History of the Peloponnesian War

Thucydides

Thucydides. Histoire de la Guerre du Péloponnése. Bétant, Élie-Ami, translator. Paris: Librairie de L. Hachette, 1863.

En Sicile, vers la même époque du printemps, Gylippe revint à Syracuse, amenant les renforts qu’il avait obtenus. Il convoqua les Syracusains et leur dit qu’il fallait équiper le plus de vaisseaux possible, pour tenter un combat naval ; que c’était le moyen d’accomplir un glorieux fait d’armes. Hermo-cratès se joignit à lui pour vaincre leur répugnance à se mesurer sur mer avec les Athéniens. Il leur représenta que, chez ces derniers la pratique de la mer n’était pas un héritage de leurs ancêtres ni une possession ancienne ; qu’ils étaient au contraire plus continentaux que les Syracusains; qu’ils n’étaient devenus marins que par circonstance et pour y avoir été forcés par les Mèdes ; que pour des hommes audacieux, comme les Athéniens, les ennemis les plus redoutables étaient ceux qui montraient une pareille audace ; que cette même terreur qu’ils inspiraient aux autres, moins par leurs forces réelles que par la hardiesse de leurs agressions, les Syracusains la leur inspireraient à leur tour ; qu’enfin s’ils avaient le courage d’opposer à la marine ennemie une résistance inattendue, nul doute que la surprise qui en résulterait ne compensât largement leur défaut d’expérience. Il les exhorta donc à faire sans hésiter l’épreuve de leurs forces maritimes.

Ainsi excités par les discours de Gylippe, d’Hermocratès et d’autres orateurs, les Syracusains se décidèrent à livrer une bataille navale, et montèrent sur leurs vaisseaux.

La flotte ainsi préparée, Gylippe fit prendre les armes pendant la nuit à toutes les troupes de terre, et les conduisit à l’attaque des forts du Plemmyrion. En même temps, les trirèmes syracusaines mirent en mer à un signal donné ; trente-cinq sortirent du grand port, quarante-cinq du petit, où se trouvait l’arsenal de la marine. Celles-ci tournèrent l’île pour rejoindre les autres et se porter ensemble contre le Plemmyrion, dans le but de déconcerter les ennemis par cette attaque simultanée. Les Athéniens montèrent à la hâte sur soixante vaisseaux; vingt-cinq s’élancèrent contre les trente-cinq trirèmes syracusaines du grand port ; le reste alla au-devant de celles qui venaient de l’arsenal. L’action s’engagea à l’entrée

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du grand port ; elle fut longue et opiniâtre, les uns s’acharnant à forcer le passage, les autres à le fermer.

Les Athéniens du Plemmyrion étaient descendus va le rivage pour être spectateurs du combat naval. Tout à coup, à la pointe du jour, Gylippe attaque lés forts et enlève d’abord le plus grand, puis les deux autres , que les gardes abandonnèrent quand ils virent avec quelle promptitude le premier avait été pris. Les soldats athéniens qui se sauvèrent du premier fort, surdes barques et sur un bâtiment de charge,n’atteignirent le camp qu’avec peine, car la division syracusaine du grand port, qui se trouvait en oet instant avoir l’avantage, détacha à leur poursuite un vaisseau fin marcheur; au contraire, quand les deux derniers forts furent emportés , la flotte syracusaine venait d’être vaincue , ce qui facilita la retraite des fuyards.

Les vaisseaux syracusains qui combattaient à l’entrée du port forcèrent d'abord la ligne athénienne ; mais ils entrèrent sans ordre, s’embarrassèrent mutuellement, et livrèrent ainsi la victoire aux Athéniens. Ceux-ci les mirent en fuite, et défirent pareillement la division qui avait eu, dans le port, un avantage momentané. Ils coulèrent onze vaisseaux syracusains, et tuèrent la plupart des hommes, excepté les équipages de trois trirèmes, qu’ils firent prisonniers ; eux-mêmes perdirent irois vaisseaux. Ils recueillirent les débris des navires syracusains. dressèrent un trophée sur l’îlot qui est devant le Plemmyrion. et rentrèrent dans leur camp. ^

Les Syracusains avaient perdu la bataille; en revanche ils étaient maîtres des forts de Plemmyrion, pour la prise desquels ils élevèrent trois trophées. Ils rasèrent Vun des deux forts enlevés les derniers ; mais ils réparèrent les autres et y mirent garnison. Dans la prise des forts, beaucoup de leurs défenseurs furent tués ou faits prisonniers. Toutes les riohesses en furent enlevées, ce qui donna un butin considérable ; ces forts servant de magasins à l’armée athénienne, il s’y trouvait quantité d’argent, de provisions et d’effets appartenant aux marchands ou aux triérarques ; on y saisit les voiles de quarante trirèmes, toute sorte d’agrès et trois galères tirées à sec. La perte de Plemmyrion fut un des coups les plus sensibles pour l’armée athénienne. Dès ce moment, l’arrivage des subsistances ne fut plus assuré ; car les Syracusains établirent en ce lieu une croisière pour arrêter les convois, dont l’entrée ne s’effectua plus sans combat. Aussi toute l’armée fut-elle plongée dans la consternation et le découragement.

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Là-dessus les Syracusains expédièrent douze vaisseaux , commandés par Agatharchos de Syracuse. Un de ces bâtiments se dirigea vers le Peloponèse; il portait des ambassadeurs qui devaient faire part de leurs nouvelles espérances et presser les Péloponésiens de pousser la guerre avec une nouvelle vigueur. Les onze autres firent voile pour l’Italie au-devant de vaisseaux athéniens richement chargés, dont l’approche était signalée. Ils les rencontrèrent en effet, les détruisirent pour la plupart, et brûlèrent, dans le territoire de Caulon, des bois de construction destinés aux Athéniens. Delà ils passèrent à Locres. Pendant leur séjour en ce lieu, un des transports partis du Péloponèse arriva avec des hoplites de Thespies. Les Syracusains les prirent à bord, et retournèrent chez eux. Les Athéniens les guettaient avec vingt vaisseaux dans les parages de Mégara ; ils enlevèrent un bâtiment avec son équipage ; mais les autres échappèrent et atteignirent Syracuse.

Il y eut aussi une escarmouche dans le port, au sujet de l’estacade que les Syracusains avaient plantée dans la mer, en avant de leurs anciens hangars, pour protéger l’ancrage de leurs vaisseaux et les préserver du choc des navires ennemis. Les Athéniens firent avancer un bâtiment du port de dix milliers [*](C’est-à-dire dix mille talents pesants (le talent valait trente kil.). C’était un fort tonnage, correspondant à trois cents tonneaux. ) , garni de tours en bois et de bastingages. Montés sur des bateaux, ils arrachaient les pieux avec des treuils ou les sciaient en plongeant. Les Syracusains, postés dans les hangars, lançaient des traits contre les Athéniens, qui ripostaient de leur navire. A la fin, les Athéniens enlevèrent la plupart des pieux. La plus grande difficulté venait de la partie sous-marine de l’estacade. Quelques pieux ne s’élevant pas à fleur d’eau, il était dangereux d’en approcher; les vaisseaux risquaient de s’y heurter comme à des récifs. Néanmoins des plongeurs les sciaient sous l'eau moyennant une récompense. Les Syracusains parvinrent à rétablir l’estacade. Enfin, dans ces engagements partiels, les deux partis faisaient assaut de stratagèmes, comme il arrive entre des armées campées à proximité.

Les Syracusains envoyèrent dans les différentes villes des députés corinthiens, ambraciotes et lacédémoniens, pour annoncer la prise du Pleminyrion et pour expliquer leur défaite navale, en l’attribuant à leur propre désordre plutôt qu’à la supériorité de l'ennemi. Ils devaient aussi faire connaître leurs espérances. solliciter l’envoi de secours en vaisseaux et

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en troupes de terre, enfin dire qu’une nouvelle armée était attendue d’Athènes, et que si , avant son arrivée, on pouvait anéantir celle qui était sur les lieux, la guerre serait finie. Telle était la situation des affaires en Sicile.

Quant à Démosthène, dès qu’il eut recueilli les renforts qu’il y devait conduire, il leva l’ancre d’Égine, fit voile pour le Péloponèse et rejoignit Chariclès, ainsi que les trente vaisseaux athéniens. Ils prirent à bord les hoplites d’Argos et cinglèrent vers la Laconie. Après avoir dévasté une partie du territoire d'Épidaure-Liméra, ils allèrent aborder sur la côte de Laconie qui fait face à l’île de Cythère, près du temple d’À-pollpn, et ravagèrent une certaine étendue du pays. Ensuite ils fortifièrent une langue de terre [*](Ce doit être la presqu’île appelée Ὄνου γνάθος (aujourd’hui Elaphonisi). Elle est située un peu àl’O. du cap Malée, à l’entrée du golfe Laconique. Aucun autre auteur n’y place un temple d’Apollon.) pour servir d'asile aux Hilotes fugitifs, et de repaire aux brigands qui sortiraient de là, comme de Pylos, pour commettre des déprédations. Ce point solidement occupé, Démosthène cingla vers Corcyre pour y prendre des auxiliaires et se diriger au plus tôt vers la Sicile. Chariclès demeura jusqu’à ce qu’il eût mis la dernière main aux ouvrages. Il y laissa garnison , et revint à Athènes avec ses trente vaisseaux. Lee Argiens rentrèrent également.

Ce même été , arrivèrent à Athènes treize cents pel-tastes thraces armées d’épées, de la tribu des Diens. Ils auraient dû accompagner Démosthène enSicile; mais, comme üs étaient venus trop tard, on décida de les renvoyer chez eux. Leur paje était d’une drachme par jour et par tête ; or il semblait dispendieux de les garder alors qu’il fallait déjà subvenir aux frais de la guerre de Décélie.

Cette place, fortifiée dans le cours de l’été par toute l’armée, fut ensuite occupée par des garnisons qûe fournissaient les États confédérés, et qui se relevaient alternativement. Rien ne fut plus funeste aux Athéniens, par les pertes énormes, en hommes et en argent, qui en résultèrent. Jusqu’alors les incursions avaient été de courte durée, et n'avaient pas empêché d’exploiter le pays le reste du temps; mais, une fois que l’ennemi se fut établi en permanence, que les campagnes furent dévastées, tantôt par des troupes nombreuses[*](Lorsqu’une troupe de Péioponésiens arrivait pour relever la précédente, la garnison de Décélie se trouvait momentanément doublée. ), tantôt par la garnison ordinaire qui vivait du pillage ; une fois qu’Agis, roi de Lacédémone, constamment sur place, fit de la guerre son unique occupation, alors les Athéniens éprouvèrent des dommages incalculables. Ils perdirent d’un seul coup la jouissance de leurs terres, leurs troupeaux, leurs bêtes de somme; ils virent déserter plus de vingt mille esclaves, artisans pour la

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plupart[*](A Athènes les professions manuelles étaient en général exercées par des esclaves, sous la direction et pour le compte de leurs maîtres. On peut se faire une idée du tort occasionné à ceux-ci par la fuite de leurs ouvriers, .en se rappelant qu’un esclave sans aptitude spéciale valait jusqu’à cinq cents drachmes, et que les artisans devaient avoir beaucoup plus de prix. ); enfin, comme les cavaliers faisaient journellement des patrouilles, soit vers Décélie, soit dans le reste de la contrée, leurs chevaux recevaient des blessures ou s'estropiaient, en parcourant sans relâche un sol hérissé d’aspérités.

D’autre part, le transport des denrées alimentaires fournies par l’Eubée, qui précédemment avait lieu par voie de terre, en suivant la route directe par Oropos et Décélie, dut s'effectuer à grands frais parjner, en doublant le cap Sunion. Athènes tirait absolument tout du dehors ; ce n’était plus une ville, c’était une place de guerre. Le jour, les citoyens à tour de rôle faisaient la garde des créneaux ; la nuit, tous à la fois, hormis les cavaliers , étaient de service, les uns près des armes, les autres sur les remparts. Ces fatigues n’étaient interrompues ni l’été ni l’hiver.

Ce qui mettait le comble à la détresse, c’était d’avoir deux guerres sur les bras. Néanmoins, à cette époque, Athènes déploya une énergie qui auparavant eût semblé incroyable. Presque assiégée par les Péloponésiens, au lieu de rappeler ses soldats de Sicile, elle assiégeait Syracuse, ville qui le disputait avec elle en grandeur. Au début delà guerre, on avait calculé que les Athéniens ne résisteraient qu’une, deux ou tout au plus trois années aux invasions des Péloponésiens ; et voici qu’ils étonnaient les Grecs par un prodigieux déploiement de puissance et d’audace, portant leurs armes en Sicile dix-sept ans après la première invasion de leur pays. Bien qu’à bout de ressources, ils entreprenaient une guerre non moindre que celle des Péloponésiens. Qu’on y joigne les pertes occasionnées par l’occupation de Décélie, les frais qui allaient toujours croissant, et l’on se fera une idée du délabrement des finances. Ce fut alors qu’au tribut payé par les sujets, ils substituèrent un droit du vingtième sur toute espèce de provenances maritimes[*](C’était remplacer un impôt direct par un impôt indirect de cinq pour cent sur les provenances maritimes. Le nom de tribut était devenu odieux. D’ailleurs la perception de cette nouvelle taxe était plus commode pour l’État, parce qu’elle s’affermait à des particuliers ou à des compagnies. ), dans l’espoir que cet impôt serait plus productif. Les dépenses n’étaient plus les mêmes qu’autrefois ; elles grandissaient avec la guerre, tandis que les revenus disparaissaient.

Ce fut donc par mesure d’économie et à cause de la gêne du moment, que les Athéniens renvoyèrent les Thraces arrivés après le départ de Démosthène. On chargea Diitréphès de les emmener ; et, comme il devait traverser l’Euripe, il eut ordre de les employer à faire, pendant ce trajet, tout le mal possible à l’ennemi. Diitréphès les fit descendre sur le territoire de Tanagra, et enleva rapidement quelque butin ; puis il partit de Chalcis en Eubée, traversa l’Euripe sur le soir, débarqua

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les Thraces en Béotie , et les conduisit à Mycalessos. Il passa la nuit près du temple de Mercure, à seize stades de cette ville, sans que son approche eût été signalée ; au point du jour il se précipita dans la place, qui est peu étendue, et s’en empara. Les habitants n’étaient pas sur leurs gardes, et ne s’attendaient guère à être attaqués du côté de la mer, qm est si éloignée ; la muraille était faible, écroulée en certains endroits ou d’une hauteur insuffisante ; enfin les portes étaient ouvertes comme en temps de paix. Entrés dans Mycalessos, les Thraces saccagèrent les maisons et les temples, firent main basse sur toute la population, n’épargnant ni la vieillesse ni l’enfance, et passant au fil de l’épée femmes, enfants, bêtes de somme, en un mot tous les êtres vivants qu’ils rencontraient Il n’y a pas de peuple barbare plus sanguinaire que les Thraces, tant qu’ils sont dans l’ivresse du carnage. La désolation fut immense, et la mort parut sous mille formes. Il y avait à Mycalessos une école très-nombreuse, où les enfants venaient d’entrer : les Thraces y firent irruption, et les égorgèrent tous. Jamais désastre plus imprévu ni plus complet ne frappa une ville entière.

Au premier bruit de cet événement, les Thébains accoururent en armes. Ils atteignirent les Thraces encore peu éloignés, leur arrachèrent leur butin, et les poursuivirent jusqu’à l’Euripe, où les vaisseaux les attendaient. Ils en tuèrent un bon nombre, surtout pendant l’embarquement ; car les Thraces ne savaient pas nager, et les équipages, voyant ce qui se passaient à terre, avaient mouillé hors de la portée des traits. Jusque-là les Thraces s’étaient assez habilement défendus contre la cavalerie thébaine, qui fut la première à les as-saillir. Par une manœuvre particulière à leur nation, ils prenaient les devants à la course, puis se formaient en hérisson pour résister ; aussi leur perte pendant la retraite fut-elle minime. Quelques-uns, attardés au pillage, furent surpris dans la ville et y trouvèrent la mort. Sur treize cents Thraces, il en périt deux cent cinquante ; les Thébains et leurs alliés perdirent une vingtaine d’hommes, cavaliers et hoplites, entre autres le béotarque thébain Scirphondas. Quant aux Mycales-siens, ils furent presque tous exterminés. Telle fut la catastrophe de Mycalessos, catastrophe qui, proportion gardée, ne le céda à aucune autre de cette guerre.

Démosthène, après l’achèvement du fort construit en Laconie, fit tvoile pour Corcyre. En passant à Phéa en Élidé.

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il y trouva à l’ancre un vaisseau de charge, destiné à transporter en Sicile des hoplites corinthiens. Le vaisseau fut coulé; mais les hommes s’échappèrent, et plus tard continuèrent leur ' route sur un autre bâtiment Démosthène toucha ensuite à Zacynthe et à Céphallénie, y prit des hoplites et en demanda aux Mêsséniens de Naupacte. De là il passa sur la côte de l’Acar-nanie, à Alyzia et à Anactorion, que les Athéniens occupaient.

Il était dans ces parages, lorsqu’il rencontra Eurymédon, revenant de Sicile où il avait été envoyé pendant Thiver pour porter des fonds à l’armée [*](On a vu au ch. xvi que la mission d’Eurymédon en Sicile était antérieure à sa nomination comme collègue de Nicias et de Démosthène. Il n’apprit qu’alors cette élection, qui avait eu lieu pendant son absence. ). Ce général lui annonça, entre autres nouvelles, qu’étant déjà en mer il avait su la prise du Plem-myrion par les Syracusains. Gonon, qui commandait à Naupacte, vint trouver les deux généraux, et leur dit que les vingt-cinq vaisseaux corinthiens, en croisière devant cette ville, ne discontinuaient pas les hostilités, et se disposaient à livrer un combat. Il insista pour qu’on lui prêtât quelques navires, les dix-huit qu’il avait sous la main ne pouvant tenir tête aux vingt-cinq de l’ennemi. Démosthène et Eurymédon lui donnèrent dix de leurs bâtiments les plus agiles, afin de renforcer la station de Naupacte ; eux-mêmes s’occupèrent à lever des troupes. Eurymédon, qui avait rebroussé chemin en apprenant son élection comme collègue de Démosthène, se rendit à Gorcyre pour y équiper quinze vaisseaux et y enrôler des hoplites, tandis que Démosthène rassemblait en Acamanie des frondeurs et des gens de trait.

Les députés que les Syracusains avaient envoyés en tournée après la prise du Plemmyrion, avaient réussi dans leur mission et se disposaient à amener les renforts qu’ils avaient recueillis. Nicias, prévenu à temps, fit dire aux Sicules alliés, dont ces renforts devaient traverser le pays, savoir aux Gentoripes, aux Alicyéens et à d’autres, de ne pas leur donner passage, mais de se réunir pour les arrêter. Toute autre route leur était fermée, car les Agrigentins ne leur permettaient pas de traverser leur pays. Sur cet avis de Nicias, les Sicujes dressèrent une triple embuscade aux Grecs de Sicile déjà en marche, fondirent sur eux à l’improviste, et leur tuèrent près de huit cents hommes, parmi lesquels tous les députés, à l’exception d’un seul, le Corinthien. Celui-ci recueillit les fuyards, au nombre de quinze cents, et les conduisit à Syracuse.

A la même époque, il arriva de Gamarine un renfort de cinq cents hoplites, de trois cents gens de trait et de trois cents archers. Gela envoya des rameurs pour cinq vaisseaux, quatre

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cents hommes armés de javelots et deux cents cavaliers. Depuis ce moment, si Ton excepte Agrigente qui gardait la neutralité, presque toute la Sicile, même les peuples jusqu’alors indécis, s’était ralliée à Syracuse et lui fournissait des secours. Néanmoins les Syracusains, après J’échec essuyé chez les Sicules, ajournèrent l’attaque projetée contre les Athéniens.

Dès que les troupes de Corcyre et du continent furent prêtes, Démosthène et Eurymédon, avec toute leur armée, traversèrent le golfe Ionien, en se dirigeant sur la pointe d’Iapygie. De là ils touchèrent aux îles Ghérades [*](Deux îlots adjacents à la côte orientale de l’Italie, et nommés aujourd’hui Sainte-Pélagie et Saint-André. ), qui appartiennent à ce pays.

Ils prirent à bord cent cinquante gens de trait, Iapygiens de la race messapienne; et, après avoir renoué d’anciennes relations d’amitié avec un ohef nommé Artas, qui leur avait fourni ces gens de trait, ils passèrent à Métaponte en Italie. Ils obtinrent des Métapontins , à titre d’alliés, trois cents hommes armés de javelots et deux trirèmes ; avec ces renforts. ils gagnèrent Thurii, où ils trouvèrent le parti contraire aux Athéniens récemment expulsé par une sédition. Leur dessein était d’y concentrer toute leur armée et d’en faire la revue, après avoir rallié les traîneurs ; ils voulaient aussi profiter de la circonstance pour conclure avec les Thuriens une alliance offensive et défensive. Ils s’arrêtèrent donc à Thurii pour cette négociation.

Pendant ce temps, les Péloponésiens qui croisaient avec vingt-cinq vaisseaux devant Naupacte, dans le but de faciliter le départ de leurs transports pour la Sicile, se décidèrent à livrer un combat naval. Ils armèrent encore quelques vaisseaux, de manière à égaler presque le nombre de ceux d’Athènes, et vinrent jeter l’ancre à Ërinéos en Achaïe, dans le territoire de Rhypæ, sur une côte en forme de croissant. L'infanterie des Corinthiens et des alliés du pays s’était réuuie et rangée en bataille sur les deux promontoires; les vaisseaux occupaient tout l’intervalle. Le commandant de cette flotte était le Corinthien Polyanthès. Les Athéniens, sous les ordres de Diphilos, appareillèrent de Naupacte avec trente-trois vaisseaux [*](Il paraît qu’aux vingt-huit vaisseaux mentionnés au ch. xxxi, il s’en était joint cinq autres, amenés vraisemblablement par Di philos, successeur de Conon. ) et s’avancèrent contre eux. Les Corinthiens se tinrent d’abord immobiles; ensuite, quand le signal fut élevé et que l’instant parut propice, ils fondirent sur les Athéniens et l’action s’engagea. Elle fut longue et opiniâtre. Les Corinthiens perdirent trois vaisseaux ; les Athéniens n’en eurent aucun d’entièrement coulé ; mais sept furent mis hors de service. Heurtés de proue, ils eurent leur avant fracassé par les vaisseaux corinthiens,

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armes toui exprès de fortes épotides [*](Les épotides (oreillettes) étaient deux pièces de bois, arc-boutées des deux côtés de la proue, afin de renforcer l’éperon. L’innovation des Corinthiens consistait à donner plus de solidité à ces pièces, en les raccourcissant, afin d’avoir l’avantage dans la lutte de la proue contre les vaisseaux athéniens, plus légèrement construits. ). Le combat fut indécis, et des deux côtés on s’attribua la victoire. Cependant les Athéniens demeurèrent maîtres des débris, que le vent poussa au large, et les Corinthiens ne revinrent pas à la charge. On se sépara sans qu'il y eût, de part ou d’autre, ni poursuite ni prisonniers. Les Corinthiens, combattant près du rivage, n’avaient pas eu de peine à s’échapper, et, du côté des Athéniens, aucun vaisseau n’avait sombré. Cela n’empêcha pas les Corinthiens, une fois les Athéniens rentrés à Naupacte, d’ériger un trophée et de se prétendre victorieux, pour avoir désempare un plus grand nombre de vaisseaux ennemis. Ils croyaient n’avoir pas été vaincus, par la seule raison que les Athéniens ne s’estimaient pas vainqueurs. Pour les Corinthiens, c’était un succès que de n’avoir pas éprouvé une infériorité marquée; pour les Athéniens, au contraire, c’était une vraie défaite que de n’avoir pas obtenu un avantage déclaré.

Après la retraite de la flotte péloponésienne et de l’armée de terre, les Athéniens, en signe de victoire, dressèrent à leur» tour un trophée sur la côte d’Achaïe, à vingt stades d’Érinéos où avaient mouillé les Corinthiens. Telle fut l’issue de ce combat naval.

Démosthène et Eurymédon, après avoir reçu des Thuriens un renfort de sept cents hoplites et de trois cents gens de trait, ordonnèrent aux vaisseaux de longer la côte jusqu’à Crotone ; eux-mêmes passèrent en revue toute leur infanterie au bord du fleuve Sybaris, et se mirent eu marche par le territoire des Thuriens. Quand ils furent près du fleuve Hylias, les Crotoniates leur interdirent le passage. Ils se rapprochèrent donc de la mer, et vinrent bivaquer à l’embouchure de l’Hy-lias, où la flotte les rejoignit. Le lendemain ils s’embarquèrent, et suivirent la côte en touchant à toutes les villes, Locres seule exceptée, jusqu’à ce qu’ils fussent parvenus à Pétra, sur le territoire de Rhégion.

A la nouvelle de leur approehe, les Syracusains résolurent de les prévenir et de tenter de nouveau le sort des armes sur les deux éléments avec les forces qu’ils avaient réunies. Ils firent subir à leur flotte les modifications dont le précédent combat leur avait démontré l’utilité. Ils abattirent l’extrémité des proues de leurs vaisseaux, afin de les fortifier en les accourcissant ; ils adaptèrent aux étraves de lourdes épotides, solidement arc-boutées contre les deux flancs du navire, sur une longueur de six coudées en dedans et en dehors. C’était

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la disposition employée par les Corinthiens à Naupacte, lorsqu’ils avaient combattu de l’avant. Les Syracusains espéraust avoir ainsi l’avantage sur les vaisseaux athéniens différemment construits et dont la proue était légère, parce que leur manœuvre favorite consistait moins à heurter de l’avant qu’l tourner le navire ennemi. C’était pour les Syracusains une circonstance éminemment heureuse que d’avoir à combattu dans le grand port, où une foule de vaisseaux seraient entassés dans une enceint erétrécie.En attaquant de pointe, ils briseraient l’avant des bâtiments ennemis, dont les proues faibles et creuses ne résisteraient pas au choc d’éperons vigoureux et massifs. Le manque de place empêcherait les Athéniens d’user de la tactique où ils excellaient, savoir : de tourner et dè traverser la ligne ennemie ; car les Syracusains ne leur permettraient pas de faire des trouées, et le peu de largeur du port rendrait impossibles les circuits. Ainsi la manœuvre qu'on avait d’abord imputée à l’inhabileté de leurs pilotes, celle de heurter de i’épe-ron, tournerait à leur avantage et leur assurerait la supériorité. Une fois repoussés, les Athéniens ne pourraient reculeT que vers la terre, à petite distance, vers l’étroite lisière occupée par leur camp, tandis que les Syracusains auraient le champ libre. Si les Athéniens venaient à être enfoncés, ils se porteraient tous ensemble sur le même point, s’embarrasseraient faute d’espace, et tomberaient dans la confusion ; — en effet, rien ne leur fut plus nuisible, dans toutes les rencontres, que de n’avoir pas, comme les Syracusains, toute l’étendue du port pour manœuvrer; — quant à prendre le large pour les tourner, cela ne leur serait pas possible, car les Syracusains seraient les maîtres de l’attaque et de la retraite vers la haute mer, sans compter que les Athéniens auraient contre eux le Piem-myrion et l’étranglement de la passe.

Tels furent les expédients imaginés par les Syracusains pour suppléer à leur inexpérience et à leur faiblesse. Encouragés par le résultat de la précédente action, ils se disposèrent à attaquer simultanément sur terre et sur mer. D’abord Gylippe fit sortir de Syracuse les troupes de terre, et les conduisit contre le mur des Athéniens du côté qui regardait la ville. En même temps, les troupes syracusaines postées à l’Olympéioh, hoplites, cavaliers, soldats armés à la légère, se portèrent contre le revers opposé. Immédiatement après, les vaisseaux des Syracusains et de leurs alliés démarrèrent Au premier moment, les Athéniens ne s’étaient crus menacés que

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par terre. Quand ils virent des vaisseaux s’approcher, ils furent déconcertés. Les uns se rangèrent sur les murs ou au devant pour les défendre ; d’autres allèrent à la rencontre de la nombreuse cavalerie et des gens de trait qui s’avançaient rapidement de l’Olympéion et de l’extérieur ; d’autres enfin montèrent sur les vaisseaux ou se portèrent vers le rivage. L’embarquement terminé, ils mirent en mer avec soixante-quinze navires ; les Syracusains en avaient quatre-vingts [*](C’est le même nombre que dans le combat naval où ils en avaient perdu onze (ch. xxii). Il paraît que, dans l’intervalle, cette perte avait été réparée. ).

Une bonne partie du jour fut employée à manœuvrer en avant, en arrière, à se tâter réciproquement, sans aucun avantage prononcé ni d’un côté ni de l’autre, si ce n’est que'les Syracusains coulèrent un ou deux vaisseaux athéniens : ensuite, on se sépara. L’année de terre se retira aussi de devant les murs.

Le jour suivant les Syracusains Se tinrent tranquilles, sans manifester leurs intentions. Nicias, qui s’attendait à une nouvelle attaque après l’issue douteuse du combat naval, obligea les triérarques à réparer leurs avaries. Il fit mettre à l’ancre des bâtiments de charge en avant de l’estacade qu’il avait établie dans la mer, pour abriter la flotte et tenir lieu de port fermé. Les bâtiments furent placés de deux en deux plèthres [*](C’est-à-dire deux cents pieds. Voyez liv. VI, ch. ai, note 1. ), afin que le vaisseau qui serait pressé par l’ennemi pût se retirer en sûreté et ressortir à son aise. Ces opérations occupèrent les Athéniens tout le jour jusqu’à la nuit.

Le lendemain, de meilleure heure, les Syracusains renouvelèrent leur attaque sur terre et sur mer. Les deux flottes en présence passèrent, comme l’avant-veiHe, une grande partie du jour en tentatives réciproques. A la fin, le Corinthien Ariston, fils de Pyrrichos, le meilleur pilote des Syracusains, conseilla aux chefs de leur flotte d’envoyer aux commissaires des marchés [*](Il y avait dans toutes les villes grecques une magistrature de cette espèce, connue sous le nom d’agoranomes ou surveillants des marchés. A l’ordinaire, la vente des denrées se faisait sur la place publique. ) l’ordre de faire transporter au plus tôt le débit des comestibles sur le bord de la mer, en contraignant tous les vendeurs à exposer leurs marchandises en ce lieu. C’était afin que les matelots n’eussent qu’à descendre à terre pour prendre leur repas près des vaisseaux, et qu’ensuite, sans perte de temps, ils revinssent attaquer les Athéniens le même jour A Timprovisle.

On suivit son conseil; l’ordre fut transmis et le marché préparé. Tout à coup les Syracusains reculent à la rame, cinglent vers la ville, et descendent pour prendre leur repas sans s’éloigner. Les Athéniens, s’imaginant que ce mouvement rétrograde était un aveu de leur défaite, débarquent à loisir, et

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s’occupent à préparer leurs aliments. Ils étaient loin de s'attendre à combattre encore une fois le même jour, lorsque soudain les Syracusains se rembarquent et reviennent à la charge. Les Athéniens, dans une affreuse confusion et à jeun pour la plupart, montèrent tumultueusement sur leurs vaisseaux, et ne se mirent en ligne qu’avec peine. Pendant quelque temps, on s’observa sans s’attaquer; ensuite, les Athéniens, craignant, par un plus long retard, de succomber à la fatigue, résolurent d’en finir; ils s’encouragèrent les uns les autres, et l’action s’engagea. Les Syracusains reçurent leur choc; et, heurtant de l'avant, selon leur tactique, ils brisèrent à coups d’éperons la plps grande partie des proues ennemies. Les. Athéniens étaient fort incommodés par les gens de trait postés sur les tillacs, et plus encore par les Syracusains qui, montés sur des barques légères, circulaient autour d’eux, passaient sous les rangées de rames, et se glissaient le long des flancs des navires, d’où ils criblaient les matelots.