History of the Peloponnesian War

Thucydides

Thucydides. Histoire de la Guerre du Péloponnése. Bétant, Élie-Ami, translator. Paris: Librairie de L. Hachette, 1863.

A l’arrivée de ces députés, les Athéniens les saisirent comme des factieux, ainsi que tous ceux qu'ils avaient gagnés, et les déposèrent à Ëgine[*](L’Ile d’Égine était alors peuplée d'une coloni? d’Athéniens. Voyez liv. II, ch. xxvii. ). Là-dessus une trirème corinthienne aborda à Corcyre, avec des députés lacédémoniens. Alors ceux qui étaient au pouvoir attaquèrent le parti populaire et furent vainqueurs dans un premier combat; mais, la nuit venue, le peuple se retira dans la citadelle et dans le haut de la ville, s’y réunit et s’y retrancha. Il occupa aussi le port Hyllaïque[*](Corcyre avait deux ports principaux : le port Hyllaîque (ainsi appelé de la rivière Hyllos qui s’y jette) et celui d’Alcinoüs, le premier au N., le second au S. de la presqu'île sur laquelle l’ancienne ville de Corcyre était bâtie. ). Ceux du parti opposé étaient maîtres de l’agora, où la plupart d’entre eux avaient leurs habitations, de même que du port qui l’avoisine et qui regarde le continent.

Le lendemain il y eut de légères escarmouches. Chacun des deux partis envoya dans les campagnes pour appeler les esclaves en leur promettant la liberté. La plupart se

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joignirent au peuple : le parti contraire reçut du continent un renfort de huit cents hommes.

Après un jour d’intervalle, eut lieu un nouvel engagement où le peuple fut vainqueur, grâce à l’avantage des positions et du nombre. Les femmes secondèrent bravement les combattants. £lles lançaient des tuiles du haut des toits et affrontaient le tumulte avec un courage au-dessus de leur sexe. Sur le soir, les aristocrates en déroute craignirent que le peuple ne se portât au chantier de la marine, ne l’enlevât d’emblée et ne les massacrât eux-mêmes. Pour fermer tout accès, ils mirent le feu aux maisons et aux logis[*](Maisons où habitaient plusieurs ménages. Les maisons ordinaires n’étaient habitées que par une seule famiiie. ) qui entouraient l’agora, sans épargner les leurs plus que les autres. Des richesses immenses, appartenant au commerce, furent consumées ; et, si le vent eût chassé les flammes du côté de la ville, elle eût été complètement détruite. Cet incident mit fin au combat. Les deux partis firent une trêve et passèrent la nuit sur le qui-vive. Le vaisseau de Corinthe, voyant le peuple victorieux, partit furtivement, et la plupart des auxiliaires repassèrent sans bruit sur la terre ferme.

Le jour suivant, le général athénien Nicostratos fils de Diitréphès arriva de Naupacte avec douze vaisseaux et cinq cents hoplites messéniens. Il ménagea un rapprochement entre les deux partis. Il fut convenu qu’on mettrait en accusation les dix principaux auteurs de l’émeute, — ceux-ci prirent la fuite aussitôt ; — que les autres citoyens feraient la paix entre eux et concluraient avec les Athéniens une alliance offensive et défensive. Après cette négociation, Nicostratos se disposait à reprendre la mer ; mais les chefs du peuple lui demandèrent de leur laisser cinq de ses vaisseaux, afin de tenir en respect leurs adversaires. Ils offraient d’équiper un pareil nombre de leurs propres navires, qui partiraient avec lui. Nicostratos y consentit. Alors ils firent choix de leurs ennemis pour composer les équipages. Ceux-ci, craignant d’être envoyés à Athènes, s’assirent en suppliants dans le temple des Dioscures. Nicostratos essaya de les relever et de les rassurer; mais ce fut en vain ; aussi le peuple saisit-il ce prétexte pour s’armer, comme si leur refus de s’embarquer cachait quelque intention perfide. Il enleva de leurs maisons les armes qui s’y trouvaient ; et, sans l’intervention de Nicostratos, il aurait massacré ceux d’entre eux qu’il rencontra dans la rue. Les autres, témoins de ce qui se passait, allèrent s’asseoir dans le temple de Junon [*](Principale divinité de Corcyre. Les suppliants espéraient être plus eül sûreté dans son temple que dans celui de Castor et de Pollux. L’Héréon ou temple de Junon était situé au bord de la mer. 11 y a plusieurs îlots devant l’ancien site de Corcyre. ). Ils n’étaient pas moins de quatre cents. Le peuple,

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qui redoutait quelque agitation, leur persuada de quitter cet asile, et les transféra dans l’île située en face du temple de Junon, où il leur fit passer des vivres.

Sur ces entrefaites, quatre ou cinq jours après la translation de ces citoyens dans l’île, les vaisseaux péloponé-siens, rassemblés à Cyllène depuis leur retour d’Ionie, survinrent au nombre de cinquante-trois. Ils étaient, comme précédemment, commandés par Alcidas, avec Brasidas pour conseiller. Ils jetèrent l’ancre aux Sybota [*](Voyez liv. I, ch. xlvii, note 1. ), port du continent, et au point du jour ils cinglèrent vers Corcyre.

L’alarme fut extrême. Effrayés à la fois de leur situation intérieure et de l’approche de cette flotte, les Cor-cyréens armèrent à la hâte soixante vaisseaux; et à mesure qu’ils étaient prêts, ils les envoyèrent contre l’ennemi. Les Athéniens leur conseillaient au contraire de les laisser sortir eux-mêmes les premiers et de venir ensuite les soutenir avec toutes leurs forces. Les vaisseaux corcyréens s’avançant isolément, il y en eut deux qui dès l’abord passèrent à l’ennemi; sur d’autres les équipages se battaient entre eux et le désordre était complet. Témoins de cette confusion, les Péloponésiens opposèrent vingt vaisseaux à ceux de Corcyre ; tout le reste de leur flotte se porta contre les douze bâtiments athéniens, parmi lesquels étaient la Salaminienne et la Paralienne[*](Voyez liv. III, ch. xxxnr, note 2. ).

Les Corcyréens, attaquant maladroitement et avec peu de vaisseaux à la fois, furent très-maltraités. Les Athéniens appréhendaient de se voir enveloppés et accablés par le nombre. Aussi ne se portèrent-ils point sur le gros ni sur le centre de la flotte ennemie; mais, se dirigeant sur l’une des ailes, ils coulèrent bas un vaisseau. Ensuite la flotte pélopo-nésienne s’étant rangée en cercle, ils se mirent à en faire le tour, en essayant d’y jeter le désordre. Ceux qui étaient opposés aux Corcyréens s’aperçurent de leur intention; et, craignant qu’il n’en fût comme à Naupacte [*](Voyez liv. II, ch. lxxxhi, lxxxiv. ), ils vinrent au secours des leurs. Ainsi toute la flotte réunie se porta contre les Athéniens. Dès lors ceux-ci commencèrent à reculer, mais sans tourner le dos, afin de donner aux Corcyréens le temps de se replier, tandis qu’eux-mêmes, s’éloignant avec beaucoup de lenteuT, continuaient de faire tête aux ennemis. Telle fut l’issue de ce combat naval, qui finit au coucher du soleil.

Toute la peur des Corcyréens était que l’ennemi ne profitât de sa victoire pour attaquer la ville, pour enlever de l’île les citoyens qu’on y avait déposés ou pour provoquer une

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réaction. Ils ramenèrent donc au temple de Junon les détenus de l’île et firent bonne garde dans leurs murs. Les Péloponésiens, quoique vainqueurs, n’osèrent pas attaquer la ville de Gorcyre ; ils regagnèrent leur station du continent, emmenant treize vaisseaux qu’ils avaient pris. Le lendemain, ils attaquèrent pas davantage la ville, bien que le trouble et l’alarme y fussent au comble, et que Brasidas insistât, dit-on, auprès d’Alcidas pour qu’il prît ce parti. Mais son avis n’ayant pas prévalu, les Péloponésiens se contentèrent de faire une descente sur la pointe Leucimme[*](Voyez liv. I, ch. xxx, note 1. ) et de ravager le pays.

Pendant ce temps, le peuple de Gorcyre, qui appréhendait une attaque maritime, entra en pourparlers avec les suppliants et leur parti, pour éviter une catastrophe. Il détermina quelques-uns d’entre eux à monter sur les trente vaisseaux, qu’on n’avait pas laissé d’équiper, dans l’attente de la flotte ennemie. Les Péloponésiens se retirèrent après avoir couru la campagne jusqu’au milieu du jour. Pendant la nuit, les signaux de Leucade leur annoncèrent l’approche de soixante vaisseaux athéniens. En effet, à la première nouvelle des troubles de Corcyre et du prochain départ de la flotte d’Alcidas, les Athéniens avaient expédié cette escadre, sous les ordres d’Eurymédon fils de Thouclès. Les Péloponésiens se hâtèrent donc de partir cette nuit même. Ils serrèrent la côte, firent passer leurs vaisseaux par-dessus l’isthme de Leucade[*](Leucade était primitivement une presqu’île, jointe au continent par un isthme de cinq cents pas. Les Leucadiens coupèrent cet isthme pour se mettre à l’abri des Acarnaniens ; mais, du temps de Thucydide, il était de nouveau ensablé. Plus tard, probablement à l’époque romaine, le canal fut rétabli, en sorte que Leucade est demeurée une île. — Sur le transport des vaisseaux, voyez liv. III, ch. xv, note 1. ), parce qu’ils craignaient d’être découverts en doublant le cap, et regagnèrent leurs foyers.

Quand les Gorcyréens connurent l’arrivée de la flotte athénienne, et la retraite des ennemis, ils firent entrer dans la ville les Messéniens qui jusque'à étaient restés dehors, et envoyèrent dans le port Hyllaïque les vaisseaux qu’ils avaient équipés. Pendant ce trajet, ils égorgèrent ceux de leurs adversaires qu'ils purent saisir. Quant à ceux qu’ils avaient engagés à monter sur les vaisseaux, ils les firent descendre à terre et les massacrèrent jusqu’au dernier ; puis, allant au temple de Junon, ils obtinrent d’une cinquantaine des suppliants qu’ils se soumissent à un jugement et les condamnèrent tous à mort. Ceux qui n’avaient pas été leurs dupes, — c’était le plus grand nombre, — voyant ce qui se passait, se tuèrent mutuellement dans le temple même; quelques-uns se pendirent aux arbres; enfin chacun se donna la mort comme il put.

Durant les sept jours que la flotte d’Eurymédon fut à Gorcyre, les Gorcyréens massacrèrent tous ceux qu’ils regardaient

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comme ennemis de la démocratie. Quelques-uns furent victimes d’inimitiés particulières; des créanciers furent tués par leurs débiteurs. La mort parut sous mille formes. De toutes les horreurs communes en pareille circonstance, il n’y en eut point qui ne fût commise et même surpassée. Le père tuait son fils; on arrachait des asiles sacrés tes suppliants ou on les égorgeait au pied des autels. Enfin quelques-uns périrent murés dans le temple de Bacchus. Tant fut atroce cette sédition; elle le parut encore davantage, parce qu’elle fut la première.

Plus tard la Grèce en totalité fut ébranlée. La division régnant partout, les chefs du parti populaire appelaient les Athéniens, l’aristocratie les Lacédémoniens. En temps de paix, on n’aurait eu ni le prétexte ni l’idée d’attirer ces auxiliaires ; mais, une fois la guerre allumée et les deux partis acharnés à s’entre-détruire, le recours à l’intervention étrangère devint plus facile aux agitateurs. Ces déchirements occasionnèrent aux Ëtats des calamités sans nombre, calamités qui sont et seront toujours le partage de la nature humaine, quoique, selon les conjonctures, elles puissent varier de violence ou de caractère. Durant la paix et la prospérité, les États et les individus ont un meilleur esprit, parce qu’ils ne sont pas sous le joug d’une nécessité impérieuse; mais la guerre, détruisant le bien-être journalier, est un maître brutal, qui règle les passions de la multitude sur les circonstances du moment.

Les villes étaient en proie aux dissensions. Si Tune d’elles était restée en arrière des autres, elle aspirait à renchérir sur leur exemple, à imaginer de nouveaux excès, à raffiner sur l’atrocité des vengeances. On en vint à changer arbitrairement l’acception des mots. L’audace irréfléchie passa pour un courage à toute épreuve ; la lenteur prudente pour une lâcheté déguisée ; la modération pour un prétexte de la timidité; une grande intelligence pour une grande inertie. L’emportement aveugle devint le trait distinct de l’homme de cœur ; la circonspection, un spécieux subterfuge. L’homme le plus irascible fut regardé comme le plus sûr; celui qui osait lui tenir tête fut déclaré suspect. C’était faire preuve de finesse que d’attirer ses ennemis dans le piège et surtout de l’éluder. Prenait-on ses mesures pour se passer de ces artifices, on était taxé de trahison ou de pusillanimité. Rien ne valait plus d’éloges que de prévenir une perfidie ou d’y exciter celui qui n’y songeait

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pas. Les liens dn sang étaient moins forts que l’esprit de parti, parce que celui-ci inspirait plus de dévouements à toute épreuve; en effet, de telles associations n’étaient pas formées sous l’égide des lois, mais plutôt contre elles et dans un but coupable; elles ne reposaient pas sur la crainte des dieux, mais sur la complicité du crime. Accueillait-on les ouvertures d’un adversaire, c’était par mesure de prudence et non par générosité. On attachait bien plus de prix à se venger d’une offense qu’à ne l’avoir pas reçue. Les serments de réconciliation qu’on prêtait quelquefois n’avaient qu’une force passagère, arrachés qu’ils étaient à l’embarras des partis; mais que l’occasion fût donnée, et le premier qui reprenait courage en voyant son rival sans défense l’attaquait plus volontiers en trahison qu’à visage découvert. Il y trouvait deux avantages : l’un de frapper à coup sûr, l’autre de se faire une réputation d’habileté en ne devant son triomphe qu’à l’astuce. Aux yeux du vulgaire, il est plus aisé aux fripons de passer pour adroits qu’aux simples pour honnêtes. On rougit de la maladresse ; on tire vanité de la méchanceté.

Tous ces maux eurent leur source dans la fureur de dominer, inspirée par la cupidité et par l’ambition ; puis, les rivalités éveillées, la passion s’en mêla. Les chefs du parti prenaient pour mot d’ordre, ceux-ci l’égalité des droits, ceux-là une aristocratie tempérée ; et, sous le masque du bien public, ils ne travaillaient qu’à se supplanter mutuellement. Ils donnaient un libre cours à leur audace et à leurs vengeances, sans nul souci de la justice ou de l’intérêt commun, sans autre règle que leur caprice. Une fois au pouvoir, ils s’empressaient, à l’aide de sentences iniques ou à force ouverte, de satisfaire leurs inimités actuelles. Ni les uns ni les autres ne respectaient la bonne foi ; mais ceux qui, au mépris des lois divines, réussissaient à commettre quelque noirceur, palliée d’un nom honnête , étaient les plus estimés. Les citoyens qui se tenaient à l’écart tombaient sous les coups des deux partis, soit parce qu’ils refusaient de prendre part à la lutte, soit parce qu’on était jaloux de leur tranquillité.

C’est ainsi que les dissensions remplirent la Grèce de toute sorte de crimes. La candeur, compagne de la droiture de caractère, devint un objet de risée et disparut ; on éleva bien plus haut la duplicité cauteleuse. Ni langage ne fut assez fort ni serment assez terrible pour cimenter une réconciliation. Ne pouvant compter sur personne, on cherchait

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à se mettre à couvert plutôt qu’à faire preuve d’une confiante loyauté. Ceux qui avaient le plus d’avantages étaient les hommes d’une intelligence bornée. La conscience de leur inhabileté et du talent de leurs adversaires leur faisant eraindre d’être dupes des beaux discours de leurs ennemis ou de leur souplesse d’esprit, ils allaient droit au but ; tandis que les autres, dédaignant même de prévoir les desseins de leur§ adversaires et croyant l’action superflue là où l’adresse -semblait suffire, se trouvaient désarmés et succombaient.

Ce fut Corcyre qui donna le signal de ces attentats. On y commit tous les excès qu’on peut attendre d’an peuple longtemps gouverné avec plus de hauteur que de sagesse et qui trouve l'occasion de se venger; toutes les violences suggérées par le désir d’échapper brusquement à une longue misère en s’emparant du bien d’autrui; enfin tontes les cruautés, toutes les barbaries naturelles à des gens qui n'ont pas l’ambition pour mobile, mais qui, poussés par un sentiment aveugle d'égalité , s’acharnent impitoyablement sur des rivaux. En ce temps donc, toutes les lois furent renversées dans cette malheureuse cité ; la nature humaine, secouant le joug du droit qu’elle ne supporte qu’avec impatience, prit plaisir à se montrer docile à la passion, rebelle à la justice, haineuse de toute supériorité. Si l’envie n'avait pas tant de force malfaisante, on n’eût pas préféré la vengeance à la pitié, l’âpreté du gain au respect du droit. C’est que les hommes, sous l’empire d’une colère aveugle, se plaisent à violer les lois tutélaires qui laissent au malheur quelque espoir de salut, an risque de ne pouvoir les invoquer eux-mêmes, si jamais le danger les force d’y avoir recours.

Tels furent les effets des premiers troubles de Cor-cyre [*](Plus tard il y eut à Corcyre une nouvelle sédition non moins cruelle que la première. Voyez liv. IV, ch. xlvi. ). Eurymédon et les Athéniens reprirent la mer. Plus tard les Corcyréens fugitifs, qui, au nombre de cinq cents, avaient échappé au carnage, se saisirent des forts construits sur le continent, ainsi que de la côte située en face de Corcyre et qui lui appartenait. Partant de là, ils pillèrent les habitants de l’île, leur firent beaucoup de mal, et réduisirent la ville à une affreuse disette. En même temps ils députèrent à Lacédémone et à Corinthe pour solliciter leur retour. Comme leurs démarches étaient infructueuses, ils se procurèrent des moyens de transport et des auxiliaires, passèrent dans l’île au nombre de six cents en tout, brûlèrent leurs vaisseaux, afin de se mettre dans la nécessité de vaincre ; puis, s’étant établis sur

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le mont Istone[*](On présume que C’est la montagne qui domine la ville de Corfou, et sur laquelle sont les ruines du fort Saint-Ange, construit dans le moyen âge ; à moins que cette montagne d’Istone ne soit autre que le mont Ithone qui traverse l’Ile dans toute sa longueur. ), ils y oâtirent un fort, infestèrent les environs de la ville et se rendirent maîtres de la campagne.

Sur la fin du même été, les Athéniens enVoyèrent en Sicile vingt vaisseaux, commandés par Lâchés fils de Méla-nopus et par Charœadès fils d’Euphilétos. Les Syracusains et les Léontins étaient alors en guerre. Les·premiers avaient pour alliées toutes les villes doriennes qui, dès l’origine, s’étaient rangées du côté de Lacédémone, sans toutefois prendre une part active aux hostilités. Camarine seule faisait exception. Les Léontins avaient pour eux les villes chalcidéennes et Camarine. En Italie, les Locriens tenaient pour Syracuse, les Rhégiens pour les LéontiDS, à cause de leur commune origine[*](Ces deux villes étaient des colonies de Chalcis en Eubée, et par conséquent de race ionienne. ). Les alliés des Léontins députèrent à Athènes [*](C’est la célèbre ambassade dont faisait partie l’orateur Gorgias. Son éloquence eut un si grand succès auprès des Athéniens qu’ils l’engagèrent à se fixer dans leur ville. ), où ils firent valoir d'anciens traités et leur qualité d’ioniens. Ils sollicitèrent l’envoi d’une flotte pour les secourir contre les Syracusains, qui leur fermaient la terre et la mer. Les Athéniens accueillirent cette requête sous prétexte de parenté avec les Léontins, mais au fond pour empêcher les Péloponésiens de tirer des grains de Sicile et pour essayer de soumettre cette île à leur domination. Ils allèrent se poster à Rhégion en Italie, d’bù ils firent la guerre conjointement avec leurs alliés. Sur quoi T’été finit.

L’hiver suivant, il y eut à Athènes une recrudescence de peste. Sans avoir complètement disparu, l’épidémie avait laissé quelque relâche. Cette seconde irruption dura toute une année ; la première avait régné deux ans. Rien ne contribua plus à l’affaiblissement d’Athènes. Parmi les citoyens inscrits au rôle[*](Les Athéniens en âge de porter les armes étaient inscrits sur des rôles ou catalogues, tenus par chaque tribu. Ces rôles servaient d’état civil. On n’enregistrait ni les femmes, ni les enfants, ni les esclaves. D’après les données du livre II, ch. un, le nombre total des hoplites athéniens était de vingt-neuf mille, et celui des cavaliers de douze cents. Cela suppose une mortalité très-considérable, à répartir vraisemblablement sur les deux irruptions. Comparez liv. II, ch. lviii. ), il mourut non moins de quatre mille quatre cents hoplite» et de trois cents cavaliers, et sur le reste de la population, une foule incalculable. A cette époque, on ressentit de fréquents tremblements de terre, à Athènes, en Eubée et en Béotie, surtout à Orchomène.

Le même hiver, les Athéniens qui étaient en Sicile dirigèrent, de concert avec les Rhégiens, une expédition de trente vaisseaux contre les îles d’Éole [*](Ainsi appelées comme séjour présumé du dieu des vents (Homère, Odyssée, X, 1) îles Vulcaniennes ou de Lipari. Elles sont au nombre de dix. Thucydide ne cite que les principales ; les autres sont Phénicusa, Ericusa, Evonymos, Hicésia, Basilidia et Ostéodès. ). En été le manque d'eau Tendait impossible une tentative de ce genre. Ces îles appartiennent aux Lipariens, colonie de Cnide. Ils habitent Tune d’elles, qui a peu d’étendue et se nomme Lipara ; ils partent de là pour aller cultiver les autrésj savoir Didyme, Strongyle et Hiéra. Les indigènes croient que c’est dans Hiéra que Vulcain a ses forges, parce qu’il s’en échappe beaucoup de feu pendant la nuit et de fumée pendant le jour. Ces lies sont situées en

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face du pays des Sicules et des Messiniens; elles étaient alliées de Syracuse. Les Athéniens les ravagèrent; mais, n’ayant pu les soumettre, ils s’en retournèrent à Rhégion. Là-dessus l’hiver finit, ainsi que la cinquième année de la guerre que Thucydide a racontée.

L’été suivant [*](Sixième année de la guerre, 426 avant J. C.), les Péloponésiens et leurs alliés, sous la conduite d’Agis fils d’Archidamos, s’avancèrent jusqu’à l’Isthme, dans le dessein d’envahir l’Attique ; mais ils en furent détournés par de nombreux tremblements de terre, et l^mvasion n’eut pas lieu. A l’époque de ces secousses, il se manifesta à Orobies [*](Petite ville sur le golfe d’Oponte en Eubée, vis-à-vis de la ville béotienne d’Anthédon. Sur Plie d’Atalante et sur le fort des Athéniens, voyez liv. II, ch. xxxn. ) en Eubée un phénomène extraordinaire. La mer s’éloigna du rivage ; puis elle revint subitement à flots amoncelés, engloutit une portion de la côte et en abandonna une autre ; en sorte que ce qui jadis était terre fait maintenant partie de la mer. Beaucoup d’hommes y perdirent la vie ; il n'échappa que ceux qui parvinrent à se réfugier sur les hauteurs. L’île d’Ata-lante, voisine des Locriens-Opontiens, éprouva une submersion semblable, qui détruisit une partie du fort des Athéniens. Deui vaisseaux se trouvaient à sec sur la plage ; il y en eut un de fracassé. A Péparéthos[*](Ile nommée aujourd’hui Scopélos, et qui fait partie du groupe situé près de la côte S. E. de la Thessalie. Eile est voisine de Pile d’Halonésos, à qui elle appartenait. ) la mer se retira, mais sans causer d’inondation ; une secousse abattit un pan de la muraille, ainsi que le prytanée et un certain nombre de maisons. La cause de ce fait me paraît être que, là où les commotions furent le pins fortes, la mer fut refoulée, et que, par un retour impétueux, elle submergea le rivage ; sans tremblement de terre, je ne pense pas que rien de pareil puisse arriver.

Durant cet été, la Sicile fut le théâtre de divers combats livrés soit par les Siciliens [*](tes Σικελιῶται sont les Grecs de Sicile, habitants des colonies grecques de cette île, tandis que les Σικελοί ou Sicules étaient un peuple barbare qui occupait l’intérieur et la côte septentrionale de la Sicile. ) entre eux, soit par les Athéniens et leurs alliés. Je me bornerai à citer ce qu’il y eut de plus important dans ces engagements partiels. Après la mort de Cha-rœadès, qui périt dans une rencontre aveo les Syracusains, Lâchés eut seul le commandement de la flotte. Il alla, conjointement avec les alliés, attaquer Mylæ, place dépendante de Messine et gardée par deux tribus de Messiniens. Ces gens dressèrent une embuscade aux Athéniens débarqués ; mais ceux-ci les mirent en déroute et en tuèrent un grand nombre. Ensuite les Athéniens assaillirent la place, et obligèrent les habitants à leur livrer la citadelle et à marcher avec eux contre Messine. A l’approche de cette armée, les Messiniens firent leur soumission, en donnant des otages et toutes les sûretés voulues.

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Le même été, les Athéniens envoyèrent autour du Pé-loponèse trente vaisseaux commandés par Démosthène fils d’Al-cisthénès et par Proclès fils de Théodoros. Soixante autres vaisseaux et deux mille hoplites furent dirigés contre Mélos, sous les ordres de Nicias fils de Nicératos. Quoique insulaires, les Méliens refusaient obstinément de se soumettre et d’entrer dans l’alliance [*](Les Athéniens, qui étaient maîtres de la mer et qui avaient soumis presque toutes les Iles à leur empire, trouvaient étrange que Mélos fit exception. Or cette île était une colonie des Doriens du Péloponèse; il était donc naturel qu’elle se refusât à-mar-cher contre sa métropole. Mélos ne fut réduite que dix ans plus tard. Voyez liv. V, ch. cxvi. ). Les Athéniens avaient résolu de les y contraindre ; mais ils eurent beau ravager leur territoire, ils ne purent les amener à composition. Ils quittèrent donc Mélos et passèrent à Oropos en Péraïque [*](Voy. liv. II, ch. xxxin, note 2. ). Ils abordèrent de nuit, et les hoplites étant descendus se mirent aussitôt en marche vers Tanagra en Béotie. A un signal donné les Athéniens de la ville, commandés par Hipponicos fils de Gallias et par Eurymédon fils de Thou-clès, vinrent en masse les rejoindre par terre. Ils campèrent ce jour-là dans le territoire de Tanagra, le ravagèrent et y passèrent la nuit. Le lendemain, ils vainquirent en bataille les Tana-gréens, qui avaient fait une sortie avec un certain nombre de Thébains venus à leur secours. Ils enlevèrent des armes, érigèrent un trophée, et se retirèrent les uns à Athènes, les autres sur la flotte. Nicias, avec ses soixante vaisseaux, suivit la côte; et, après avoir dévasté les rivages de la Locride, il effectua son retour.