History of the Peloponnesian War

Thucydides

Thucydides. Histoire de la Guerre du Péloponnése. Bétant, Élie-Ami, translator. Paris: Librairie de L. Hachette, 1863.

Enfin, grâce à cette manœuvre, les Syracusains furent complètement vainqueurs. Les Athéniens se retirèrent à travers les transports et se réfugièrent dans leur station. Les Syrracu-sains les poursuivirent jusqu’aux vaisseaux de charge; mais là ils furent arrêtés par les antennes armées de dauphins [*](Les dauphins suspendus à ces vergues consistaient en lourdes masses de métal qui, en tombant sur le navire ennemi, en fracassaient les ponts. Les mains de fer ou corbeaux, également employés dans les batailles navales, étaient des grappins destinés à saisir le vaisseau ennemi pour l’empêcher de reculer. ) et dressées au-dessus des passages. Deux vaisseaux syracusains, dans l’entraînement de la victoire, s'y engagèrent et se perdirent ; l’un d’eux fut pris avec son équipage. Les Syracusains, après avoir coulé sept vaisseaux athéniens, maltraité beaucoup d'autres, pris ou tué ceux qui les montaient, se retirèrent et érigèrent des trophées pour leurs deux victoires navales. Dès lors ils se crurent invincibles sur mer, et ne désespérèrent même pas de triompher de l’armée de terre. Ils se préparèrent donc à renouveler leurs attaques sur les deux éléments.

Peu de temps après arrivèrent Démosthène et Eury-médon, à la tête des renforts envoyés d'Athènes. Ils amenaient soixante-treize vaisseaux, y compris les bâtiments étrangers, environ cinq mille hoplites athéniens et alliés, un grand nombre de gens de trait grecs et barbares, en un mot un armement complet. Les Syracusains et leurs alliés eurent un moment de stupeur ; ils se demandaient si le péril n’aurait aucun terme, puisque l’occupation de Décélie n’empêchait pas les Athéniens d’expédier une armée égale à la première et de faire cet immense déploiement de forces. L’ancienne armée athénienne, au contraire, reprit courage après les maux qu’elle avait soufferts.

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Démosthène, voyant l’état des choses, estima qu’il ne fallait pas perdre de temps ni tomber dans la même faute que Nicias. Celui-ci avait d’abord répandu l’épouvante ; mais, au lieu d’attaquer immédiatement Syracuse, il avait passé l’hiver à Catane ; son irrésolution avait provoqué le dédain de ses adversaires et donné à Gylippe le temps d’arriver avec les secours du Pélo-ponèse, secours que les Syracusains n’auraient pas même eu l’idée de réclamer si Nicias les eût assaillis d’emblée; dans leur sécurité présomptueuse, ils n’auraient reconnu l’insuffisance de leurs forces qu’en se voyant investis ; alors, eussent-ils demandé du secours, il ne leur eût plus été si utile. Démo-sthène faisait ces réflexions, et convaincu que jamais il n’inspirerait plus de terreur que dans ce premier jour, il voulut profiter aussitôt du prestige de ses armes. Quand il vit que le mur parallèle, opposé à la circonvallation parles Syracusains, était simple et que, pour faire tomber toute résistance, il suffirait d’enlever la montée des Ëpipoles et le camp placé en ce lieu, il se hâta de tenter une entreprise qu’il regardait comme décisive. En cas de succès, il était maître de Syracuse; autrement, il lèverait le siège, sans laisser les Athéniens, les alliés et la ville entière s'épuiser en efforts superflus.

En conséquence, les Athéniens sortirent d’abord, et dévastèrent le territoire voisin de l’Anapos. Leur armée reprit son ancien ascendant sur terre et sur mer. Les Syracusains ne lui opposèrent d’autres forces que les cavaliers et les gens de trait postés à l’Olympéion.

Ensuite Démosthène jugea à propos d’attaquer avec des machines le mur parallèle ; mais, dès la première approche, elles furent brûlées par les ennemis, qui se défendaient du haut du rempart. Les assauts tentés sur divers points ne réussirent pas davantage. Sentant alors qu’il n’y avait plus de temps à perdre, Démosthène, après avoir fait agréer son plan à Nicias et à ses autres collègues, entreprit l’attaque des Ëpipoles. De jour, il paraissait impossible d’en approcher et d’y monter sans être aperçu. Il fit prendre pour cinq jours de vivres, rassembla les maçons et les charpentiers, se pourvut de traits et de tout le matériel nécessaire pour se retrancher en cas de succès ; puis, à l’heure du premier sommeil, lui-même, Eurymédon et Ménandros mirent en mouvement toute la troupe et marchèrent aux Ëpipoles. Nicias resta dans les retranchements.

Ils abordèrent les Ëpipoles par l’Euryale, à l’endroit où l’ancienne armée était montée la première fois. Us trompèrent la

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vigilance du poste syracusain placé en ce lieu, et enlevèrent le fort que les assiégés y avaient construit. Ceux des gardes qui ne furent pas tués s’enfuirent aussitôt vers les trois camps établis sur les Épipoles et occupés l’un par les Syracusains, le second par les Grecs de Sicile, le troisième par les alliés. Ils signalèrent la présence de l'ennemi, et donnèrent l'éveil aui six cents Syracusains formant le poste d’observation de ce côte' des Épipoles. Ceux-ci se portèrent immédiatement au secours; mais Démosthène et les Athéniens qui arrivaient les culbutèrent, malgré une résistance des plus vives. Les Athéniens, sans perdre un instant, marchent en avant, afin de ne pas laisser se ralentir leur ardeur; d’autres occupent la tête du mur parallèle des Syracusains, et en arrachent les créneaux.

Cependant les Syracusains et leurs alliés, Gylippe en tête, accourent des ouvrages avancés ; mais, déconcertés par cette brusque attaque de nuit, ils n’abordent l’ennemi qu’avec effroi, sont enfoncés et d’abord ramenés en arrière. Déjà les Athéniens, se croyant vainqueurs, s’avançaient toujours plus en désordre ; ils voulaient passer sur le corps de ce qui restait d’ennemis à combattre, sans leur laisser le temps de se reconnaître et de se rallier, lorsque les Béotiens les premiers leur résistent, les chargent victorieusement et les mettent en fuite.

Dès ce moment les Athéniens tombèrent dans une étrange confusion. Quant aiix détails, aucun des deux partis na pu me les fournir d’une manière précise. De jour, où tout est plus distinct, ceux qui assistent à une bataille savent à peine ce qui se passe autour d’eux : comment donc, pour un combat nocturne — le seul que, dans le cours de cette guerre, se soient livré de grandes armées, — obtenir des renseignements certains? La lune brillait à la vérité, mais on ne se voyait que comme on peut se voir à sa lumière, c’est-à-dire qu’on apercevait bien la forme des corps, mais sans discerner l’ami de l’ennemi. Une foule d'hoplites des deux partis tournoyaient dans un étroit espace. Parmi les Athéniens, les uns étaient déjà vaincus, d'autres poussaient en avant sans rencontrer d’obstacles; ceux-ci étaient sur la hauteur, ceux-là gravissaient encore. On ne savait où se diriger; car, une fois la défaite commencée, le désordre devint général, et les clameurs empêchaient de se reconnaître. Les Syracusains et leurs alliés, se sentant victorieux, s’exhortaient à grands cris, seule manière de communiquer entre eux pendant la nuit; en même temps, ils recevaient le choc des assaillants. Les Athéniens se

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cherchaient les uns les autres, et prenaient pour ennemis tous ceux qu’ils rencontraient, même les leurs en retraite. N’ayant d’autre moyen de ralliement que le mot d’ordre, ils le demandaient tous ensemble et augmentaient ainsi la confusion; leurs questions réitérées finirent par le révéler à l’ennemi, tandis qu’ils n’apprenaient pas de même celui de leurs adversaires, qui, vainqueurs et non dispersés, se reconnaissaient mieux. Aussi, quand les Syracusains venaient à se heurter contre des forces supérieures, ils échappaient grâce à la connaissance de ce signe; les Athéniens, .au contraire, ne pouvant répondre, étaient massacrés. Rien ne leur fit plus de mal que le chant du Péan, qui, étant à peu près le même des deux côtés, les plongeait dans l’incertitude [*](Sur le péan, voyez liv. I, ch. l, note 2. La confusion venait des deux dialectes, ionien et dorien, et de leur accent différent; car il n’est pas prouvé qu’il y eût plusieurs espèces de péans de guerre. ). Toutes les fois que les Argiens, les Corcy-réens et les autres Doriens de l’armée athénienne entonnaient cet hymne, ils causaient aux Athéniens le même effroi que les ennemis; si bien qu’en plus d’un endroit où ils se rencontrèrent au milieu du tumulte, amis avec amis, citoyens avec citoyens, ils ne se bornèrent plus à s’effrayer, mais ils se chargèrent mutuellement, et ne se séparèrent qu’à grand’ peine. Poursuivis dans leur fuite, plusieurs se jetèrent dans des précipices où ils trouvèrent la mort, car la descente des Ëpipoles est étroite. De ceux qui parvinrent dans la plaine, la plupart, surtout les soldats de la première expédition, qui connaissaient mieux le pays, se réfugièrent au camp; quelques-uns des nouveaux venus se fourvoyèrent dans la campagne. Dès qu’il fit jour, la cavalerie syracusaine battit l’estrade et les sabra.

Le lendemain, les Syracusains érigèrent deux trophées : l’un à la montée des Ëpipoles, l’autre à l’endroit où les Béotiens avaient les premiers résisté. Les Athéniens relevèrent leurs morts par composition. La perte, pour eux et leurs alliés, fut considérable ; le nombre des armes prises dépassa de beaucoup celui des morts; en effet, plusieurs soldats avaient jeté leurs boucliers pour être plus légers dans leur fuite.

Ce succès inespéré rendit aux Syracusains leur première ardeur. Ils envoyèrent à Agrigente, alors en dissension, Sicanos avec quinze vaisseaux, pour essayer de soumettre cette ville. Gylippe parcourut derechef la Sicile, afin d’en tirer de nouveaux renforts. Depuis l’affaire des Ëpipoles, il ne désespérait pas d’enlever de haute lutte les retranchements des ennemis.

En présence du désastre qu’ils venaient d’essuyer et de la démoralisation croissante de l’armée, les généraux athéniens tinrent conseil. Tous leurs plans avaient échoué;

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les soldats succombaient à la fatigue; les maladies se développaient sous la double influence d’une saison malsaine et d'on campement incommode et marécageux; en un mot, la situation ne leur paraissait plus tenable. Aussi Démosthène était-il convaincu qu’il ne fallait pas rester plus longtemps; il persistait dans Tavis qu’il avait énoncé lors de l’attaque risquée contre les Épipoles, et opinait pour que, après cet échec, on partît sans le moindre délai, pendant que la mer était encore praticable et que la flotte renforcée promettait la supériorité. « Mieux vaut, disait-il, pour Athènes faire la guerre aux ennemis cantonnés sur son territoire, qu’aux Syracusains dont il n’est plus facile d’avoir raison, et ne pas prodiguer en pure perte nos ressources par un séjour indéfiniment prolongé. » Telle était l’opinion de Démosthène.

Nicias tenait aussi la position pour fâcheuse; mais il ne voulait pas en convenir ouvertement, ni que les généraux, délibérant sur le départ dans un conseil nombreux, révélassent ainsi eux-mêmes ces projets à l’ennemi, au risque d’en rendre l’exécution plus difficile. D’ailleurs il savait pertinemment que les affaires des Syracusains n’étaient guère plus brillantes, et qu’elles empireraient si l’on continuait le siège. Par là on les écraserait de dépenses toujours croissantes, à présent surtout que la flotte augmentée promettait aux Athéniens la supériorité sur mer. Enfin il y avait à Syracuse un parti qui désirait le triomphe des assiégeants, et qui envoyait à Nicias message sur message pour lui déconseiller de lever le siège. Ces considérations le faisaient hésiter, et l’engageaient à s’opposer manifestement au départ. Il savait bien, dit-il, que les Athéniens n’approuveraient pas une retraite qu’ils n’auraient pas décrétée. Ceux qui prononceraient sur le sort des généraux n’auraient pas vu de leurs yeux l’état des choses; ils ne le connaîtraient que par les critiques répétées autour d’eux, et jugeraient d’après les assertions des beaux parleurs. Ce n’est pas tout : un grand nombre de soldats, la majorité peut-être, qui maintenant se plaignaient le plus haut de leurs souffrances, une fois à Athènes seraient les premiers à déblatérer contre les généraux et à les représenter comme des traîtres vendus à l’ennemi. Connaissant donc le caractère des Athéniens, il ne voulait pas être victime d’une accusation injuste et ignominieuse, et préférait, s’il était nécessaire, périr les armes à la main. Il ajoutait que la situation des Syracusains était encore plus difficile que la leur, la solde des troupes étrangères, les

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garnisons des forts, l’entretien d’une grosse flotte depuis plus d’une année, leur causant des embarras qui ne feraient que s’accroître; car ils avaient déjà dépensé deux mille talents, sans parler d’une dette énorme ; et, pour peu qu’ils voulussent réduire leur effectif en supprimant la solde, ils seraient perdus, puisque leur armée se composait principalement d’auxiliaires, et non pas de troupes réglées, comme celle des Athéniens. Nicias concluait donc qu’il fallait patienter et poursuivre le siège, sans reculer devant des dépenses qu’Athènes, au bout du compte, était bien en mesure de supporter.

Ce qui engageait Nicias à tenir ce langage avec tant d’assurance, c’est qu’il, connaissait à fond l’état intérieur de Syracuse, les embarras financiers, l’existence d’un parti disposé à livrer la ville aux Athéniens et qui les pressait de ne point lever le siège ; c’est enfin qu’il avait dans la flotte plus de confiance qu’auparavant. Démosthène au contraire ne voulait pas entendre parler d’un plus long séjour. « S’il faut, iisait-il, pour lever le siège attendre que le décret en soit venu d’Athènes, le mieux est d’aller s’établir à Thapsos ou à Catane, d’où l’armée de terre pourra étendre ses dévastations sur le pays ennemi et vivre de pillage, tandis que la flotte ne sera plus obligée de lutter à l’étroit, circonstance favorable aux adversaires, mais agira dans une mer ouverte, où elle pourra tirer parti de son expérience en manœuvrant à son gré, sans avoir à circonscrire ses mouvements d’attaque et de retraite. » Il ajouta qu’à aucun prix il ne consentirait à rester davantage, mais qu’il fallait partir immédiatement.

Eurymédon se réunit à l’avis de Démosthène ; mais l’opposition de Nicias amena de l’irrésolution et des lenteurs. On le croyait mieux renseigné que les autres. Il s’ensuivit que les Athéniens ajournèrent leur départ, et ne firent aucun mouvement.

Gylippe et Sicanos étaient de retour à Syracuse. Sicanos avait manqué son entreprise sur Agrigeïite ; pendant qu’il était encore à Géla, les partisans des Syracusains avaient été chassés. Gylippe, en revanche, amenait de puissants renforts, ramassés en Sicile, ainsi que les hoplites péloponésiens expédiés au printemps sur des transports, et qui de Libye avaient abordé à Sélinonte. Jetés sur les côtes de la Libye, ils avaient reçu des Cyrénéens deux trirèmes et des pilotes. Après avoir, sur leur passage, secouru les Évespéritains qu’assiégeaient des Libyens et battu ces derniers, ils avaient longé la côte

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jusqu'à Néapolis, comptoir des Carthaginois, d’où le trajet en Sicile n’est que de deux jours et d’une nuit ; de là ils avaient passé à Sélinonte. Dès leur arrivée, les Syracusains se disposèrent à attaquer de nouveau les Athéniens par terre et par mer.

Les généraux athéniens, voyant que l’ennemi avait reçu des renforts, tandis que leur propre situation ne faisait qu’empirer de jour en jour, surtout à cause des maladies qui désolaient l’armée, en étaient aux regrets de n'être pas partis plus tôt Nicias lui-même ne faisait plus d’objection, et se bornait à demander que la résolution ne fût pas ébruitée. En conséquence on fit avertir dans le plus grand secret toute l’armée de se tenir prête à lever le camp et à s’embarquer au premier signal. Les préparatifs terminés, comme on allait partir, la lune, alors en son plein, s’éclipsa. La plupart des Athéniens, intimidés par ce phénomène, demandèrent qu’on attendît. Nicias, qui attachait aux présages et à tous les faits de cette nature une importance exagérée, soutint que le départ devait être suspendu, jusqu’à ce que, suivant la déclaration des devins, il se fût écoulé trois fois neuf jours. Cette contrariété occasionna une perte de temps et retint les Athéniens sous les murs de Syracuse.

Informés de ces particularités, les Syracusains n’en devinrent que plus ardents à serrer de près les Athéniens, qui par ces projets faisaient l’aveu de leur faiblesse sur terre et sur mer ; d’ailleurs ils ne voulaient pas qu’ils s’établissent sur quelque autre point de la Sicile, où ils seraient plus difficiles à vaincre. Ils résolurent donc de profiter au plus tôt de leurs avantages pour engager un combat naval. Ils équipèrent leurs vaisseaux et s’exercèrent le temps nécessaire; puis, la veille du jour fixé pour la bataille, ils assaillirent les murs des Athéniens. Un détachement d’hoplites et de cavaliers étant sorti à leur rencontre par une poterne, les Syracusains coupèrent une partie de ces troupes, les mirent en fuite et les poursuivirent Comme le passage était étroit, les Athéniens perdirent soixante-dix chevaux et un certain nombre d’hoplites.

Ce jour-là les Syracusains se retirèrent; le lendemain ils mirent en mer avec soixante-seize vaisseaux, en même temps qu’ils lançaient leur infanterie contre les retranchements. Les Athéniens leur opposèrent quatre-vingt-six vaisseaux. On se joignit et l’action commença. Eurymédon, qui commandait l’aile droite des Athéniens, voulut envelopper la flotte ennemie;

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mais ce mouvement l’entraîna trop près de la terre. Les Syra-cusains et leurs alliés, après avoir enfoncé le centre des Athéniens, séparèrent Eurymédon du reste de la flotte, l’acculèrent dans un enfoncement du port, détruisirent son vaisseau, ainsi que ceux qui l’avaient suivi, et le tuèrent lui-même. Ensuite ils se mirent à la poursuite de toute la flotte athénienne, qu’ils poussèrent au rivage.

Gylippe, voyant les vaisseaux ennemis vaincus et jetés hors de l’estacade et de leur camp, voulut faire main basse sur les hommes qui débarquaient, et faciliter aux Syracusains la remorque des vaisseaux en occupant le rivage. Il s’avança donc le long de la grève avec une partie de ses troupes; mais les Tyrrhéniens, qui étaient de garde en cet endroit, voyant ce corps s’approcher en désordre, sortent à sa rencontre, fondent sur les premiers, les arrêtent court, et les jettent dans le marais nommé Lysimélia. Les Syracusains et leurs alliés s’avancent alors en force; les Athéniens, inquiets pour leurs vaisseaux, accourent, sont vainqueurs, et poursuivent l’ennemi en lui tuant quelques hoplites. Ils sauvèrent ainsi la plupart de leurs vaisseaux, et les réunirent près du camp. Les Syracusains et leurs alliés leur en prirent dix-huit, dont ils massacrèrent les équipages. Dans le dessein d’anéantir ce qui restait de la flotte, ils remplirent un vieux vaisseau de sarments et de matières inflammables ; puis, profitant du vent qui portait sur les Athéniens, ils mirent le feu à ce brûlot, et le laissèrent aller en dérive. Les Athéniens, effrayés pour leur flotte, mirent tout en œuvre pour écarter le navire incendiaire. Ils y réussirent, et en furent quittes pour la peur.

Là-dessus les Syracusains érigèrent un trophée pour leur victoire navale et un autre pour l’avantage remporté par eux en avant des murs, où ils avaient intercepté les hoplites et pris les chevaux. Les Athéniens dressèrent aussi un trophée pour le succès obtenu soit par les Tyrrhéniens sur l’infanterie qu’ils avaient rejetée dans le marais, soit par eux-mêmes avec le reste de l’armée.

Cette victoire éclatante, remportée sur la flotte par les Syracusains, qui jusqu’alors avaient redouté le renfort amené par Démosthène, acheva de plonger les Athéniens dans le découragement. Grand était leur mécompte et plus grand encore le regret de l’expédition. C’était la première fois qu’ils attaquaient des villes semblables à la leur, soumises au même régime démocratique, possédant des vaisseaux, des chevaux, une

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, popqlation nombreuse. Ils n’avaient pas la ressource d’y susciter des dissensions et des troubles, pour les exploiter à leur profit ; lès moyens d'attaque étaient peu supérieurs à ceux de défense ; enfin ils avaient commis des fautes nombreuses, et leurs embarras s”étaient considérablement augmentés depuis l’échec imprévu qu'ils venaient d’essuyer sur mer. Aussi étaient-ils fort abattus.

Dès ce moment, les Syracusains circulèrent librement dans le port; ils songeaient même à en fermer l’entrée, afin que les Athéniens ne pussent pas s’échapper à leur insu. Ce n’était déjà plus de leur propre conservation qu’ils s’occupaient: ils aspiraient à empêcher celle de leurs adversaires. Ils se disaient, non sans raison, que, dans l’état actuel des choses, h supériorité leur était largement acquise ; que s'ils venaient à bout de vaincre les Athéniens sur terre et sur mer, ce triomphe les couvrirait de gloire aux yeux de la Grèce entière, dont les peuples seraient aussitôt délivrés, ceux-ci du joug, ceux-là, de la crainte ; que les Athéniens, avec le restant de leurs forces, seraient hors d'état de soutenir la guerre ; tandis que les Syracusains, auteurs de cette révolution, exciteraient l’admiration des contemporains et de la postérité. A tous égards, la lutte était bien glorieuse; mais ce n’était pas tout : ils allaient triompher non-seulement des Athéniens, mais encore de leurs alliés, non moins nombreux que ceux de Syracuse, partager le commandement avec les Corinthiens et les Lacédémoniens; enfin, en s’exposant les premiers, donner la plus grande extension à leur marine.

Jamais on ne vit un plus grand nombre de nations se liguer contre une seule ville, si l’on excepte la grande coalition de celles qui, dans cette guerre prirent parti pour Athènes ou pour Lacédémone. Au surplus je vais énuméref les nations qui s’armèrent pour ou contre Syracuse, dans le but de concourir à la conquête ou à la défense de la Sicile. Leur association n'avait pour principe ni le droit, ni la communauté d’origine ; chacune d’elles avait obéi aux circonstances, à l’intérêt ou à la nécessité.

Les Athéniens proprement dits, Ioniens d’origine, portaient spontanément les armes contre les Doriens de Syracuse. Avec eux marchaient des peuples issus d’Athènes, unis à elle par conformité de langage et de mœurs, savoir les Lemniens, les Imbriens, ceux qui alors habitaient Êgine [*](On a vu (liv. II, ch.xxvii) que, la seconde année de la guerre, les Eginètes furent expulsés de leur île par les Athéniens, qui s’en partagèrent le territoire. Mais cette spoliation n'eut qu'un temps. Après la prise d'Athènes par Lysandre, les Eginètes furent réintégrés dans leurs foyers. Thucydide, qui a rédigé son histoire après cette époque, indique ici la population athénienne qui occupait Ëgine pendant la guerre du Péloponèse.— Lemnos, Imbros et Hestiéa étaient également peuplées d’Athéniens. ) et la ville d’fîestiéa en Eubée. Le reste des auxiliaires se composait de sujets,

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d’alliés indépendants et de mercenaires. Parmi les sujets tributaires on comptait, dans l’Eubée, les Érétriens, les Ghalcidéens, les Styréens et les Carystiens; dans les îles, les habitants de Céos, d’Andros et de Ténos ; dans l’Ionie, ceux de Milet, de Samos et de Ghios — ces derniers n’étaient pas tributaires ; ils jouissaient de l’indépendance, n’étant astreints qu’à fournir des vaisseaux. — Ces divers peuples, sauf les Carystiens qui sont Dryopes, étaient pour la plupart Ioniens ou colonies d’Athènes; ils marchaient en qualité de sujets et par contrainte, mais au 'moins c’étaient des Ioniens opposés à des Doriens. Venaient ensuite des peuples d’origine éolienne, tels que les Méthymniens, tenus à fournir des vaisseaux, mais sans payer tribut, les Ténédiens et les Éniens tributaires. Ces peuples de race éolienne étaient forcés de combattre les Béotiens alliés de Syracuse, quoique ceux-ci fussent Éoliens comme eux, et de plus leurs fondateurs. Les Platéens, bien que natifs de Béotie, se trouvaient seuls, par une juste haine, opposés au reste des Béotiens. Les habitants de Rhodes et de Cythère, Doriens les uns et les autres, étaient contraints, ceux de Cythère, colonie de Lacédémone, de porter les armes avec les Athéniens contre les Lacédémoniens de Gylippe; ceux de Rhodes, originaires d’Argos, contre les Doriens de Syracuse et contre leurs propres colons de Géla, auxiliaires des Syracusains. Parmi les insulaires voisins du Péloponèse, les Céphalléniens et les Zacyn-thiens étaient indépendants ; mais leur qualité d’insulaires leur faisait un devoir d’accompagner les Athéniens, maîtres de la mer. Les Corcyréens, non-seulement Doriens, mais d’origine corinthienne, marchaient contre les Corinthiens et les Syracusains, quoique colons des uns et parents des autres, sous couleur de nécessité, mais au fond par haine pour Corinthe. Les Mésséniens, tant ceux qu’on appelle aujourd’hui de Naupacte, que ceux de Pylos, alors aux Athéniens, avaient été pareillement requis pour cette guerre. Il y avait aussi un petit nombre de Mégariens exilés, qui se trouvaient dans la fâcheuse nécessité de combattre les Sélinontins originaires de Mégare. Quant aux autres alliés, la part qu’ils prirent à cette expédition fut plutôt volontaire. Les Argiens, de race dorienne, portaient les armes contre les Doriens avec les Ioniens d’Athènes, moins peut-être en vertu de leur alliance, que par haine contre Lacédémone et pour un motif intéressé [*](C’est-à-dire pour la solde, et pour les profits de la guerre. ). Les Mantinéens et autres Arcadiens, toujours prêts à marcher contre l’ennemi qu’on leur désigne, se trouvaient face à face avec leurs compatriotes engagés
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à prix d’argent par Corinthe et lesTegardaient comme leun ennemis. Les Athéniens avaient aussi des Crétois et des Étolieus mercenaires. Ainsi les Crétois, qui ont fondé Géla, concurremment avec les Rhodiens, au lieu d’aller au secours de leurs colons, leur faisaient la guerre sans aucune animosité, mais uniquement pour de l’argent. Quelques Acamaniens s’étaient aussi enrôlés dans l’armée athénienne, soit par l'appât du gain, soit surtout par affection pour Démosthène et par dévouement aux Athéniens leurs alliés. Tous les peuples que je viens de citer habitent en deçà du golfe Ionien. Parmi les Grecs d’Italie, les Thuriens et les Métapontins s'étaient vus forcés par leurs discordes intestines de se joindre aux Athéniens, comme aussi, parmi les Grecs de Sicile [*](Le texte reçu porte Σικελῶν, contre-sens manifeste; il faut nécessairement Σικελιωτῶν. ), les Naxiens et les Catanéens. Quant aux barbares, les Athéniens avaient pour eux les Ëgestains qui les avaient appelés en Sicile, de même que la majeure partie des Sicules; parmi les peuples étrangers à la Sicile, quelques Tyrrhéniens, qui vinrent par hostilité pour Syracuse; enfin des Iapygiens mercenaires. Tels étaient les alliés des Athéniens.

Les Syracusains furent secourus par leurs voisins dé Gamarine et par Gela, qui est plus éloignée. Agrigente resta neutre ; mais Sélinonte, située encore plus loin, dans la partie de la Sicile qui regarde la Libye , se joignit à eux, de même qu’Himéra, seule ville grecque sur la côte de la mer Tyrrhé-nienne, et la seule aussi de ces parages qui soutînt Syracuse. Tels furent les Grecs de Sicile , tous Doriens et indépendants, qui s’armèrent pour les Syracusains. Parmi les barbares, leurs seuls alliés furent ceux de Sicules qui ne s’étaient pas prononcés en faveur des Athéniens. Quant aux Grecs du dehors, les Lacédémoniens fournirent un commandant Spartiate, des Néodamos et des Hilotes — le nom de Néodamode signifie affranchi. — Les Corinthiens seuls envoyèrent des vaisseaux et des troupes de terre. Les Leucadiens et les Ambraciotes se joignirent à eux à cause de la communauté d’origine[*](Avec Corinthe, leur métropole. ). Il vint d’Arcadie des mercenaires levés par les Corinthiens, de même que des Sicyoniens qui servaient par contrainte [*](Sans doute pàr suite du gouvernement oligarchique, qui leur avait été imposé par les Lacédémoniens. Voyez liv. V, ch. lxxxi. ). En dehors du Péloponèse, les alliés de Syracuse étaient les Béotiens. Si l’on compare le nombre de ces auxiliaires avec les forces fournies par les Grecs de Sicile, on trouve celles-ci fort supérieures sous tous les rapports, ce qui est naturel, vu l’importance des villes qu’ils habitent. Ils rassemblèrent une foule d’hoplites, de vaisseaux, de cavaliers et des troupes légères.

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Toutefois les Syracusains à eux seuls, on peut le dire, contribuèrent plus fortement que tous les autres ensemble, soit à cause de la grandeur de leur ville, soit parce qu’ils étaient plus directement menacés.

Telles furent les forces auxiliaires des deux partis. A cette époque elles étaient complètes, et dès lors elles ne reçurent plus d’augmentation.

Après la victoire navale qu’ils venaient de remporter, les Syracusains et leurs alliés pensèrent avec raison que ce serait mettre le comble à leur gloire que de faire prisonnière la grande armée des Athéniens, sans lui laisser aucun moyen de s’échapper ni par mer ni par terre. Dans ce but, ils fermèrent le grand port, dont l’entrée est large de huit stades à peu près, au moyen d’une rangée de trirèmes, de transports et de bateaux qu’ils fixèrent par des ancres. Ils firent aussi leurs préparatifs pour le cas d’un nouveau combat naval. Sur tous les points ils ne méditaient rien que de grand.

Les Athéniens, voyant la fermeture du port et devinant leur pensée, jugèrent à propos de délibérer. Les généraux et les taxiarques se réunirent donc pour aviser aux embarras de la situation. Les vivres étaient épuisés ; car, depuis qu’on avait pris la résolution de décamper , on avait fait dire à Catane de suspendre les envois ; et l’on ne pouvait en espérer pour l’avenir, à moins d’une bataille navale. Il fut donc arrêté qu’on abandonnerait les retranchements situés sur la hauteur, et qu’on établirait à proximité de la flotte un campement strictement suffisant pour les bagages et pour les malades ; qu’on y laisserait une garde, et que tout le reste de l’armée de terre monterait sur les vaisseaux, tant ceux qui étaient en bon état que ceux qui étaient moins capables de servir. Si l’on était vainqueur, on cinglerait vers Catane ; sinon, l’on brûlerait les vaisseaux, et l’on se retirerait par terre, en bon ordre, dans la première place amie, grecque ou barbare, qu’on pourrait gagner. Cette résolution prise, on l’exécuta sur-le-champ. On évacua les retranchements supérieurs et l’on descendit vers la mer. On fit monter sur la flotte tout ce qu’il y avait d’hommes valides, et l’on parvint ainsi à équiper jusqu’à cent dix vaisseaux. On embarqua beaucoup d’archers et de gens de trait, Acamaniens ou étrangers ; enfin l’on prit toutes les précautions que permettaient les circonstances.

Quand les préparatifs furent à peu près achevés, Nicias, voyant les soldats abattus par la grandeur inaccoutumée de

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leur défaite navale, et pourtant déterminés, vu le manque te vivres, à risquer le plus tôt possible un combat décisif, les rassembla pour leur adresser l’exhortation suivante :