont abstenus jusqû'ici de toute alliance. Tant s’en fautl c’est par scélératesse, et nullement par vertu, qu’ils ont suivi ce système; c'est pour n’avoir ni associé ni témoin dans' leurs rapines et pour s’épargner des affronts. Ajoutez que leur ville, par sa position indépendante, leur permet mieux que ne le feraient des traités de se constituer eux-mémes les juges de ceux qu’ils offensent, parce que, fréquentant peu les ports étrangers, ils reçoivent très-souvènt dans le leur les vaisseaux des autres nations, forcés d’y relâcher : à cela sc réduit ce beau principe d’isolement dont ils font étalage ; ce n'est pas qu’ils craignent de tremper dans des iniquités; c’est qu'ils veulent être injustes seuls, user de violence quand ils sont les plus forts, ravir dans l’ombre le bien d’autrui, et nier effrontément leurs usurpations. S’ils avaient cette probité dont ils se vantent, plus iis sont à l’abri des attaques du dehors, plus ils tiendraient à honneur de rester dans les Voies légales.

« Mais ils n’ont garde d’agir ainsi ni .avec les autres, ni avec nous. Bien qu’ils soient nos colons, ils n’ont cessé de se séparer de nous, et maintenant ils nous combattent, sous prétexte qu’on ne les a pas envoyés en colonie pour être maltraités. A notre tour nous prétendons ne pas les avoir établis pour être en butte à leurs insultes, mais pour être leurs chefs et recevoir d’eux les hommages requis. Nos autres colonies nous vénèrent, et il n’y a pas de métropole plus chère que nous à ses colons. Si donc nous sommes bien vus du plus grand nombre, il est clair que nous ne saurions avec justice déplaire uniquement à ceux-ci, et que nous ne leur ferions pas une guerre exceptionnelle, si nous n’avions été exceptionnellement offensés. Et quand nous aurions des torts, il serait beau à eux de céder à notre colère, comme il serait honteux à nous de faire violence à leur modération. Mais non; pleins d’arrogance et infatués de leurs richesses, ils ont commis divers outrages envers nous, et en dernier lieu ils se sont emparés de notre ville d’Épidamne, qu'ils se gardaient bien de revendiquer quand elle était dans la détresse, mais qu’ils ont prise de force quand nous sommes allés à son secours.

« Ils prétendent avoir d’abord offert de s’en rapporter à des arbitres. A quoi nous répondons que ce n’est pas parler sérieusement que d’invoquer la justice en prenant d’avance ses sûretés, mais qu’il faut avant le débat mettre ses actions d’accord avec ses paroles. Or ce n’est pas avant de commencer le

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siège cTÉpidamne, mais seulement lorsqu’ils ont cru que nous n’y serions pas indifférents, qu’ils ont fait l’offre spécieuse d’un arbitrage. Puis, après cette première faute, ils viennent ici vous proposer de devenir, non pas leurs alliés, mais leurs complices, et de les recevoir quand ils se sont séparés de nous. Cétait lorsqu’ils n’avaient rien à craindre qu’il leur fallait venir à vous, et non lorsque nous sommes offensés et qu’eux-mêmes se trouvent en péril. Vous qui jadis n’avez point participé à leur puissance, vous leur accorderiez aujourd’hui votre protection; et, après être restés étrangers à leurs méfaits, vous partageriez avec eux nos ressentiments ! Il y a longtemps qu'ils auraient dû mettre en commun leurs forces avec les vôtres, pour courir ensemble les chances des événements [*](Après ces mots, les éditions anciennes ajoutent une phrase que Didot traduit ainsi : « Il n’y a que les crimes auxquels vous n’avez point participé; vous n’en devez donc pas partager les conséquences. » Cette phrase manque dans les meilleurs manuscrits, et doit être considérée comme une glose explicative. ).

« Il est donc démontré que nos plaintes sont fondées et que ces gens sont coupables de violence et d’usurpation. Apprenez maintenant que vous ne sauriez les accueillir sans injustice.

« Le traité porte, il est vrai, que toute ville qui n’y est pas inscrite, peut à son gré s’adjoindre à l’une ou à l’autre des parties contractantes. Mais cette clause n’a pas été introduite en faveur des peuples qui n’entreraient dans l’alliance que pour nuire à autrui; elle ne concerne que ceux-là seulement qui, ayant la libre disposition d’eux-mêmes, se trouvent avoir besoin de protection, et qui n’apportent pas à ceux qui auraient l’imprudence de les accueillir, la guerre au lieu de la paix. Or c’est là ce qui vous arriverait si vous ne nous écoutiez pas. En effet, vous ne deviendrez pas seulement leurs auxiliaires, mais nos ennemis: au lieu de nos alliés. Si vous marchez avec eux, nous ne pouvons les punir sans vous frapper en même temps. Votre devoir est avant tout de garder la neutralité, ou mieux encore de vous joindre à nous ; car vous êtes liés par un traité avec les Corinthiens, tandis qu’avec les Corcyréens vous n’ayez jamais eu même un simple armistice. . « D’ailleurs vous ne devez pas encourager les défections. Nous-mêmes, lors de la révolte des Samiens, nous ne fûmes pas de ceux qui l’appuyèrent par leur suffrage [*](Pour les détails de cette révolte des Samiens et la répression opérée par Périclès, voyez liv. I, ch. cxv. Elle eut lieu quatre cent quarante ans av. J. C., sept ans avant la délibération actuelle. ). Les Péloponé-siens étaient partagés sur la convenance de secourir Samos; nous soutînmes hautement que c’est à chacun de châtier ses propres alliés. Si vous accueillez, si vous protégez des coupables, on verra tout autant de vos sujets se joindre à nous, et la loi que vous aurez établie tournera contre vous plus encore que contre nous-mêmes.

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