History of the Peloponnesian War

Thucydides

Thucydides. Histoire de la Guerre du Péloponnése. Bétant, Élie-Ami, translator. Paris: Librairie de L. Hachette, 1863.

Cependant les Thasiens, vaincus en plusieurs rencontres et assiégés, eurent recours aux Lacédémoniens, et les prièrent de faire en leur faveur une diversion en Àttique. Ceux-ci leur en firent la promesse secrète, et ils auraient tenu parole, sans le tremblement de terre[*](Ce tremblement de terre eut lieu en 465 av. J. C. 11 renversa toute la ville de Sparte, excepté cinq maisons, et fit périr vingt mille personnes. Voyez Inodore de Sicile, IX, lxiii; Plutarque, Cimon, xvi; Pausanias, IV, χχιν; VII, xxv. ) dont les Hilotes et quelques-uns des Périèques[*](Les périèques de Laconie étaient les anciens habitants du pays, Achéens d’origine, qui furent soumis à une sorte de vasselage par les conquérants doriens. A la suite d'une révolte, un grand nombre d'entre eux furent réduits à la condition d’Hilotes ou d'esclaves publics. ), tels que les Thuriates et les Êthéens, prirent occasion pour s’insurger et se retirer sur le mont Ithome. La plupart de ces Hilotes descendaient des anciens Messéniens asservis dans le temps[*](Du temps de Thucydide, la Messénie était, depuis près de trois siècles, incorporée à la Laconie, et avait perdu son nom. Ethéa était en Laconie, Thuria en Messénie, à l’embouchure du Pamisos. Ithome est la célébré montagne qui, dans la première guerre de Messénie, avait servi de citadelle aux Messéniens. ) ; c’est ce qui fit donner à tous les révoltés le nom de Messéniens. Ainsi les Lacédémoniens eurent une guerre à soutenir centre les révoltés d’Ithome. Pour les Thasiens, après trois

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ans de siège, ils capitulèrent avec les Athéniens, à condition de raser leurs murailles, de livrer leurs vaisseaux, de s’imposer une contribution immédiate et de payer régulièrement leur tribut à l’avenir, enfin d’abandonner leurs mines et toutes leurs possessions du continent.

Les Lacédémoniens, voyant se prolonger la guerre contre les insurgés d’Ithome, réclamèrent l’assistance de leurs alliés et notamment des Athéniens; ceux-ci vinrent en grand nombre sous la conduite de Cimon. Ce qui les avait fait appeler, c’était leur réputation d’habileté dans la tactique obsidionale. Mais comme, malgré leur présence, le siège n’avançait pas, cette habileté parut en défaut; avec plus de vigueur, ils auraient dit emporter la place. C’est à 'la suite de cette campagne que les Lacédémoniens et les Athéniens commencèrent à se brouiller ouvertement. Le siège traînant en longueur, les Lacédémoniens appréhendèrent la turbulence et l’audace des Athéniens, qu’ils regardaient d’ailleurs comme d’une race étrangère ; ils craignirent qu’en restant devant Ithome, ils ne finissent par prêter l’oreille aux suggestions des assiégés et par opérer quelque révolution. Aussi les congédièrent-ils seuls de leurs alliés, sous prétexte qu’ils n’avaient plus besoin d’eux, sans toutefois leur témoigner aucune défiance. Les Athéniens sentirent qu’on les renvoyait sans leur donner le véritable motif, et que l’on avait conçu contre eux quelque soupçon. Indignés de cette, offense gratuite, à peine furent-ils de retour dans leurs foyers que, brisant l’alliance conclue avec Lacédémone contre les Mèdes, ils se liguèrent avec les Argiens ses ennemis. Les deux peuples s’unirent également aux Thessaliens par des serments et par une convention.

Après dix ans de siège, les révoltés d’Ithome, réduit aux abois, capitulèrent avec les Lacédémoniens. Ils s’engagèrent, sous la foi d’un traité, à sortir du Péloponèse et à n’y jamais rentrer, sous peine pour celui qui serait pris de devenir l’esclave de quiconque le saisirait. Précédemment il était venu de Delphes un oracle ordonnant aux Lacédémoniens de laisser aller le suppliant de Jupiter Ithomatas[*](Le sommet du mont Ithome, de même que celui de toutes les hautes montagnes de la Grèce, était consacré à Jupiter. Ce dieu y avait un autel entouré d'une encéinte en pierres brutes. Voyez Pausanias, ΠΙ, χχνι ; IV, v. ). Ils sortirent donc avec leurs enfants et leurs femmes. Les Athéniens, en haine des La. cédémoniens, accueillirent ces fugitifs, et leur cédèrent la ville de Naupacte, qu’ils avaient prise depuis peu sur les Locriens-Ozoles.

Les Mégariens entrèrent aussi dans l’alliance d’Athènes et se détachèrent de Lacédémone, à cause de la guerre que leur fais

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saient les Corinthiens pour des limites territoriales. Ainsi les Athéniens devinrent maîtres de Mégare et de Pagæ[*](Place maritime, appartenant à la Mégaride, et située au N. de ce pays, sur le golfe de Corinthe. Elle occupait un passage menant en Béotie. ) ; ils construisirent pour les Mégariens les longs murs qui vont de la ville à Niséa[*](Port de Mégare, à 18 stades de cette ville et sur le golfe Saro-nique. Voyez liv. III, ch. u, note 3. ), et en prirent eux-mêmes la garde. Ce fut le principal motif de la haine implacable des Corinthiens contre les Athéniens.

Sur ces entrefaites, le Libyen Inaros, fils de Psammi-tichos et roi des Libyens qui confinent à l’Égypte, parti de Maréa, ville située au-dessus de Pharos [*](Petite île située sur la côte d’Égypte et célèbre par son fanal. Alexandre la relia au continent par une chaussée de 7 stades pour former le port d’Alexandrie. — Maréa était une ville de la baàse Égypte, à l’extrémité N. O. près de la bouche Canopique et du lac Maréotis, qui lui doit son nom. ), souleva contre' le roi Artaxerxès la majeure partie de l’Égypte; et, devenu souverain de cette contrée, il appela les Athéniens. Ceux-ci se trouvaient alors en Cypre avec deux cents vaisseaux d’Athènes et des alliés. Ils quittèrent cette île pour se rendrè à l’invitation d’Inaros, remontèrent le Nil, et, maîtres de ce fleuve ainsi qu£ des deux tiers de Memphis, ils attaquèrent le troisième quartier, nommé le Mur Blanc[*](Quartier de Memphis, ainsi appelé, dit le scholiaste, parce qu’il était construit en pierres de taille, tandis que le reste des murailles de Memphis était en briques rouges. Le Mur-Blanc servait de citadelle à la garnison que les Perses tenaient à Memphis. ), où s’étaient retirés les Perses, les Mèdes et les Égyptiens qui n’avaient pas pris part à la révolte.

Les Athéniens, ayant fait une descente sur le territoire des Haliens[*](District situé au S. de 1’Argolide, entre la ville d’Hermione et le promontoire Scylléon. ), furent battus par les Corinthiens et les Épidau-riens ; mais plus tard ils remportèrent une victoire navale près de Cécryphalée[*](Petite île du golfe Saronique, entre Égine et Êpidaure (aujourd’hui Angistri). ) sur les Péloponésiens et leurs alliés. Ensuite il s’éleva une guerre entre les Athéniens et les Éginètes. Ces deux peuples, assistés de leurs alliés, se livrèrent un grand combat naval devant Égine. Les Athéniens, commandés par Léocratès, fils de Strébos, furent vainqueurs, prirent soixante-dix vaisseaux, descendirent à terre et firent le siège de la ville.

Les Péloponésiens, voulant secourir les Éginètes, leur firent passer trois cents hoplites, qui avaient servi comme auxiliaires des Épidauriens et des Corinthiens. En même temps, les Corinthiens occupèrent les hauteurs de la Géranie[*](La Géranie, montagne faisant partie de la chaîne des monts Onéens, qui traversent l’isthme de Corinthe dans toute sa largeur en Mégaride. De Corinthe à Mégare il y a deux chemins, presque aussi mauvais l’un que l’autre : le premier traverse les défilés de la Géranie au centre de l’isthme, en passant par le village de Tripodiscos (aujourd’hui Dervenia) : c’était la route militaire ; le second n’est qu’un étroit sentier le long des roches Scironiennes, au bord du golfe Saronique (aujourd’hui Kaki Skala). ) et descendirent en Mégaride avec leurs alliés ; ils s’imaginaient que les Athéniens, dont les troupes étaient en partie à Égine, en partie en Égypte, seraient dans l’impossibilité de secourir Mégare, ou que du moins ils lèveraient le siège d’Égine. Les Athéniens ne rappelèrent point leur armée d’Égine; mais les vieillards et les jeunes gens restés dans la ville se portèrent à Mégare, sous la conduite de Myronidès. La bataille qu’ils livrèrent aux Corinthiens fut indécise, et les deux partis se séparèrent, sans que ni l’un ni l’autre s’estimât vaincu. Les Athéniens, qui avaient eu plutôt l’avantage, dressèrent un trophée après la retraite des Corinthiens. Ceux-ci, taxés de lâcheté par leurs vieillards restés à Corinthe, se préparèrent pendant douze jours ; après quoi ils

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revinrent et se mirent, comme vainqueurs, à ériger un trophée en face de celui des Athéniens; mais ceux-ci accoururent de Mégare, massacrèrent ceux qui élevaient le trophée, en vinrent aux mains avec les autres et les mirent en fuite.

Les Corinthiens vaincus se retiraient ; un corps assez considérable d’entre eux, serré de près, manqua la route et alla donner dans une propriété particulière, entourée d’un grand fossé et sans issue. Les Athéniens s’en aperçurent, bloquèrent l’entrée avec leurs hoplites, répandirent à l’entour leurs troupes légères, et tuèrent à coups de pierres tous ceux qui s’y étaient engagés. Ce fut pour les Corinthiens une perte très-sensible. Le gros de leur armée regagna ses foyers.

Vers la même époque, les Athéniens commencèrent la construction des longs murs qui vont de la ville à la mer, l’un aboutissant au Phalère, l’autre au Pirée.

Les Phocéens avaient fait une expédition dans la Doride [*](Canton montueux, situé au N. de la Phocide et au S. du mont Œta. C’est de là que les Doriens étaient anciennement partis pour marcher à la conquête du Péloponèse. 11 renfermait quatre villes, d’où lui venait le nom de Tétrapnle dorienne. La quatrième, que Thucydide ne nomme pas, était Pindos. ), mère-patrie des Lacédémoniens, contre Bœon, Cytinion et Ërinéos,etpris une de ces bourgades. Les Lacédémoniens, sus la conduite de Nicomédès, fils de Cléombrotos, tuteur du jeune roi Plistoanax , fils de Pausanias, marchèrent au secours des Doriens avec quinze cents de leurs hoplites et dix mille alliés. Ils forcèrent les Phocéens à rendre par capitulation la ville qu’ils avaient prise ; après quoi ils se disposèrent à la retraite ; mais ils ne savaient comment l'effectuer. Par mer, à travers le golfe de Crisa[*](C’est ainsi que l’auteur appelle toujours le golfe de Corinthe. Crisa était une petite ville maritime, située au S. de Delphes. Les Athéniens tenaient en tout temps une croisière à Naupacte. ), cela n’était guère possible; car la flotte athénienne, en croisière dans ces parages, ne manquerait pas de s’y opposer ; par la Géranie, le danger ne leur paraissait pas moindre, les Athéniens étant maîtres de Mégare et de Pagæ; en effet, la route de la Géranie est difficile, et elle était soigneusement gardée par les Athéniens, qu’on savait décidés à refuser le passage. Ils résolurent donc d’attendre en Béotie une occasion favorable. Ajoutez à cela qu’ils étaient sollicités sous main par quelques citoyens d’Athènes, qui espéraient abolir la démocratie et arrêter la construction des longs murs[*](L’aristocratie athénienne, qui s’appuyait sur les Péloponésiens, avait intérêt à ce que ceux-ci pussent, dans un moment donné, investir Athènes et la séparer de la mer. La construction des longs murs avait précisément pour but de leur ôter cette possibilité. ). Les Athéniens, voyant leur embarras et soupçonnant leurs intentions hostiles à la démocratie, se levèrent en masse et marchèrent contre eux avec mille Argiens et les contingents des autres alliés, en tout quatorze mille hommes. Il vint aussi, en vertu du traité, un corps de cavalerie thessalienne, qui pendant l’action passa aux Lacédémoniens.

La rencontre eut lieu à Tanagra en Béotie ; elle fut sanglante ; les Lacédémoniens et leurs alliés eurent le dessus.

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À la suite de cette victoire, les Lacédémoniens entrèrent en Mégaride, abattirent les arbres, et s’en retournèrent chez eux par la Géranie et par l'Isthme. Soixante-deux jours après cette bataille, les Athéniens, commandés par Myronidès, marchèrent contre les Béotiens, les défirent aux OEnophytes[*](Ville de Béotie, située entre Oropos et Tanagra, sur la rive gauche de l’Asopos. ), et devinrent maîtres de la Béotie, ainsi que de la Phocide. Ils démantelèrent Tanagra, prirent pour otages- cent des plus riches Locriens-Opontiens, et achevèrent à Athènes la construction des longs murs.

Les Éginètes capitulèrent aussi avec les Athéniens ; ils rasèrent leurs murailles, livrèrent leurs vaisseaux et s’imposèrent un tribut pour l’avenir.v

Les Athéniens, sous les ordres de Tolmidès,fils de Tolméos, firent avec leur flotte le tour du Péloponèse ; ils brûlèrent le chantier des Lacédémoniens[*](Gythion, au fônd du golffe de Laconie. Cette place était le port militaire des Lacédémoniens. Elle avait un bassin creusé de main d’homme, des arsenaux et une citadelle. ), prirent sur les Corinthiens la ville de Chalcis[*](il ne s’agit pas de Chalcis en Eubée, place appartenant depuis longtemps aux Athéniens; mais d’une autre ville du même nom, située en Êtolie, à l’embouchure de FÉvénos (II, lxxxiti). ), et, dans une descente, battirent les Sicyoniens.

Cependant ceux des Athéniens et de leurs alliés qui étaient en Égypte s’y maintenaient encore ; mais cette guerre fut mêlée pour eux de chances diverses. D’abord ils avaient été les maîtres du pays, si bien que le roi Artaxerxès avait envoyé à Lacédémone le Perse Mégabaze avec de l’argent, pour engager les Péloponésiens à faire invasion dans l’Attique, et forcer ainsi les Athéniens à .évacuer l’Égypte. Mais, comme l’affaire n’avançait pas et que les fonds se dépensaient en pure perte, Mégabaze s’en retourna en Asie avec le reste de son argent. Alors le roi envoya en Égypte le Perse Mégabyze, fils de Zopyre, avec une grande armée. Celui-ci arriva par terre, défit en bataille les Égyptiens et leurs alliés, chassa de Memphis les Grecs, et finit par les enfermer dans l’île de Prosopitis[*](Ile continentale, faisant partie du Delta, et mentionnée par Hérodote (II, xli). Elle était probablement comprise entre les bouches Canopique et Sébennytique et un canal que les Perses desséchèrent. Ce dernier devait suivre à peu près la direction du canal actuel de Mahmoud. ), où il les tint assiégés pendant dix-huit mois, jusqu’à ce qu’ayant vidé le canal et détourné l'eau,Nil mit les vaisseaux à sec, changea en terre ferme la majeure partie dç l’île, y passa à pied et s’en rendit maître.

Ainsi furent ruinées les affaires des Grecs, après six ans de guerre. Les faibles restes de cette nombreuse armée se sauvèrent à Cyrène à travers la Libye : la plupart des soldats périrent, et l’Égypte retomba sous la domination du roi, à l’exception des marais où régnait Amyrtée. Celui-ci échappa à toutes les poursuites, grâce à la vaste étendue de ces marais et au courage des habitants, les plus belliqueux des Égyptiens. Pour Inaros, ce roi des Libyens, l’instigateur des troubles de l’Égypte, il fut pris par trahison et empalé.

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Cependant cinquante trirèmes d’Athènes et des alliés» envoyées en Égypte pour relever les premières, abordèrent à la bouche Mendésienne, sans rien savoir de ce qui s’était passé. Assaillies simultanémeot par dés troupes de terre et par la flotte phénicienne, elles furent détruites pour la plupart ; il n’en échappa qu’un petit nombre. Telle fut la fin de la grande expédition d’Égypte, entreprise par les Athéniens et par leurs alliés.

Vers là même époque, Oreste fils d’Échécratidas, chassé de la Thessalie dont il était roi[*](LaThessalie ne formait point un royaume unique, mais chaque ville avait son gouvernement particulier. Oreste ne devait donc être roi que de Pharsale. Hérodote (VIII, Lxm) qualifie également de rois de Thessalie les Alévades de Larisse. ), persuada aux Athéniens de l’y rétablir. Ceux-ci, prenant avec eux leurs alliés de Béotie et de Phocide, marchèrent contre Pharsale en Thessalie; mais, contenus par la cavalerie thessalienne, ils ne purent se rendre maîtres que du terrain qu’ils occupaient, sans s’éloigner de leur camp. Ils ne prirent point la ville ; et, voyant s’évanouir tous leurs projets, ils s’en retournèrent comme ils étaient venus, et ramenèrent Oreste avec eux.

Peu de temps après, mille Athéniens s’embarquèrent à Pa-gæ, place qui leur appartenait alors, et suivirent la côte jusqu’à Sicyone, sous la conduite de Périclès fils de Xanthippos. Ils descendirent à terre, défirent ceux des Sicyonieus qui voulurent leur résister ; puis, prenant un renfort d’Acbéens, ils passèrent sut la rive opposée et allèrent assiéger OEni^des en Acarnanie[*](Ville maritime d’Acarnanie, à l’embouchure de l’Âchéloos. Elle était indépendante et fréquemment en guerre avec les Achéens, en faveur desquels les Athéniens paraissent avoir fait cette expédition. ); mais ils ne réussirent pàs à s’en emparer, et revinrent à Athènes.

Trois ans après ces événements [*](L’an 450 av. J. C.), une trêve de cinq années fut conclue entre les Péloponésiens et les Athéniens. Ceux-ci, se trouvant en paix avec les Grecs, portèrent leurs armes en Cypre, avec deux cents vaisseaux d’Athènes et des alliés, sous le commandement de Cimon. Soixante bâtiments furent détachés de cette flotte pour aller en Égypte, à la demande d’Amyrtée, roi des marais. Le reste assiégea Cition ; mais la mort de Cimon et la famine qui survint forcèrent les Athéniens à lever le siége. En passant à la hauteur de Salamine en Cypre, ils eurent à combattre sur mer et sur terre les Phéniciens et les Ciliciens. Vainqueurs dans ces deux rencontres, ils regagnèrent leurs foyers. Les vaisseaux envoyés en Égypte rentrèrent également.

Les Lacédémoniens firent ensuite la guerre dite sacrée. Maîtres du temple de Delphes, ils le remirent aux Delphiens ; mais,

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après leur retraite, une armée athénienne s’en empara de nouveau et le rendit aux Phocéens[*](La haute surveillance de l’oracle de Delphes appartenait aux Amphictyons; mais, dans l’intervalle des sessions de cette assemblée, l’administration des affaires courantes, la justice criminelle et la garde du temple étaient du ressort du gouvernement local. Les Delphiens avaient un régime oligarchique, en harmonie avec celui de Lacédémone, tandis que les Phocéens, alors alliés d’Athènes, se gouvernaient démocratiquement. La ville de Delphes, bien que comprise dans les limites générales de la Phocide, était indépendante des autres cités phocéennes, et faisait bande à part. ).

A quelque temps de là, eut lieu l’expédition des Athé niens en Béotie. Les exilés béotiens occupaient Orchomène, Chéronée et d'autres places de ce pays. Les Athéniens, avec mille de leurs hoplites et les contingents des alliés, marchèrent contre ces villes ennemies, sous la conduite de Tolmidès, fils de Tolméos. Ils prirent Chéronée, y mirent garnison et se retirèrent. Ils étaient en chemin et sur le territoire de Coronée, lorsque les exilés béotiens d’Orchomène, soutenus par des Locriens, par des réfugiés eubéens et par tous ceux qui étaient de la même opinion [*](C’est-à-dire de l’opinion aristocratique, la présence des Athéniens ayant momentanément donné gain de cause au parti populaire, et occasionné l’exil des hommes les plus marquants du parti opposé. ), les attaquèrent, les mirent en fuite, les tuèrent ou les prirent. Pour obtenir qu’on leur rendît leurs prisonniers, les Athéniens firent la paix et s’engagèrent à évacuer la Béotie. Les exilés béotiens rentrèrent donc chez eux, et le pays recouvra son indépendance.

Peu de temps après, l’Eubée se souleva contre les Athéniens[*](Cette révolte, ainsi que celle de Mégare, fut une conséquence naturelle de la perte de la Béotie par les Athéniens. ). Déjà Périclès y avait conduit une armée athénienne, lorsqu’il apprit que Mégare était révoltée, que les Péloponé-siens menaçaient l’Attique, enfin que la garnison athénienne avait été massacrée par les Mégariens, excepté ce qui avait pu se réfugier à Niséa. Les Mégariens ne s’étaient portés à la révolte qu’après s’être assuré l’appui de Corinthe, de Sicyone et d'fî-pidaure. Périclès se hâta de ramener ses troupes de l’Eubée. Les Péloponésiens, commandés par Plistoanax, fils de Pausanias et roi de Lacédémone, envahirent l’Attique ; ils s’avancèrent jusqu’à Eleusis et à la plaine de Thria, qu’ils ravagèrent; mais ils ne poussèrent pas plus loin et opérèrent leur retraite. Alors les Athéniens, conduits par Périclès, repassèrent dans l’Eubée et la soumirent en entier. Ils reçurent à composition la plupart des villes; mais ils expulsèrent les Hestiéens[*](Hestiéa ou Histiéa était une ville du N. de l’Eubée, dans un canton extrêmement fertile. Depuis que les Athéniens s’en furent emparés, en y établissant une colonie de deux mille de leurs concitoyens, elle prit le nom d’Oréos qu’elle a toujours conservé. ), dont ils confisquèrent le territoire[*](C’est-à-dire qu’ils se mirent en possession de leurs terres, et les partagèrent au sort entre des colons athéniens. Cette espèce de colonisation s’appelait κληρουχία et les colons κληροῦχοι. Voyez II, xxvn; III, L, note 1. ).

Immédiatement après leur retour d’Eubée, ils firent avec les Lacédémoniens et leurs alliés une paix de trente ans [*](L’an 445 av. J. C.). Ils rendirent les portions du Péloponèse qu’ils occupaient, savoir Niséa, Pagæ, Trézène et l’Achaïe [*](On a vu au chap. III que les Achéens étaient alliés des Athéniens; mais, pour ce qui est de Trézène, Thucydide ni aucun autre auteur ne dit à quelle occasion elle était entrée dans l’alliance d’Athènes. La môme énumération se lit au liv. IV, ch. xxi. ).

Six ans plus tard, il s’éleva entre Samos et Milet une guerre au sujet de Priène. Les Milésiens, qui avaient le dessous, vinrent à Athènes, jetant feu et flammes contre les Samiens. Ils étaiçnt secondés par quelques particuliers de Samos qui désiraient

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une révolution. En conséquence les Athéniens firent voile pour Samos avec quarante vaisseaux et y établirent la démocratie ; ils prirent pour otages cinquante enfants et autant d’hommes qu’ils déposèrent à Lemnos, mirent garnison à Samos et se retirèrent. Alors un certain nombre de Samiens, qui avaient émigré sur le continent, se liguèrent avec les plus puissants de la ville et avec Pissouthnès fils d’Hystaspe, gouverneur de Sardes; ils réunirent sept cents auxiliaires et passèrent de nuit à Samos. D’abord ils se mirent en insurrection contre le parti démocratique, dont ils triomphèrent presque entièrement ; ensuite ils enlevèrent de Lemnos leurs otages et se déclarèrent en état de révolte. Ils livrèrent à Pissouthnès la garnison athénienne, ainsi que les fonctionnaires établis dans leur ville [*](Apparemment des employés civils que les Athéniens avaient placés à Sames. ), et préparèrent aussitôt une expédition contre Milet. La ville de Byzance était complice de cette défection.

A cette nouvelle, les Athéniens firent voile pour Samos avec soixante vaisseaux ; ils en détachèrent seize, les uns vers la Carie pour observer la flotte phénicienne, les autres vers Chios et Lesbos pour demander du seceurs. Ce fut donc avec quarante-quatre vaisseaux que les Athéniens, commandés par Périclès et neuf autres généraux, livrèrent bataille devant l’île de Tragie[*](Petite île au sud de Samos et à l’entrée du grand golfe dé Milet. ) à soixante-dix vaisseaux samiens, dont vingt portaient des soldats [*](Bâtiments de transport, appropriés à l’embarquement des troupes de terre, comme on en avait aussi pour le transport des chevaux. C’était sans doute l’armée expéditionnaire dirigée par les Samiens contre Milet. ). Toute cette flotte revenait de 'Milet. Les Athéniens furent vainqueurs. Ayant ensuite reçu un renfort de quarante vaisseaux athéniens et de vingt-cinq de Chios ou de Lesbos, ils descendirent à terre ; et, après un nouvel avantage, ils cernèrent la ville au moyen de trois murs [*](Cela doit s’entendre de trois forts élevés contre les trois côtés de la ville qui regardent la terre, et non d’une muraille triple, qui eût été sans objet. ) en même temps qu’ils la bloquaient par mer. Sur l’avis que là flotte phénicienne approchait, Périclès détacha de la croisière soixante vaisseaux, avec lesquels il se porta rapidement vers Caunos et la Carie ; il savait que Stésagoras et d’autres Samiens étaient partis avec cinq vaisseaux pour la même destination.

Sur ces entrefaites, les Samiens, étant sortis du port à l’improviste, fondirent sur la croisière athénienne que rien ne protégeait[*](La flotte athénienne n’était protégée par aucune estacade, comme on avait coutume d’en planter devant les stations maritimes pour les mettre à l’abri d’un coup de main. ), et, après avoir détruit les vaisseaux de garde, ils défirent le reste de la flotte qui vint au-devant d’eux. Durant quatorze jours, ils furent les maîtres de la mer qui les avoisine, et ils en profitèrent pour faire entrer et sortir tout ce qu’ils voulurent; mais au retour de Périclès, ils furent de nouveau bloqués par la flotte. Ensuite il arriva d’Athènes quarante vaisseaux de renfort, commandés par Thucydide[*](H ne s’agit pas ici de l’historien, qui a soin de se désigner plus exactement lui-même, lorsqu’il figure comme général, et qui d’ailleurs eût été beaucoup trop jeune pour commander alors. Peut-être indique-t-il Thucydide fils de Mélésias, le célèbre adversaire de Périclès. ), Hagnon et Phor-mion, vingt autres commandés par Tlépolémos et Anticlès,enfin

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trente de Chios et de Lesbos. Les Samiens essayèrent encore d’une courte action navale ; mais sentant l’impossibilité de tenir davantage, ils se rendirent après un siège de neuf mois. Ils convinrent de raser leur muraille, de donner des otages, de livrer leurs vaisseàux et de rembourser les frais de la guerre à des époques déterminées. Les Byzantins capitulèrent de même, à condition de demeurer tributaires comme auparavant.

Peu d’années s’écoulèrent ensuite jusqu’aux événements que j’ai racontés plus haut, savoir l’affaire de Corcyre, ; celle de Potidée, et tout ce qui servit d’avant-coureur à la guerre actuelle. Cette lutte des Grecs, soit entre eux soit avec les Barbares, occupa une période de cinquante ans, à dater de la retraite de Xerxès jusqu’au commencement de la guerre du Péloponèse[*](A la rigueur, il ne s’écoula que quarante-neuf ans entré la fuite de Xerxès, 480, et le commencement de la guerre du Péloponèse, 331 av. J. C. Mais d’une date à une autre, les Grecs avaient coutume de compter le point de départ et celui d’arrivée. Il n’y a donc rien à changer ni à l’expression ni à la chronologie. ). Durant cet intervalle, les Athéniens affermirent leur domination et parvinrent au plus haut degré de puissance. Les Lacédémoniens le virent et ne s’y opposèrent pas ; à pârt quelques efforts passagers, ils se tinrent généralement dans l’inaction. Toujours lents à prendre les armes, à moins d’y être forcés, ils étaient d’ailleurs entravés par des guerres intestines; mais enfin les progrès incessants de la puissance athénienne, qui déjà touchait à leurs alliés, les poussèrent à bout ; ils crurent qu’il fallait réunir toutes leurs forces, afin de renverser, s’il se pouvait, cet empire, et ils se résolurent à la guerre.

Les Lacédémoniens eux-mêmes avaient déjà décidé qu'ils regardaient la paix comme rompue et les Athéniens comme coupables. Ils avaient envoyé à l’oracle de Delphes pour demander si l’issue de cette guerre leur serait favorable. Le dieu leur avait répondu, à ce qu’on prétend, que s’ils combattaient à outrance, ils auraient la victoire, et que lui-même les seconderait, qu’ils l’en priassent ou non.

Us résolurent de convoquer une seconde fois leurs alliés et de les consulter sur l’opportunité de la guerre. Les députés des villes alliées étant donc réunis et l’assemblée constituée, chacun d’eux énonça son avis. La plupart se plaignirent des Athéniens et se prononcèrent pour la guerre. Les Corinthiens n’avaient pas attendu jusqu’alors pour solliciter chaque État en particulier de voter dans ce sens, à cause des craintes qu’ils avaient au sujet de Potidée ; en cette occasion ils s’avancèrent les derniers et s’exprimèrent ainsi :

« Nous ne pouvons plus reprocher aux Lacédémoniens de n’avoir pas eux-mêmes décrété la guerre, puisqu’ils nous

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ont rassemblés dans ce but. Tel est le devoir d’une nation qui jouit do la suprématie. Tout en respectant chez elle l’égalité, il faut qu’elle soit la première à veiller pour les intérêts communs, de même qu’elle est la première à recevoir tous les hommages.

« Ceux d’entre nous qui ont eu quelque démêlé avec les Athéniens n’ont pas besoin d’avertissement pour se tenir en garde contre eux. Quant à ceux qui habitent dans l’intérieur et loin des communications maritimes, ils peuvent être certains que, s’ils ne soutiennent pas les habitants des côtes, ils rencontreront plus de difficultés, soit pour l’exportation de leurs denrées, soit pour l’échange des produits que la mer fournit au continent. Ils jugeraient donc, bien mal de la question proposée, s’ils croyaient qu’elle ne les intéresse pas; ils doivent songer que, s’ils abandonnent les villes maritimes, le danger s’étendra jusqu’à eux, et qu’en ce moment ils ne délibèrent pas moins sur leur cause que sur la nôtre.

« Pourquoi donc appréhenderaient-ils de faire succéder la guerre à la paix? Sans doute il est de la prudence de rester en repos tant que nul ne vous outrage ; mais, quand on les offense, les .hommes de cœur n’hésitent pas à courir aux armes, sauf à les déposer en temps opportun ; ils ne se laissent ni éblouir par les triomphes, ni charmer par les douceurs de la paix au point de dévorer une injure. Tel qui redoute la guerre par amour du repos risque de se voir bientôt ravir, par l’effet de son inertie, la jouissance de ce bien-être qu’il craint de perdre ; tel au contraire qui s’acharne à la guerre à cause de ses succès, obéit sans s’en douter à l’entraînement d’une confiance aveugle. Souvent des entreprises mal conçues réussissent grâce à l’imprévoyance des ennemis ; souvent aussi celles qui semblaient le mieux concertées n’aboutissent qu’à un résultat désastreux. C’est que personne ne met à poursuivre ses projets la même ardeur qu’à les former; on se décide avec sécurité ; puis le moment d’agir une fois venu, on est retenu par la crainte.