History of the Peloponnesian War

Thucydides

Thucydides. Histoire de la Guerre du Péloponnése. Bétant, Élie-Ami, translator. Paris: Librairie de L. Hachette, 1863.

Thucydide, citoyen d’Athènes, a écrit l’histoire de la guerre que se sont faite les Péloponésiens et les Athéniens.

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Il s'est mis à l'œuvre dès le début de cette guerre, en présumant qu'elle surpasserait en grandeur et en importance toutes celles qui ont précédé. Ce qui le lui faisait croire, c’est que ces deux nations étaient alors au faite de leur puissance, et qu’il voyait le reste des Grecs ou prendre parti dès l’origine pour Tune ou pour l’autre, ou en former le projet. C’est en effet le plus vaste conflit qui ait jamais ébranlé la Grèce, une partie des pays barbares et, pour ainsi dire, le monde entier. La distance des temps ne permet pas de discerner bien clairement les événements antérieurs ou d’une époque plus reculée; néanmoins, d’après les indices que mes investigations m’ont mis à même de recueillir en remontant jusqu’à la plus haute antiquité, j’ai lieu de croire que ces événements furent peu considérables sous le rapport militaire, comme à tout autre égard.

Le pays qui porte aujourd’hui le nom de Grèce, ne fut pas primitivement habité d’une manière stable, mais il fut le théâtre de fréquentes migrations. On abandonnait sans peine ses demeures, pour faire place à de nouveaux flots d’arrivants. Comme il n’y avait aucun commerce, aucune communication assurée ni par terre ni par mer ; que chacun exploitait le sol uniquement dans la mesure de ses besoins, sans penser à s’enrichir, sans même faire de plantations (car avec des villes ouvertes, on ne savait jamais si les récoltes ne seraient pas enlevées par des ravisseurs étrangers); enfin, comme on espérait trouver partout la subsistance journalière, on émigrait sans difficulté. Aussi la Grèce n’avait-elle ni grandes villes, ni aucun des éléments essentiels de la puissance. La meilleure terre était celle qui changeait le plus souvent de maîtres : par exemple la Thessalie [*](Avant d'être occupée par lesThessaliens, petiple venu de Thesprotide, la Thessalie s'appelait Éolide, Hémonie, Pélasgie, d’après les différents peuples qui l’habitaient. L’immigration des Thes-saliens est postérieure à la guerre de Troie. Ils subjuguèrent les Ëoliens, les Magnètes, les Perrhèbes et les Achéens. ) et la Béotie actuelles[*](Les Béotiens étaient une des peuplades éoliennes qui furent expulsées de Thessalie par l'iinmigration des Thessaliens. Les anciens habitants de la Béotie étaient les Cadméens, du nom desquels le pays, ou du moins sa partie centrale, s’appelait Cadméide. Chassés par les Béotiens soixante ans après la prise de Troie, ces peuples allèrent en Asie Mineure fonder les colonies qui, de leur nom, furent appelés éoliennes. Ils y furent conduits par Penthilos, fils d’Oreste. ), la majeure partie du Péloponèse, à la réserve de l’Arcadie[*](Les Arcadiens se vantaient d’ètre autochthones, et d’avoir fondé leur ville de Lycosoura antérieurement à l’existence de la lune. L’âpreté de leurs montagnes les préserva de l’invasion dorienne. ), et en général les cantons les plus fertiles. C’est que la richesse du sol, en accroissant les forces de quelques individus, donnait naissance à des dissensions qui ruinaient le pays, plus exposé d’ailleurs à la convoitise des étrangers. Voilà pourquoi l’Attique, préservée des factions par son infertilité, a toujours eu les mêmes habitants depuis l’antiquité la plus reculée. Et ce qui prouve combien j’ai raison de dire que les migrations continuelles empêchèrent les autres contrées de prendre un semblable développement, c’est que, dans tout le reste de la Grèce, les plus puissants de ceux que chassaient les guerres ou les séditipns se retirèrent à Athènes, comme en un asile assuré[*](Par exemple la famille des Néléides, venue avec Mélanthos, père de Codros, lequel, chassé de Pylos par les Héraclides, se retira en Attique, et devint roi d’Athènes. ). Devenus citoyens, ils augmentèrent, à d’anciennes

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époques, la population de cette ville, au point que dans la suite elle fat en état d’envoyer des colonies en Ionie, l'Attique ne pouvant plus suffire à ses habitants[*](Les Ioniens, partis d’Athènes sous la conduite de Néléus et d’autres fils.de Codros (1044 av, J. C.), fondèrent douze villes en Asie Mineure, dix sur le continent, savoir: Phocée, Clazomènes, Erythres, Téos, Priène, Colophon, Lébédos, Myonte, Éphèse et Milet; deux dans les îles voisines, savoir : Chios et Samos. Les Ioniens d’Asie étaient originairement unis par une confédération, dont le centre était le temple de Neptune Héliconien, sur le promontoire de Mycale, où se célébraient les fêtes appelées Panionia. ).

Ce qui achève de me démontrer la faiblesse de l'ancienne Grèce, c’est qu’avant la guerre de Troie on ne voit pas qu’elle ait rien entrepris en commun. Je crois même qu’elle ne portait pas encore tout entière le nom d'Hellas [*](C’est mal à propos qu’on restreint quelquefois le . nom d'Hellas à la Grèce continentale, par exclusion du Péloponèse. Ce nom désignait en général tout pays habité par une population hellénique, et spécialement la Grèce d’Europe dans sa totalité.), mais qu’avant Hellen, fils de Deucalion, ce nom était complètement inconnu. Chaque peuplade, et la plus étendue était celle des Pélasges, donnait son propre nom au sol qu’elle occupait. Mais lorsque Hellen et ses fils furent devenus puissants en Phthiotide[*](La Phthiotide ou pays de Phthie, berceau de la race hellénique et royaume d’Achille à l’époque de la guerre de Troie, comprenait la partie moyenne de la vallée du Sperchios, entre l’Œta et le mont Othrys, limite septentrionale de la Grèce moderne. — Les fils d'Hellen étaient Doros, Xuthos (père d’Ion et d’Achéos) et Æolos, patriarches des quatre branches de la nation grecque. ) et que diverses villes commencèrent à les appeler à leur aide, alors, par l’efifet de ces relations journalières, le nom d’Hellènes se propagea de plus en plus, bien que de longtemps il ne pût prévaloir. La preuve en est dans Homère : quoique ce poète soit bien postérieur à la guerre de Troie [*](Hérodote (II, 53) fixe l’âge d’Homère à 400 ans plus haut que le sien, c’est-à-dire à 884 av. J. C. On sait qu’il n’y a pas de date plus incertaine dans toute l’histoire ancienne. Larcher, d’après Velléius Paterculus, place Homère à l’an 968. L’auteur de la vie d’Homère, faussement attribuée à Hérodote, dit qu’il naquit 622 ans avant l’expédition de Xerxès, c’est-à-dire 1102 av. J. C. ), nulle part il ne donne aux Grecs un nom collectif; il n’appelle Hellènes que les soldats d’Achille, venus de Phthiotide, et les seuls à qui cette qualification appartînt primitivement; mais il spécifie dans ses vers les Da-naens, les Argiens et les Achéens. Il n’emploie pas non plus le nom de Barbares, sans doute parce que les Grecs ne se distinguaient pas encore par une dénomination commune, en opposition aux autres peuples. Quoi qu’il en soit, ces Hellènes, dont le nom, borné d’abord à quelques peuplades parlant le même langage, s’étendit plus tard à toute la nation, ne firent, grâce à leur isolement et à leur faiblesse, aucune entreprise commune avant la guerre de Troie; encore ne se réunirent-ils pour cette expédition que lorsqu’ils furent plus familiarisés avec la mer.

D’après la tradition, Minos est le plus ancien roi qui se soit créé une marine[*](D’après Homère, Minos était roi de Cnosse en Crète, père de Deucalion et aïeul d’Idoménée, conséquemment antérieur de deux générations à la guerre de Troie. Les Cariens qu’il expulsa des Cyclades habitaient la côte S. O. de l’Asie Mineure, où était leur principale ville de Mylassa. De là ils s’étaient étendus dans les îles voisines. ). H étendit son empire sur la plus grande partie de la mer présentement appelée Grecque. H domina sur les Cyclades, colonisa le premier la plupart de ces îles, dont il chassa les Cariens, et où il établit pour chefs ses propres fils; enfin il purgea cette mer, autant qu’il le put, de la piraterie, afin de s’assurer le recouvrement des tributs.

Jadis les Grecs et ceux des Barbares qui habitaient les îles ou les côtes du continent, ne surent pas plus tôt communiquer entre eux à l’aide de vaisseaux, que, guidés par des hommes puissants, ils se mirent k exercer la piraterie, autant pour leur gain particulier, que pour procurer de la nourriture aux faibles. Fondant à l’improviste sur des villes ouvertes,

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composées de bourgades séparées, ils les pillaient et tiraient de là leur principale subsistance. Cette industrie, loin d’être ignominieuse, procurait plutôt de l’honneur; témoin certains peuples continentaux qui, encore aujourd’hui, sefontgloire d’y exceller; témoin encore les anciens poètes qui ne manquent jamais de faire demander à ceux qui abordent, s’ils sont des pirates[*](Par anciens poètes, Thucydide entend essentiellement Homère. Dans l’Odyssée (III, 71), Nestor dit à Télémaque: «Etrangers, qui êtes-vous? d’où Venez-vous à travers les plaines humides? est-ce pour quelque affaire, ou bien errez-vous à l’aventure, comme des pirates ; qui parcourent les mers en exposant leur vie et portant le ravage en d’autres pays? » — Le Cyclope adresse la même question à Ulysse (Od. IX, 252). ), montrant ainsi que les hommes auxquels cette question est adressée ne désavouent pas un tel métier, et qu’elle n’est point injurieuse de la part de ceux qui ont leurs raisons pour la faire.

Même sur terre on se pillait réciproquement. De nos jours encore, plusieurs peuples de la Grèce continentale, tels que les Locriens-Ozoles, les Ëtoliens, les Acarnaniens et presque tous leurs voisins, conservent ces anciennes mœurs. L’habitude qu’ils ont d’aller toujours armés est un reste de l’antique brigandage.

Toute la Grèce portait le fer, parce que les habitations étaient sans défense et les communications peu sûres ; jusque dans la vie privée on imitait les Barbares, qui ne quittent jamais leurs armes. Les contrées de la Grèce où cette coutume s’est maintenue jusqu’à ce jour, prouvent qu’autrefois elle était générale.

Les Athéniens furent les premiers à déposer le fer, pour adopter des mœurs plus douces et plus polies. Il n’y a pas longtemps que, chez eux, les vieillards de la classe aisée ont renoncé au luxe des tuniques de lin et des cigales d’or dont ils relevaient le nœud de leur chevelure[*](C’est-à-dire des épingles d’or en forme de cigales. La cigale, qu’on croyait naître de la terre, était un symbole d’autoch-thonie pour les anciens Athéniens. ); usage qui s’est transmis aux vieillards ioniens, à cause de l’affinité des deux peuples. Les premiers qui prirent un costume simple et tel· à peu près qu’on le porte aujourd’hui, furent les Lacédémoniens[*](Les Spartiates portaient sur leur tunique un manteau extrêmement court, d’étoffe grossière et de couleur brune. ); à cet égard, comme dans toute leur manière de vivre, les plus riches d’entre eux ne se distinguèrent pas de la multitude. Ils furent aussi les premiers à se dépouiller de leurs vêtements dans les exercices publics, pour se montrer nus et frottés d’huile. Autrefois, dans les jeux Olympiques, les athlètes luttaient les reins entourés d’une ceinture, et il y a peu d’années que cette habitude a cessé; actuellement encore, chez certains peuples barbares, surtout en Asie, on propose des prix de lutte et de pugilat, et les combattants portent des ceintures; Ge n’est pas le seul exemple par lequel on pourrait prouver que la Grèce ancienne avait des mœurs assez conformes à celles des Barbares de nos jours.

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Les villes fondées plus récemment, à une époque où la navigation était plus sûre et la richesse plus générale, furent construites au bord de la mer et environnées de remparts ; elles occupèrent les isthmes, pour mieux assurer leur commerce et être plus fortes contre leurs voisins. Au contraire, comme la piraterie se maintint pendant de longues années, les villes anciennes, soit dans les îles, soit sur le continent, s’étaient bâties à distance de la mer : car les pirates se pillaient entre eux et désolaient les peuples qui, sans être marins, habitaient les côtes ; c’est pour cela que nous voyons bon nombre de villes situées loin de la mer.

La piraterie n’était pas moins en honneur chez les insulaires, Cariens et Phéniciens, race d’hommes qui colonisa jadis la plupart des îles, comme l’atteste le fait suivant : lorsque, dans la guerre actuelle, Délos fut purifiée parles Athéniens[*](Sur les détails de cette purification, voy. livre ΙΠ, 104. Pisistrate avait déjà purifié un tiers de Plie de Délos (Hérodote, I, 64). ), et que toutes les tombes qui s’y trouvaient furent enlevées, on constata que plus de la moitié appartenaient à des Cariens, à en juger par la forme des armes qu’elles renfermaient, et par la manière dont, encore aujourd’hui, ce peuple enterre les morts [*](Le scholiaste de Thucydide explique ce passage en disant que les Cariens avaient la coutume de déposer dans les sépulcres de petits boucliers et des aigrettes de casque, en mémoire des perfectionnements que ce peuple avait introduits dans la fabrication de ces armes (Hérodote, I, 171, etStrabon, XIV, p. 976). Quant aux Phéniciens, le même scholiaste affirme qu’ils enterraient les morts la tête tournée vers l’Occident, contrairement à l’usage des autres peuples. ).

Quand la marine de Minos fut organisée, la navigation devint plus libre ; il expulsa des îles les pirates qui les infestaient, et établit des colonies dans la plupart d’entre elles. Dès lors les habitants des côtes commencèrent à s’enrichir et à posséder des habitations moins précaires ; quelques-uns même, dont l’aisance s’était accrue, environnèrent leurs villes de remparts. L’intérêt engagea les faibles à accepter la domination des forts, et les plus puissants s’aidèrent de leurs richesses pour assujettir les petites cités. Tel était l’état de la Grèce, lorsque plus tafd elle fit l'expédition de Troie.

Si Agamemnon parvint à rassembler une flotte, ce fut bien plutôt, à mon avis, grâce à la supériorité de ses forces qu’en vertu des serments prêtés à Tyndare par les prétendants d’Hélène[*](Une ancienne légende, inconnue cependant à Homère, portait que Tyndare, père d’Hélène, craignant que la beauté de sa fille n’attirât des ennemis à celui qu’il lui aurait donné pour époux, rassembla, avant de faire connaître son choix, tous les prétendants, et leur fit solennellement jurer qu’ils prendraient tous la défense du futur époux d’Hélène, dans le cas où il serait outragé dans son hymen; serment en vertu duquel Agamemnon et Ménélas leur firent ensuite prendre les armes, pour venger l’attentat de Pâris. ). Ceux qui ont recueilli sur le Péloponèse les traditions les plus vraisemblables assurent que ce fut au moyen des trésors apportés d’Asie chez des populations indigentes, que Pélops établit son autorité parmi elles et, quoique étranger, donna son nom au pays[*](Pélops, fils de Tantale qui régnait à Sipyle en Phrygie, chassé d’Asie Mineure probablement par les armes des Troyens, se réfugia en Grèce, où il épousa Hippodamie, fille d’Œnomaos, roi de Pise en Élide. Les fils de Pélops (Atrée, Thyeste, Pitthée) obtinrent, par des alliances matrimoniales, la royauté des principales villes de la péninsule, qui, du nom de leur père, fut ensuite appelée Péloponèse ou île. de Pélops. On peut présumer que le motif de la guerre de Troie fut le désir que les Pélopides, devenus puissants, eurent de se venger des Troyens, qui avaient détrôné leurs ancêtres. ). Ses fils virent encore s’acçroître leur puissance. Avant de partir pour l’Attique, où il fut tué par les Héraclides[*](Il s’agit ici de l’expédition qu’Eurysthée, roi de Mycènes, fils de Sthénélos et petit-fils de Persée, fit contre les Athéniens pour les forcer à lui livrer les fils d’Heccule réfugiés à Athènes. Le combat eut lieu à l’isthme de Corinthe, jusqu’où l’Attique s’étendait alors. Eurysthée fut tué, les uns disent par Hyllos, fils aîné d’Hercule, les autres pâr Iolas, ami et compagnon de ce héros. ), Eurysthée avait confié le gouvernement de Mycènes et tout son royaume à son oncle maternel Atrée, exilé par son père à cause du meurtre de Chrysippos [*](Atrée et Thyeste, fils de Pélops et d’Hippodamie, avaient tué Chrysippos leur frère, que Pélops avait eu d’une autre femme. Ce meurtre les fit exiler de Pise par leur père. C’est alors qu’ils se retiré-x rent à Mycènes, auprès d’Eurysthée, qui était leur neveu, puisqu’il avait pour mère Astydamie, fille de Pélops. ). Comme Eurysthée

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ne revint pas, Àtrée accepté par les Mycéniens, qui redoutaient les Héraclides , fort d’ailleurs de son crédit et de la faveur populaire qu’il avait su gagner, prit en mains la souveraineté de Mycènes et de tous les peuples qu’Eurysthée avait eus pour sujets. Dès lors les Pélopides effacèrent les descendants de Persée.

Héritier de cet empire et possesseur d’une marine plus considérable que celle des autres princes, Agamemnon dut à la crainte, plutôt qu’à la complaisance, de pouvoir rassembler l’expédition. C’est lui qui arma le plus grand nombre de navires; il en fournit même aux Arcadiens, s’il faut s’en rapporter au témoignage d’Homère [*](Iliade, II.76 et II.612.). Dans la transmission du sceptre, ce poëte dit encore de lui:

  1. Il régnait sur des îles nombreuses et sur tout le pays d’Argos.
Homère, Iliad II, 408

Habitant le continent, s’il n’avait pas eu de marine, les seules îles sur lesquelles il aurait pu régner eussent été celles de son voisinage, naturellement peu nombreuses. Cette expédition de Troie suffît pour donner une idée des temps antérieurs.

De ce que Mycènes on telle autre des villes d’alors paraît peu considérable aujourd’hui, il ne s’ensuit pas qu’on doive révoquer en doute l’importance attachée à la guerre de Troie par les poètes et par la tradition. Supposé que Lacédémone devînt déserte et qu’il n’en restât d’autres vestiges que les temples et les fondements des édifices publics, la postérité, je pense, aurait bien de la peine à se persuader que la puissance de cette ville ait été à la hauteur de sa réputation. Et pourtant Lacédémone possède les deux cinquièmes du Péloponèse[*](D’autres entendent que des cinq provinces dans lesquelles on divise communément le Péloponèse, les Lacédémoniens en possédaient deux (la Laconie et la Messénie). 11 vaut mieux, d’après l’usage ordinaire de la langue grecque, entendre ici la division en surface carrée. ); elle commande au reste, ainsi qu’à un grand nombre d’alliés au dehors; mais, comme elle ne forme pas un ensemble, qu’elle ne brille pas par l’éclat de ses temples ou de ses monuments, qu’elle est composée d’un amas de villages à la manière des anciennes cités grecques[*](La ville de Sparte était bâtie sur plusieurs collines et comprenait quatre quartiers (Limnæ, Messoa, Cynosoura, Pitane). Du temps de Thueydide, elle n’était pas entourée de murailles; elle ne fut fortifiée que par le tyran Nabis (190 ans av. J. C.) ), elle paraîtrait bien inférieure à sa renommée. Si au contraire le même sort atteignait la ville d’Athènes, le seul aspect de ses ruines ferait présumer que sa puissance était double de ce qu’elle est effectivement. Le doute serait donc mal fondé. On doit envisager, non pas tant l’apparence des villes que leurs forces réelles, et penser que l’expédition de Troie, bien qu’au-dessous des entreprises qui ont eu lieu par la

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suite, fut neanmoins plus considérable que toutes celles qui avaient précédé.

S’il faut encore s’en référer sur ce point aux vers d’Homère, qui, en sa qualité de poète, a dû nécessairement amplifier et embellir, l’infériorité dont je parle n’en demeure pas moins démontrée. H compte douze cents vaisseaux, montés, ceux des Béotiens par cent vingt hommes, ceux de Philoctète par cinquante : ce qui est apparemment une manière d’indiquer les plus grands et les plus petits ; car ce sont les seuls dont il mentionne la force dans le Catalogue des navires [*](Le catalogue des navires dans l'Iliade est l’énumération détaillée des divers contingents qui composaient la Hotte des Grecs devant Troie. Ce catalogue, appelé aussi Βοιωτία parce qu’il commence par les vaisseaux des Béotiens, oecupe toute la dernière partie du II· chant de l’Iliade, depuis le vers 494. Le nombre total des vaisseaux n’est pas de 1200, mais de 1186. Ceux des Béotiens sont cités au vers 510, ceux de Philoctète au vers 719. ). Tous les hommes d’équipage étaient à la fois soldats et matelots; c’est du moins ce qu’il donne à entendre en parlant des vaisseaux de Philoctète, dont il représente les rameurs comme autant d’archers; d’ailleurs il n’est pas vraisemblable qu’à part les rois et les principaux personnages, il y eût à bord beaucoup de gens inoccupés, surtout quand on se disposait à traverser la grande mer, avec un attirail de guerre , sur des bâtiments non pontés et construits d’après l’ancien système, comme des barques armées en course. Si donc on prend une moyenne entre les plus grands vaisseaux et les plus petits, on reconnaît que le nombre des troupes réunies n’était pas fort considérable, pour une entreprise formée par le concours de la Grèce entière[*](Si Fon prend le nombre rond de 1200 vaisseaux, nombre indiqné par Thucydide, la moyenne serait de 85 hommes par vaisseau, c’est-à-dire 102 000 hommes pour la totalité de l’armée. ).

C’était moins le manque d’hommes que le manque d’argent qui en était la cause. Faute d’approvisionnements, on n’amena qu’une armée médiocre, proportionnée aux ressources que Ton espérait trouver sur le territoire ennemi. Arrivés devant Troie et vainqueurs dans un premier combat[*](Ce premier combat livré sur le rivage de la Troade, Homère n’en fait aucune mention, à moins que ce ne soit celui o4 périt le héros Protésilas (Iliade, II, 695). Mais il dut nécessairement avoir lieu ; car lee Troyens ne pouvaient manquer de s’opposer an débarquement des Grecs, avant de leur permettre.de tirer leurs vaisseaux à terre et de s’entourer d’un retranchement. ) (autrement ils n’auraient pu s’établir dans un camp retranché), les Grecs n’usèrent pas même alors de la totalité de leurs forces; mais la nécessité de se procurer des vivres les contraignit de cultiver la Chersonêse et de courir le pays. Leur dispersion permit aux Troyens de tenir tête à ceux qui se succédaient autour de leurs murs et d’endurer un siège de dix années. Si au contraire les Grecs fussent partis bien approvisionnés, et que, sans recourir au brigandage et à l’agriculture, ils eussent poussé la guerre avec vigueur, nul doute qu’ils n’eussent emporté la ville, puisque, tout disséminés qu’ils étaient et n’ayant devant Troie qu’une partie de leur monde, ils ne laissèrent pas de se maintenir. En l’assiégeant avec plus de suite,.ils l’auraient prise en moins de temps et avec moins de difficulté.

C’est ainsi que, faute d’argent, les entreprises antérieures à cette expédition n’eurent qu’une faible importance, et que, à

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juger par les faits, la guerre de Troie elle-même, quoique plus célèbre comparativement, ne répond pas à sa renommée et à l’opinion que les poètes nous en ont transmise.

Même après la guerre de Troie, la Grèce vit encore des déplacements et des migrations qui, en lui ôtant le repos, firent obstacle à son accroissement. Le retour des Grecs après leur longue absence occasionna dans beaucoup de villes des troubles 'et des séditions. Ceux qui en furent victimes allèrent s’établir ailleurs. Ainsi les‘Béotiens d’aujourd'hui, chassés d’Arné par les Thessaliens soixante ans après la prise de Troie [*](La ville d’Arné, métropole des Béotiens, était, à ce qu’on croit, située dans la partie centrale de la Thessalie, entre les fleuves Énipée et Apidanos. Cette ville disparut dans la suite; mais U en resta un temple de Minerve Itonienne, divinité nationale des Béotiens, et à laquelle ils en élevèrent un nouveau près de Coronée en Béotie. ), se fixèrent dans le pays appelé maintenant Béotie et jadis Cadméïde : il y avait déjà dans ce pays une fraction du même peuple, qui envoya des guerriers au siège d’Ilion[*](Thucydide va au-devant d’une objection que les Grecs n’auraient pas manqué de lui faire. Dans le catalogue des navires, Homère cite en première ligne les Béotiens. Suivant l’usage, il leur assigne Fex-trême droite, parce que l’armée avait été rassemblée dans le port d’Aulis, sur leur territoire. Il fallait donc qu’à cette époque il y eût déjà des Béotiens en Béotie. ). Quatre-vingts ans après la prise de Troie, les Doriens s’emparèrent du Péloponèse sous la conduite des Héraclides[*](La conquête du Péloponèse par les Doriens, ayant à leur tête les Héraclides ou descendants d’Hercule, eut lieu, selon les calculs les plus probables, 1104 ans av. J. G.; ce qui reporte la date de la prise de Troie à 1184 av. J. C. Hérodote parle incidemment (IX, 26) de la tentative faite par Hyllos, fils d’Hercule, pour rentrer en possession du royaume de Mycènes; mais il ne raconte pas la grande expédition des Doriens. On peut consulter sur ce sujet l’ouvrage classique d’O. Muller [Die Dorier), ouvrage qui attend toujours une traduction française. ). Enfin, lorsqu’après un long intervalle la Grèce, délivrée des migrations, jouit d’un repos assuré, elle forma des établissements au dehors; les Athéniens colonisèrent l’Ionie nt la plupart des fies, et les Pélo-ponésiens, la majeure partie de l’Italie et de la Sicile, sans compter quelques établissements dans le reste de la Grèce. Toutes ces colonies sont postérieures à la guerre de Troie.

Cependant la puissance et la richesse de la Grèce grandissaient de jour en jour. A la faveur de cette prospérité croissante, on vit dans la plupart des villes s’élever des tyrannies[*](La tyrannie chez les Grecs était une autorité illégitime que s’arrogeait un citoyen dans un Etat ayant une constitution républicaine. C’était un retour extralégal à l’ancienne royauté. Presque partout les tyrans avaient commencé par être les chefs du parti populaire dans la lutte de celui-ci contre l’aristoeratie, on des classes indigènes contre la noblesse dorienne dans les Etats fondés par les Doriens. C’est pourquoi Lacédémone fit partout la guerre aux tyrans, jusqu’à ce qu’elle les eût renversés. Le sixième et le septième siècles avant notre ère sont, pour la majeure partie de la Grèce, l’époque des tyrannies. ) à la place des anciennes royautés héréditaires, dont les privilèges étaient déterminés[*](Les privilèges des rois dans les temps héroïques consistaient à rendre la justice, à commander l’armée, à présider les assemblées (sans cependant rien décider que de l’aveu des vieillards ou du peuple), à faire fonctions de sacrificateurs dans les sacrifices publics. Ils avaieat un domaine réservé, une double portion des victimes, des présents nombreux et une part prélevée sur le butin. La royauté était héréditaire, mais toujours avec l’agrément de la multitude.). En même temps les Grecs formaient leur marine et s’adonnaient de plus en plus à la navigation. Les Corinthiens furent, dit-on, les premiers qui, pour les constructions navales, adoptèrent un système analogue à celui d’aujourd’hui. C’est à Corinthe que furent construites les premières trirèmes grecques[*](La trirème (τριήρης) était une galère à trois rangs de rames et à 200 hommes d’équipage. C’était lemodèle uniforme des vaisseaux de guerre grecs à l’époque de Thucydide. ). On sait aussi que le constructeur corinthien Amino-clès fit pour les Samiens quatre vaisseaux de guerre ; or l’arrivée d’Aminoclès à Samos eut lieu précisément trois cents ans avant la fin de la guerre actuelle [*]( L’an 704 av. J. C.). Le plus ancien combat naval dont nous ayons conservé le souvenir est celui que les Corinthiens livrèrent aux Corcyréens[*](On ignore le sujet de cette ancienne guerre de Corinthe contre sa colonie. Le scholiaste prétend qu’elle eut lieu à la suite du meurtre de Lycophron, fils de Périandre, tyran de Corinthe (Hérodote ΙΠ, 50). Mais Wesseling et Larcher ont prouvé que ce serait reculer de plus d’un siècle la date fournie par Thucydide. Au surplus Homère ne fait jamais mention de bataille navale. De son temps, les vaisseaux ne servaient qu’au transport des guerriers, sans qu’on eût l’idée de se battre sur mer. ) deux cent soixante ans avant la même époque [*](664 av. J. C.).

Corinthe, par sa position sur l’isthme, fut de bonne heure une place de commerce. Comme autrefois les Grecs communiquaient entre eux plutôt par terre que par mer, c’était cette

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ville qui mettait en rapport les habitants de l’intérieur du Péloponèse et ceux du dehors; aussi devint-elle très-florissante, ainsi que l’atteste le surnom d'opulente, que les anciens poètes lui ont donné[*](L’épithète d'opulente (ἀφνειός) est donnée à Corinthe par Homère (Iliade II, 570) et par Prndare (Οd. XIII, 4). ). Quand la navigation se fut étendue, les Corinthiens employèrent leurs vaisseaux à détruire la piraterie; et, ouvrant un double marché au négoce, ils eurent une ville puissante par ses revenus.

La marine des Ioniens se forma plus tard, sous le règne de Cyrus, premier roi des Perses, et sous celui de son fils Cambyse. Durant la guerre qu'ils soutinrent contre Cyrus, ils eurent un moment l’empire de la mer qui les avoisine ; et du temps de Cainbyse, Polycrate, tyran de Samos, fut assez fort sur mer pour soumettre plusieurs îles, notamment Rhénéa, qu’il prit et consacra au dieu de Délos[*](Ceux des Ioniens d’Asie Mineure qui eurent le plus de vaisseaux furent les Milésiens, les Phocéens, les Chiotes et les Samiens. Leur marine était déjà considérable du temps de Crésus, roi de Lydie (Hérod. I, 27 et 163). Sous le règne de Cambyse, une flotte ionienne prit part à l’expédition de ce prince contre l’Égypte. A lui Seul Polycrate, tyran de Samos, y envoya 40 trirèmes (Hérod. III, 44). Sur l’empire maritime de Polycrate, voy. encore Hérodote, III, 122 et 39, où il est dit qu’il possédait 100 pentécontores ou bâtiments à 50 rames. Sur Rhénéa, voy. III, 104. ); enfin les Phocéens, à l’époque où ils fondaient Marseille, remportèrent sur les Carthaginois une victoire navale[*](La fondation de Marseille par une colonie de Phocéens est placée communément 600 ans av. J. C. Hérodote (1,166) parie bien d’un combat naval entre les Carthaginois et les Phocéens, dans lequel ces derniers eurent le dessous; mais il ne dit mot de la fondation de Marseille. Cette fondation est indiquée par Isocrate (Archid., p. 149) , par Athénée (ΧIII, v), par Justin (XLIII, ni) et par Agathias (I, p. 12). ).

Telles furent les marines les plus puissantes de la Grèce; or toutes, comme on le voit, sont postérieures de plusieurs générations à la guerre de Troie. Elles n’avaient qu’un petit nombre de trirèmes et se composaient, comme dans l’ancien temps, de pentécontores et de vaisseaux longs[*](Les pentécontores étaient des vaisseaux de guerre à 50 rames, disposées sur un seul rang, 25 de chaque côté. Les premiers bâtiments de ce genre qui servirent en Grèce furent ceux sur lesquels arrivèrent à Argos les Egyptiens de Danaüs (Pline, Nat. Hist., VU, 57). C’est probablement à cette circonstance qu’il faut rapporter 1e nombre légendaire des 50 filles de ce prince et des 50 fils de son frère Ægyptus (Sésostris). Plus tard, le navire Argo fut construit sur ee modèle. Le nom de vaisseaux longs est un terme générique, désignant les vaisseaux de guerre, par opposition aux vaisseaux ronds ou bâtiments marchands. ). Peu avant les guerres Médiques et la mort du roi des Perses Darius, successeur de Cambyse, les tyrans de Sicile eurent beaucoup de trirèmes, de même que les Corcyréens [*](Gélon, tyran de Syracuse, offrit aux Grecs menacés par les Perses, 200 trirèmes, à condition qu’il aurait le commandement en chef des alliés; ce qui ne fut pas accepté. Les Corcyréens envoyèrent 60 vaisseaux qui ne rejoignirent pas la flotte grecque (Hérod.,VU, 158 et 166). ). Ce sont les dernières marines considérables que la Grèce ait possédées, avant l’invasion de Xerxês : celles des Ëginètes, des Athéniens et de quelques autres peuples étaient sans importance et presque uniquement .composées de pentécontores. Ce fut assez tard que, sur le conseil de Thémistocle, les Athéniens, alors en guerre avec les Ëginètes et dans l’attente de l'invasion barbare, firent construire les vaisseaux sur lesquels ils combattirent[*](A Salamine. Peu avant la guerre, Thémistocle avait persuadé aux Athéniens de consacrer à l’augmentation de leur flotte les revenus des mines d’argent de Laurion (Plutarq., Thém., 4). ); et encore ces vaisseaux n’étaient-ils pas tous pontés.

Telle était la marine des Grecs dans l’antiquité et à des époques plus rapprochées de nous. Néanmoins les villes qui avaient des flottes se rendirent doublement puissantes, et par les revenus qu’elles en tiraient, et par leur supériorité sur les autres cités; au moyen de leurs vaisseaux, elles subjuguaient les îles, surtout quand leur propre territoire ne suffisait pas à leurs besoins. Sur terre il ne s’alluma aucune guerre d’où pût résulter quelque agrandissement. Parfois des voisins en vinrent aux mains les uns avec les autres ; mais les Grecs ne formèrent aucune expédition lointaine dans un esprit de conquête. On ne

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voyait point les petits États se grouper sous la sujétion des plus grands ni se réunir pour former des entreprises communes; il n’y avait que des luttes partielles et de voisinage. Une seule fois la Grèce se partagea en deux camps opposés : ce fut dans la guerre que se firent jadis les Chalcidéens et les Érétriens[*](Chalcis et Érétrie, villes principales de l’Eubée, se firent la guerre au sujet de la plaine fertile de Lélanton. Les Milésiens soutinrent Érétrie, les Samiens Chalcis. L’époque de cette guerre est approximativement fixée à l’an 800 av. J. C. ).

Quelques États rencontrèrent des obstacles à leur développement. Les Ioniens, par exemple, étaient parvenus à un degré éminent de prospérité, lorsque Cyrus, à la tête des Perses, après avoir renversé Crésus et soumis toute la contrée comprise entre le fleuve Halys et la mer, attaqua et réduisit en esclavage les villes du continent[*](Les villes grecques d’Asie Mineure. Le fleuve Halys (Kisil-Irmak) formait la limite orientale de l’empire de Crésus. Il sort du mont Antitaurus, coule au nord et se jette dans le Pont-Euiin, en séparant là Paphlagonie et le Pont. ). Ensuite Darius, à la faveur de la marine phénicienne, subjugua pareillement les îles.

Les tyrans établis dans les cités grecques, uniquement occupés de leurs intérêts, de leur sûfeté personnelle et de l’agrandissement de leur maison, se contentaient de vivre en sécurité dans l’enceinte de leurs villes. A part quelques entreprises contre leurs voisins, aucun d’eux ne fit rien de remarquable ; j’excepte les tyrans de Sicile, qui élevèrent très-haut leur puissance [*](Le plus puissant des anciens tyrans de la Sicile fut Gélon de Syracuse, qui remporta sur les Carthaginois une grande victoire près de la ville d’Himéra en Sicile, le même jour, dit-on, que fut gagnée par les Grecs la bataille de Salamine (30 septembre 480 av. J. C.). ). Ainsi,pendant uneloDgue suite d’années,tout concourut à mettre la Grèce dans l’impossibilité de réunir ses forces pour quelque grande opération; l’isolement empêchait l’esprit de conquête.

Mais enfin les tyrans d’Athènes et ceux qui avaient si longtemps opprimé presque toute la Grèce furent tous renversés par les Lacédémoniens, à l'exception des tyrans de la Sicile [*](Les Lacédémoniens expulsèrent les Cypsélides de Corinthe, Lygdamis de Naxos, Eschînes de Sicyone, Symmachos de Thasos, Aulis de Phocide, Aristogénès de Milet, enfin les Pisistratides d’Athènes. ). Quant à Lacédémone, depuis sa fondation par les Do-riens qui l’habitent[*](Thucydide parle encore, au livre V, 16, de la fondation de Lacédémone par les Doriens. Il veut dire leur établissement dans cette ville; car elle existait longtemps avant l’invasion dorienne; mais elle était peu considérable, tandis que les Doriens en firent la capitale du pays. ), elle fut travaillée de dissensions plus qu’aucune autre ville à nous connue ; ce qui ne l’empêcha pas de se donner de bonnes lois et de se préserver de la tyranuie, et cela dès les temps les plus anciens: car plus de quatre cents ans se sont écoulés jusqu’à la fin de la guerre actuelle, depuis que cette ville est régie par la même constitution [*](On fixe communément à 885 av. J. C. l’époque de la législation de Lycurgue. La guerre du Péloponèse finit en 404. Donc Thucydide rapproche de 81 ans la date de Lycurgue. ). C’est là le secret de son ascendant et de sa force. t

Il s’était passé peu d’années depuis l’extinction de la tyrannie en Grèce, quand se livra la bataille de Marathon entre les Mèdes et les Athéniens [*](L’expulsion des Pisistratides eut lieu en 510 av. J. C. ; la bataille de Marathon en 490. ). Dix ans après, le Barbare s’avança de nouveau avec sa grande armée pour asservir la Grèce. Devant l’imminence du danger, les Lacédémoniens, alors les plus puissants des Grecs, se mirent à la tête des peuples qui s'armèrent pour la défense commune ; tandis que les Athéniens, à

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l'approche des Mèdes, prirent le parti d'abandonner leur ville, •emportèrent leurs effets, et, montant sur leurs navires, devinrent hommes de mer.

Lorsque le Barbare eut été repoussé par les forces combinées de la Grèce, ceux des Grecs qui avaient secoué le joug des Perses ou pris part à la lutte ne tardèrent pas à se diviser entre Athènes et Lacédémone, les deux États qui avaient déployé le plus de forces, l’un sur terre, l'autre sur mer. Pendant quelque temps ces deux puissances marchèrent d’accord; mais ensuite elles se brouillèrent; et, soutenues par leurs alliés respectifs, elles en vinrent à des hostilités déclarées. Dès lors le reste des Grecs, au moindre différend qui éclatait entre eux, venaient se ranger dans l’un ou l’autre parti. De cette façon, tout l’intervalle compris entre les guerres médiques et la guerre actuelle, les Lacédémoniens et les Athéniens le passèrent dans une continuelle alternative de trêves et de combats, soit entre eux, soit avec les alliés qui les abandonnaient. Aussi acquirent-ils une parfaite expérience des armes en se formant à l’école des dangers.

Les Lacédémoniens n’exigeaient de leurs alliés aucun tribut; ils se contentaient de veiller à ce qu’ils eussent toujours un gouvernement oligarchique en harmonie avec le leur. Les Athéniens, avec le temps, prirent les vaisseaux des villes alliées, excepté ceux de Chios et de Lesbos, et ils imposèrent à toutes une contribution d’argent[*](Les-conditions primitives de Taliiance d’Athènes sont indiquées aux chap. xcxvi et xcvii. Au commencement de la guerre du Péloponèse, il ne restait plus que les îles de Chios et de Lesbos à qui elles s’appliquassent encore. Toutes les autres villes alliées, après avoir voulu secouer le joug, avaient été successivement désarmées et soumises à une aggravation de tribut. ). C’est là ce qui leur a permis de déployer à eux seuls, dans la présente guerre, des forces plus imposantes qu’à l’époque de leur plus grande prospérité, alors que leur alliance n’avait encore souffert aucune atteinte.

Voilà ce que j’ai découtert sur l’antiquité. Au surplus, il est dangereux d’accueillir sans examen toute espèce de témoignage : car les hommes se transmettent de main en main, sans jamais les vérifier, les traditions des anciens, même celles qui concernent leur patrie. C’est ainsi que les Athéniens sont persuadés qu’Hipparque exerçait la tyrannie lorsqu’il fut tué par Harmodios et Aristogiton, ils ignorent que c’était Hippias qui avait succédé à Pisistrate son père, comme plus âgé que ses frères Hipparque et Thessalos ; qu’au jour et à l’instant marqués pour l'exécution de leur complot, Harmodios et Aristogiton [*](Comparez VI, 54-59. Ce préjugé populaire, déjà combattu par Hérodote (VI, lv), se trouve reproduit dans l'hymne patriotique d’Harmodios et d’Aristogiton, ainsi que dans le dialogue d’Hipparque, attribué au philosophe Platon. ) s’imaginant qu’Hippias avait été averti par un de leurs affidés et se tenait sur ses gardes, renoncèrent à le frapper, mais voulurent au moins faire quelque coup d’éclat avant d’être saisis ; et

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qu’ayant rencontré Hipparque à l’endroit appelé Léocorion [*](Monument érigé en l’honneur des filles de Léos, immolées pour la patrie. Sur les Panathénées ou fêtes de Minerve, voyez liv. V, ch. xLvn, note 3. ), au moment où il organisait la procession des Panathénées, ils lui donnèrent la mort.

Sans remonter à des temps effacés de la mémoire, on peut citer plusieurs faits rapprochés, sur lesquels la Grèce entière s’est formé les idées les plus fausses; par exemple que les rois de Lacédémone donnent chacun deux suffrages au lieu d’un et que les Lacédémoniens ont un bataillon nommé Pitanatès, lequel n’a jamais existé[*](Allusion dirigée, à ce qu’il paraît, contre l’historien Hérodote, auquel appartiennent ces deux opinions (VI, lvii, et IX, liii). ) : tant la plupart des hommes se montrent insouciants dans la recherche de la vérité et disposés à recevoir les opinions toutes faites.