History of the Peloponnesian War

Thucydides

Thucydides. Histoire de la Guerre du Péloponnése. Bétant, Élie-Ami, translator. Paris: Librairie de L. Hachette, 1863.

« Quant à nous, c’est parce qu’on nous offense, c’est pour redresser dejustes griefs, qu'aujourd’hui nous tirons l’épée; quand nous nous serons vengés des Athéniens, il sera temps de la remettre au fourreau.

« Plusieurs motifs nous promettent la victoire. Nous avons pour nous le nombre, l’expérience militaire, l’esprit de subordination. Quant à la marine qui fait leur force, nous en formerons

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une, soit avec nos finances particulières, soit avec les trésors de Delphes et d’Olympie. Au moyen d’un emprunt[*](Il n’est pas question d’un emprunt tel que nous l’entendons aujourd’hui. Le crédit public était alors chose inconnue. Mais, en cas de nécessité, l’État pouvait emprunter les trésors des temples nationaux, en s’engageant à les restituer. Plusieurs inscriptions présentent des reconnaissances d’objets précieux ainsi empruntés aux temples. ), il nous sera facile de débaucher par l’appât d’une solde plus forte leurs matelots étrangers. La puissance des Athéniens est mercenaire bien plus que nationale ; la nôtre, qui repose sur la population plutôt que sur l’argent, est moins exposée à ce danger. Une seule victoire navale suffit, selon toute probabilité, pour les abattre; si leur résistance se prolonge, nous aurons plus de temps pour nous exercer à la marine ; et une fois leurs égaux en science, notis les surpasserons apparemment en valeur ; car l’avantage que nous tenons de la nature, ils ne sauraient l’acquérir par l’instruction. Cette supériorité qu’ils doivent à l’étude, il nous faut par l’exercice la réduire à néant. L’argent nécessaire dans ce but, nous le fournirons; autrement il serait étrange qu’on vît leurs alliés ne pas se lasser de payer pour leur propre asservissement, tandis que nous refuserions de contribuer pour nous venger de nos ennemis, pour nous sauver nous-mêmes, enfin pour éviter d’être dépouillés de nos biens et engloutis avec eux dans un même naufrage.

« Nous avons encore d’autres armes à opposer aux Athéniens, par exemple la défection de leurs alliés, excellent moyen de tarir les revenus qui alimentent leur puissance; la construction de forts sur leur territoire, et diverses mesures qu’on ne saurait préciser dès à présent ; car la guerre ne suit pas une marche déterminée; elle se fournit à elle-même des ressources nouvelles d’après les circonstances. L’entreprendre avec calme, c’est se ménager le succès ; s’y jeter tête baissée, c’est courir au-devant des revers.

« S’il ne s’agissait pour nous que de contestations de détail avec nos égaux pour des limites territoriales, on pourrait s’y résigner; mais aujourd’hui nous avons affaire aux Athéniens, qui sont à même de lutter contre nos forces réunies, à plus forte raison contre chacun de nous isolément. Si donc, nations et villes, nous ne concentrons pas contre eux tous les efforts, nous trouvant désunis ils nous terrasseront sans peine. Or, sachez-le bien, quelque dur qu’il soit de l’entendre : pour nous, la défaite c’est l’esclavage. Et quand ce ne serait qu’un simple doute, il suffirait de l’énoncer pour couvrir de confusion le Péloponèse, à la pensée que tant et tant de villes auraient à subir l,e joug d’une seule. Nous semblerions avoir mérité une telle ignominie ou la souffrir par lâcheté. Ce serait nous montrer moins courageux que nos pères, qui affranchirent

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la Grèce, au lieu que nous n’assurons pas même notre propre liberté. Nous laissons une ville s’ériger en tyran au milieu de nous, et nous avons la prétention de renverser les tyrannies locales! Comment une pareille conduite échapperait-elle au triple et sanglant reproché d’ineptie, de mollesse d’imprévoyance? C’est parce que vous n’avez pas évité ces écueils, que vous vous laissez aller à ce dédain superbe qui a déjà perdu bien des gens, et qui, pour en avoir tant égaré, a changé son nom en celui de démence.

« Mais à quoi bon récriminer sur le passé sans profit pour les circonstances actuelles? C’est en faveur de l’avenir qu’il faut s’émouvoir en venant en aide au présent. Nos pères nous ont appris à conquérir par des travaux la bonne renommée. Si vous leur êtes un peu supérieurs en richesse et en puissance, ce n’est pas. une raison pour vous départir de leurs louables maximes; ü serait impardonnable de perdre par l’opulence ce qui fut acquis par la pauvreté.

« Entreprenez donc cette guerre avec confiance, et cela pour plus d’un motif: d’abord à cause de l’oracle du dieu qui nous promet son assistance ; ensuite parce que le reste de la Grèce combattra pour nous, moitié par crainte, moitié par intérêt. Enfin vous ne serez pas les premiers à rompre une paix que le dieu lui-même, en nous excitant à la guerre, estime avoir été violée ; vous en vengerez plutôt la violation, car la rupture ne vient pas de ceux qui se défendent, mais de ceux qui commettent la première agression.

« Ainsi, de quelque part qu’on l’envisage, la guerre se présente à vous sous un aspect favorable, et nous sommes unanimes à vous la conseiller. Or, s’il est vrai que, pour les Etats comme pour les individus, l’identité des intérêts[*](Je lis ταύτά, eadem, au lieude ταυτα, hæc, et cela à cause du sens, qui me paraît être le même que cette phrase de Salluste (Catilina, xx) : Idem velle atque nolle, ea demum firma ami~ citia est. Comparez Cicéron, pro Plano, II, et Tite Live, XXXVI, vu. ) soit la plus sûre garantie, ne tardez pas à secourir les Potidéates, ces Doriens assiégés par des Ioniens (c’était l’inverse jadis), et à sauver la liberté du reste des Grecs. On ne peut plus accepter l’idée que, par l’effet de nos irrésolutions, les uns soient déjà maltraités, les autres sur le point de l’être ; et c’est ce qui ne peut manquer d’arriver, si l’on apprend que nous nous sommes assemblés et n’avons pas eu le courage de porter secours à nos alliés. Songez-y bien, la guerre est pour nous une nécessité autant qu’un acte de sagesse. Sachez la voter sans craindre le danger prochain, et par le désir d’une paix durable. C’est par la guerre que la paix s’affermit, tandis que le repos ne préserve pas de la guerre. Etant donc persuadés que la ville qui s’érige

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en tyrau au milieu des Grecs nous menace tous egalement, puisqu’elle tient déjà les uns sous sa domination et qu’elle aspire à y placer les autres, marchons pour la réduire, afin de vivre désormais en sécurité et de délivrer les Grecs maintenant asservis. »

Ainsi parlèrent les Corinthiens. Quand tous les alliés eurent dit ce qu’ils avaient à dire, les Lacédémoniens prirent successivement l'avis de chacun des assistants, quelle que fût l’importance de la ville qu’il représentait. La grande majorité fut pour la guerre. Cette résolution arrêtée, il n’était pas possible de l'exécuter sur-le-champ, car rien n’était prêt encore. Chaque État dut se mettre en mesure dans le plus bref délai, toutefois une année n’était pas révolue, que les préparatifs se trouvèrent terminés, l’Attique envahie et les hostilités commencées.

Pendant l’intervalle, ils envoyèrent à Athènes des députés porteurs de leurs griefs, afin d’avoir un bon prétexte de guerre, si l’on refusait d’y faire droit. Dans une première ambassade, les Lacédémoniens demandèrent aux Athéniens d’expier le sacrilège commis envers la déesse ; voici en quoi il consistait.

Il y avait jadis à Athènes un homme appelé Cylon, vainqueur aux jeux Olympiques[*](La tentative de Cylon pour s’emparer de la tyrannie d’Athènes eut lieu en 612 av. J.C., cinquante-deux ans avant l’époque où Pisistrate exécuta le même projet. On n’est pas d’accord sût l’olympiade où Cylon avait été vainqueur. ); il était d’une famille ancienne, noble et puissante, et il avait épousé la fille de Théagénès, tyran de Mégare. Un jour que ce Cylon consultait l’oracle de Delphes, le dieu lui répondit de s’emparer de l’acropole d’Athènes pendant la plus grande fête de Jupiter. En conséquence Cylon emprunta des soldats à Théagénès, s’assura du concours de ses amis ; et, quand vinrent les fêtes Olympiques du Péloponèse, il se saisit de l’acropole dans le but d’usurper la tyrannie. Il pensa que c’était la plus grande fête de Jupiter, et qu’elle le concernait lui-même, en sa qualité de vainqueur à Olympie. Était-ce en Attique ou ailleurs qu’avait lieu la grande fête dont parlait l’oracle, c’est ce qui ne vint point à l’esprit de Cylon et ce que le dieu n’avait point indiqué. Or il existe à Athènes une fête de Jupiter Milichios, surnommée la grande ; elle se célèbre hors de la ville, et le peuple entier y fait des sacrifices où plusieurs, en place de victimes, présentent des offrandes en usage dans le pays [*](D’après le scholiaste, les pauvres offraient des gâteaux de farine qui avaient la forme d’animaux, tandis que les riches offraient des victimes proprement dites. ). Cylon, croyant bien comprendre l'oracle, exécuta son dessein; mais les Athéniens n’en eurent pas plus tôt connaissance qu’ils accoururent en masse de la campagne, cernèrent l'acropole et en firent le siège. Comme il traînait en longueur,

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les Athéniens fatigués se retirèrent pour la plupart, en laissant aux neuf archontes le soin de le continuer, avec pouvoir (le prendre toutes les mesures qu’ils jugeraient convenables. En ce temps-là, c’étaient les archontes qui géraient la plus grande partie des affaires de PÉtat[*](Depuis la constitution de Solon et les progrès de la démocratie à Athènes, les attributions des archontes furent successivement restreintes. A l’époque de la guerre du Péloponèse, ces magistrats n’avaient plus que des fonctions judiciaires, l’instruction des causes, la présidence des tribunaux et l’intendance des fêtes. Quant au crime cylonien, Hérodote (V, lxxi) l’attribue, non pas aux archontes, mais aux prytanes des naucrares, qui, selon lui, avaient alors l’autorité. Le passage de Thucydide pourrait être une rectification d’Hérodote (comme au chap. xx), quoique au fond les deux assertions ne soient pas contradictoires. ). La troupe de Cylon, ainsi bloquée, avait beaucoup à souffrir du manque de vivres et d’eau Cylon s’esquiva avec son frère; les autres étant serrés de près, quelques-uns même mourant de faim t s’assirent en suppliants sur l’autel de l’acropole. Quand on les vit ainsi expirer dans le lieu sacré, ceux des Athéniens à qui la garde avait été commise, les relevèrent avec promesse de ne leur faire aucun mal; mais à peine furent-ils sortis qu’ils les tqèrent; chemin faisant, ils égorgèrent un certain nombre d’assiégés qui s’étaient assis au pied de l’autel des déesses vénérables[*](Les Euménides ou Furies, dont le sanctuaire se trouvait situé au pied de l’acropole. ). Aussi furent-ils réputés impies et entachés de sacrilège, eux et leurs descendants. Ces impies furent chassés une première fois par les Athéniens[*](Lorsque, affligés par une maladie contagieuse, ils firent venir de Crète le devin Épiménide, qui ordonna la purification. d’Athènes, en 694 av. J. C. (Plutarque, Vie de Solon, xii.) ), une seconde fois par le Lacédémonien Cléoménès, d’accord avec l’un des partis qui divisaient Athènes[*](Avec le parti aristocratique ou la faction d’isagoras, à laquelle Cléoménès, roi de Lacédémone,' était venu prêter main-forte. (Hérodote, V, LXXII.) ). On ne se contenta pas d’expulser les vivants ; on exhuma les ossements des morts pour les jeter hors des frontières. Cependant ces exilés rentrèrent plus tard à Athènes , et leur postérité s’y trouve encore aujourd’hui[*](Il s’agit en particulier de la grande famille des Alcméonides, dont le chef Mégaclès se trouvait être premier archonte ou éponyme à l’époque du crime cylonien. ).

En réclamant cette expiation, les Lacédémoniens avaient l’air de venger la majesté des dieux ; mais ils n’ignoraient pas que Périclès, fils de Xanthippos, était impliqué dans ce sacrilège par sa mère[*](Agariste, mèredePériclès, était nièce de l’Alc-méonide Mégaclès. ); et ils pensaient que, s’ils parvenaient à le faire bannir, ils trouveraient les Athéniens plus traitables. Cependant ils espéraient moins obtenir ce résultat que discréditer Périclès auprès de ses concitoyens, comme étant, par sa naissance, une des causes de la guerre. Périclès était alors l’homme le plus influent d’Athènes ; il dirigeait la république, et faisait une opposition constante aux Lacédémoniens, en empêchant qu’on ne leur cédât et en soufflant le feu de la guerre.

Les Athéniens demandèrent en revanche l’expiation du sacrilège de Ténare. Il faut savoir que les Lacédémoniens avaient jadis fait lever de l’autel de Neptune, à Ténare, des Hi-lotes suppliants, et les avaient mis à mort. C’est à cette raison qu’ils attribuent le grand tremblement de terre de Sparte[*](Comme étant l’effetde la vengeance de Neptune. Ce dieu était considéré comme l’auteur des tremblements de terre. ).

Les Athéniens leur demandèrent aussi d’expier le sacrilège commis envers la déesse à maison d’airain[*](Minerve, protectrice de Sparte. Le surnom de χαλκοῖκος donné à cette divinité vient de ce que son temple avait des portes d’airain et un revêtement intérieur de plaques de ce métal. Ce temple était situé au sommet de l’acropole, c’est-à-dire de la plus haute des collines sur lesquelles Sparte était bâtie. ). Je vais dire quelle avait été l’occasion de ce sacrilège.

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Quand le lacédémonien Pausanias, rappelé une première fois par les Spartiates du commandement qu’il avait dans PHellespont, eut été jugé par eux et absous, on ne lui confia plus de mission publique ; mais lui-même affréta une trirème d’Hermione; et, sans l’aveu des Lacédémoniens, il retourna dans l’Hellespont, prétextant la guerre de Grèce, mais au fond pour continuer les intrigues qu’il avait nouées avec le roi dans le but de s’établir une domination sur les Grecs. L’origine de toute cette affaire fut un service qu’il avait eu l’adresse de rendre au roi. Lorsque, dans sa première expédition, après sa retraite de Cypre, il eut pris sur les Mèdes la ville de Byzance, on trouva, parmi les prisonniers, quelques parents et alliés du roi. Pausanias les lui renvoya à l’insu des confédérés, en laissant croire qu’ils s’étaient évadés. En cela il agissait de connivence avec Gongylos d’Ërétrie, auquel il avait confié le gouvernement de Byzance et la garde des captifs. Il envoya même ce Gongylos auprès du roi, avec une lettre ainsi conçue, compae on le découvrit dans la suite :

«Pausanias, général de Sparte, désirant t’être agréable, te renvoie ces hommes que sa lance a faits prisonniers. Mon intention est, si tu l’approuves, d’épouser ta fille et de réduire sous ton obéissance Sparte et le reste de la Grèce. Je crois être en mesure d’exécuter ce projet en me concertant avec toi. Si donc quelqu’une de mes propositions t’agrée, envoie vers la mer un homme de confiance, par l’entremise duquel nous communiquerons à l’avenir. »

Tel était le contenu de ce message. Xerxès en fut ravi, et délégua vers la mer Artabaze, fils de Pharnacès, avec ordre de prendre le gouvernement de la satrapie Dascylitide [*](Cette préfecture de l’empire des Perses tirait son nom de la ville de Dascylion, située sur la Propontide, à l’embouchure du Bhyndacos. Cette ville était la résidence du satrape de la province. ), en remplacement de Mégabatès qui en était gouverneur. Il le chargea d’une lettre en réponse à celle de Pausanias. Artabaze devait au plus tôt la faire passer à Byzance en montrant le sceau royal ; et, si Pausanias lui adressait quelque demande relative à ses propres affaires, y satisfaire de son mieux et en toute fidélité. Dès son arrivée, Artabaze exécuta ces ordres et transmit la lettre dont voici la teneur :

« Ainsi dit le roi Xerxès à Pausanias. La conservation des hommes pris à Byzance et que tu m’as renvoyés d’outre-mer est un bienfait qui demeure à jamais inscrit dans notre maison[*](Les rois de Perse regardaient comme un devoir sacré de témoigner une reconnaissance royale pour les moindres services qu’ils avaient reçus. On tenait pour cet effet un registre officiel·, où étaient inscrits les bienfaiteurs du roi (en langue perse Orosang es, Hérodote, VIII, lxxxv). On voit dans l’histoire d’Esther que les rois se faisaient lire de temps en temps ce registre. ). Je me plais aux paroles qui viennent de toi. Que ni la nuit ni le jour ne t’arrêtent dans l’accomplissement de tes promesses. Ne sois retenu ni par la dépense de l’or et de l’argent, ni par le nombre

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des troupes qui pourraient être necessaires; mais traite en toute assurance avec Artabaze, homme de bien que je t’envoie, de mes affaires et des tiennes, et règle-les de la façon la meilleure et la plus avantageuse à nous deux. »

A la réception de cette lettre, Pausanias, déjà en grand renom parmi les Grecs à cause du commandement qu'il avait exercé à Platée, ne mit plus de bornes à son orgueil. Renonçant aux coutumes nationales, il sortit de Byzance en costume médique, et parcourut la Thrace avec une escorte de Mèdes et d’Égyptiens. Sa table était servie à la manière des Perses. Il n’avait plus la force de dissimuler ; mais, dans les choses de peu d’importance, il laissait entrevoir les grands desseins qu’il avait l’intention d’exécutçr dans la suite. Il se rendait inabordable, et affichait tant de hauteur et d’emportement que nul n’osait plus l’approcher. Ce ne fut pas un des moindres motifs qui déterminèrent les alliés à passer du côté des Athéniens.

Informés de sa conduite, les Lacédémoniens l'avaient, pour cette raison, rappelé une première fois. Lorsque, sans leur aveu, il fut reparti sur un vaisseau d’Hermione, et qu'on le vit persévérer dans la même conduite; lorsque, chassé de Byzance par les armes d’Athènes, au lieu de retourner à Sparte, il s’établit à Colones en Troade, d’où l’on sut qu’il intriguait avec les Barbares, prolongeant son séjour à mauvaise fin ; alors, sans plus tarder, les éphores lui dépêchèrent un héraut porteur d’une scytale[*](Message officiel. La scytale était un bâton rond et allongé, que les magistrats de Lacédémone remettaient à chaque général en missiôn. Ils en gardaient eux-mêmes un pareil, et* lorsqu’ils avaient à envoyer quelque dépêche secrète, ils enroulaient autour de ce bâton une bande de cuir, sur laquelle ils écrivaient dans le sens de la longueur du bâton; puis ils déroulaient la bande, en sorte que les caractères n’étaient intelligibles que pour le général, qui en rétablissait l’ordre à l’aide de son propre bâton. ), et lui enjoignirent de revenir avec le héraut, s’il ne voulait pas que les Spartiates lui déclarassent la guerre. Pausanias, désirant dissiper les soupçons et se flattant de se tirer d’affaire avec de l’argent, retourna une seconde fois à Sparte. D’abord il fut incarcéré par les éphores, qui ont ce pouvoir sur le roi ; ensuite il obtint son élargissement et provoqua lui-même un jugement, offrant de répondre à qui voudrait l’accuser.

Ni les Spartiates ni les ennemis de Pausanias n’avaient de preuve assez convaincante pour sévir contre un homme du sang royal et qui occupait alors un poste éminent ; car il était tuteur du jeune roi Plistarchos, fils de Léonidas et son cousin germain [*](Cléombrotos, père de Pausanias, et Léonidas, père de Plistarchos, étaient frères. ). Cependant sa tendance à se placer au-dessus des lois et à imiter les Barbares le faisait grandement suspecter de vouloir atteindre plus haut que sa fortune présente. On scrutait sa conduite passée pour découvrir les abus qu’il s’était permis. On se rappelait qu’autrefois, sur le trépied que les

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Grecs avaient consacré à Delphes des prémices du butin enlevé aux Mèdes[*](Voyez Hérodote, IX, lxxxi. La base de ce trépied, formée par un enroulement de trois serpents de bronze , a été retrouvée en 1856, sur la place de l’Atméidàn (.Hippodrome) â Constantinople. ), il avait pris sur lui de faire inscrire le distique suivant :
Pausanias, général des Grecs, après avoir anéanti l’armée des Mèdes, a Consacré à Phébus ce monument.

Les Lacédémoniens avaient fait aussitôt disparaître du trépied cette inscription, et graver à sa place les noms de toutes les villes qui avaient concouru à,la défaite des Barbares et consacré cette offrande. On n’en persistait pas moins à regarder cette action de Pausanias comme répréhensible ; et, depuis les dernières circonstances, elle venait à l’appui des soupçons excités contre lui. On parlait aussi de ses intrigues auprès des Hilotes, et rien n’était plus vrai ; il leur promettait la liberté et la bourgeoisie , s’ils voulaient s’insurger avec lui et seconder tous ses desseins. Malgré ces indices et nonobstant les révélations faites par quelques Hilotes, les Lacédémoniens ne voulurent point innover à son égard, et restèrent fidèles à leur coutume de ne pas se hâter, à moins de preuves sans réplique, quand il s’agissait de prononcer contre un Spartiate un irrévocable arrêt. Mais enfin le messager qui avait dû porter à Artabaze la dernière lettre de Pausanias au roi, et qui était un Argilien[*](Argilos, ville grecque en Macédoine, située à ΓΟ. d’Ampbipolis et colonie d’Andros. ), jadis fort aimé de Pausanias et revêtu de toute sa confiance, devint, dit-on, son dénonciateur. Cet homme, faisant réflexion qu’aucun des précédents messagers n’était revenu, conçut des craintes; et, après avoir contrefait le cachet, de peur d’être découvert si sa défiance était mal fondée ou si Pausanias redemandait sa lettre pour y faire des changements, il ouvrit la missive ; et, comme il l’avait soupçonné, il y trouva la recommandation expresse de se défaire du porteur.

Quand il eut mis cette lettre sous les yeux des éphores, leurs doutes commencèrent à se dissiper ; toutefois ils voulurent encore entendre quelque aveu de la bouche même de Pausanias. D’accord avec eux, Γ Argilien s’en alla au Ténare comme suppliant [*](Sur le cap Ténare, pointe méridionale de la Laconie, était un sanctuaire de Neptune, asile particulièrement révéré des Lacédémoniens. Voyez liv. I, ch. cxxviil ), et construisit une cabane à double cloison, dans l’intérieur de laquelle il cacha quelques-uns des éphores. Aussi, lorsque Pausanias fut venu lui demander le motif de sa démarche, il's ne perdirent pas un mot de la conversation. D’abord l’Argilien reprocha à Pausanias ce qu’il avait écrit sur son compte; puis il énonça tout le reste de point en point, et finit par lui dire qu’il ne l’avait jamais desservi dans ses messages auprès du roi, et qu’il se voyait en récompense condamné à mourir

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comme le dernier des serviteurs. Pausanias convint de tout, essaya d’adoucir son ressentiment, lui donna sa foi pour qu’il sortît du sanctuaire, et le pressa de partir au plus tôt, afin de ne pas entraver les négociations.

Après avoir entendu tout au long cet entretien, les éphores se retirèrent; dès lors, pleinement convaincus, ils préparèrent dans la ville l’arrestation de Pausanias. On raconte qu’au moment d’être saisi dans la rue, il comprit à l’air d’un des éphores qui s’avançaient quel était leur dessein ; et que, sur un signe imperceptible que lui fit par affection un autre de ces magistrats, il courut vers le temple de la déesse à la maison d’airain, dont l’enceinte était voisine, et parvint à s’y réfugier. Pour ne pas être exposé aux injures du temps, il entra dans une cellule attenante au temple et y resta en repos. Au premier instant, les éphores ne purent l'atteindre; mais ensuite, l’ayant découvert dans ce réduit, ils enlevèrent le toit et les portes, l’enfermèrent dans l’intérieur, l’y murèrent, et le tinrent assiégé par la faim. Lorsqu’ils virent qu’il était près de mourir dans le lieu sacré, ils l’en retirèrent avant qu’il eût rendu le dernier eoupir ; et à peine fut-il dehors, qu’il expira. On fut sur le point de le jeter dans le Céade[*](C’était la roche Tarpéienne de Sparte, comme à Athènes le Bâpoàpov, et à Delphes les roches Phédriades. ), comme on fait pour les malfaiteurs ; ensuite on résolut de l’enterrer dans le voisinage. Plus tard, le dieu de Delphes ordonna aux Lacédémoniens de transférer sa sépulture à l’endroit même où il était mort; et maintenant elle se voit à l’entrée de l’enceinte, comme l’indique l’inscription gravée sur les colonnes ; le dieu déclara aussi qu’ils avaient commis un sacrilège, et enjoignit aux Lacédémoniens de rendre à la déesse deux corps pour un. Ils firent faire deux statues d’airain, qu’ils consacrèrent au lieu et place de Pausanias; mais, comme le dieu avait jugé qu’il y avait eu un sacrilège, les Athéniens sommèrent les Lacédémoniens de l’expier/

Les Lacédémoniens députèrent de leur côté à Athènes, pour accuser Thémistocle du même crime de médisme que Pausanias. Ils prétendaient en avoir trouvé la preuve dans l’enquête relative à ce dernier, et demandaient que Thémistocle subît la même peine. Thémistocle, alors banni par l’ostracisme[*](Vostracisme était une sentence de l’assemblée du peuple à Athènes, par laquelle on bannissait pour un temps, sans accusation formelle ni débats publics, le citoyen dont la présence paraissait dangereuse pour l’égalité républicaine. C’était une précaution introduite, dit-on, par Clisthénès, après l’expulsion des Pisis-tratides (509 av. J. C.) pour prévenir le retour de la tyrannie. La durée de cet exil fut d’abord de dix ans, puis de cinq. Il n’entraînait ni confiscation ni infamie. Le bannissement de Thémistocle remonte à l’an 473 av. J. C. ), avait son domicile à Argos, d'où il faisait des excursions dans le reste du Péloponèse. Les Athéniens consentirent à se joindre aux Lacédémoniens pour le poursuivre, et envoyèrent avec eux des gens qui avaient ordre de l’amener, en quelque lieu qu’ils le trouvassent.

Thémistocle, prévenu à temps, s’enfuit du Péloponèse,

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et se réfugia chez les Corcyréens, qui lui avaient des obligations. Ceux-ci, craignant, s’ils le gardaient chez eux, de s’attirer l'inimitié de Lacédémone et d’Athènes, le firent passer sur le continent qui fait face à leur île. Suivi à la piste, il se vit contraint, dans un moment de détresse, de demander l’hospitalité chez Admète, roi des Molosses, qui n'était pas son ami. Ce prince était absent. Thémistocle se constitua le suppliant de sa femme, qui lui conseilla de s’asseoir près du foyer en tenant leur enfant dans ses bras. Admète arriva bientôt ; Thémistocle se fit connaître, et lui représenta que, malgré l’opposition qu’il avait faite aux demandes adressées par Admète aux Athéniens, il serait peu généreux de frapper un banni, un homme maintenant beaucoup plus faible que lui; qu’il y avait de la grandeur d’âme à ne se venger que d’un égal ;qu'enfm les requêtes d’Admète auxquelles il s’était opposé, n'avaient qu’un intérêt secondaire, tandis qu’il y allait pour lui de la vie, s’il était livré à ses persécuteurs. Il ajouta quels étaient leurs noms et leurs motifs.

Admète releva Thémistocle, avec l’enfant qu'il continuait à tenir dans ses bras, ce qui était la supplication la plus éloquente. Bientôt survinrent les députés d’Athènes et de Lacédémone; mais malgré leurs instances, le roi refusa de le leur livrer; et, comme Thémistocle témoignait le désir de se rpndre auprès du roi de Perse, Admète le fit conduire par terre jusqu'à Pydna, ville d’Alexandre, située sur l’autre mer[*](Pydna était en Macédoine, sur le golfe Ther-maïque. La Molosside, d’où vepait Thémistocle, est la portion méridionale de l’Êpire, conséquemment sur la mer Ionienne. Alexandre est le fils d’Amyntas et le prédécesseur de Perdiccas sur le trône de Macédoine. ). Là, trouvant un vaisseau marchand en partance pour l’Ionie, Thémistocle s’y embarqua, et fut porté par une tempête vers le camp des Athéniens qui assiégeaient Naxos[*](A l’occasion de la révolte de cette île contre les Athéniens. Voyez liv. I, ch. xcm. ). Craignant de tomber entre leurs mains, et inconnu de l’équipage, il découvrit au patron du navire son nom et la cause de son exil; ajoutant que, s’il ne le sauvait pas, il l’accuserait de le conduire à prix d’argent; que le plus sûr était de ne laisser personne sortir du vaisseau jusqu’à ce qu’on pût reprendre la mer; qu’enfin, s’il consentait à le servir, il serait dignement récompensé. Le patron fit ce' que Thémistocle lui demandait, mouilla un jour et une nuit au-dessus du camp des Athéniens, après quoi il atteignit Ëphèse. Thémistocle le gratifia d’une somme d’argent; car il en reçut d’Athènes, d’où ses amis lui en firent passer, et d’Argos où il en avait en dépôt.

Après avoir gagné la haute Asie avec un des Perses de la côte, il écrivit au roi Artaxerxès, fils de Xerxès, monté depuis peu sur le trône, une lettre ainsi conçue :

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«Mon nom est Thémistocle. Je viens à toi, après avoir fait plus de mal qu’aucun des Grecs à votre maison, aussi longtemps que j’ai dû repousser les attaques de ton père ; mais je lui ai fait encore plus de bien, lorsque je n’eus plus rien à craindre et qu’il fut lui-même en péril pour sa retraite. Aussi ai-je droit à quelque reconnaissance (c’était une allusion à l’avertissement qu’il avait donné au roi sur le départ des Grecs de Salamine, et au service qu’il lui avait soi-disant rendu en empêchant la rupture des ponts). C’est avec le pouvoir de te servir plus efficacement encore que je viens ici. victime de mon amitié pour toi. Je désire attendre un an pour te communiquer de vive voix les motifs de ma venue. »

Le roi admira, dit-on, la résolution de Thémistocle, et l’invita à donner suite à son dessein. Dans l’intervalle, Thémistocle apprit autant qu’il put la langue et les usages du pays; puis, l’année révolue, il se présenta au roi, qui l’éleva plus haut que pas un des Grecs venus auprès de lui. Il dut ces honneurs à l’estime qu’il s’était acquise, à l’espérance qu’il suggérait au roi de lui assujettir la Grèce, enfin à la haute intelligence dont il avait donné des preuves. Thémistocle avait montré de la manière la plus frappante ce que peut la nature ; à cefr égard, nul plus que lui ne méritait l'admiration. Grâce à la seule force de son génie, sans étude préalable ou subséquente, il jugeait par intuition des affaires présentes, et prévoyait avec une rare sagacité les événements futurs. Les questions qui lui étaient familières, il savait les mettre dans tout leur jour; celles qui étaient neuves pour lui, il ne laissait pas de les résoudre. Il discernait du premier coup d’œil les chances bonnes ou mauvaises des affaires encore obscures; en un mot, par son inspiration naturelle et sans aucun effort d’esprit, il excellait à trouver sur-le-champ les meilleures résolutions.

Il mourut de maladie ; quelques personnes prétendent qu’il s’empoisonna volontairement, lorsqu’il eut reconnu l’impossibilité de tenir les promesses qu’il avait faites au roi. Son tombeau est à Magnésie d’Asie sur la place publique. Il était gouverneur de cette contrée, le roi lui ayant donné pour son pain Magnésie, qui rapportait cinquante talents de revenu annuel ; pour son vin Lampsaque, le premier vignoble d'alors; enfin Myonte pour sa cuisine[*](Formule employée pour désigner les pensions allouées par les rois de Perse. Ainsi, selon Hérodote (I, xvcn), quatre villages de la Babylonie étaient affectés à l’entretien de la meute du satrape de la province. Ainsi encore Xénophon (Snobas*, 1. iv) parle de vidages donnés pour sa ceinture, c’est-à-dire pour sa toilette, à Parysatis, mère d’Artaxerxès. Platon (Alcibiade, I, p. lia) fait aussi allusion à cette coutume des rois de Perse. Cinquante talents valaient environ deux cent soixante-quinze mille francs. ). Ses parents assurent que, selon son désir, ses restes furent rapportés dans sa patrie et déposés en Attique à l’insu des Athéniens; car il n’était pas permis d’en terrer un homme banni pour trahison.

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Ainsi finirent le Lacédémonien Pausanias et l’Athénien Thé-mistocle, les deux Grecs les plus illustres de leur temps.

Telles avaient été, lors de la première ambassade, les sommations faites et reçues par les Lacédémoniens, relativement aux sacrilèges. Une seconde députation vint à Athènes pour dem Aider la levée du siège de Potidée et l’affranchissement d’Égine, enfin — comme condition absolue du maintien de la paix — l’abrogation du décret qui fermait aux Mégariens les ports de la domination athénienne et le marché d’Athènes. Les Athéniens ne voulurent rien entendre et ne rapportèrent point le décret. Ils accusaient les Mégariens de cultiver la terre sacrée et celle qui n’avait point de limites[*](Deux territoires distincts, situés sur les confins de l’Attique et de la Mégaride. Le premier était consacré à Cérès et à Proserpine, comme dépendance du temple d’Éleusis. Le second avait été longtemps un sujet de litige entre les deux peuples voisins, mais enfin il avait été convenu que ni l’un ni l’autre ne le cultiverait ), comme aussi d’accueillir les esclaves fugitifs. Les derniers députés qui vinrent de Lacédémone, savoir Ramphias, Mélésippos et Âgésan-dros, n’articulèrent aucune des réclamations précédentes, mais le bornèrent à présenter l’ultimatura suivant : « Les Lacédé-noniens désirent la paix ; elle subsisterait si vous laissiez les Grecs indépendants. » Là-dessus les Athéniens se formèrent en assemblée, et la discussion s'engagea. On convint de délibérer une fois pour toutes et de donner une réponse définitive. Divers orateurs se firent entendre, et les deux opinions trouvèrent des défenseurs ; les uns soutenant que la guerre était nécessaire, les autres que le décret ne devait pas être un obstacle à la paix et qu’il fallait le rapporter. A la fin, Périclès, fils de Xan-thippos, qui était alors le citoyen le plus éminent d’Athènes, le plus habile dans la parole et dans l’action, parut à la tribune et s’exprima en ces termes :

« Je persiste toujours dans la pensée qu’il ne faut pas céder aux Péloponésiens, quoique je sache que les hommes ne mettent pas à poursuivre la guerre la même ardeur qu’à la décréter, et que leurs opinions varient au gré des circonstances. Je suis donc obligé de vous répéter encore une fois les mêmes conseils; et j’espère que ceux de vous que j’aurai persuadés, maintiendront, en cas de revers, nos résolutions communes, à moins qu’en cas de succès ils ne s’abstiennent de s’en attribuer la gloire. Les événements, ainsi que les pensées de l’homme, ne suivent pas toujours une marche rationnelle; c’est pour cela que nous imputons à la fortune tous les mécomptes qu’il nous arrive d’éprouver.

« Le mauvais vouloir dont les Lacédémoniens nous ont précédemment donné des preuves est plus évident aujourd’hui que jamais. Bien que le traité porte qu’on réglera les différends à

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l’amiable, chacun demeurant en possession de ses droits, ils n’ont point encore demandé d’arbitrage, et ils refusent celui que nous offrons; ils préfèrent vider la querelle parles armes et nous apportent, non plus des réclamations, mais des ordres. Ils nous enjoignent de lever le siège de Potidée, de rendre à Égine son indépendance, de retirer le décret relatif à Mégare ; enfin leurs derniers ambassadeurs nous somment de laisser les Grecs indépendants.

« N'allez pas vous imaginer que, si nous faisons la guerre, ce sera pour une cause aussi légère que le maintien du décret contre Mégare, ce qui est leur éternel refrain, et qu’il suffirait de rapporter ce décret pour éviter une rupture. Ne conservez pas l’arrière-pensée d’avoir pris les armes pour si peu. Cette prétention, minime en apparence, n’est au fond qu’un moyen de vous sonder et de reconnaître vos dispositions. Si vous cédez aujourd’hui, demain vous recevrez quelque injonction plus forte; car ils attribueront votre condescendance à la peur; tandis qu’en tenant ferme, vous leur ferez clairement entendre qu’ils doivent traiter avec vous d'égal à. égal.