History of the Peloponnesian War

Thucydides

Thucydides. Histoire de la Guerre du Péloponnése. Bétant, Élie-Ami, translator. Paris: Librairie de L. Hachette, 1863.

« Peut-être se repose-t-on sur notre supériorité militaire et numérique, et pense-t-on qu’il nous serait facile de ravager leur territoire par des invasions réitérées. Mais les Athéniens possèdent beaucoup d’autres pays soumis à leur domination, et ils se procureront par mer ce qui leur manque. Si nous essayons d’insurger leurs alliés, il faudra des flottes pour les soutenir; car ils sont la plupart insulaires. Quelle espèce de guerre ferons-nous donc? A moins d’être les plus forts sur mer ou de leur enlever les revenus qui alimentent leur marine, nous recevrons plus de mal que nous n’en ferons. Π ne sera plus possible de quitter les armes avec honneur, surtout après avoir été leà premiers à les prendre.

« Ne nous berçons pas dé l’idée que cette guèrre se terminera promptement, si nous dévastons le pays ennemi. Je crains bien plutôt que nous ne la transmettions à nos enfants, tant

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il est improbable que les Athéniens, ce peuple si fier, se rendent esclaves de leur territoire, ou se laissent intimider par la guerre, comme si c’était chose nouvelle pour eux.

«. Je ne prétends pas que nous devions être insensibles au malaise de nos alliés, ou fermer les yeux sur les embûches qui leur sont tendues; ce que je dis, c’est qu-il ne faut pas encore faire appel aux armes, mais envoyer des députés et articuler nos griefs, sans menaces de guerre ni lâche condescendance. En attendant nous pousserons nos préparatifs; nous solliciterons l’adjonction de nouveaux alliés grecs ou barbares, pour tirer d’eux des secours maritimes ou pécuniaires. Et qui pourrait nous faire un crime, menacés comme nous le sommes par les Athéniens, de chercher notre salut dans l’alliance des Grecs et même des Barbares? En même temps, déployons toutes nos ressources. Si les Athéniens écoutent nos réclamations, ce sera bien ; autrement, dans deux ou trois années, nous marcherons contre eux, si on le juge à propos, avec des chances meilleures. Et qui sait si, voyant nos préparatifs en harmonie avec nos paroles, ils ne seront pas plus disposés à céder, surtout quand nous n’aurons pas encore entamé leur territoire, et qu'ils auront à délibérer, non sur des ruines, mais sur des biens encore intacts? Ne croyez pas qu’entre nos mains leur pays soit autre chose qu’un otage, d'autant plus sûr qu’il sera mieux cultivé. Il nous faut donc ménager ce pays le plus possible, et ne pas rendre leur défaite plus difficile en les poussant au désespoir.

Si an contraire, avec des préparatifs insuffisants et sur les plaintes de nos alliés, nous nous hâtons de ravager l’Attique, prenez garde que le Péloponèse n’en recueille de la honte et de l’embarras. On peut accorder les querelles des États et des individus; mais lorsque, pour des intérêts particuliers, nous aurons entrepris une guerre générale et d’une issue fort douteuse, il ne sera pas facile de la terminer avec honneur.

« N’allez pas vous imaginer que, nombreux comme vous l’êtes et n’ayant affaire qu’à une seule ville, il y ait lâcheté : à ne pas l’attaquer sur-le-champ. Les Athéniens n’ont pas moins d’alliés tributaires que nous ; or la guerre dépend bien moins des armes que de l’argent qui en seconde le succès, surtout quand la lutte est entre une puissance continentale et une puissance maritime. Commençons donc par nous en procurer, et ne nous laissons pas d’abord entraîner par les discours de nos alliés. Puisque c’est nous qui aurons la responsabilité des résultats,

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quels qu'ils soient, donnons-nous au moins le temps de la réflexion.

«Quant à cette lenteur, à cette temporisation qu’on nous reproche, gardez-vous d'en rougir; la précipitation ne ferait que reculer le terme d'une guerre entreprise sans préparatifs. D’ailleurs nous habitons une ville qui n’a pas cessé d’être libre et grandement illustrent ce dont on nous blâme n'est autre chose qu'une sage modération. C’est à cette qualité que nous devons de n’être ni insolents dans les succès, ni abattus comme tant d’autres dans les revers; de ne pas nous laisser précipiter dans le péril par les flatteries qu’on nous adresse, et d’étre impassibles aux reproches par lesquels on essaye de nous irriter.

« Cette prudence nous rend à la fois propres à la guerre et au conseil : à la guerre, parce que la modération est la source de l’honneur et l'honneur celle du courage; au conseil, parce que nous avons été élevés trop simplement pour mépriser les lois et trop sévèrement pour les enfreindre ; enfin, parce que n'étant pas initiés aux connaissances oiseuses, nous ne possédons pas l’art de critiquer en belles phrases les plans de nos ennemis, sans nous soucier si nos actions répondront à nos paroles. Nous croyons que les idées d’autrui valent bien les nôtres et qu'on ne peut faire d’avance la part de l’avenir. Il faut toujours présumer nos adversaires bien inspirés et leur opposer des préparatifs réels, ne point placer nos espérances dans les fautes qu'ils pourront commettre, mais plutôt dans la justesse de nos calculs. Ne vous figurez pas qu’il y ait une grande différence entre un homme et un autre homme : s’il en est un qui excelle, c’est celui qui a été formé à l’école de la nécessité.

« N’abandonnons pas les maximes que nos pères nous ont léguées et dont nous nous sommes toujours bien trouvés. Ne décidons pas en un seul instant du sort de tant d’hommes, de tant de richesses, de tant de villes, de tant de gloire ; mais délibérons à loisir ; nous le pouvons mieux que d’autres parce que nous sommes forts. Envoyons à Athènes une première ambassade au sujet de Potidée, une seconde pour exposer les plaintes de nos alliés; c'est un devoir, puisque les Athéniens offrent l’arbitrage, et que celui qui s'y réfère ne doit pas être de prime abord traité en ennemi. Pendant ce temps, préparons-nous à la guerre; c’est le meilleur parti à prendre, celui qui inspirera à nos adversaires le plue de terreur. »

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Tel fut le discours d’Archidamos. SthénélaïdasT un des éphores en charge, s’avança le dernier et dit :

« Je n’entends rien à toutes les arguties des Athéniens. Ils se sont donné force louanges, mais n’ont nullement prouvé qu'ils ne portent pas atteinte aux droits de nos alliés et à ceux du Péloponèse. Si jadis leur conduite fut belle contre les Mèdes et qu’aujourd'hui elle soit coupable envers nous, ils méritent une double peine , pour être devenus méchants de bons qu’ils étaient. Pour nous, nous sommes toujours les mêmes; et, si nous sommes sages, nous ne souffrirons pas qu’on offense nos alliés ; nous n’hésiterons pas à prendre leur défense, puisqu'on n'hésite pas à les maltraiter; D’autres ont de l’argent, des vaisseaux, des chevaux en abondance : nous avons, nous, de braves alliés, qu’il ne faut pas livrer aux Athéniens. Il ne s’agit pas ici de discussions ni de paroles, car ce n'est pas en paroles qu’ils sont attaqués; il faut leur porter secours au plus tôt et de toutes nos forces. Que nous parle-t-on de délibérer lorsqu’on nous outrage? C’est à ceux qui méditent l’injustice à délibérer longuement. Votez donc la guerre, Lacédémoniens, comme il est digne de Sparte; ne laissez pas les Athéniens s’agrandir davantage et ne trahissez pas vos alliés; mais, avec l’aide des dieux, marchez contre de perfides agresseurs. »

Il dit, et, en sa qualité d’éphore, il mit lui-même la question aux voix dans l’assemblée des Lacédémoniens. Or, comme ceux-ci votent par^ acclamation et non au scrutin, il prétendit ne pas discerner quel était le cri le plus fort; et voulant les exciter encore plus à la guerre en rendant le suffrage manifeste : « Que ceux de vous, dit-il, qui regardent la paix comme rompue et les Athéniens comme coupables, se lèvent et passent de ce côté; que ceux qui sont d’un avis contraire passent de l’autre. » Les Lacédémoniens se levèrent et se partagèrent; une majorité imposante déclara le traité rompu. En conséquence, ils rappelèrent les alliés, et leur dirent qu’ils donnaient tort aux Athéniens; mais qu’ils voulaient, avant de leur déclarer la guerre, réunir tous les alliés et leur soumettre la question, afin d’agir d’un commun accord. Là-dessus les alliés s’en retournèrent; les députés d’Athènes partirent plus tard, après s’être acquittés de leur mandat. Ce vote de l’assemblée, qui déclarait le traité rompu, eut lieu la quatorzième année de la paix de trente ans, conclue après la conquête de l'Eubée[*](L’an 432 avant Jésus-Christ.).

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En proclamant la rupture du traité et en votant la guerre, les Lacédémoniens cédèrent moins aux sollicitations de leurs alliés qu’à la crainte que leur causaient les Athéniens. Ils les voyaient déjà maîtres d’une partie de la Grèce, et ils avaient peur qu’ils ne s'agrandissent encore davantage.

Il me reste maintenant à raconter de quelle manière les Athéniens étaient parvenus à la suprématie qui contribua tant à leur puissance.

Quand les Mèdes eurent quitté l'Europe, vaincus par les Grecs sur terre et sur mer; quand ceux d’entre eux qui, avec leurs vaisseaux, avaient cherché un refuge à Mycale, eurent été détruits, Léotychidas, roi des Lacédémoniens, qui commandait les Grecs en cette journée, retourna dans sa patrie avec les alliés du Péloponèse. Les Athéniens au contraire, avec les alliés de l’Ionie et de l’Hellespont déjà révoltés contre le roi, continuèrent la guerre et mirent le siège devant Sestos, que les Mèdes occupaient. Ils passèrent l’hiver sous les murs de cette place, dont ils s’emparèrent après la retraite des Barbares. Ensuite ils abandonnèrent l’Hellespont, et chacun regagna ses foyers.

A peine l'Attique avait-elle été évacuée parles Barbares, que les Athéniens faisaient revenir des lieux où ils les avaient mis à l’abri leurs enfants, leurs femmes et le restant de leure effets; après quoi ils se disposèrent à reconstruire leur ville et leurs murailles. Il ne subsistait presque rien de l’ancienne enceinte ; la plupart des maisons étaient tombées, sauf quelques-unes, qu'avaient occupées les principaux des Perses.

Les Lacédémoniens, informés de ce projet, envoyèrent une ambassade à Athènes. Pour leur part, ils auraient vu avec plaisir que ni cette ville ni aucune autre n’eût de murailles; mais ils obéissaient surtout aux instances de leurs alliés, inquiets de l’essor qu’avait pris la marine autrefois nulle des Athéniens, et de l’audace déployée par eux dans la guerre Médique. Les députés invitèrent donc les Athéniens à ne point fortifier leur ville, mais plutôt à se joindre à eux pour détruire tous les remparts élevés en dehors du Péloponèse. Ils dissimulaient leurs intentions et leurs défiances ; mais il ne fallait pas, disaient-ils, que le Barbare, si jamais il revenait, pût trouver une place forte qui servît de base à ses opérations, comme cela s’était vu en dernier lieu pour Thèbes[*](On sait que Thèbes servit de quartier général à Mardonius, et qu’après la bataille de Platée, les Grecs furent obligés de faire le siège de cette ville (Hérodote, liv. IX, ch. xin et lxxxvi). ). Le Péloponèse, ajoutaient-ils, peut offrir à tous les Grecs une retraite et une place d’armes suffisantes.

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Les Athéniens, d’après l’avis de Themistocle, congédièrent à l’instant cette ambassade, avec réponse qu'ils allaient députer à Lacédémone sur ce sujet. Thémistocle demanda d’être envoyé lui-même sur-le-champ. Il conseilla de ne point faire partir aussitôt ceux qu’on lui donnerait pour collègues, mais de les retenir jusqu’à ce que la muraille eût atteint la hauteur strictement nécessaire pour soutenir un assaut. Toute la population, hommes, femmes et enfants, eut ordre de mettre la main à l’œuvre, sans épargner ni édifice public ni construction particulière, mais de démolir indistinctement tout ce qui pouvait servir aux travaux. Après avoir donné ces instructions et laissé entendre qu’il femit le reste à Lacédémone, Thémistocle partit. Arrivé tlans cette ville, au lieu de se rendre auprès des autorités, H usa d'atermoiements et de défaites ; et lorsqu’on lui demandait pourquoi il ne se présentait pas à l’assemblée, il répondait qu’il attendait ses collègues demeurés en arrière pour terminer quelques affaires, mais qu’il comptait sur leur arrivée prochaine et s’étonnait de leur retard.

On croyait Thémistocle, parce qu’on avait pour lui de l’affection. Cependant il arrivait des gens qui annonçaient d’une manière positive qu’Athènes se fortifiait et que le mur prenait déjà de l’élévation; il n’y avait plus moyen d’en douter. Alors Thémistocle, s’apercevant de l’effet produit par ces nouvelles, conseilla aux Lacédémoniens de ne pas ajouter foi à de vaines rumeurs, mais d’envoyer quelques-uns de leurs concitoyens les plus considérés, qui feraient un rapport fidèle après avoir vu les choses par leurs yeux. On les fit donc partir. Thémistocle manda sous main aux Athéniens de retenir ces députés d'une manière aussi peu apparente que possible, jusqu’à ce que lui-même et ses collègues fussent de retour (ceux-ci l’avaient enfin rejoint et lui avaient appris que le mur était suffisamment élevé; c’étaient Abronychos fils de Lysiclès et Aristide fils de Lysimachos). Il craignait que les Lacédémoniens, une fois informés, ne les laissassent plus aller. Les Athéniens firent ce qu’il demandait. Alors Thémistocle leva le masque ; et, se présentant aux Lacédémoniens, il leur déclara sans détour qu’Athènes était fortifiée et désormais en état de protéger ses habitants; que si les Lacédémoniens et leurs alliés voulaient y envoyer une députation, ce devait être à l’avenir comme à des hommes qui connaissaient également leurs propres intérêts et ceux de la Grèce; qu’en effet, lorsqu’ils avaient jugé utile d’abandonner leur ville et de monter sur leurs vaisseaux, ils avaient su prendre

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à eux seuls cette résolution courageuse; et que, dans les délibérations communes, ils ne s'étaient montrés inférieurs en intelligence à personne. Si maintenant ils avaient trouvé bon de fortifier leur ville, c’était dans l’intérêt des alliés non moins que dans le leur ; çar il n’était pas possible, avec des positions inégales, d’apporter dans les discussions communes un esprit d'ensemble et d'égalité. Il fallait donc, ajoutait-il, ou que tous les alliés fussent dépourvus de murailles, ou qu’on approuvât ce qu’Athènes avait fait.

Les Lacédémoniens, à ce discours, ne laissèrent percer aucune aigreur contre les Athéniens. En leur envoyant une ambassade, ils n’avaient pas prétendu, dirent-ils, leur donner^ des ordres, mais simplement un conseil dicté par l’intérêt de tous. A cette époque ils étaient dans les meilleurs termes avec les Athéniens, à cause du zèle dont ceux-ci avaient fait preuve dans la guerre Médique; toutefois ils éprouvaient un secret déplaisir d’avoir manqué leur but. Quant aux députés, ils se retirèrent les uns et les autres sans récriminations.

C'est ainsi que les Athéniens fortifièrent leur ville dans un court espace de temps. L’ouvrage porte encore aujourd’hui des traces de la précipitation avec laquelle il fut exécuté. Les fondements sont en pierres de toute espèce, non appareillées, telles que chacun les apportait. On y fit entrer jusqu’à des colonnes sépulcrales et des marbres sculptés. L’enceinte de la ville fut élargie en tout sens[*](C’est pour cela qu’on fut obligé de démolir les sépulcres les plus voisins de l’ancienne enceinte ; autrement ils eussent été enclavés dans la nouvelle ville, contrairement à la loi. ). L’empressement faisait qu’on remuait tout sans distinction.

Thémistocle persuada aussi d’achever les constructions du Pirée, précédemment commencées pendant l’année de son ar-chontat [*](On n’est pas d’accord sur la date de l’archontat de Thémistocle. Clinton [Fasti Hellenici) le place en 481 av. J. C. ). Cet endroit lui paraissait favorable à cause de ses trois ports naturels[*](Les trois darses du Pirée s’appelaient Zéa, Aphrodision et Can-thaTos. ); il pensait que les Athéniens trouveraient dans la marine les moyens de parvenir à une grande puissance. Le premier il osa dire qu’il fallait s’adonner à la mer, et il fit aussitôt mettre la main à l’œuvre. D’après son avis, on donna au mur l’épaisseur qu’on lui voit aujourd’hui autour du Pirée; les pierres étaient apportées par des chariots attachés deux à deux[*](Ceci doit s’entendre de chars à deux roues, attachés de manière à n’en former qu’un, ressemblant à un fardier. La pierre, trop grosse pour être placée sur un seul char, était supportée d’un bout par le premier train, de l’autre par le second, comme ceîa se pratique pour le transport des longues pièces de bois. ); dans l’intérieur il n’y avait ni blocage ni mortier, mais le mur consistait en grosses pierres de taille, jointes par des crampons defer scellés avec du plomb. La hauteur totale ne fut guère que la moitié de ce que projetait Thémistocle ; il eût voulu que l’élévation et l’épaisseur de ces murailles défiassent tous les assauts, et il pensait que pour la défense il suffirait d’un petit nombre des hommes les moins valides, tandis que les autres

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monteraient sur les vaisseaux. La grande importance qu’il attachait à la marine venait sans doute de ce qu’il avait reconnu que l’armée du roi avait l’accès plus facile par mer que par terre. A ses yeux, le Pirée était plus essentiel que la ville haute; souvent il conseillait aux Athéniens, s’ils venaient à être pressés sur terre, de descendre au Pirée et de s’y défendre sur leurs navires envers et contre tous.

Ce fut ainsi que les Athéniens élevèrent leurs remparts et les autres constructions, immédiatement après la retraite des Mèdes.

Cependant Pausanias, fils de Cléombrotos, avait été •envoyé de Lacédémone, avec vingt vaisseaux du Péloponèse, en qualité de général des Grecs. Cette armée, renforcée de trente vaisseaux athéniens et d’une foule d’alliés, se porta d’abord contre l’île de Cypre, qu’elle soumit en grande partie ; de là, toujours sous le même commandement, elle alla attaquer Byzance, que les Mèdes occupaient, et qu’elle prit à la suite d’un siège.

Mais le caractère altier de Pausanias ne tarda pas à indisposer les Grecs, surtout les Ioniens et tous ceux qui s’étaient récemment soustraits à la domination du roi. Ils s’adressèrent donc aux Athéniens et les prièrent, en vertu de leur commune origine, de se placer à leur tête et de les protéger au besoin contre les violences de Pausanias. Les Athéniens accueillirent cette demande et s’occupèrent de prendre les mesures les plus convenables pour être en état d’y satisfaire.

Sur ces entrefaites, les Lacédémoniens rappelèrent Pausanias pour lui faire son procès à l’occasion des faits dont ils avaient été informés. Les Grecs qui arrivaient à Lacédémone étaient unanimes à l’accuser, et son généralat ressemblait fort à la tyrannie . Il fut précisément rappelé au moment où les alliés, sauf les troupes du Péloponèse, passaient sous les ordres des Athéniens. De retour à Lacédémone, il fut condamné sur quelques chefs particuliers, mais absous des accusations les plus graves; on l’accusait surtout de médisme[*](Attachement au parti des Mèdes, crime de haute-trahison. Voyez I, cxxxv; III, Lxn, lxiv. ), et le reproche paraissait fondé. On lui retira donc le commandement ; on fit partir à sa place, avec peu de monde, Dorcis et d’autres, dont les alliés déclinèrent l’autorité. Ces chefs aussitôt se retirèrent; dès lors les Lacédémoniens n’en envoyèrent plus. L’exemple de Pausanias leur faisait craindre qu’ils ne se pervertissent en sortant du pays ; d’ailleurs ils étaient las de la guerre Médique; ils se reposaient sur les Athéniens du soin de la conduire, car en ce moment les deux peuples étaient amis.

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Ainsi investis du commandement par l’adhésion spontanée des alliés, auxquels Pausanias s'était rendu odieux, les Athéniens déterminèrent quelles villes auraient à fournir de l'argent ou des vaisseaux pour la continuation de la guerre contre les Barbares. Le prétexte fut de ravager le pays du roi par droit de représailles. De cette époque date chez les Athéniens l'institution des Hellénotames[*](Trésoriers des Grecs. Ces magistrats athéniens, probablement au nombre de dix, étaient chargés de recevoir le tribut que les alliés apportaient à Athènes à l’époque des fêtes de Bacchus. Le trésor commun ne resta pas longtemps à Délos ; les Athéniens le transportèrent à Athènes, et en disposèrent comme d'un reverrti. Les assemblées de Délos cessèrent pareillement. ), magistrats chargés de recevoir le tribut, car tel fut le nom donné à cette contribution. Ce tribut fut fixé dans Γ origine à quatre cent soixante talents[*](Environ deux millions cinq cent mille francs. Au commencement de la guerre du Péloponèse, la somme était de six cents talents (II, xm), parce que les défections successives avaient été punies par une aggravation de tribut. ). Le trésor fut déposé à Délos, et les assemblées se tinrent dans le temple.

Placés à la tête d'alliés originairement indépendants et ayant droit de suffrage dans des assemblées générales, les Athéniens étendirent peu à peu leur domination, soit par les armes, soit par des mesures administratives, dans l’intervalle compris entre la guerre Médique et celle-ci. Ils eurent tour à tour à combattre les Barbares, leurs propres alliés révoltés, et enfin les Péloponésiens, qu’ils rencontraient dans tous leurs différends. A ce propos je me suis permis une digression, parce que tous mes devanciers ont laissé cette période dans l’ombre, et se sont bornés à raconter Thistoire de la Grèce avant ou pendant les guerres Médiques. Le seul qui ait abordé ce sujet, Hellanicos, dans son histoire d’Athènes[*](Hellanicos, ancien historien grec, né à Myti-lène dans l’île de Lesbos. Il est classé parmi les logographes et doit être antérieur à Hérodote. Les ouvrages attribués à Hellanicos, et dont nous ne possédons guère que les titres, sont fort nombreux. Son histoire d’Athènes (’AriKç), dont il est ici question, était divisée en quatre livres, et remontait jusqu’aux temps fabuleux. ), n’a fait que l'effleurer, sans indiquer exactement la chronologie. D’ailleurs cet exposé achèvera de faire connaître comment s'établit l’empire des Athéniens.

D’abord, sous la conduite de Cimon, fils de Miltiade, ils assiégèrent et prirent sur les Mèdes la ville d'Éïon, à l’embouchure du Strymon. Les habitants furent vendus comme esclaves. Ensuite ils firent subir le même traitement à la population de Scyros, île de la mer Égée, habitée par des Dolopes, et qu'ils repeuplèrent par une colonie d’Athéniens[*](L'île de Scyros est voisine de la Thessalie. Ses habitants exerçaient la piraterie. Ils furent condamnés par les Àm-phictyons pour avoir capturé des vaisseaux qui se rendaient à Delphes. Les Athéniens furent chargés de l'exécution de la sentence. De la dlme du butin fait à Scyros, ils élevèrent à Athènes le célèbre temple de Thésée, Cimon ayant soi-disant retrouvé dans l’île les ossements de ce héros. ). Ils soutinrent aussi contre les Carystiens[*](Carystos, ville située sur la côte méridionale de l'Eubée, au pied du mont Ocha. Le reste de nie était tributaire des Athéniens. ) une guerre, à laquelle le reste del’Eubée demeura étranger· et qui se termina par un accommodement. Après cela, les Naxiens se révoltèrent ; mais ils furent attaqués, assiégés et soumis. Ce fut la première ville alliée qui fut privée de la liberté, contrairement au droit établi ; plus tard les autres éprouvèrent successivement le même sort.

Les défections provenaient de plusieurs causes, en particulier de la difficulté qu’éprouvaient la plupart des alliés à fournir régulièrement l’argent, les vaisseaux et même les hommes. Les Athéniens usaient de rigueur, et se faisaient haïr en

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employant la contrainte envers des gens qui n’avaient ni l’habitude ni la volonté d’endurer les fatigues de la guerre[*](Sur la répugnance des Ioniens pour le service militaire, voyez Hérodote, VI, xii. ). Leur commandement avait cessé d’être accepté avec plaisir; dans les expéditions communes, ils ne traitaient plus les alliés en égaux, et il leur était facile de réprimer les rébellions. La faute en était aux alliés eux-mêmes ; la plupart, dans leur répugnance à porter les armes et à s’éloigner de leurs foyers, s’étaient imposé, en place des vaisseaux à fournir, une somme d’argent équivalente Ainsi la marine athénienne s’accroissait avec les fonds fourn s parles alliés; et lorsque ceux-ci venaient à se révolter, ils se trouvaient engagés dans la guerre sans avoir ni l’expérience ni les forces nécessaires pour la soutenir.

Ce fut après ces événements que les Athéniens et leurs alliés livrèrent un combat sur terre et un combat naval contre les Mèdes à l’embouchure du fleuve Eurymédon en Pamphylie. Les Athéniens, commandés par Gimon, fils de Miltiade, remportèrent dans le même jour une double victoire. Ils prirent ou détruisirent les trirèmes phéniciennes au nombre de deux cents.

Quelque temps après eut lieu la défection des Thasiens, occasionnée par un différend au sujet des comptoirs et des mines qu’ils possédaient sur la côte de Thrace, située en face de leur île [*](Ce sont les fameuses mines d'or et d'argent du mont Pangée, dans la Thrace méridionale, entre les fleuves Strymon et Nestos. Ces mines avaient été découvertes par les Phéniciens; puis les Grecs les avaient exploitées ; enfin elles tombèrent entre les mains de Philippe de Macédoine, qui en tira un revenu considérable, et bâtit dans le voisinage la ville de Philippes. ). Les Athéniens dirigèrent une flotte contre Thasos, furent vainqueurs sur mer et opérèrent un débarquement.

Vers la même époque, ils envoyèrent dix mille colons, Athéniens et alliés, pour s’établir sur le bord du Strymon, à l’endroit alors appelé les Neuf-Voies et maintenant Amphipolis[*](Amphipolis était situé à l'endroit où le Strymon sort du lac Cer-cinitis, à deux lieues de la mer. Aristagoras de Milet avait essayé d'y établir une colonie; mais elle avait été détruite par les Édoniens (Hérodote, V, cxxiv, ofi l’endroit est nommé Myrcinos). Attirés par les avantages de cette position, les Athéniens renouvelèrent deux fois la même entreprise, d’abord sans succès; mais enfin, en 437 av. 3. C., sous -la conduite d'Hagnon, ils triomphèrent de la résistance des Thraces, et fondèrent définitivement la ville d'Amphipolis. Voyez liv. IV, ch. en. ). Ils s’emparèrent des Neuf-Voies sur les Édoniens; mais s’étant avancés dans l’intérieur des terres, ils furent taillés en pièces àDrabescos dans TÉdonie par les forces réunies des Thraces, qui voyaient de mauvais œil l’établissement formé aux Neuf-Voies.