History of the Peloponnesian War

Thucydides

Thucydides. Histoire de la Guerre du Péloponnése. Bétant, Élie-Ami, translator. Paris: Librairie de L. Hachette, 1863.

Pendant qu’on travaillait à l'investissement de

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Scione, Perdiccas conclut, par le ministère d'on héraut, un accord avec les généraux athéniens. Il avait entamé cette négociation, en haine de Brasidas, immédiatement après sa retraite du Lyncos. Le Lacédémoniea Ischagoras était sur le point d’amener par terre des renforts à Brasidas. Dés que l'accord avec Perdiccas fut conclu, Nicias pressa ce prince de donner aux Athéniens un gage de fidélité ; et, comme Perdiccas ne demandait pas mieux que de fermer aux Péloponésiens l’accès de ses Ëtats, il agit auprès de ses hôtes de Thessalie, qui étaient toujours les hommes les plus marquants. Par leur moyen, il arrêta la marche de l'armée et les préparatifs, si bien que les Péloponésiens n'essayèrent pas même de traverser la Thessalie. Cependant Ischagoras, Aminias et Aristéus se rendirent de leurs personnes auprès de Brasidas. Ils avaient mission des Lacédémoniens d'examiner l’état des affaires, et amenaient avec eux de jeunes Spartiates, auxquels, contrairement à l'usage, on devait confier le gouvernement des villes, afin qu’il ne fût plus entre les mains d'hommes sans aveu. Cléaridas, fils de Cléony-mos, fut établi gouverneur à Amphipolis, et Ëpitélidas[*](Le même est appelé Pasitélidas au liv. V, ch. in, où ce nom est répété trois fois. ), fils d'Hégésandros, à Torone.

Le même été , les Thébains démantelèrent la ville de Thespies, sous prétexte qu’elle inclinait vers le parti d’Athènes. De tout temps ils avaient eu ce dessein. L’occasion leur parut favorable, parce que la fleur de la jeunesse thes-pienne avait péri dans le combat livré aux Athéniens[*](La bataille de Délion, où les Thespiens avaient été particulièrement maltraités. Voyez ch. xcvi. ).

Ce fut aussi dans le même été que le temple de Junon à Argos fut incendié par l’imprudence de la prêtresse Chrysis, qui s’endormit après avoir placé près des guirlandes une lampe allumée. Le feu prit sans qu’on s’en aperçût, et le temple tout entier devint la proie des flammes. Chrysis, redoutant la colère des Argiens, se sauva cette nuit même à Phlionte. Les Ar-giens, conformément à la loi, établirent une autre prêtresse, nommée Phaïnis. Lorsque Chrysis prit la fuite, il y avait huit ans et demi que la guerre était commencée[*](On a vu liv. II, ch. n, que les Argiens comptaient les années civiles d’après la série des prêtresses de Junon, et que Chrysis, au commencement de la guerre, était en charge depuis quarante-huit ans. ).

Sur la fin de l’été, l’investissement de Scione fut achevé. Les Athéniens y laissèrent des troupes de siège, et le reste de leur armée se retira.

L’hiver suivant, les Athéniens et les Lacédémoniens se tinrent en repos par respect pour la trêve; mais les Mantinéens et les Tégéates, assistés de leurs alliés, se livrèrent un combat àLaodicion dans l'Oresthide [*](Territoire de la ville d’Oresthéion, fondée par Oresthéus, fils de Lycon. Elle était dans le district de Ménale en Arcadie. Voyez liv. V, ch. lxiv. ). La victoire fut indécise : des deux côtés, l'une des ailes eut l’avantage. Les deux partis dressèrent

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un trophée et envoyèrent des dépouilles à Delphes. Il est vrai que le nombre des morts fut grand de part et d’autre, que le succès fut balancé et que la nuit seule sépara les combattants ; néanmoins, les Tégéates bivaquèrent sur le champ de bataille et dressèrent un trophée dans le premier moment,tandis que les Mantinéens se retirèrent à Boucolion, et n’érigèrent le leur que plus tard.

L’hiver tirait à sa fin et Ton touchait au printemps, lorsque Brasidas fit une tentative sur Potidée. Il s’en approcha de nuit et parvint à appliquer une échelle sans être aperçu. Il avait profité du moment où la sentinelle allait remettre la clochette à son plus proche voisin, et n’avait pas encore regagné son poste[*](A certaines heures de la nuit, les sentinelles des remparts faisaient la ronde, en se transmettant de main en main une clochette qu’elles agitaient, afin de s’assurer qu’aucune d’elles n’était endormie. ). Mais il fut découvert, et se retira promptement sans tenter l’escalade ni même attendre qu’il fît jour.

Là-dessus l’hiver finit, et avec lui la neuvième année de la guerre que Thucydide a racontée.

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[*](Dixième armée ae la guerre.Les Athéniens expulsent de leur île les Déliens, ch. i.Cléon reprend Torone, ch. u-iu.Ambassade des Athéniens en Sicile, ch. iv-v.Cléon marche contre Amphipolis, ch. vi-vm.Harangue de Brasidas, ch. ix.Bataille d’Àmphipelis; mort de Cléon et de Brasidas, ch. x-xi.Dans l'hiver, Ramphias part de Lacédémone arec des renforts destinés à l’armée de Thrace; les nouvelles pacifiques l’engagent à rebrousser chemin, ch. xii-xm.Préliminaires de paix, ch. xiv-xvn.Traité de paix entre Athènes et Lacédémone, ch. xvm-xx.Cléaridas refuse de rendre Amphipolis, ch. xxi.Alliance d’Athènes et de Lacédémone, ch. xxii-xxiv.Onzième année de la guerre.Observations chronologiques sur la durée de la guerre du Péloponèse, ch. xxv-xxvi.Les Argiens se mettent à la tête d’une ligue opposée aux Lacédémoniens, ch. xxvn-xxvm.Tffantinée entre dans la ligue d'Argos, ch. xxix.Les Lacédémoniens essayent inutilement d'engager Corinthe et la Béotie dans le traité de paix conclu par eux avec Athènes, ch. xxx.Les Éléens, les Corinthiens et les Chalcidéens entrent dans la ligue d’Argos, ch. xxxi.Les Athéniens reprennent Scione. Les Tégéates et les Béotiens refusent d’acoéder à la ligue d’Argos, ch. xxxilExpédition des Lacédémoniens contre Pharrhasie, ch. xxxin.Récompenses accordées aux soldats de Brasidas; dégradation des prisonniers de Sphactérie, ch. xxxiv.Prise de Thyssos par les Diens, ch. xxxv.Dans l’hiver, intrigues des éphores peur rompre la paix, ch. xxxvi-xxxvm.Les Lacédémoniens concluent une alliance séparée avec les Béotiens, ch. xxxix.Douzième année de la guerre.Pourparlers entre Argos et Lacédémone, ch. xl-xli.Les Béotiens rasent Panacton avant de le rendre aux Athéniens; ceux-ci, irrités à ce sujet contre les Lacédémoniens, concluent une alliance avec Argos, Mantinée et Élis, ch. xlii-xlvii.Corinthe se réconcilie avec Lacédémone, ch. XLvm.Démêlés entre les Éléens et les Lacédémoniens au sujet de Lépréon, ch. xlix-l.DansThiver, défaite des Héracléotes par les Œtéens, ch. li.Treizième année de la guerre.Expédition d’Alcibiade dans le Péloponèse, ch. lh.Guerre entre Argos et Êpidaure, ch. liiî-liv.Dans l’hiver, les Lacédémoniens envoient des secours aux Épidauriens; pour ce motif, les Athéniens déclarent le traité rompu, ch. ivi.Quatorzième année de la guerre.Expédition des Lacédémoniens contre Argos ; trêve de quatre mois, ch. lvii-lx.Reprise des hostilités. Les Argiens s’emparent d’Orchomène et menacent Tégée, ch. lxi-lxh.Les Lacédémoniens marchent au secours des Tégéates, ch. lxiü-lxiv. Bataille de Mantinée; victoire des Lacédémoniens, ch. lxv-lxxiv. Hostilités entre Argos et Epidaure, ch. lxxv.Dans l’hiver, paix et alliance des Lacédémoniens et des Argiens, ch. lxxvi-lxxix. Dissolution de la ligue d’Argos, ch. lxxx-lxxxi.Quinzième année de la guerre.Révolution démocratique à Argos ; alliance de cette ville avec Athènes, ch. lxxxii.Dans l’hiver, expédition des Lacédémoniens contre Argos et des Argiens contre Phlionte, ch. Lxxxm.Seizième année de la guerre.Expédition des Athéniens contre l’île de Mélos, ch. lxxxiv.Conférence entre les députés athéniens et les Méliens, ch. Lxxxv-cxm.Siège de Mélos, ch. cxiv.Entreprises diverses des Argiens, des Athéniens, des Lacédémoniens et des Corinthiens, ch. cxv.Dans l’hiver, prise de Mélos par les Athéniens; cruel traitement infligé à cette ville, ch. cxvi.)

L’été suivant [*](Dixième année de la guerre, 422 avant J.-C.), la trêve d’une année expirait aux jeux Pythiques[*](On admet communément que les jeux Pythiques se célébraient en automne la troisième année de chaque olympiade. Cette époque cadre mal avec la fin de la trêve, qui avait commencé le 10 du mois Élaphébolion (mars-avril). Aussi, pour éluder cette difficulté, a-t-on proposé d’entendre cette phrase comme si la trêve était expirée et que la guerre eût recommencé jusqu’aux jeux Pythiques, à l’occasion desquels une nouvelle trêve aurait eu lieu; explication bien compliquée et qui s’accorde mal avec la précision ordinaire du récit de Thucydide. L’époque des jeux Pythiques est controversée. Ne pourrait-on pas inférer de ce passagequ’ils avaient lieu au printemps? ). Elle durait encore lorsque les Athéniens expulsèrent de leur île les habitants de Délos, comme coupables d’un ancien délit qui, suivant eux, entachait leur caractère sacré. D’ailleurs ils trouvaient que ce point manquait encore à la purification mentionnée ci-dessus[*](Voyez liv. III, ch. civ. On reprochait aux Déliens de n’avoir pas toujours respecté la sainteté de leur île. ), et pour laquelle ils avaient cru devoir enlever les tombes des morts. Les Déliens se retirèrent en Asie, à Atramyttion, que Pharnacès leur donna [*](Pharnacès était le père de Pharnabaze et le satrape de la province Dascylitide pour le roi Artaxerxès. Voyez liv. VIII, ch. vi et LVIII. ), et où s’établirent ceux d’entre eux qui le voulurent.

A l'expiration de la trêve, Cléon obtint des Athéniens d’être envoyé sur le littoral de la Thrace avec douze cents hoplites et trois cents cavaliers d’Athènes, un plus grand nombre d’alliés et trente vaisseaux. Il toucha en premier lieu à Scione, dont le siège durait encore ; et, après avoir renforcé son armée d’un certain nombre d’hoplites tirés des assiégeants, il alla descendre au port des Colophoniens[*](Place maritime appartenant aux Toronéens. On ignore l’origine de son nom et le rapport qu’il pouvait avoir avec la ville de Colophon en Ionie. ), à quelque distance de Torone. Averti par des transfuges que Brasidas n’était pas dans la place et qu’elle avait peu de défenseurs, il marcha contre elle avec ses troupes de terre, et détacha dix vaisseaux pour pénétrer dans le port. Il s’approcha d’abord de la nouvelle enceinte que Brasidas avait élevée pour annexer le faubourg à la ville par le moyen d’une brèche pratiquée dans l’ancien mur.

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Le commandant lacédémonien Pasitélidas[*](Au liv. IV, ch. cxxxn, le commandant lacédé-monien de Torone est appelé, sans variante, Épitélidas. Il faut donc admettre, ou bien un changement de gouverneur à un si court intervalle, ou bien, ce qui est plus probable, une confusion de noms. ) l’attendait derrière les remparts à la tête de la garnison ; cependant, la vigueur de l’attaque et l’apparition des vaisseaux détachés contre le port lui firent craindre que si ces derniers trouvaient la ville dégarnie et que le mur d’enceinte fût pris, lui-même ne se vît enfermé dans le faubourg. Il l’évacua donc pour se porter à la course vers la ville; mais il fut prévenu par les Athéniens. Ceux de la flotte occupaient déjà Torone; l’armée de terre, serrant de près les ennemis , se jeta avec eux tout d’un trait dans la brèche de l’ancien mur. Une partie des Pélo-ponésiens et des Toronéens périrent dans la mêlée ; le reste fut fait prisonnier, notamment Pasitélidas. Pour Brasidas, il venait au secours de Torone ; mais, informé en route qu’elle était prise, il rebroussa chemin. Il ne s’en fallut que de quarante stades qu’il n’arrivât à temps. Cléon et les Athéniens érigèrent deux trophées, l’un près du port, l’autre près du mur d’enceinte. Ils réduisirent en esclavage les femmes et les enfants des Toronéens ; les hommes furent envoyés à Athènes avec les Péloponésiens et les Chalcidéens qui se trouvaient dans la ville. En tout, ces captifs étaient au nombre de sept cents. Plus tard, lorsque la paix fut conclue, les Péloponésiens furent mis en liberté, et le reste échangé homme pour homme par les Olynthiens.

Environ la même époque, les Béotiens prirent par trahison Panacton, forteresse athénienne, située sur les confins des deux pays. Cléon, après avoir mis garnison dans Torone, leva l’ancre et doubla l’Athos, pour se diriger sur Amphipolis.

Vers le même temps, Phéax, fils d’Érasistratos, partit avec deux vaisseaux pour l’Italie et la Sicile, où il était député, lui troisième, par les Athéniens. Depuis que ceux-ci avaient quitté la Sicile après l’édit de pacification[*](Voyez liv. IV, ch. xxv. ), les Léontins avaient accordé le droit de cité à beaucoup de monde, et le peuple méditait le partage des terres. Instruits de ce projet, les riches appelèrent les Syracusains et chassèrent le parti démocratique. Ces bannis se dispersèrent çà et là. Quant aux riches, ils traitèrent avec les Syracusains, abandonnèrent leur ville, qui devint déserte, et allèrent s’établirent à Syracuse, qui leur donna le titre de citoyens. Plus tard, quelques-uns d’entre eux, mécontents de ce séjour, quittèrent Syracuse pour se retirer à Phocées, quartier de la ville des Léontins, et à Bncinnies , petit fort du même territoire. La plupart des bannis de la faction populaire vinrent les rejoindre, et soutinrent la guerre à

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l’abri de ces remparts. Informés de cet état de choses, les Athéniens avaient député Phéax pour engager les alliée de ces contrées[*](Contre les Syracusains, qui voulaient les forcer à résider à Syracuse. ) et, s’il se pouvait, les autres Grecs de Sicile, à réunir leurs armes contre Syracuse et à sauver le peuple lécntin.

A son arrivée, Phéax réussit à persuader les Camarinéens et les Agrigentins; mais ayant rencontré de l’opposition dans Gela, il ne poussa pas plus loin des démarches dont il pressentait la stérilité. Il revint à Catane par le pays des Sicules, visita Brioinnies, releva le courage des habitants, et repartit.

Dans sa traversée en Sicile et à son retour, Phéax essaya d’engager quelques villes d’Italie dans l’alliance d’Athènes. Il rencontra des Locriens, expulsés de Messine, où ils s’étaient établis à la suite de la pacification de la Sicile. A cette époque, l’un des deux partis qui divisaient Messine avaient appelé les Locriens; ceux-ci avaient envoyé une colonie dans cette ville, dont ils étaient devenus les maîtres pour un certain temps [*](Plus tard une réaction les en avait chassés. ). Phéax, les ayant donc rencontrés, ne leur fit aucun mal ; car il venait de conclure alliance avec les Locriens [*](Locriens-Épizéphyriens, habitants de la ville de Locres en Italie. ) au nom d’Athènes. C’étaient les seuls alliés qui, lors de la pacification de la Sicile, n’eussent pas traité avec les Athéniens ; même alors ils ne l’auraient pas fait, s’ils n’eussent eu sur les bras une guerre contre les Itoniens et les Méléens, leurs voisins et leurs colons. Phéax revint ensuite à Athènes.

Cependant Cléon, après avoir quitté Torone, avait cinglé contre Amphipolis. D’Éïon, il était allé attaquer Stagire. colonie des Andriens. Il ne l’avait point prise; mais il avait emporté d’assant Galepsos, colonie des Thasiens. Il avait envoyé une première députation à Perdiccas, lui demander, aux termes du traité, de venir le joindre avec des troupes, et une seconde en Thrace auprès de Pollès, roi des Odornantes, ponr qu’il amenât le plus possible de Thraces mercenaires. En attendant, il restait cantonné à Ëïon.

Instruit de ces détails, Brasidas alla se poster en face des Athéniens, au-dessus de Cerdylion. C’est une place appartenant aux Argiliens et située sur une éminence, de l’autre côté du fleuve[*](En partant d’Amphipolis. Le fleuve est le Strymon. ), à peu de distance d’Amphipolis. De ce point ruinai-nant, ses regards plongeaient sur toute la contrée environnant e, en sorte que Cléon ne pouvait lui cacher aucun de ses mouvements. Brasidas avait bien prévu que, dédaignant le petit nombre de ses troupes, il monterait à Amphipolis awc les seules forces qu’il avait sous la main. Lui-même se ménageait un renfoK de quinze cents Thraces mercenaires et appelait

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la levée en masse des Édoniens, peltastes et cavaliers. Il avait mille peltastes myrciniens ou chalcidéens, sans compter cenx de Fendrait, environ deux mille hoplites, enfin, trois cents cavaliers grées. De ces troupes, Brasidas ne prit avec lui que quinze cents hommes, lorsqu’il vint camper sur les hauteurs de Cerdylion. Le reste était à Amphipolis sous les ordres de Gtëaridas.

Ctéon ne remuait pas encore; mais enfin il fut obligé de faire ce que Brasidas attendait. En effet ses soldats, fatigués de leur inaction, se prirent Il considérer comment il les allait conduire; à combien d’expérience et d’audace il opposerait son ineptie et sa pusillanimité ; enfin avec quelle répugnance ils avaient quitté leurs foyers pour le suivre. Informé de ces murmures, Qiéon ste voulut pas que ses soldats s’ennuyassent de leur immobilité. Il leva le camp et se mit en marche: La manoeuvre qu’il employa fut la même qui lui avait réussi à Pylos et im avait fait croire à son génie. Il pensait que personne n’oserait l’attaquer. Il montait, disait-il, pour une simple exploration; s’il attendait du renfort, ce n’était pas pour s’assurer, en cas d’engagement, la supériorité du nombre, mais pour investir la place et l’emporter de haute lutte.

Il s’avança âme et prit position en face d’Amphipolis sur une colline escarpée ; puis il alla jeter un .coup d’œü sur le lac formé par le Strymon[*](Le lac Cercinitis, au N. d’Amphipolis. ) et sur le site de la ville du côté de Thrace. Il croyait pouvoir à son gré se retirer sans combat. Personne ne se montrait sur les murs; personne ne sortait des portes, qui toutes étaient fermées. Aussi regrettait-il de n’avoir pas amené des machines, s’imaginant qu'il aurait pu prendre la ville, dans l’abandon où elle se trouvait.

Pour Brasidas, il ne vit pas plus tôt les Athéniens en moevement, qu’il descendit des hauteurs de Cerdylion et rentra dans Amphipolis. Il renonça à faire des sorties et à se déployer devant les Athéniens. Il se défiait de ses forces et les croyait “trop inférieures, non pas en nombre (elles se balançaient presque), mais en qualité ; eu effet l’armée athénienne était exclusivement composée de milices d’Athènes et des meilleurs soldats de Lemnos et d’Imbros. Il méditait un stratagème. S’il eût montré l’effectif de ses troupes et leur chétive tenue, il aurait eu moins de chances de vaincre qu’en les dérobant à la vue et en laissant les Athéniens dans un mépris mal fondé. Il choisit donc cent cinquante hoplites et confia le reste à Cléa-ridas. Son dessein était d’attaquer subitement les Athéniens

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ayant leur retraite ; car il ne croyait pas qu’il fût possible, lorsqu’ils auraient reçu leurs renforts, de les trouver une autre fois réduits à eux-mêmes. Ayant donc rassemblé ses soldats pour les animer et leur exposer son projet, il leur parla en ces termes :

« Soldats Péloponésiens, je pourrais simplement vous rappeler que nous venons d’une contrée toujours libre par son courage, et que Doriens vous allez combattre ces Ioniens que vous avez tant de fois vaincus. Mais je veux vous exposer mon plan d’attaque, afin que vous ne soyez pas découragés par la pensée que j’ai tort de n’engager qu’une partie de mes forces.

« C’est sans doute par mépris pour nous et dans l’espoir que nul ne sortirait à leur rencontre, que les Athéniens sont montés sur la colline, où, sans aucun ordre, ils contemplent en pleine sécurité le paysage qui s’offre à leurs yeux. Lorsqu’on aperçoit de telles fautes chez un ennemi et qu’on mesure ses forces pour l’attaquer, non pas ouvertement ni en bataille rangée, mais en tirant parti des circonstances, on est presque assuré du succès. Ruses glorieuses, par lesquelles en trompant ses adversaires on rend les plus grands services à ses amis. t Ainsi, pendant qu’ils sont encore plongés dans une confiance aveugle et qu’ils songent plutôt à se retirer qu’à s’établir, je veux profiter de leur inadvertance, et, sans leur laisser le temps de la réflexion, les gagner, s’il se peut, de vitesse en me jetant avec les miens sur le centre de leur armée. a Pour toi, Cléaridas, quand tu me verras, aux prises avec eux, les frapper probablement d’épouvante, prends avec toi tes soldats, ceux d’Amphipolis et les autres alliés ; fais brusquement ouvrir les portes ; sors à la course, et viens au plus tôt me rejoindre. Ton aspect ne peut manquer de les effrayer; car un nouvel ennemi est bien plus formidable que celui qui est en présence et déjà engagé. Montre-toi courageux en vrai Spartiate.

« Et vous, alliés, suivez-le résolûment. Songez que pour la victoire trois choses sont nécessaires : la volonté, l’honneur, la subordination. Si en ce jour vous faites preuve de bravoure, vous pouvez compter sur la liberté et sur l’alliance de Lacédémone; sinon, esclaves d’Athènes, — à supposer que vous ne soyez pas vendus ou mis à mort,—vous sentirez le joug s’appesantir sur vos têtes, et vous aurez entravé la délivrance du reste des Grecs.

« Mais non, vous ne faiblirez pas ; vous penserez au prix de

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la lutte; et moi je ferai voir que, si je sais exciter les autres, je nef suis pas moins capable d’agir. »

Après ces paroles, Brasidas prépara sa sorfcie et plaça le surplus de ses troupes, sous Cléaridas, aux portes dites de Thrace, avec ordre de marcher quand il en serait temps. Cependant on avait vu Brasidas descendre des hauteurs de Cerdjlion et rentrer dans la ville, qui est toute à découvert. On le voyait distinctement faire un sacrifice devant le temple de Minerve [*](Les autels destinés aux sacrifices n’étaient pas dans les temples, mais dans les pourpris extérieurs. ) et achever ses dispositions. Gléon était allé en reconnaissance, lorsqu’on lui annonce qu’on discerne dans la ville toute l'armée ennemie, et que par-dessous les portes on voit les pieds des chevaux prêts à sortir. Sur cet avis, il s’approche ; et, après avoir vérifié le fait, ne voulant pas risquer le combat avant l’arrivée de ses auxiliaires, persuadé d’ailleurs qu’il avait le temps d'opérer sa retraite, il commande le départ. La seule manœuvre praticable était de se replier par la gauche sur Ëïon. Cléon en donne l’ordre ; mais, trouvant dans ce mouvement trop de lenteur, il fait tourner l’aile droite et emmène l’armée en présentant à l’ennemi le flanc découvert[*](Le côté droit, non protégé par le bouclier. L’armée athénienne était déployée sur les hauteurs qui s’étendent à lΈ. d’Amphipolis, ayant sa droite du côté du lac Cercinitis, sa gauche du côté qui regarde la mer et la ville d’Êion. En présence de l’ennemi, elle ne pouvait se retirer que par la manœuvre d’abord indiquée. L’aile gauche devait se replier la première et prendre position, pour permettre à la droite d’opérer à son tour son mouvement rétrograde. Celle-ci devait jusque-là faire face aux ennemis, afin de masquer la retraite. La précipitation de Cléon fit changer cette prudente manœuvre et amena la déroute des Athéniens. ). Alors Brasidas, qui voit l’instant propice et un certain flottement dans l’armée athénienne, dit à ceux qui l’entouraient : « Ces gens ne nous attendent pas ; on le voit assez à l’agitation de leurs lances et au mouvement de leurs têtes; d’ordinaire, ceux qui font cette contenance n’attendent pas l’ennemi. Qu’on m’ouvre les portes que j’ai dites, et marchons à l’instant sans crainte. »

Là-dessus il sort par la porte voisine de la palissade et par la première de la longue muraille qui existait alors[*](La muraille mentionnée au liv. IV, ch. en. Amphipolis avait une double enceinte du côté qui n’était pas couvert par le Strymon. ).Il s’élance à la course, en ligne directe, vers l’endroit le plus escarpé, où se trouve actuellement un trophée. Il se jette sur le centre des Athéniens, effrayés de leur désordre, confondus de son audace, et les met en déroute. En même temps Cléaridas; d’après le plan concerté, sort par les portes de Thrace et débouche avec le gros de l’armée, Son attaque brusque et imprévue achève de semer le trouble parmi les Athéniens. Leur aile gauche, déjà bien avancée vers Ëïon, se rompt à l’instant. Brasidas la laisse fuir et se rabat sur l’aile droite ; mais là il est blessé et tombe sans que les Athéniens s’en aperçoivent. Ceux qui l’çntouraient le relèvent et le rapportent dans la ville. L’aile droite des Athéniens tînt plus longtemps. Pour Cléon, qui n’avait pas songé un seul instant à rester , il s’enfuit au plus vite ; mais il fut atteint et tué par un peltaste myrcinien. Les hoplites se concentrèrent sur la colline, soutinrent deux ou trois charges

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de Cléaridas, et ne plièrent que lorsque la cavalerie myrci-nienne et chalcidéenne, jointe aux peltastes, les eut enveloppés, criblés de traits, et finalement mis en déroute.

C’est ainsi que toute l’armée athénienne se sauva, non sans peine, et se dispersa en tous sens à travers les montagnes. Ceux qui «e périrent pas sur-le-champ dams la mêlée, ou plus tard sous les coups de la cavalerie chalcidéenne et des peltastes trouvèrent un refuge à Ëïon.

Cependant ceux qui avaient relevé Brasidas le rapportèrent, encore vivant, du champ de bataille à Amphipolis. B eut le temps d'apprendre sa victoire, avant de rendre le dernier soupir. Le'reste de l’armée, revenu de la poursuite avec Cléaridas, dépouilla les morts et dressa un trophée.

Après cela, tous les alliés assistèrent en armes aux funérailles de Brasidas, Il fut enterré aux frais du public dans la ville, à l'entrée de la place actuelle [*](La loi chez les Grecs ne permettait pas d’enterrer dans l’intérieur des villes. On ne dérogeait à cet usage que pour les fondateurs de la cité ou pour des bienfaiteurs signalés. Dans ce cas, le tombeau était considéré comme un sanctuaire. C’est ainsi que Ti-moléon fut enterré sur la place publique de Syracuse, et Thémistocle sur celle de Magnésie. ). Les Amphrpohtams entourèrent son tombeau d’une balustrade ; ils lui offrent des victimes comme à un héros, et ont institué en son honneur des jeux et des sacrifices annuels. Enfin , ils lui ont dédié la colonie comme à son fondateur, après avoir renversé les monuments d’Hagnon[*](L’ancien conducteur de la colonie athénienne (liv. IV, ch. eu), et qui, en cette qualité, conservait à Amphipolis les honneurs rendus par les colonies à leurs fondateurs. ), et fait disparaître toutes les traces de son établissement. Ils regardaient Brasidas comme leur sauveur. C’était d’ailleurs, sur le moment, un hommage rendu à Lacédémone, dont ils se ménageaient alors l’alliance et l’appui, tandis qu’ennemis d'Athènes, ils n’avaient plus le même intérêt ni le même plaisir à honorer Hagnon. Ils rendirent leurs morts aux Athéniens. La perte de ces derniers dans cette journée avait été de six cents hommes, celle des ennemis seulement de sept; en effet, ce ne fut point un combat régulier, mais une simple rencontre précédée d’une panique. Après l’enlèvement des morts, les Athéniens mirent à la voile pour Athènes. Cléaridas réorganisa l’administration d’Amphipolis.

Sur la fin du même été , les Lacédémoniens Ramphias, Autocharidas et Epicÿdidas partirent, avec un renfort de neuf cents hoplites, pour le littoral de la Thrace. Arrivés à Héraclée en Trachinie, ils opérèrent dans cette ville les réformes qui leur parurent indispensables. Ils y étaient encore à l’époque de la bataille d’Amphipolis. Là-dessus l’été finit.

Dès l’entrée de l’hiver suivant, Ramphias et ses collègues s’avancèrent jusqu’à Piérion en Thessalie ; mais l’opposition des Thessaliens et la mort de Brasidas, auquel ce renfort était destiné, les décidèrent à rebrousser chemin. Ils estimaient

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leur mission superflue depuis la défaite et la retraite des Athéniens., et iis ne se senlaieift pas capables de poursuivre à eux seuls tes projets de Brasidas. Ce qui acheva de les déterminer, ce iut qu’à leur départ les Lacédémoniens leur avaient paru animés d’intentions pacifiques.

Aussitôt après la bataille d’Amphipolis et . la retraite de Raraphias de Thessalie, les deux partis se montrèrent également las de la guerre et désireux de la paix. Les Athéniens, qui venaient d’essuyeT coup sur coup deux défaites, à Délion et à Amphipolis, n’avaient plus dans leurs forces cette confiance .absolue qui naguère leur avait fait Tepousser les ouvertures de conciliation et les avait persuadés de la stabilité de leur fortune actuelle. Ils craignaient que leurs alliés, enhardis paT ces revers, ne fussent toùjours plus enclins à la défection, et ils regrettaient de n’avoir pas profité des événements de Pylas pour traiter avec avantage. De leur côté , les Lacédémoniens voyaient la guerre prendre une tournure tout autre qu’ils n’avaient espéTé. Ils avaient cru n’avoir qu’à ravager l’Attique pour abattre en peu d’années la puissance des Athéniens. Au lien de cela, ils avaient éprouvé à Sphactérie un désastre sans exemple dans les annales de Sparte ; leurs campagnes étaient pillées par les garnisons de Pylos et de Cythère ; leurs Hilotes désertaient, et il était à craindre queceux de l’intérieur, donnant la main à ceux du dehors, ne saisissent la première occasion pour renouveler leur révolte. De plus, la trêve de trente ans conclue avecles Argiens était sur le point d'expirer, et ceux-ci refusaient de la proroger à moins qu’on ne leur Tendît la Cynu-rie[*](District de Thyréa, situé entre la Laconie et l’Ar-golide. Il avait anciennement appartenu aux Argiens, qui n’avaient jamais cessé de le revendiquer. Voyez Hérodote, liv. I, ch. lxxxit. ). Or, il paraissait impossible de soutenir à la fois la guerre contre Athènes et contre Argos. Enfin ils soupçonnaient avec raison certaines villes du Péloponèse d’incliner vers les Argiens.

Tout cela faisait sentir aux uns comme aux autres la nécessité d’un rapprochement. Les Lacédémoniens surtout le désiraient à cause de leurs prisonniers de l’île, dont plusieurs étaient des Spartiates du premier rang et alliés aux meilleures familles. Aussi des négociations avaient-elles été entamées dès l’origine de leur captivité ; mais les Athéniens, enorgueillis de leurs succès, s’étaient montrés intraitables. Depuis la malheureuse affaire de Délion, les Lacédémoniens, les voyant mieux disposés, s'étaient empressés de conclure avec eux la trêve d’un an, pendant laquelle on devait ouvrir des conférences pour une paix définitive.

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Après la défaite des Athéniens à Amphipolis , après la mort de Gléon et deBrasidas, les deux plus fougueux partisans de la guerre, — l’un, parce qu’il lui devait ses triomphes et sa gloire, l’autre, parce qu’il sentait qu’en temps calme, ses prévarications seraient plus flagrantes et ses calomnies moins écoutées,—les hommes qui, dans les deux villes, aspiraient à jouer le premier rôle, savoir Plistoanax, fils de Pausanias, roi des Lacédémoniens, et Nicias, fils de Nicératos, le plus heureux des généraux de cette époque, élevèrent la voix en faveur de la paix. Nicias voulait, pendant que sa renommée était encore intacte, mettre son bonheur à couvert, procurer quelque repos à sa patrie et à lui-même, enfin, s’assurer la réputation de n’avoir entraîné l’État dans aucun malheur. Pour cet effet, il avait besoin d'écarter les dangers et de s'exposer le moius possible; la paix lui était donc indispensable. Quant à Plistoanax, il était en butte aux attaques de ses ennemis, qui ne cessaient d’attribuer à l’illégalité de son retour tous les revers de Lacédémone. Ils l’accusaient d’avoir, conjointement avec son frère Aristoclès, suborné la Pythie, pour qu’elle répondît aux Lacédémoniens chargés de consulter l’oracle de Delphes, qu’ils eussent à rappeler delà terre étrangère dans sa patrie la race du demi-dieu, fils de Jupiter[*](Hercule, ancêtre des rois de Lacédémone. ), sous peine de labourer avec un soc d’argent[*](Leur donnant à entendre que leur sol serait frappé de stérilité, et qu’ils ne se procureraient des vivres qu’à un prix exorbitant. ). Ce Plistoanax avait été exilé dan£ le temps comme suspect d’avoir reçu des présents pour évacuer l’Âtti· que. Il s’était réfugié sur le mont Lycée, où, par crainte des Lacédémoniens, il habitait une maison à moitié attenante an temple de Jupiter[*](Afin d’y être à l’abri comme dans un asile, sans toutefois se priver de l’usage d’une habitation profane. Il y avait sur le mont Lycée, en Arcadie, un célèbre temple de Jupiter Lycéen (Pausanias, liv. VIII, ch. xxxviii). ). Au bout de dix-neuf ans, conformément à l’oracle, il fut enfin rappelé par les Lacédémoniens, qui fêtèrent son retour par les mêmes chœurs et les mêmes sacrifices que lors de la fondation de Lacédémone et de l’installation de leurs premiers rois. Fatigué de ces clameurs, et persuadé que le rétablissement de la paix et la délivrance des prisonniers ôteraient à ses ennemis toute prise contre lui, au lieu qu’en temps de guerre la mauvaise fortune est invariablement imputée aux chefs, Plistoanax travaillait de tout son pouvoir à une solution pacifiqqe.