History of the Peloponnesian War

Thucydides

Thucydides. Histoire de la Guerre du Péloponnése, Vol. 1-2. Zévort, Marie Charles, translator. Paris: Charpentier, 1852.

XLI. Pour tout dire en un mot, notre ville, si on la considère dans son ensemble, est l'école de la Grèce, et chacun de ses citoyens, pris individuellement, sait se plier aux diverses situations, suffire à toutes choses, avec une grâce et une flexibilité merveilleuses. Ce qui prouve que ce ne sont point là de vaines et pompeuses paroles, pour le besoin du moment, mais l’expression vraie de la réalité, c'est la puissance même de cette ville, conséquence de nos moeurs. Seule de toutes les cités d'aujourd'hui, elle se montre, à l'examen, supérieure à sa renommée. Seule, elle peut vaincre sans que ses ennemis s’indignent d’avoir à s’incliner devant un tel adversaire, et commander sans que ses sujets se plaignent d'obéir à des chefs indignes. Nous avons donné de notre puissance les plus éclatants témoignages, les plus irréfragables preuves, et nous serons un objet d’admiration et pour le temps présent et pour les âges futurs. Nous n’avons pas besoin pour cela d’être chantés par un Homère, par un poëte dont les vers pourraient charmer quelques instants, mais dont les fictions tomberaient devant la vérité des faits, nous qui avons forcé toute mer et toute terre à devenir accessibles à notre audace, et qui partout avons laissé d'éternels monuments du bien et du mal que nous avons fait. Telle est la patrie pour laquelle ces guerriers sont morts généreusement, les armes à la main, indignés qu’on voulût la leur ravir ; pour elle aussi, chacun de ceux qui survivent doit se dévouer volontairement aux fatigues.

XLII. « En m'étendant ainsi sur ce tableau de notre ville, j’ai voulu tout à la fois montrer qu'entre nous et ceux qui ne jouissent pas des mêmes avantages, le

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prix de la lutte n'est pas égal, et appuyer de preuves évidentes l'éloge des guerriers que je célèbre en ce moment. J'ai dès à présent presque rempli ma tâche ; car c'est aux vertus de ces guerriers et de leurs pareils que notre ville a dû cette éclatante grandeur que j'ai célébrée. Il en est peu, parmi les Grecs, dont les actions puissent paraître comme les leurs, au niveau de la renommée ; et rien n’est plus propre, ce semble, à faire éclater la vertu de l’homme que cette fin glorieuse qui, chez eux, en fut le premier indice et la sanction dernière. Il est juste, sans doute, quand on n’est pas irréprochable d'ailleurs, qu’on cherche la gloire mili- taire, en combattant pour sa patrie : on efface ainsi le mal par le bien ; on rachète, et au-delà, les fautes privées par des services publics. Mais tel n'a point été le mobile de ces guerres : nul d'entre eux n’a faibli, sacrifiant le devoir au désir de continuer à jouir de ses richesses ; nul n’a reculé devant le péril, séduit par l’espoir que conserve le pauvre d’échapper un jour à sa misère et de s’enrichir. Se venger de l'ennemi leur a semblé préférable à tous ces avantages, et, persuadés que c’était là le plus glorieux de tous les périls, ils l'ont volontairement affronté, ne pensant qu'à la vengeance et oublieux d’eux-mêmes. Sur l'incertitude du succès, ils s’en sont remis à l’espérance ; la confiance en euxmêmes les a soutenus dans le combat. Ils ont mieux aimé résister et périr que céder et sauver leur vie. Ils ont échappé au blâme de l'avenir en dévouant leur corps aux périls du moment ; un instant a suffi, et, dans tout l'éclat de leur fortune, plus préoccupés de gloire que de craintes, ils ont quitté la vie.

XLIII. « Tels furent ces guerriers, dignes de notre

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ville. Que ceux qui restent, tout en faisant des voeux pour que leur valeur soit moins exposée, aient à coeur de ne pas montrer moins d'audace contre l’ennemi. Il ne suffit point d’envisager l’utilité des vertus guer- rières (on ne vous apprendrait rien de nouveau en s’étendant sur ce sujet, et en énumérant tous les avantages de la résistance à l’ennemi) ; ce qu'il faut surtout, c’est contempler chaque jour et en réalité la puissance de cette ville, s’enflammer d’amour pour elle, et, au spectacle de sa grandeur, songer qu’elle fut l’oeuvre d’hommes audacieux, connaissant le devoir et portant dans tous leurs actes le sentiment de l’honneur. Malheureux dans quelque entreprise, ils ne croyaient pas devoir pour cela priver la patrie de leur vertu, et ils lui consacraient leur plus belle offrande. Au prix de leur vie sacrifiée en commun, ils ont mérité, chacun en particulier, d’immortelles louanges et la plus glorieuse des sépultures , non pas seulement cette tombe où ils reposent, mais un monument dans lequel leur gloire restera toujours vivante[*](L’admiration des siècles à venir.), toutes les fois qu’il s’agira de parler ou d’agir. Car l’homme illustre a pour tombeau la terre entière ; ce ne sont pas seulement les inscriptions des colonnes élevées dans sa patrie qui transmettent sa mémoire ; même au dehors, elle vit sans inscriptions dans la pensée des hommes, bien mieux que sur les monuments. Et vous aussi, marchez aujourd’hui sur leurs traces ; persuadés que le bonheur est dans la liberté, la liberté dans le courage, ne craignez pas d'affronter les périls de la guerre. Ce n’est pas seulement aux malheureux, à
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ceux qui ne peuvent espérer un meilleur sort, qu’il appartient de prodiguer leur vie ; c’est bien plutôt à ceux qui, vivants, peuvent redouter dans l’avenir un changement de fortune, à ceux qui ont le plus à perdre en cas de revers. Car, pour l’homme de coeur, la misère, fruit d’un lâche avilissement, est bien plus douloureuse qu’une mort qui vous surprend sans être sentie, au milieu même de votre force et de communes espérances.

XLIV. « Aussi m’attacherai-je moins à vous plaindre qu’à vous consoler, vous tous ici présents, pères de ces guerriers. Élevés dans les vicissitudes de la vie, vous les connaissez : ceux-là sont vraiment heureux, auxquels le sort a départi, comme à vos fils, la fin la plus glorieuse, ou, comme à vous, la plus noble douleur, ceux pour lesquels le terme de la vie est aussi la mesure de la plus haute félicité. Je sais qu’il est difficile de vous persuader ; car bien souvent vous re- trouverez leur souvenir dans le bonheur d’autrui, bonheur dont, vous aussi, vous jouissiez autrefois avec orgueil. Je sais que la douleur n’est point dans l’absence des biens dont on a pas joui, mais dans la privation de ceux auxquels on était accoutumé. Cependant ceux qui sont encore en âge d’avoir des enfants doivent prendre courage, dans l’espoir d’une nouvelle famille. Pour eux, les enfants qui naîtront seront une source de consolation et d’oubli ; la république y trouvera un double avantage, elle verra se remplir le vide de sa population et sa sécurité s’accroître : car on ne peut être dans les mêmes conditions d’égalité et de justice pour délibérer[*](Sur les intérêts de l’État.) quand on n’a pas, comme les autres.

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des enfants à exposer au péril et des chances égales à courir.

« Quant à vous qui avez passé l’âge, regardez comme un avantage d’avoir traversé dans la joie la plus grande partie de votre vie ; songez que le reste sera court ; et que la gloire de vos fils soit un allégement à vos douleurs. L’amour de la gloire seul ne vieillit pas, et, au déclin de l’âge, la plus grande des jouissances n’est pas, comme on le dit, d’amasser des richesses, mais d’obtenir des respects.

XLV. « Quant à vous, ici présents, fils et frères de ceux qui ne sont plus, j’entrevois pour vous une lutte difficile : car chacun est naturellement porté à louer celui qui n’est plus ; en vain atteindriez-vous aux plus sublimes vertus, on ne vous comparera point à eux ; à grand’peine trouvera-t-on que vous en approchez. Car on jalouse les vivants comme des rivaux, et le mérite qui a cessé de faire ombrage obtient, sans contestation, honneurs et bienveillante estime.

« S’il me faut aussi parler des femmes, qui vont maintenant vivre dans le veuvage, quelques mots résumeront toutes les vertus qui conviennent à leur position : ce sera pour vous une grande gloire si vous ne vous montrez en rien au-dessous des qualités de votre sexe ; le mieux est de n’obtenir, ni en bien ni en mal, aucune célébrité parmi les hommes.

XLVI. « J’ai satisfait à la loi et dit tout ce que je croyais utile ; déjà ceux dont nous célébrons les funérailles ont reçu les honneurs d’usage ; leurs enfants seront dès ce jour élevés aux frais de la république jusqu’à l’âge de puberté[*](Jusqu’à dix-buit ans.)· ; c’est là une noble couronne

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proposée par la patrie pour de tels combats, utile à la fois à ces guerriers et à ceux qui survivent. Car là oû les plus belles récompenses sont offertes à la vertu, là aussi se trouvent les meilleurs citoyens.

« Maintenant que chacun a payé son tribut de larmes à ceux qu’il a perdus, retirez-vous. »

XLVII. Telles furent les funérailles célébrées cet hiver. Avec lui finit la premiêre année de cette guerre. Dès le commencement de l’été, les Péloponnésiens et leurs alliés vinrent avec les deux tiers de leurs contingents, comme la première fois, envahir l’Attique, sous le com- mandement d’Archidamus, fils de Zeuxidamus, roi des Lacédémoniens. Ils y campèrent et ravagèrent le pays[*](Comp. Diodore, xii, 45.).

Ils n’y étaient encore que depuis peu de jours, quand la contagion se déclara parmi les Athéniens[*](Cette même peste a été décrite par Lucrèce, qui ne fait, le plus souvent, que traduire Thucydide ; liv. vi, v. 1136 et suiv.). On disait que, précédemment, ce mal avait déjà éclaté en plusieurs endroits, à Lemnos et ailleurs ; jamais, cependant, on n’avait vu, en aucun lieu, peste aussi terrible et pareille mortalité parmi les hommes[*](Cette peste d'Athènes a donné lieu à de nombreuses controverses : Doit-elle être assimilée à la peste d’Orient ? — Était-elle contagieuse, ou simplement épidémique ? — Ne serait-ce pas le typhus, la fièvre des camps, etc. ? Chacune de ces opinions a trouvé des défenseurs. Tout à fait incompétent dans une question de ce genre, je me contenterai d’indiquer le remarquable travail (Schauergemælde der Kriegspest in Attika) dans lequel Meister établit que la peste d’Athènes ne présente aucun des caractères distinctifs de la peste d’Orient. M. le docteur Perron, qui, pendant quatorze ans qu’il a dirigé l’école de médecine du Caire, a vécu au milieu des pestiférés, n’a pas non plus reconnu dans la description de Thucydide la peste actuelle d’Égypte. Voici la note qu’il a bien voulu me communiquer : « La peste d’Athènes, à en juger par la description de Thu- « cydide, diffère essentiellement de la peste actuelle ou peste * d’Orient. Il n’y a de rapports analogiques entre les deux ma- « ladies que quelques symptômes. D’ailleurs, toutes les épidémies « ont quelques points de ressemblance symptomatologiques. « Ce qui fait, à priori et sans examen ou à peu près, admettre « l'identité ou la presque identité des grands fléaux dont parle « l’histoire, c’est le caractère épidémique, c’est le caractère conta- « gieux, et c’est surtout encore le nom de peste qu’on a donné à « ces fléaux. Mais il ne faut pas oublier que ce mot de peste n’a- « vait point autrefois la signification délimitée qu’on lui a assi- « gnée aujourd’hui. Anciennement, peste, contagion, épidémie « étaient synonymes. De nos jours, chacun de ces mots s’est isolé « dans une signification spéciale ; le langage s’est précisé à me- « sure que la science médicale a précisé aussi ses observations, « discerné et individualisé les faits. »). Les médecins étaient impuissants contre la maladie :

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d’abord ils avaient voulu la traiter, faute de la connaître ; mais, en contact plus fréquent avec les malades, ils furent d’autant plus maltraités. Tous les autres moyens humains furent également impuissants : prières dans les temples, recours aux oracles et autres pratiques du même genre[*](Par exemple les expiations, les purifications auxquelles on avait ordinairement recours pour conjurer la colère des dieux.), tout resta sans effet ; on finit par y renoncer, au milieu de l’abattement général.

XLVIII. La maladie commença, dit-on, par l’Éthiopie, au-dessus de l’Égypte ; elle descendit de là en Égypte et en Libye, et s’étendit à une grande partie des possessions du Roi. A Athènes, elle fondit telle- ment à l’improviste, que les habitants du Pirée, les premiers atteints, prétendirent que les Péloponnésiens avaient empoisonné les puits (car il n’y avait pas encore de fontaines en cet endroit). Du Pirée elle gagna

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la ville haute, et c’est alors surtout que la mortalité devint considérable.

Je laisse à chacun, médecin ou autre, le soin d’exposer ce qu’il sait de ce mal, son origine probable, et les moyens qu’il croit propres à faire cesser une perturbation aussi profonde : pour moi, je dirai quelle fut la maladie, quels en sont les symptômes, afin que, si jamais elle survenait de nouveau, on ait quelques indices pour la reconnaître. J’ai par devers moi l’expérience, pour avoir vu les autres atteints et pour avoir été frappé moi-même par le fléau.

XLIX. On s’accordait à reconnaître que les autres maladies n’avaient jamais moins sévi que cette année[*](Toutes les grandes épidémies ont présenté le même caractère. Dans les deux invasions du choléra en France, mais surtout dans la première, toute indisposition aboutissait rapidement à la maladie régnante. On peut remarquer aussi que l’effet moral sur la multitude est le même à toutes les époques de l'histoire : en 1832, le peuple de Paris croyait à l’empoisonnement des puits, comme le peuple d’Athènes.) : toute indisposition était assimilée par la maladie régnante. Mais, en général, on était frappé subitement, en pleine santé, et sans cause apparente[*](On a cité ce caractère comme un des symptômes distinctifs de la peste ; mais il est commun à toutes les grandes épidémies.). Au début, on éprouvait de violentes chaleurs de tête[*](Larrey, dans la description de la peste d’Orient, signale aussi les douleurs de tête, les vertiges, la tuméfaction de la langue, les spasmes, etc.) ; les yeux étaient rouges et enflammés. A l’intérieur, le gosier et la langue ne tardaient pas à s’injecter de sang ; la respiration était irrégulière, l’haleine fétide. Survenaient ensuite l’éternuement et l’enrouement ; en peu de temps le mal gagnait la poitrine, avec de violents

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accès de toux. Lorsqu’il se fixait à l’estomac, il le sou- levait et amenait, au milieu de douloureux efforts, toutes les évacuations de bile auxquelles les médecins ont donné des noms. La plupart des malades étaient pris de hoquets sans vomissements, accompagnés de spasmes violents, qui tantôt cessaient avec le hoquet, tantôt se prolongeaient beaucoup au-delà.

A l’extérieur, le corps ne paraissait ni très chaud au toucher, ni livide ; il était rougeâtre, parsemé de taches, couvert de petites pustules et d’ulcères. L’intérieur était si brûlant que les malades ne pouvaient endurer ni les vêtements les plus légers, ni les couvertures de toile les plus fines ; ils ne voulaient être que nus, et désiraient par-dessus tout se jeter dans l’eau froide. On en vit beaucoup, de ceux qui étaient abandonnés à euxmêmes, se précipiter dans les puits, tourmentés qu’ils étaient d’une soif inextinguible. Du reste, qu’on bût peu ou beaucoup, le résultat était le même. Le malade était en proie à une agitation[*]( Larrey : « On languit quelque temps dans un état d’inquié- « tude, de malaise général, qui empêche de rester un seul in- « stant dans la même position. »), à une insomnie con- tinuelles.

Tant que durait la force de la maladie, le corps ne maigrissait pas, et c’était chose étonnante qu’il pût à ce point résister à la souffrance ·, aussi la plupart des malades, conservant encore quelque vigueur, ne suc- combaient que le septième ou le neuvième jour, dévorés par le feu intérieur. S’ils échappaient à ce terme, le mal descendait dans le ventre, et y produisait une violente ulcération, accompagnée d’une diarrhée continue[*](Mêmes caractères signalés par Larrey pour la peste d’Égypte.),

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à la suite de laquelle beaucoup périssaient plus tard d’épuisement. Car la maladie, après avoir débuté à la partie supérieure et établi son siége dans la tête, se répandait de là dans tout le corps. Si quelqu’un devait échapper aux accidents les plus graves, on en avait l’indice par ce fait que le mal s’attaquait aux extermites. Il faisait alors irruption sur les parties naturelles[*](La peste de Venise, en 1576, présenta quelques accidents du même genre.), sur les extrémités des mains et des pieds, et plusieurs n’échappèrent que par la perte de ces membres. Quelques-uns aussi perdirent la vue. D’autres, dans les premiers temps de leur convalescence, se trouvaient avoir tout oublié et ne reconnaissaient plus ni eux-mêmes, ni leurs amis.

L. Aucune expression ne saurait donner une idée de ce mal ; sa violence, dans chacun des cas, était audessus de tout ce que comporte la nature humaine ; mais ce qui le distingue surtout des autres maladies propres à notre espèce, c’est que les oiseaux et les quadrupèdes qui se nourrissent de cadavres n’en approchaient pas alors, quoiqu’il y en eût un grand nombre sans sépulture, ou périssaient s’ils y avaient touché. Ce qui le prouve, c’est que les oiseaux de cette espèce disparurent complétement, et qu’on n’en voyait aucun ni autour des cadavres, ni ailleurs. Les chiens, par suite de leur familiarité avec l’homme, rendaient ce phénomène encore plus sensible.

LI. Tel était en général, et sans m’arrêter à un grand nombre d’accidents et de symptômes particuliers aux différents sujets, le caractère de la maladie.

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Aucune des affections habituelles ne sévissait à cette époque ; s'il en survenait quelqu'une, elle aboutissait à la maladie régnante. Les uns mouraient négligés, les autres en dépit de tous les soins. Il ne se trouva, pour ainsi dire, aucun remède d’une efficacité incontestable ; car ce qui convenait à l’un nuisait à l'autre. Il n'y eut aucun corps que sa vigueur ou sa faiblesse[*](La plupart des auteurs qui ont traité de la peste ont remarqué qu’elle s’attaque de préférence aux hommes les plus vigoureux ; la tristesse, un caractère sombre et taciturne paraissent aussi y prédisposer.) missent à l’abri du fléau ; il emportait tout, quels que fussent les soins et le régime. Le plus affreux était le découragement de ceux qui se sentaient attaqués : songeant tout d’abord qu’il n’y avait aucune espérance, ils s’abandonnaient eux-mêmes et ne cherchaient pas à lutter contre le mal ; ce qui n’était pas moins triste, c’était de voir, comme dans les troupeaux, la contagion et la mort se répandre par les soins mêmes qu’on se donnait mutuellement ; car ce fut là ce qui causa la plus grande mortalité. Si, par crainte, on ne voulait pas communiquer avec les autres, on mourait délaissé ; bien des familles s’éteignirent ainsi, sans recevoir aucun soin de personne. Approchait-on, au contraire, des malades, on périssait également ; tel fut surtout le sort de ceux qui, se piquant de quelque vertu, ne s’épargnaient pas eux-mêmes, par un sentiment de pudeur, et allaient assister leurs amis ; car les parents eux-mêmes, vaincus par l’excès du mal, se lassèrent à la fin de rendre aux morts les derniers devoirs. Au reste, personne n’éprouvait pour les mourants et les malades une compassion plus vive que
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ceux qui avaient échappé au fléau ; car ils avaient connu les mêmes souffrances, et personnellement ils étaient désormais sans crainte, la maladie n’attaquant pas une seconde fois mortellement la même personne. Ils recevaient les félicitations des autres, et, dans l’enivrement de la joie présente, ils allaient jusqu’à se bercer de la vaine espérance qu’aucune autre maladie ne pourrait à l’avenir triompher de leur constitution[*](C’est-à-dire qu’ils espéraient non pas être immortels, mais arriver à la vieillesse sans ressentir les atteintes d'aucune maladie.).

LII. Ce qui contribua surtout à aggraver les maux du moment fut l’affluence de ceux qui vinrent de la campagne à la ville. Ces derniers eurent particulièrement à souffrir : sans maisons, sans autre abri, au plus fort de la chaleur, que des cabanes privées d’air, ils périssaient en foule ; en l’absence de tout ordre, les morts restaient entassés les uns sur les autres. On voyait des malheureux se rouler dans les rues, autour de toutes les fontaines, à demi morts et dévorés par la soif. Les temples mêmes étaient remplis des cadavres de ceux qui étaient venus s’y abriter et mourir. Car tel fut l’excès du mal et de l’abattement, que, ne sachant plus que devenir, on perdit tout respect pour les choses soit sacrées, soit profanes. Les lois suivies jusque-là pour les funérailles furent mises en oubli ; chacun ensevelissait ses morts comme il pouvait. Beaucoup même, manquant du nécessaire pour les sépultures, parce qu’ils avaient déjà perdu un grand nombre des leurs, eurent recours sans pudeur à d’indignes moyens : les uns allaient déposer leurs morts sur un bûcher étranger, et, devançant ceux qui

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l’avaient élevé, y mettaient le feu ; d’antres, pendant qu’on brûlait un cadavre, jetaient par-dessus le corps qu’ils portaient et s’en allaient.

LIII. Sous d’autres rapports encore cette maladie inaugura à Athènes un redoublement d’iniquités : les voluptés qu’on ne recherchait autrefois qu’en secret, on s’y abandonnait maintenant sans honte, au spectacle de tant de vicissitudes subites, à la vue des riches enlevés en un moment, et des pauvres de la veille succédant tout à coup à leur fortune. On voulait jouir sans retard[*](Il en fut de même dans la peste de Gènes, citée plus haut. Boccace nous apprend que, lors de la peste de Florence, religion, piété, sentiments généreux, tout s’était émoussé au milieu de l'abattement général.) et on ne visait qu’au plaisir du moment, en songeant que les biens et la vie étaient également éphémères. Nul ne daignait se fatiguer à poursuivre un but honnête, dans la pensée qu’on n’était pas assuré de ne point mourir avant d’y atteindre. La volupté du moment et tout ce qui pouvait y conduire, à quelque titre que ce fût, voilà ce qui était devenu beau et utile. Ni la crainte des dieux, ni aucune loi humaine ne retenait personne ; car, en voyant mourir indistinctement tout le monde, on jugeait la piété et l’impiété également indifférentes ; d’ailleurs, on ne comptait pas vivre assez pour atteindre le jour du jugement et de la punition ; on regardait comme beaucoup plus terrible l’arrêt déjà prononcé et suspendu sur sa tête ; et, avant d’en être frappé, on trouvait naturel de jouir un peu de la vie.

LIV. Tels étaient les maux qui accablaient les Athéniens ; au dedans la dépopulation, au dehors la

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dévasCation des campagnes. Au milieu de ce désastre, on se rappela naturellement ce vers que les vieillards disaient avoir entendu chanter autrefois :

Viendra guerre Dorique, et Loimos avec elle.

Un débat s’était élevé sur ce vers, et l’on avait prétendu que les anciens n’avaient pas dit loimos (la peste), mais limos (la disette)[*](La diphtongue (??) et la voyelle (??) se prononçaient de la même manière, au moins dans certains cas.). Dans les conjonctures présentes l’opinion qui prévalut naturellement fut qu’il était question de la peste ; car ils mettaient leurs souvenirs en harmonie avec leurs souffrances. Je ne doute pas, du reste, que s’il survient jamais une autre guerre avec les Doriens, accompagnée de disette, on ne donne au vers ce dernier sens. On se rappelait aussi l’oracle rendu aux Lacédémoniens, ceux du moins qui le connaissaient, lorsque le dieu, interrogé par eux s’ils devaient faire la guerre, avait répondu qu’en « combattant énergiquement, on aurait la victoire et que lui-même viendrait en aide. » On trouvait les événements en rapport avec l’oracle, la peste ayant commencé aussitôt après l’invasion des Péloponnésiens[*](C’était Apollon qui envoyait les maladies pestilentielles.). Elle ne pénétra pas dans le Péloponnèse[*](La peste pénétra dans le Péloponnèse ; car nous savons par un passage de Pausanias (viii, 41) qu’un temple fut bàti à Apollon, dans la ville de Phygalée, pour conjurer la colère du dieu.), ou du moins n’y fit aucun ravage notable ; mais elle dévasta surtout Athènes et ensuite les autres villes les plus populeuses[*](Il s’agit évidemment ici des villes de la domination athénienne.). Voilà pour ce qui concerne la peste.

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LV. Les Péloponnésiens, après avoir ravagé la plaine, s’avancèrent dans la région de l’Attique appelée Paralos[*](Maritime. — Extrémité sud de l’Attique, se terminant au cap Sunium.), jusqu’au mont Laurium, où se trouvent les mines d’argent des Athéniens. Ils dévastèrent d’abord la partie qui regarde le Péloponnèse, et ensuite celle qui fait face à l’Eubée et à Andros. Périclès, qui commandait à cette époque, persistait dans l’avis qu’il avait donné aux Athéniens, lors de la première invasion, de ne faire aucune sortie.

LVI. Tandis que les Lacédémoniens étaient encore dans la plaine, et avant qu’ils eussent pénétré dans la région maritime, Périclès équipa cent vaisseaux destinés à agir contre le Péloponnèse, et prit la mer dès qu’ils furent prêts. Quatre mille hoplites athéniens montaient ces navires ; trois cents cavaliers furent embarqués en même temps sur des transports construits dans ce but avec de vieux navires ; c’étaient les premiers qu’on eût vus[*](Il ne s’agit ici que de la Grèce ; car Datis et Artapherne avaient transporté de la cavalerie sur leurs navires (Hérod., vi, 48).). Ceux de Chio et de Lesbos se joignirent à l’expédition avec cinquante voiles. Cette expédition, à son départ, laissa les Péloponnésiens dans la région maritime de l’Attique. Arrivés à Épidaure, dans le Péloponnèse, les Athéniens ravagèrent le pays et attaquèrent la ville. Un moment ils comptèrent s’en emparer ; mais la tentative échoua. Ils firent voile alors d’Épidaure et allèrent dévaster le territoire de Trézène, d’Halia et d’Hermione, places maritimes du Péloponnèse[*](Toutes ces places appartiennent à l’Argolide.). Reprenant ensuite la mer, ils allèrent

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de là à Prasies[*](Sur la côte Est du Péloponnèse.— Aujourd’hui Prasto.), ville maritime de la Laconie, ravagèrent le pays, prirent la place et la saccagèrent. Après cette expédition, ils revinrent chez eux et trouvèrent l’Attique évacuée par les Péloponnésiens.

LVII. Tout le temps que dura l’invasion des Péloponnésiens dans l’Attique et l’expédition des Athéniens sur leurs vaisseaux, la peste ne cessa de sévir sur les Athéniens, dans la ville et à bord de la flotte. Aussi a-t-on prétendu que les Péloponnésiens, informés par des déserteurs de la maladie qui régnait dans la ville, et voyant de leurs yeux les funérailles, avaient, par crainte de la contagion[*](Diodore (xii, 45) dit avec assez de vraisemblance que l’expédition de Périclès, autour du Péloponnèse, amena la retraite des Lacédémoniens.), devancé l’époque de la retraite. Mais la vérité est que, dans cette invasion, ils firent un très long séjour, et ravagèrent tout le pays ; car ils ne restèrent pas moins de quarante jours dans l’Attique.

LVIII. Le même été[*](430 av. notre ère.), Agnon, fils de Nicias, et Cléopompe, fils de Clinias, collègues de Périclès, prirent l’armée qu’il avait commandée et se portèrent aussitôt contre les Chalcidiens de Thrace et contre Potidée, dont le siége continuait. A leur arrivée, ils dirigèrent contre la place des machines de guerre et mirent tout en oeuvre pour s’en emparer ; mais ils ne purent ni prendre la ville, ni rien faire qui répondît à leurs préparatifs. Car la peste s’étant déclarée, fit sur ce point de terribles ravages parmi les Athéniens, et ruina leur armée ; même les troupes arrivées précédemment, et qui jusque-là n’avaient ressenti aucune atteinte, gagnèrent la

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contagion par leur contact avec les soldats d’Agnon. Phormion avec ses seize cents hoplites n’était plus alors dans la Chalcidique. Agnon se rembarqua et ramena son armée à Athènes ; sur quatre mille hoplites, il en avait perdu par la peste mille cinquante en quarante jours. L’ancienne armée resta dans le pays et continua le siége de Potidée.

LIX. Après la deuxième invasion des Péloponnésiens, les Athéniens, dont le territoire venait d’être ravagé une seconde fois, et que désolaient en même temps la peste et la guerre, commencèrent à être ébranlés. Ils accusaient Périclès de leur avoir conseillé la guerre, et d’avoir ainsi causé tous leurs maux. Disposés à un accord avec les Lacédémoniens, ils leur avaient envoyé, mais sans succès, des ambassadeurs. Ne voyant d’issue d’aucun côté, ils s’en prenaient à Périclès. Quand il vit qu’aigris par les maux du moment ils faisaient tout ce qu’il avait prévu, il convoqua l’assemblée ; car il avait encore le commandement. Son but était de les encourager, de calmer leur irritation, et de les ramener à plus de modération et de confiance. Il s’avança et leur parla ainsi :

LX. « Votre colère contre moi ne me surprend pas ; je m’y attendais, car j’en connais les motifs. Aussi vous ai-je convoqués pour vous rappeler à la réflexion, pour me plaindre de ce que, sans raison, vous vous irritez contre moi et cédez à vos malheurs.

« Je pense, moi, que dans l’intérêt même des particuliers, mieux vaut la puissance et la force dans l’ensemble de l'État, que la prospérité individuelle de chacun , avec l’impuissance au sommet ; car l’individu favorisé par la fortune n’en est pas moins enveloppé

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dans la ruine de sa patrie, tandis que, malheureux dans une patrie prospère, il a plus de chances de salut. Dès lors, l’État résistant aux infortunes privées de ses membres, tandis que ceux-ci ne peuvent supporter les désastres de l’État, comment tous, ne se réuniraient-ils pas pour le défendre, au lieu d’agir comme vous le faites en ce moment ? Abattus par vos malheurs domestiques, vous négligez le salut commun ; vous accusez tout à la fois et moi qui vous ai conseillé la guerre, et vousmêmes qui l’avez approuvée. Et cependant, cet homme contre lequel vous vous irritez n’est inférieur à personne, je crois, pour la connaissance des grands intérêts de l’État, et pour le talent de les expliquer ; il aime son pays et est supérieur à l’appât des richesses. Celui qui, avec des idées saines, ne peut expliquer nettement sa pensée, est comme s’il ne pensait pas ; celui qui, tout en possédant ce double avantage, n’est pas dévoué à la patrie, ne peut, lui non plus, donner un conseil utile à son pays ; même avec cette dernière qualité, l’homme vénal fait trafic de tout le reste au profit de cette seule passion. Si, persuadés que mieux qu’un autre je possédais, au moins à un degré suffisant, toutes ces qualités réunies, vous m’avez cru quand je conseillais de faire la guerre, il ne serait pas juste aujourd’hui de m’en imputer le tort.