History of the Peloponnesian War

Thucydides

Thucydides. Histoire de la Guerre du Péloponnése, Vol. 1-2. Zévort, Marie Charles, translator. Paris: Charpentier, 1852.

XXXVII. « Bien des fois déjà j’ai reconnu, en d’autres circonstances, qu’un État démocratique est incapable de commander à d’autres peuples  ; aujourd’hui surtout j’en ai la preuve dans votre repentir au sujet des Mytiléniens. Vous portez dans vos relations avec vos alliés la sécurité et la franchise réciproque de vos rapports journaliers  ; et quand, cédant à leurs discours, ou mus par un sentiment de pitié, vous vous laissez entraîner à quelque faute, vous ne songez pas que votre faiblesse tourne contre vous, sans leur inspirer aucune reconnaissance. Vous ne réfléchissez point

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que votre domination est une tyrannie, imposée à des hommes qui conspirent contre elle et n’obéissent qu’à la contrainte. Ce n’est point en leur faisant du bien, à votre propre détriment, que vous assurerez leur soumission, mais en asseyant votre autorité sur la force bien plus que sur leur bienveillance. Mais le pire de tout serait qu’il n’y eût rien de stable dans nos résolutions, et que nous en vinssions à ignorer que mieux vaut, pour un État, être gouverné par des lois moins bonnes, mais immuables, que par d’excellentes lois sans autorité  ; que l’ignorance modeste est préférable à l’habileté présomptueuse, et qu’en général les hommes les plus obscurs gouvernent mieux les États que les plus habiles. Ceux-ci, en effet, veulent se montrer plus sages que les lois et faire triompher leur opinion per- sonnelle dans toutes les délibérations d’intérêt général  ; ils pensent ne pouvoir trouver jamais plus belle occasion de faire montre de leur esprit  ; et par là ils perdent souvent les empires. Ceux au contraire qui se défient de leur propre habileté croient en savoir moins que les lois. Ils ne sont pas aussi capables, il est vrai, de réfuter le discours d’un orateur habile  ; mais, justes appréciateurs des choses, plutôt que jouteurs à la tribune, ils réussissent ordinairement. C’est ainsi que nous devons agir, au lieu de faire orgueilleusement parade de notre faconde, de notre dextérité dans ces passes oratoires, et d’inculquer à nos concitoyens des opinions paradoxales.

XXXVIII. « Pour moi, je persiste dans mon opinion  : j’admire vraiment ceux qui viennent vous proposer une nouvelle délibération au sujet des Mytiléniens, et vous faire perdre du temps. Les coupables surtout ont à y

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gagner  ; car la colère de l’offensé contre l’agresseur finit par s’émousser, mais lorsque la répression suit de près l’injure, elle ne lui cède en rien, et la vengeance est entière. Un autre sujet d’étonnement pour moi c’est que quelqu’un ose me contredire, et prétende démontrer que nous gagnons aux attentats des Mytiléniens et que les allié sau contraire perdent à nos revers. Sans doute, confiant dans son éloquence, il argumentera pour prouver que ce qui est résolu ne l’est pas, ou bien, exalté par le profit qu’il en attend, il travaillera un discours spécieux pour vous égarer. En attendant, c’est la répu- blique qui paye le prix des combats de ce genre, et elle n’y gagne pour elle-même que des dangers. La faute en est à vous, à la légèreté de vos décisions dans ces sortes de joutes : car il est dans vos habitudes d’être spectateurs des discours et auditeurs des actions  ; vous jugez de la possibilité des événements à venir sur les belles paroles d’un orateur  ; et, pour les faits déjà accomplis, vous accordez moins de confiance à ce qui s’est passé sous vos yeux qu’à ce qui vous est raconté par un discoureur habile à farder agréablement la vérité. Vous excellez à vous laisser tromper par la nouveauté des discours, et vous ne savez jamais suivre une résolution adoptée. Esclaves en tout de l’extraordinaire, dédaigneux de ce qui est habituel, chacun de vous prétend avoir le don de la parole  ; sinon, il contrarie ceux qui possèdent, pour ne pas avoir l’air de suivre l’opinion d’un autre  ; chacun veut être le premier à louer une pensée piquante. Aussi prompts à deviner à l’avance ce qu’on va vous dire, que lents à en prévoir les conséquences, vous êtes à la recherche, en quelque sorte, de ce qui n’est pas du monde où nous
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vivons, et vous ne savez pas même juger sainement de ce qui est sous vos yeux. Enfin, dominés entièrement par le plaisir de l’oreille, vous ressemblez plutôt à des spectateurs assis pour entendre des sophistes, qu’à des citoyens délibérant sur les intérêts de l’État.

XXXIX. « Je m’efforcerai de vous mettre en garde contre ces tendances, en vous montrant que Mytilène, à elle seule, vous a fait la plus cruelle offense que vous ayez jamais reçue. En effet, qu’un peuple hors d’état de supporter votre domination, ou forcé par l’ennemi, se détache de vous, je conçois l’indulgence  ; mais pour un peuple qui occupe une île fortifiée, qui ne peut redouter nos ennemis que par mer, qui, même de ce côté, a sous la main des galères pour les repousser  ; pour un peuple que nous avons laissé indépendant et honoré entre tous, une pareille conduite est-elle autre chose qu’un complot et une révolte  ? Ce n’est pas une défection, — car il n’y a défection que dans le cas d’oppression violente  ; — c’est une conspiration avec nos plus cruels ennemis, pour nous anéantir. Le crime est bien plus grand que si c’était un État puissant par lui-même qui vous eût rendu guerre pour guerre. Rien ne leur a servi d’exemple, ni les désastres de ceux qui, après s’être détachés de vous, sont retombés sous votre puissance  ; ni le bonheur dont ils jouissaient et qui eût dû les faire reculer devant le danger. Pleins d’une présomptueuse confiance dans l’avenir, tout gonflés d’espérances supérieures à leur puissance, mais inférieures encore à leurs désirs, ils ont pris les armes et préféré la force à la justice  ; du moment où ils ont cru entrevoir le succès, ils nous ont attaqués, sans avoir reçu de nous aucune offense. D’ordinaire ce sont les

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Étais parvenus soudainement à une fortune inespérée qui se portent ainsi à d’insolentes prétentions[*](Pour compléter le sens il faut ajouter les Mytiléniens sont d’autant plus coupables, puisqu’ils n’ont pas même l’excuse de ces entraînements soudains.) :en général un bonheur prévu, et qui ne dépasse pas nos espérances, est bien plus stable que celui qui nous surprend inopinément  ; et il est plus facile, en quelque sorte, de lutter contre le malheur que de se maintenir dans la prospérité.

« Nous eussions dû, depuis longtemps, ne pas traiter les Mytiléniens avec plus d’égards que les autres  ; ils n’en seraient pas venus à ce degré d’insolence  ; car il est naturel à l’homme de mépriser qui le flatte et de respecter qui lui résiste. Qu’ils soient donc punis maintenant comme le mérite leur faute  ; et vous, n’allez pas absoudre le peuple, en n’imputant le crime qu’au petit nombre  ; car tous ont également conspiré. S’ils s’étaient tournés vers vous, comme ils le pouvaient, ils seraient maintenant rendus à leurs foyers  ; mais ils ont cru plus sûr de courir les mêmes dangers que leurs chefs et se sont associés à leur défection. Songez-y bien : si vous infligez le même châtiment à ceux de vos alliés qui vous abandonnent forcés par l’ennemi, et à ceux qui le font de leur propre mouvement, croyez-vous qu’il y en ait un seul qui ne saisisse le moindre prétexte pour vous abandonner, lorsqu’il aura en perspective la liberté pour prix du succès, et, en cas d’échec, un traitement qui n’a rien de rigoureux. Nous, au contraire, il nous faudra risquer contre chaque ville et nos trésors et nos personnes  ; si nous

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réussissons, nous aurons pris une ville ruinée, et perdu pour l’avenir les revenus qui font notre force  ; si nous échouons, nous verrons un nouvel adversaire s’ajouter à ceux que nous avons déjà, et il nous faudra consacrer à combattre nos propres alliés le temps que nous devrions employer à lutter contre nos ennemis actuels.

XL. « Ne leur laissons donc aucune espérance  ; il ne faut pas qu’ils puissent compter sur l’éloquence ou sur l’argent pour acheter leur pardon, comme s’ils n’étaient coupables que d’une faiblesse inhérente à l’humanité  ; leur offense a été volontaire  ; ils ont conspiré sciemment, et il n’y a de pardonnable que ce qui est involontaire. Pour moi j’ai déjà fait connaître précédemment mon opinion  ; aujourd’hui encore je maintiens que vous ne devez pas revenir sur une résolution adoptée, ni commettre les trois fautes les plus funestes au pouvoir : céder à la pitié, à la séduction des discours, à un mouvement d’indulgence. La pitié convient envers ceux qui paient d’une juste réciprocité, mais non envers des hommes qui, loin de compatir à leur tour, seront de toute nécessité et à jamais vos ennemis. Les orateurs qui amusent par leur éloquence trouveront à jouter dans d’autres questions de moindre importance, sans choisir une occasion où la répu- blique, pour un amusement d’un instant, éprouverait un immense dommage, tandis qu’eux-mêmes seraient bien payés de leurs belles paroles  ; quant à l’indulgence il faut l’accorder à ceux qui, dans l’avenir du moins, doivent nous rester fidèles, mais non à ceux qui, toujours les mêmes, n’en continueront pas moins à être nos ennemis.

« Je me résumerai en un mot : en suivant mes

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conseils, vous ne ferez rien que de juste envers les Mytiléniens, et en même temps vous sauvegarderez vos intérêts. En agissant autrement, vous ne vous les attacherez pas, et vous prononcerez surtout contre vous- mêmes. Car si leur défection est légitime, votre domination ne saurait l’être  ; et si, même contre le droit, vous croyez devoir conserver l’empire, il vous faut aussi, contrairement à la justice, mais dans votre intérêt, sévir contre eux. Sinon, renoncez à la domination, et, à l’abri des périls, livrez-vous à d’humbles vertus. Traitez-les comme ils vous eussent traités vousmêmes : échappés à leurs complots, ne montrez pas moins de vigueur que les conspirateurs  ; songez enfin au traitement qu’ils vous réservaient vraisemblablement s’ils eussent été vainqueurs, surtout après avoir été les premiers à vous attaquer.

« On n’est jamais plus acharné et plus impitoyable qu’ envers ceux à qui on a nui sans raison, parce qu’on pressent ce qu’il y a de danger à laisser vivre de pareils ennemis  ; car celui qui a été offensé sans motif est plus implacable, s’il échappe, qu’un ennemi ordinaire.

« Ne soyez donc pas traîtres à vous-mêmes : reportez-vous, autant que possible, par la pensée, au moment même du danger  ; songez quel prix sans égal vous attachiez à les vaincre  ; et, maintenant, rendez-leur la pareille, sans vous laisser amollir par leur situation présente, sans oublier le péril naguère suspendu sur vos têtes. Châtiez-les comme ils le méritent, et, par cet exemple, montrez clairement au reste des alliés que quiconque fera défection sera puni de mort. Une fois qu’ils le sauront, vous aurez moins souvent à

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négliger vos ennemis pour combattre vos propres alliés. »

XLI. Ainsi parla Cléon. Après lui Diodote, fils d’Eucratès, qui, dans la précédente assemblée, avait vivement combattu le décret de mort contre les Mytiléniens, s’avança et parla en ces termes :

XLII. « Je ne saurais ni blâmer ceux qui ont proposé une nouvelle délibération au sujet des Mytiléniens, ni approuver ceux qui trouvent mauvais qu’on revienne plusieurs fois sur les affaires les plus importantes. Loin de là, je crois que les deux choses les plus contraires à une saine délibération sont la précipitation et la co- lère[*](Cupidinem atque iram, pessumos consullores (Sall. Jug. 68).), l’une provient, en général, du manque de sens, l’autre de l’ignorance et de l’irréflexion. Celui qui soutient que les discours n’éclairent pas les faits est ou dépourvu de raison, ou guidé par quelque intérêt personnel : dépourvu de raison s’il se figure qu’il est quelque autre moyen de répandre la lumière sur l’a- venir et les questions obscures, guidé par l’intérêt, si, voulant conseiller quelque mesure honteuse et sentant son impuissance à bien dire sur ce qui n’est pas bien, il espère, par d’habiles calomnies, effrayer ses adversaires et ses auditeurs. Mais ceux-là sont les pires de tous qui se font de l’imputation de vénalité un argument contre l’opinion émise par un autre. S’ils se contentaient de l’accuser d’ignorance, l’orateur qui aurait eu le dessous pourrait emporter la réputation d’un homme sans talent  ; sa probité, du moins, ne serait pas en cause  ; mais, quand on ajoute l’accusation d’improbité, il devient suspect, même s’il gagne sa cause  ;

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et, s’il la perd, il passe tout à la fois pour malhabile et malhonnête.

« La république n’a rien à gagner à ces manoeuvres  ; car la crainte éloigne d’elle les conseillers honnêtes. Tout n’en irait que mieux si de telles gens ne savaient manier la parole  ; car ils entraîneraient l’état à bien moins de fautes. Un bon citoyen doit, au lieu d’effrayer son adversaire, combattre loyalement, à armes égales, et ne se montrer supérieur à lui que par l’éloquence. Dans une sage république, sans combler de nouveaux honneurs celui qui donne le plus de conseils utiles, on doit du moins ne rien retrancher de ceux dont il jouit  ; et, loin qu’aucune peine y soit infligée à l’orateur malheureux, sa considération même doit être à l’abri de toute atteinte. De cette manière, celui qui a déjà réussi ne parlera pas contre son sentiment et ne flattera pas le peuple en vue de nouveaux succès  ; celui qui a échoué ne songera pas non plus à recourir aux mêmes moyens de flatterie pour se concilier la multitude.

XLIII. « Nous faisons ici tout le contraire : bien plus, sur le simple soupçon qu’un orateur est guidé par quelque intérêt, fussions-nous d’ailleurs persuadés qu’il donne les meilleurs conseils, jaloux des profits problématiques que nous supposons qu’il peut faire, nous frustrons par cela seul l’État d’avantages incontestables. Les choses en sont à ce point que les bons conseils, présentés sans détours, ne sont pas moins suspects que les mauvais  ; si bien que si, d’un côté, celui qui veut faire adopter les mesures les plus funestes doit se concilier le peuple en le trompant, de l’autre, celui qui ouvre un avis utile est également obligé à mentir pour trouver créance. Grâce à tous ces

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raffinements, notre république est la seule qu’on ne puisse servir ouvertement et sans’la tromper. Si l’on donne franchement un conseil utile, on est soupçonné d’en attendre quelque profit secret. Aussi, en présence de pareilles dispositions, sommes-nous obligés, quand nous portons la parole dans les questions les plus graves, de voir plus loin que vous, qui ne savez guère réfléchir mûrement  ; d’autant mieux que nous sommes responsables des conseils que nous vous donnons, et que nous nous adressons à des auditeurs irresponsables. Si, du moins, celui qui ouvre un avis et celui qui s’y range avaient le même danger à courir, vos jugements seraient plus réfléchis. Mais, loin de là, s’il vous survient quelque échec, cédant au premier mouvement de colère, vous faites payer au conseiller seul la peine d’une opinion que vous avez partagée, d’une faute qui a été celle de la majorité.

XLIV. « Quant à moi, je n’ai pris la parole ni pour contredire, ni pour accuser personne au sujet des Mytiléniens. Car, si nous sommes sensés, ce n’est pas sur leurs fautes que doit s’établir la discussion, mais sur le meilleur parti à prendre pour nous-mêmes. Quand j’aurais démontré qu’ils sont coupables d’une manière absolue, je ne demanderais pas pour cela leur mort, si elle nous est inutile  ; et, méritassent-ils quelque indulgence, je ne la réclamerais pas, si je n’y voyais avantage pour la république. Je crois que nous avons à délibérer sur l’avenir bien plus que sur le présent. Cléon invoque surtout l’utilité qu’il y aura, pour l’avenir, à infliger la peine de mort, afin de rendre les dé- fections moins fréquentes  ; et moi, la considération de vos intérêts à venir me conduit à une conclusion tout

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opposée. Je vous engage donc à ne pas vous laisser entraîner par ce que son discours a de plausible à repousser ce qu’il y a de vraiment utile dans mon opinion  ; car ce qu’il a dit, mieux d’accord avec votre ressentiment actuel contre les Mytiléniens, vous semble plus juste et pourrait aisément vous entraîner  ; mais il n’est point ici question de faire leur procès (on pourrait alors invoquer la justice), il ne s’agit que de délibérer à leur propos sur le parti le plus utile à prendre pour nous.

XLV. « Dans les États, la peine de mort est établie contre un grand nombre de crimes qui, loin d’égaler le leur, n’en approchent même pas  ; cependant l’espérance donne l’audace d’affronter ce péril, et tout homme qui court un pareil risque compte sur lui-même et sur la réussite de ses desseins. Il en est de même pour les villes : en vit-on jamais se révolter avec la pensée qu’elles ne trouveraient ni en elles-mêmes, ni dans leurs alliances, des ressources suffisantes  ? Il est naturel à l’homme, aux États comme aux particuliers, de commettre des fautes  ; et il n’y a pas de loi qui puisse empêcher cela, puisqu’on a désormais parcouru toute la série des peines, les aggravant sans cesse, pour être moins exposé aux attentats des malfaiteurs. Il est même vraisemblable qu’autrefois, pour les plus grands crimes, les punitions étaient moins sévères  ; mais comme avec le temps on les affronta, la plupart aboutirent à la mort  ; et cependant on brave la mort elle-même. Il faut donc, ou trouver quelque épouvantail plus terrible, ou reconnaître que la crainte des châtiments n’empêche rien. Le pauvre devient audacieux par nécessité  ; l’insolence et l’orgueil du pouvoir

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poussent le riche à l’ambition. Dans toutes les autres situations où l’homme est dominé par la passion, il cède à l’irrésistible entrainement du moment, et se laisse jeter au milieu des périls. A ces causes il faut ajouter l’espérance et le désir : le désir commande, l’espérance le suit  ; celui-ci forme les desseins, celle-là suppose la facilité du succès, et tous les deux causent les plus grands désastres  ; d’autant mieux qu’ils cheminent sourdement, plus redoutables par cela même que les dangers visibles. A tout cela se joint la fortune, qui ne contribue pas moins à nous exalter : quelquefois une occasion se présente inopinément, et on se jette au milieu des hasards avec des moyens insuffisants. Les États surtout subissent ces entraînements  ; cela se conçoit : il s’agit alors des plus puissants intérêts, la liberté ou la domination  ; et chaque citoyen, voyant tout un peuple avec lui, conçoit follement une plus haute idée de lui-même. En un mot, il est impossi- ble, quand la nature humaine se porte vivement à la poursuite d’un objet, qu’on puisse l’en détourner par l’autorité des lois, ou par aucune autre crainte  ; il y aurait même par trop de simplicité à y pré- tendre.

XLVI. « Il ne faut donc pas, par trop de confiance dans l’efficacité de la peine de mort, prendre une résolution funeste  ; il ne faut pas fermer toute espérance aux villes révoltées, en déclarant qu’il n’y a plus de place pour le repentir, et qu’un prompt retour ne saurait expier leur crime. Songez que, dans l’état actuel, lorsqu’une ville rebelle se reconnaît dans l’impossibilité de vaincre, elle vient à composition lorsqu’elle est encore en état de payer les frais de la guerre et

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d’acquitter le tribut à l’avenir. Mais, avec une pareille politique, croyez-vous qu’il y ait une seule ville qui ne fasse de plus sérieux préparatifs et qui ne soutienne le siège jusqu’à la dernière extrémité, s’il n’y a aucune différence entre une prompte soumission et une résistance opiniâtre  ? N’y aura-t-il pas alors dommage pour nous-mêmes à prolonger nos dépenses devant une place assiégée, tout accord étant désormais impossible  ; à ne la prendre que ruinée, si nous nous en emparons, et à nous priver pour l’avenir des tributs que nous devions en attendre, tributs qui sont notre force contre nos ennemis  ? Ne compromettons donc pas nos propres intérêts en jugeant les coupables d’après les principes d’une justice rigoureuse  ; considérons plutôt comment nous pourrons, en ne punissant qu’avec une prudente modération, laisser aux villes assez de ressources pour nous fournir à l’avenir d’abondants tributs. N’espérons pas les maintenir par la rigueur des lois, mais par une active vigilance. Nous faisons actuellement le contraire : si un peuple libre, qui ne reste sous notre domination que par la force, a tenté, comme cela est naturel, de recouvrer son indépendance, lorsqu’il retombe sous notre joug nous croyons devoir le punir avec rigueur. Le mieux, avec des hommes libres, n’est pas de châtier sévèrement ceux qui se soulèvent, mais de les surveiller sévèrement avant leur défection, de prévenir chez eux même la pensée de la révolte, et, après les avoir subjugués, d’étendre le moins possible l’accusation.

XLVII. « Voyez à quelle lourde faute vous entraînerait sous ce rapport l’avis de Cléon. Maintenant, dans toutes les villes, le peuple vous est favorable  ; il ne

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s’associe pas à la révolte des chefs, ou, s’il y est forcé, il devient bientôt l’ennemi de ceux qui l’ont entraîné à la défection  ; aussi, dans chaque ville ennemie, avezvous, en attaquant, le peuple pour allié. Mais si vous exterminez la population de Mytilène, qui n’a pas pris part à la défection, et qui, dès qu’elle a eu des armes, vous a livré spontanément la ville, vous commettrez premièrement une injustice, en tuant ceux qui ont été favorables à votre cause  ; ensuite vous ferez pour l’aristocratie ce qu’elle désire le plus : dès qu’elle aura soulevé une ville, elle verra aussitôt le peuple prendre parti pour elle, du moment où vous aurez montré d’avance que la même peine attend les innocents et les coupables. Le peuple même fût-il coupable, il faudrait feindre de l’ignorer, afin de ne pas mettre contre nous la seule classe qui nous reste encore fidèle. En un mot, je crois qu’il est plus avantageux, pour le maintien de votre domination, de supporter volontairement une injustice que d’exterminer justement ceux que vous devez ménager. Il n’est pas possible que la justice et l’intérêt s’accordent, comme le prétend Cléon, à réclamer leur châtiment.

XLVIII. « Quant à vous, reconnaissez que c’est là ce qu’il y a de mieux : cédez, non point à la pitié et à l’indulgence, sentiments auxquels je ne veux pas non plus que vous vous laissiez entraîner, mais aux raisons que je vous ai fait entendre  ; jugez avec calme les Mytiléniens que Pachès vous a envoyés comme les plus coupables, et laissez les autres dans leurs foyers. Voilà ce qui est véritablement avantageux pour l’avenir et inquiétant dès à présent pour vos ennemis  ; car on prend plus d’avantage sur ses adversaires en agissant

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avec une sage maturité, qu’en recourant à des mesures énergiques, mais inconsidérées. »

XLIX. Ainsi parla Diodote. Après ces discours, où les raisons se balançaient, le même conflit d’opinions se produisit chez les Athéniens. Les suffrages se partagèrent à peu près  ; cependant l’avis de Diodote prévalut. Aussitôt on envoya en toute hâte une seconde trirème  ; car on craignait qu’elle ne fût devancée par la première et ne trouvât la ville massacrée. L’autre avait un jour et une nuit d’avance[*](En effet, Thucydide a dit précédemment que les Athéniens s’étaient repentis le lendemain du jour où fut rendu le premier décret.). Les députés mytiléniens approvisionnèrent le vaisseau de vin et de farine, et promirent une forte récompense à l’équipage s’il gagnait l’autre bâtiment de vitesse. Les matelots, en effet, firent une telle diligence que, tout en manoeuvrant, ils mangeaient leur farine, pétrie avec du vin et l’huile, et se relevaient pour ramer et dormir tour à tour. Heureusement ils n’eurent aucun vent contraire  ; d’ailleurs, le premier vaisseau, chargé d’une horrible mission, ne pressait pas sa marche  ; le second, grâce à cette diligence, ne fut devancé que du temps qu’il fallut à Pachès pour lire le décret et se préparer à l’exécuter. La seconde trirème aborda alors et empêcha le massacre. Telle fut l’imminence du danger que courut Mytilène.

L. Les autres Mytiléniens que Pachès avait envoyés, comme les principaux auteurs de la défection, furent mis à mort sur l’avis de Cléon  ; ils étaient un peu plus de mille[*](Pachès eut, peu de temps après, à rendre compte de sa conduite pendant ce commandement  ; et se perça de son épée pour échapper à une condamnation (Plutarque, Nicias, 6).)  ; on rasa les fortifications des Mytiléniens et

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on confisqua leur flotte. Dans la suite, au lieu d’impo- ser un tribut aux Lesbiens, les Athéniens partagèrent leur territoire, celui de Méthymne excepté, en trois mille lots : trois cents furent réservés et consacrés aux dieux[*](Chez les Grecs et les Romains on attribuait ainsi aux dieux des terres, qui faisaient partie du domaine public  ; elles étaient affermées à des particuliers, sons la condition d’entretenir les temples et de fournir aux frais du culte (voir Arist. Polit. vii, 10). Souvent aussi des particuliers consacraient aux dieux une propriété, dont ils continuaient cependant à jouir, eux et leurs descendants. C’était un moyen d’en rendre la possession plus stable (Xénoph., Anab., v, 3).)  ; le reste fut tiré au sort entre des citoyens d’Athènes qu’on envoya en prendre possession. Les Lesbiens, moyennant une redevance annuelle fixée à deux mines[*](La mine valait cent drachmes, environ quatre-vingt-dix fr.) pour chaque lot, continuèrent à les cultiver. Les Athéniens s’emparèrent aussi des places que les Mytiléniens possédaient sur le continent et les soumirent à leur domination. Tels furent les événements de Lesbos[*](Les séditions qui plus tard s’élevèrent à Lesbos semblent prouver que les trois mille colons athéniens ne s’y établirent pas définitivement  ; n’ayant rien à faire, ils durent vite regretter l’active oisiveté de la place publique.).

LI. Le même été, après la prise de Lesbos, les Athéniens, sous la conduite de Nicias, fils de Nicératus, firent une expédition contre l’île de Minoa, située en face de Mégare[*](En face de Nisée, port de Mégare.). Elle servait de fort aux Mégariens qui y avaient construit une tour. Le dessein de Nicias était d’y établir pour les Athéniens une station fortifiée, plus à portée que Boudoron et Salamine, pour

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empècher les Péloponnésiens de faire de là des expéditions clandestines et d’envoyer, comme ils l’avaient fait précédemment[*](Lors de la tentative de Cnémus et de Brasidias contre Salamine.), des galères et des bâtiments armés en course. Il voulait en même temps intercepter toute importation à Mégare. Il s’empara d’abord par mer, au moyen de machines de guerre, de deux tours avancées qui dépendaient de Nisée, et rendit ainsi libre le passage entre l’île de cette place. Puis il fortifia la partie par où l’on pouvait, du continent, introduire des secours au moyen d’un pont jeté sur les marais  ; car l’île est peu éloignée de la terre ferme. Tout cela fut l’ouvrage de quelques jours. Il fortifia ensuite l’île, y laissa garnison, et rentra avec son armée.

LII. Dans le cours de cet été, et vers la même époque, les Platéens, manquant de vivres, et dans l’impossibilité de continuer la résistance, se rendirent aux Péloponnésiens  ; voici dans quelles circonstances : les assiégeants donnèrent un assaut que les Platéens ne furent pas en état de repousser. Le général lacédémonien reconnut leur faiblesse, mais il ne voulait pas prendre la ville de vive force  ; car ses instructions portaient qu’il fallait que, si l’on venait un jour à traiter avec les Athéniens, a la condition de rendre réciproquement les places prises dans la guerre[*](Telle fut, en effet, une des conditions de la paix de Nicias. — Lorsque les Platéens réclamèrent la possession de leur ville, les Thébains répondirent qu’elle n’avait pas été prise de vive force, mais s’était donnée à eux  ; et ils la gardèrent.), Platée ne pût entrer dans ces restitutions, comme s’étant donnée elle-même aux Lacédémoniens. Il envoya donc un

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héraut déclarer que, s’ils remettaient volontairement la place et consentaient à prendre les Lacédémoniens pour juges, tout en sévissant contre les coupables, on ne condamnerait personne sans jugement. Sur cette déclaration du héraut, les assiégés, réduits alors à la dernière extrémité, rendirent la ville. Les Péloponnésiens leur fournirent des vivres pendant quelques jours, en attendant que les juges, au nombre de cinq, fussent venus de Lacédémone. A leur arrivée, on n’établit contre les Platéens aucun chef d’accusation  ; on se contenta de les faire venir et de leur demander si, dans la guerre actuelle, ils avaient rendu quelque service aux Lacédémoniens et à leurs alliés. Ils répondirent qu’ils demandaient à s’étendre davantage sur leur justification, et chargèrent de leur défense deux des leurs, Astymaque, fils d’Asopolaüs, et Lacon, fils d’Aïmnestus, proxène des Lacédémoniens. Ceux-ci s’avancèrent et parlèrent ainsi :

LIII. « Nous vous avons livré notre ville, Lacédémoniens, confiants dans votre parole. Ce n’est pas là le jugement sur lequel nous comptions : nous attendions plus de respect de la légalité  ; et, si nous avons accepté des juges, si nous n’en avons pas voulu d’autres que vous qui allez prononcer sur notre sort, c’était, dans la persuasion qu’auprès de vous surtout nous trouverions justice. Mais, maintenant, nous craignons bien d’avoir manqué doublement notre but : car nous soupçonnons (et cela n’est que trop vraisemblable) que nous avons à nous défendre contre le dernier supplice, et que nous ne vous trouverons pas exempts de par- tialité. Ce qui confirme nos craintes, c’est premièrement qu’on n’a formulé contre nous aucune

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accusation régulière que nous puissions réfuter, puisque c’est nous-mêmes qui avons dû demander à parler  ; ensuite on ne nous adresse qu’une courte question, ménagée de telle sorte que, si notre réponse est conforme à la vérité, elle nous condamne, et si nous mentons, l’évidence est contre nous. De quelque côté que nous nous tournions, l’embarras est le même  ; aussi, quelque danger qu’il y ait à parler, nous sommes forcés à suivre ce parti, qui nous paraît encore le plus sûr  ; car, si nous gardions le silence dans la situation où nous sommes, on pourrait nous le reprocher et croire qu’en parlant nous avions chance de nous sauver.

« A toutes nos perplexités se joint la difficulté de vous persuader : si nous étions inconnus les uns des autres, nous pourrions invoquer en notre faveur le témoignage de faits que vous ignoreriez  ; mais, tout au contraire, nous allons parler à des hommes à qui tout est connu. Ce que nous craignons, ce n’est pas que, préjugeant l’infériorité de nos mérites à l’égard des vôtres, vous ne nous en fassiez un crime  ; mais bien que, dans le but de complaire à d’autres, vous ne nous fassiez plaider une cause déjà jugée.

LIV. « Néanmoins, après avoir exposé quels sont, dans notre différend avec les Thébains, nos droits en regard de vous et des autres Grecs, nous rappellerons nos services et tâcherons de vous persuader. A cette courte question : « Si, dans cette guerre, nous avons fait quelque bien aux Lacédémoniens et à leurs alliés, » nous répondons que, si vous nous interrogez comme ennemis, nous ne sommes pas coupables de ne pas vous avoir fait de bien, et que, si vous nous regardez comme amis, la faute est bien plutôt à vous d’être venus nous

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combattre. Soit dans la paix, soit dans la guerre contre le Mède, nous nous sommes montrés irréprochables  ; ce n’est pas nous qui, dernièrement, avons les premiers rompu la paix  ; et jadis on nous vit, seuls des Béotiens, concourir à la liberté de la Grèce[*](Hérodote dit, en effet, ix, 28, que les Platéens envoyèrent six cents hommes à l’armée de Pausanias  ; mais ils ne prirent pas part an combat.). Habitant le continent, nous avons néanmoins combattu sur mer à Arté- misium. Dans la bataille livrée sur notre territoire, nous étions également avec vous et Pausanias. Tous les autres dangers qui ont pu menacer la Grèce à cette époque, nous les avons partagés dans la mesure de nos forces  ; et vous-mêmes, en particulier, Lacédémoniens, quand une immense terreur enveloppait Sparte, quand, après le tremblement de terre, les Hilotes révoltés s’enfermèrent dans Ithome, vous avez vu arriver à votre secours le tiers de nos forces. De tels services ne doi- vent point être oubliés.

LV. « Voilà ce que nous avons cru devoir faire jadis, dans ces occasions mémorables. Si, depuis lors, nous sommes devenus ennemis, la faute en est à vous. Quand, opprimés par les Thébains, nous avons dû recourir à une alliance, vous nous avez repoussés  ; vous nous avez conseillé de nous tourner vers les Athéniens, sous prétexte qu’ils étaient près de nous, et que vous étiez trop éloignés. Et pourtant, dans la guerre, vous n’avez reçu de nous aucune injure grave  ; vous n’en aviez aucune à redouter pour l’avenir. Sans doute, nous avons refusé de nous détacher des Athéniens, malgré vos injonctions  ; mais il n’y a là aucun crime : ils nous avaient secourus contre les Thébains, quand vous refusiez

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d’agir  ; il eùt été mal de les trahir ensuite, surtout après avoir éprouvé leurs bienfaits, après avoir réclamé nousmêmes leur alliance dans un moment de détresse, et obtenu chez eux le droit de cité  ; notre devoir était, au contraire, de déférer avec empressement à leurs ordres. Quant aux entreprises auxquelles vous avez les uns et les autres entraîné vos alliés, s’il en est de répréhensibles, la faute n’en est pas à ceux qui vous ont suivis, mais à vous, qui les dirigiez dans des actes condamnables.

LVI. « Les Thébains sont coupables envers nous de nombreuses injustices. Vous connaissez la dernière cause de nos malheurs actuels : contre des hommes qui avaient pris notre ville en pleine paix, bien plus, au milieu d’une fête, nous étions en droit de sévir, d’après cette loi partout en vigueur qui permet de repousser l’agresseur. Il ne serait pas juste maintenant que nous eussions à souffrir à cause d’eux. Car, si vous soumettez la justice à votre utilité actuelle et à leur haine, vous vous montrerez, non pas juges intègres, mais esclaves de l’intérêt. Et d’ailleurs, si les Thébains paraissent vous êtes utiles aujourd’hui, nous vous l’étions bien plus autrefois, nous et les autres Grecs, lorsque vous étiez dans un plus grand péril. Maintenant, en effet, c’est vous qui, par vos agressions, vous rendez redoutables aux autres  ; mais à cette époque, quand le barbare apportait à tous la servitude, les Thébains étaient avec lui. Il est donc juste que notre faute actuelle, si toutefois il y a eu faute, soit compensée par notre dévouement d’alors. Vous trouverez même que le service est comparativement supérieur, eu égard surtout aux circonstances  ; car, à ce moment,

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bien peu des Grecs opposaient quelque bravoure à la puissance de Xerxès. Alors on comblait d’éloges ceux qui, au lieu de se préoccuper de leur propre intérêt et de leur sécurité personnelle, au milieu de l’invasion, affrontaient volontairement les périls, épris de la plus noble ambition. Nous fûmes de ce nombre : comblés alors des premiers honneurs, nous avons à craindre aujourd’hui de périr, pour avoir suivi les mêmes principes, pour avoir cédé au sentiment de justice qui nous attachait aux Athéniens plutôt qu’à l’intérêt qui nous portait vers vous. Cependant, il faut toujours porter le même jugement sur les mêmes actes, persuadés que la seule chose vraiment avantageuse, c’est que des alliés honnêtes obtiennent pour leurs vertus une récompense assurée, et que même l’intérêt actuel soit subordonné à ce principe.