History of the Peloponnesian War

Thucydides

Thucydides. Histoire de la Guerre du Péloponnése, Vol. 1-2. Zévort, Marie Charles, translator. Paris: Charpentier, 1852.

XCII. Aussi s’empressaient-ils d’achever ces fortifications; ils ménageaient de petites portes, des entrées, des passages pour les ennemis, et voulaient que tout fût terminé avant le moment décisif.

D’abord les murmures circulèrent secrètement et entre peu de personnes. Mais, sur ces entrefaites, Phrynichos, au retour de son ambassade à Lacédémone, fut frappé de guet-apens et tué sur le coup par un des péripoles, en pleine place publique, au moment de la plus grande affluence et presque au sortir du sénat. Le meurtrier s’échappa; un Argien, son complice, arrêté et mis à la question par les quatre cents, ne dénonça aucun instigateur et dit seulement qu’il était à sa connaissance que de nombreuses réunions avaient lieu chez le commandant des péripoles et dans d’autres maisons. Comme il ne lut donné aucune suite à cette affaire, Théramèhes, Aristocrates et tous ceux qui pensaient de même, soit parmi les quatre cents, soit en dehors, mirent la main à l’oeuvre avec plus de résolution. Déjà, en effet, la flotte partie de Las était parvenue, en côtoyant, jusqu’à Épidaure, et avait fait de là une pointe sur Égine. Théramènes faisait remarquer qu’il n’était pas vraisemblable, si sa destination était l’Eubée, qu’elle fût entrée dans le golfe d’Égine, ni qu’elle fût revenue stationner à Épidaure si elle n’eût été mandée précisément dans le but que lui-même ne cessait de dénoncer; qu’il n’était donc plus possible d’hésiter à agir. Enfin, après bien des discours propres à semer le soupçon et la sédition, on en vint aux effels. Les hoplites qui élevaient au Pirée les fortifications

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d’Éétionée, et au milieu desquels Aristocrates se trouvait, comme taxiarque, à la tête de sa tribu, saisirent Alexiclès, l’un des généraux du parti oligarchique, tout dévoué à ses collègues, le conduisirent chez lui et l’y tinrent aux arrêts. Ils étaient secondés entre autres par Hermon, commandant des péripoles en garnison à Munychie; mais ce qu’il y avait de plus grave, c’était que la masse des hoplites partageait les mêmes dispositions.

Les quatre cents se trouvaient alors en séance au sénat : à la première nouvelle du mouvement, ils se disposèrent à courir aux armes, — excepté pourtant ceux qui n’étaient pas dans les mêmes sentiments, — et se répandirent en menaces contre Théramènes. Celui-ci, pour se justifier, déclara qu’il était prêt à aller sur-lechamp avec eux délivrer Alexiclès; il prit avec lui un des généraux, qui partageait ses vues, et courut au Pirée. Aristarchos s’y porta également avec des jeunes gens de Tordre des chevaliers. Le tumulte et l’épouvante étaient partout : à la ville, on se figurait déjà que le Pirée était pris et le prisonnier égorgé; au Pirée, on s’attendait d’un moment à l’autre à une irruption du côté de la ville. Dans la ville, on se précipitait de toutes parts et on courait aux armes; ce ne fut qu’à grand’peine que les vieillards et Thucydides de Pharsale, proxène d’Athènes, qui se trouvait là, parvinrent à les contenir; Thucydides se jetait au-devant de chacun, leur criait de ne pas perdre la patrie qund l’ennemi était aux portes et épiait le moment; enfin ils se calmèrent et n’en vinrent pas aux mains.

Théramènes arriva au Pirée : comme il était luimême général, il s’emporta fort contre les hoplites, mais seulement en paroles. Aristarchos, au contraire,

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et les ennemis de la faction populaire étaient réellement indignés. Cependant la plupart des hoplites, loin de témoigner aucun repentir, n’en continuaient pas moins d’aller à l’ouvrage[*](C’est-à-dire détruire le mur.) : ils demandèrent à Théramènes s’il lui semblait que les fortifications fussent élevées à bonne intention, et s’il ne valait pas mieux qu’elles fussent détruites. Il répondit que, s’ils croyaient devoir les démolir, c'était aussi son avis. Dès lors les hoplites et une grande partie de la population du Pirée s’empressèrent de monter sur le mur et de le renverser. Dans l’appel à la multitude, la phrase convenue était que, quiconque voulait le gouvernement des cinq mille au lieu des quatre cents, devait mettre la main à l’oeuvre. On s’abritait encore sous le nom des cinq mille pour ne pas dire ouvertement « quiconque veut le gouvernement du peuple; » car on craignait que ces cinq mille ne fussent réellement constitués, et, faute de se connaître mutuellement, on ne voulait pas se compromettre en s’avançant trop. C’était pour cela, du reste, que les quatre cents n’avaient voulu ni donner une existence réelle aux cinq mille, ni laisser percer qu’ils n’existaient pas : ils sentaient d’une part qu’admettre une telle multitude au partage du pouvoir, c’était revenir au gouvernement populaire, et, de l’autre, que le doute sur leur existence entretenait les défiances réciproques[*](Et par conséquent affermissait le pouvoir aux mains des oligarques.).

XCIII. Le lendemain, les quatre cents, malgré leur trouble, se réunirent en conseil. Les hoplites du Pirée relâchèrent Alexiclès qu’ils avaient arrêté; après la [*](1 C’est-à-dire détruire le mur.) [*](* Et par conséquent affermissait le pouvoir aux mains des oligarques.)

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destruction du mur, ils se rendirent au théâtre de Bacchus, dans le Pirée, près de Munychie, s’y établirent en armes et se formèrent en assemblée. Après délibération, ils se transportèrent aussitôt à la ville et s’installèrent dans l’Anacion[*](Temple de Castor et Pollux, au pied de l’Acropole.). Quelques délégués des quatre cents vinrent les y trouver, s’entretinrent individuellement avec eux, et engagèrent ceux qu’ils voyaient les plus modérés à se tenir en repos et à contenir les autres. Ils leur dirent qu’on allait faire connaître les cinq mille; que ce serait de ce corps que seraient tirés, à tour de rôle, les quatre cents, suivant le mode adopté par les cinq mille eux-mêmes; qu’en attendant il ne fallait rien faire qui pût perdre la république et la livrer à l’ennemi. Après de nombreux entretiens particuliers dans ce même esprit, toute cette multitude d’hoplites se calma, surtout dans la crainte de mettre l’État tout entier en péril : on convint de tenir à jour dit une assemblée au temple de Bacchus, afin de s’entendre.

XCIV. Le jour fixé pour l’assemblée dans le temple de Bacchus, et au moment même où l’on allait se réunir, la nouvelle arriva qu’Hagésandridas, parti de Mégare avec ses quarante-deux vaisseaux, côtoyait Salamine. Il n’y eut aucun des hoplites qui ne vît dans cetévénement la réalisation des craintes exprimées autrefois par Théramènes et ses partisans; on crut que cette flotte venait occuper les fortifications et qu’on avait eu raison de les démolir. Et dans le fait c’était peut-être par suite de quelques intelligences qu’Hagésandridas croisait en vue d’Épidaure et dans les envi- [*](1 Temple de Castor et Pollux, au pied de l’Acropole.)

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rons; mais il n’est pas non plus invraisemblable que, voyant Athènes en proie aux factions, il se soit arrêté de lui-même dans ces parages, pensant arriver à propos. Les Athéniens, à cette nouvelle, coururent en masse au Pirée, jugeant leurs divisions intestines d’un intérêt moindre que la guerre étrangère[*](Je lis avec la plupart des interprètes, et conformément à la correction du scoliaste de Thucydide : ὡς τοῦ ἰδίου πολέμου μείζονος τοῦ ἀπὸ τ. π.), surtout quand l’ennemi, au lieu d’être au loin, se trouvait en vue du port. Ceux-ci s’embarquaient sur les vaisseaux qui se trouvaient à flot, ceux-là tiraient des bâtiments à la mer; quelques-uns couraient à la défense des murs et de l’entrée du port.

XCV, La flotte péloponnésienne, après avoir rangé la côte et doublé Sunium, mouilla entre Thoricos et Prasies, puis gagna Oropos. Les Athéniens dirigèrent sur Érétrie une flotte commandée par Timocharès; mais ils avaient été obligés d’appareiller à la hâte et d’employer des équipages mal exercés, conséquence nécessaire des troubles politiques et de l’empressement qu’ils mirent à secourir la plus importante de leurs possessions; car, l’Attique investie, l’Eubée était tout pour eux. Cette flotte, réunie aux bâtiments qui se trouvaient précédemment en Eubée, comptait trentesix vaisseaux et fut tout d’abord obligée à combattre. En effet, Hagésandridas mit à la voile d’Oropos, aussitôt après le premier repas. — Oropos n’est séparé d’Érétrie que par un bras de mer de soixante stades. Dès qu’on le vit s’avancer, les Athéniens s’empressèrent d’embarquer leurs équipages, persuadés que leurs soldats étaient à portée des vaisseaux. Mais ceux-ci, [*](1 Je lis avec la plupart des interprètes, et conformément à la correction du scoliaste de Thucydide : ὡς τοῦ ἰδίου πολέμου μείζονος τοῦ ἀπὸ τ. π.)

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n’ayant pas trouvé de vivres pour leur repas sur le marché, où les Érétriens n’avaient à dessein rien laissé mettre en vente, étaient allés en chercher dans des maisons particulières aux extrémités de la ville. Le but était de retarder l'embarquement, pour que les ennemis pussent tomber sur eux avant qu’il fût terminé et les forcer à combattre dans l’état où ils se trouveraient. Un signal fut même élevé à Érétrie pour faire connaître à Oropos le moment où il fallait mettre en mer. Ce fut dans ce triste état que les Athéniens appareillèrent. Le combat s’engagea au-dessus du port d’Érétrie : ils tinrent néanmoins quelque temps; mais, bientôt mis en fuite, ils furent poursuivis jusqu’à la côte. Ceux d’entre eux qui se réfugièrent à Érétrie, comme dans une place amie, furent les plus maltraités; car on les y égorgea; ceux au contraire qui purent gagner le fort que les Athéniens occupaient dans le pays pour le contenir, furent sauvés. Il en fut de même des vaisseaux qui cherchèrent un refuge à Chalcis. Les Péloponnésiens prirent vingt-deux bâtiments athéniens, tuèrent une partie des hommes, firent les autres prisonniers et élevèrent un trophée. Peu après, ils insurgèrent toute l’Eubée, à l’exception d'Oréos que les Athéniens occupaient eux-mêmes, et pourvurent à l’organisation du pays.

XCVI. Quand on apprit à Athènes les événements d’Eubée, ce fut une consternation jusque-là sans exemple : ni le désastre de Sicile, quelque immense qu’il eût semblé alors, ni aucun autre malheur n’avait causé encore une telle stupeur. L’armée de Samos insurgée contre eux; ni vaisseaux de rechange, ni équipages pour les monter; la sédition dans la ville, sans qu’on

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sût quand on en viendrait aux mains; pour comble de misères, un désastre qui leur enlevait et leur flotte, et, ce qui était le pire, l'Eubée, plus utile pour eux que l’Attique même! Comment n’eussenl-ils point été découragés? Le danger le plus pressant, ce qu’on redoutait par-dessus tout, c’était que l’ennemi vainqueur n’osât se présenter au Pirée, alors dégarni de vaisseaux. D’un moment à l’autre on s’attendait à le voir paraître. Et, en effet, avec plus d’audace c’était chose facile : il suffisait de mouiller devant la ville pour y augmenter les dissensions; ou, si l’on s’arrêtait à en former le siége, on obligeait les soldats de Samos, quoique ennemis de l’oligarchie, à ramener la flotte au secours de leurs parents et de la république entière. Dès lors, on était maître de l’Hellespont, de l’Ionie, des îles, de tout le pays jusqu’à l’Eubée, et, pour ainsi dire, de la domination athénienne tout entière. Mais ce n’est pas la seule circonstance où ce fut un bonheur pour les Athéniens d’avoir à combattre les Lacédémoniens de préférence à tout autre peuple; il en fut de même dans bien d’autres occasions. La profonde opposition des caractères, la vivacité et l’esprit entreprenant des uns opposés à la lenteur et à la timidité des autres, donnèrent un immense avantage aux Athéniens, surtout pour conquérir l’empire des mers. Les Syracusains l’ont bien fait voir; personne ne ressemblait plus aux Athéniens; aussi n’eurent-ils pas d’ennemis plus redoutables.

XCVII. Cependant, sur ces nouvelles, les Athéniens équipèrent vingt vaisseaux et se formèrent aussitôt en assemblée dans le lieu nommé Pnyx, consacré autrefois à cet usage : c’était la première réunion depuis la ré-

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volution. Là, ils déposèrent les quatre cents, et conférèrent par décret le pouvoir aux cinq mille, en y admettant tous ceux qui étaient complètement armés. Défense fut faite, sous peine de malédiction, de recevoir aucun salaire pour quelque fonction que ce fût; il y eut ensuite un grand nombre d’autres assemblées : on y vota la création de Nomothètes et d’autres décrets organiques. Du reste, cette première période[*](Depuis la restauration delà démocratie*) me paraît une de celles où Athènes fut le plus sagement gouvernée, du moins de mon temps : l’oligarchie et la démocratie se tempéraient mutuellement, et la république commença alors à se relever de ses précédents désastres. On y décréta le rappel d’Alcibiade et d’autres exilés, et on lui transmit, ainsi qu’à l’armée de Samos, l’invitation de prendre vigoureusement en main la conduite des affaires.

XCVIII. Au milieu de cette révolution, Pisandre, Alexiclès et tous les principaux partisans de l’oligarchie se sauvèrent aussitôt à Décélie. Seul parmi eux, Aristarchos, qui était aussi général, prit à la hâte quelques archers des plus barbares et se dirigea vers CEnoé, fort des Athéniens Sur les frontières de la Béotie. Les Corinthiens qui avaient contre cette place un grief particulier, la perte de leurs gens, tués par ceux d’OEnoé, à leur retour de Décélie, l’assiégeaient en leur propre nom, avec le secours de quelques Béotiens qu’ils avaient appelés. Aristarchos se mit en rapport avec eux et trompa la garnison d’OEnoé, en lui disant qu’à la ville on était d'accord avec les Lacédémoniens sur tous les points et qu’ils devaient eux-mémes livrer OEnoé, sui [*](1 Depuis la restauration delà démocratie*)

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vant une des clauses du traité. Les troupes le crurent en sa qualité de général, d’autant plus qu’étant assiégées, elles ne savaient rien de ce qui se passait : elles sortirent de la place sous la foi publique. C’est ainsi que les Béotiens se mirent en possession d’OEnoé et que cessèrent à Athènes l’oligarchie et les séditions.

XCIX. Vers la même époque de cet été, les Péloponnésiens qui étaient à Milet se lassèrent de leur situation : ils ne recevaient plus le subside d’aucun des agents que Tissaphernes avait chargés de le payer, lors de son départ pour Aspendos; ni la flotte phénicienne, ni Tissaphernes ne paraissaient; Philippe, envoyé à la suite de Tissaphernes, et Hippocrates, autre Spartiate, alors à Phasélis, écrivaient à Mindaros, commandant de la flotte, que les vaisseaux ne viendraient pas; qu’en tout Tissaphernes les trahissait; que d’un autre côté Pharnabaze les appelait; qu’il était disposé, si on lui amenait la flotte, à faire soulever contre les Athéniens, comme l’avait fait Tissaphernes, le reste des villes de son gouvernement, dans l’espoir de tirer de là quelque avantage. Par ces divers motifs, Mindaros donna soudain l’ordre du départ, afin d’en dérober la connaissance à la flotte de Samos; il mit à la voile avec beaucoup d’ordre et se dirigea de Milet vers l’Hellespont. Déjà seize vaisseaux y étaient entrés, dans le cours du même été, et avaient porté le ravage dans une partie de la Chersonnèse. Mindaros, battu par une tempête, fut forcé de relâcher à Icaros, où il séjourna cinq ou six jours, et aborda ensuite à Chio.

C. Thrasylle, dès qu’il apprit son départ de Milet, mit lui-même à la voile sur-le-champ, et se porta rapidement de Samos vers l’Hellespont, afin de n’y être

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pas prévenu par l’ennemi. Informé de sa présence à Chio, et pensant bien qu’il y séjournerait, il plaça des vigies à Lesbos et sur le continent en face de Chio, pour que la flotte ne pût faire le moindre mouvement à son insu. Lui-même se rendit à Méthymne où il ordonna de réunir des blés et des approvisionnements de tout genre, dans le dessein de faire des courses de Lesbos sur Chio, si les choses traînaient en longueur. Comme d’ailleurs Eressos, dans l’île de Lesbos, avait fait défection, il voulait y aborder et s’en rendre maître, s’il était possible. Des bannis de Méthymne, appartenant aux plus riches familles, s’étaient procuré à Cymé, grâce à leurs relations d’amitié, une cinquantaine d’hoplites, en avaient soudoyé d’autres sur le continent et réunissaient environ trois cents hommes. Anaxandros de Thèbes les commandait, en raison de sa parenté avec eux. D’abord ils attaquèrent Méthymne; mais la tentative échoua, grâce à l’arrivée de la garnison athénienne de Mytilène. Vaincus dans un second combat et rejetés hors du pays, ils traversèrent la montagne et allèrent insurger Eressos. Thrasylle lit donc voile contre cette place, avec l’intention de l’attaquer. Déjà Thrasybulle l’y avait précédé avec cinq vaisseaux qu’il amena de Samos à la première nouvelle de cette expédition des bannis. Mais, n’ayant pu prévenir l’insurrection, il avait, à son arrivée, jeté l’ancre devant Eressos, où il fut rejoint par deux bâtiments qui retournaient de l’Hellespont à Athènes et par la flotte de Méthymne. Soixante-sept vaisseaux se trouvant ainsi réunis devant la place, on se disposa à faire dresser par les troupes tirées de la flotte des machines contre les murs, et à tout mettre en oeuvre pour s’en emparer.

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