History of the Peloponnesian War
Thucydides
Thucydides. Histoire de la Guerre du Péloponnése. Bétant, Élie-Ami, translator. Paris: Librairie de L. Hachette, 1863.
Ainsi parla Hermocratès. Après lui Euphémos, député des Athéniens, prononça le discours suivant :
« Nous sommes venus pour le renouvellement de l'ancienne alliance ; mais, puisque nous sommes attaqués par l'orateur syracusain, il faut bien que nous démontrions la légitimité de notre empire.
« Le meilleur de tous les arguments est celui qu'il a donné lui-même, lorsqu’il a parlé du vieil antagonisme entre Ioniens et Doriens. Nous Ioniens, placés en regard des Do riens du Péloponèse, nation beaucoup plus nombreuse que la nôtre, nous avons cherché dès l’abord les moyens de nous soustraire à leur domination. Après la guerre Médique, nous trouvant en possession d’une marine, nous avons secoué le joug des Lacédémoniens ; car il n’y avait pas plus de raison à eux de nous l’imposer qu’à nous de le leur faire subir, si ce n’est que leurs forces alors étaient supérieures aux nôtres. Devenus chefs des peuples auparavant soumis au roi, nous avons établi sur eux notre suprématie , parce que pour nous la seule manière d’échapper à Fascendant des Péloponésiens était de posséder une puissance imposante.
« D’ailleurs, il faut le dire, ce n’est pas sans motif que nous avons fait la loi à ces Ioniens et à ces insulaires, qu’oh nous reproche d’avoir subjugués au mépris des liens du sang. Ces peuples avaient marché avec le Mède contre nous, contre leur métropole. Ils n’avaient pas eu le courage de rompre avec lui et de ruiner leurs propriétés, comme nous le fîmes nous-mêmes en abandonnant notre ville. Esclaves, ils nous apportaient leur propre esclavage.
« Ainsi notre domination se justifie à double titre : en premier lieu, par les services que nous rendîmes à la Grèce en mettant à sa disposition la flotte la plus nombreuse et le dévouement le plus héroïque, tandis que ces peuples aidaient volontairement les Mèdes contre nous ; en second lieu, par la nécessité où nous étions de prendre nos sûretés contre le Péloponèse. Mais laissons là les beaux discours, par lesquels nous pourrions prouver que nous sommes dignes du commandement pour avoir à nous seuls renversé le Barbare, et couru plus de dangers pour la liberté de ces peuples que pour celle de tous les Grecs et pour la nôtre; et bornons-nous à dire qu’on ne saurait faire un crime à personne d’aviser à sa propre conservation; or c’est pour y pourvoir que nous sommes venus ici ; c’est pour des intérêts qui s’identifient avec les vôtres.
« Nous en donnerons pour preuve les faits mêmes dont se servent les Syracusains pour exditer en vous des craintes exagérées.
« On nous objectera peut-être qu’en vous témoignant cette sollicitude nous nous mêlons de ce qui ne nous regarde pas. La réponse est bien simple : si vous vous maintenez et que vous soyez assez forts pour tenir tête aux Syra-cusains, ils seront moins à même de nous nuire en fournissant des renforts aux Péloponésiens ; nous sommes donc directe^ ment intéressés dans vos affaires. C’est pour la même raison que nous travaillons au rétablissement des Léontins ; ce n’est point pour nous les assujettir comme leurs frères d’Eubée, mais pour leur donner au contraire toute la force possible, afin qu’à la faveur du voisinage ils nous rendent le service d’occuper les Syracusains. En Grèce, nous suffisons à nous seuls contre nos ennemis. Dès lors ces Chalcidéens qu’on nous reproche de tenir sous le joug, tandis que nous venons affranchir ceux de Sicile, doivent dans notre intérêt être désarmés et tributaires ; au lieu qu’ici. ce qui nous importe, c'est que les Léontins et nos autres amis jouissent de la plus complète indépendance.
« Pour un tyran ou pour une ville qui possède un empire , rien d’utile n’est déraisonnable ; il n’y a parenté que s’il y à garantie ; ce sont les circonstances qui décident des amitiés ou des inimitiés. Or notre intérêt dans ce pays n’est pas d’affaiblir nos alliés, mais de nous servir d’eux pour neutraliser nos adversaires. Vous pouvez nous en croire. Nous traitons nos alliés de Grèce chacun en raison de son utilité : ceux de Ghios et de Méthymne sont indépendants à condition de fournir des vaisseaux ; la plupart des autres sont astreints à des subsides, quelques-uns, quoique insulaires et d’une conquête facile, conservent une entière liberté, parce qu’ils occupent des positions avantageuses autour du Péloponèse. On peut donc présumer qu’ici encore notre ligne de conduite sera tracée par notre intérêt, ou, comme je l’ai dit, par la crainte des Syracusains.
« Us aspirent à vous subjuguer. Leur but est de former une
« Si quelqu’un est d’une opinion contraire, les faits se chargeront de le détromper. Quand vous nous appelâtes la première fois, vous cherchâtes à nous effrayer par la perspective du danger qu’il y aurait pour nous à vous laisser en proie aux Syraousains. Or il n’est pas juste de repousser aujourd’hui l’argument par lequel vous prétendiez alors nous convaincre, ou de prendre ombrage de ce que nos forces actuelles paraissent trop considérables pour que nous n’ayons en vue que les Syracusains. C’est à eux que vous devez réserver vos défiances. Pour nous, il nous est impossible de rester ici sans votre coopération ; et, quand nous pousserions la perfidie jusqu’à soumettre la Sicile, nous serions hors d’état de la garder, vu la distance et la grandeur de ses villes, aussi puissantes que des places du continent. Au contraire, le voisinage des Syracusains, établis non pas comme nous dans un camp, mais dans une ville fortifiée, est pour vous une menace permanente. Offrez-leur une occasion favorable, et ils la saisiront avidement. Ils l’ont bien fait voir par leur conduite envers les Léontins et dans mille autres circonstances. Aujourd’hui encore, comme si leur finesse n’était pas percée à jour, iis ont l’audace de vous indisposer contre ceux-là mêmes qui contrecarrent leurs projets, et qui, jusqu’à ce moment, ont empêché la Sicile de tomber entre leurs mains.
« Écoutez donc des exhortations dictées par un intérêt sincère pour votre salut. Ne renoncez pas aux avantages de notre alliance. Songez que les Syracusains, forts comme ils le sont, n’ont pas besoin d’aide pour vous attaquer, que la route leur est toujours ouverte , tandis que vous n’aurez pas souvent de si puissants auxiliaires. Si, dans vos injustes suspicions, vous nous laissez repartir sans résultat, ou même après une défaite, il viendra un temps où vous souhaiterez de revoir ne fût-ce quune fraction de notre armée , alors que toute assistance vous serait inutile.
« Gardez-vous donc, Camarinéens, vous et les
« Quant à vous, qui n’êtes ni les juges ni les censeurs de nos projets, n’essayez pas de nous en détourner—ce qui d’ailleurs serait difficile;—mais si dans notre besoin d’activité ou dans notre politique, vous apercevez pour vous quelque avantage, n’hésitez pas à en tirer parti. Soyez persuadés que notre manière d’agir, loin d’être dommageable à tous les Grecs, est plutôt un service rendu au plus grand nombre. Dans les lieux les plus éloignés, ceux qui redoutent ou qui méditent une injustice, sûrs de se voir ou soutenus ou réprimés par nous, sont amenés, les uns à se modérer mâlgré eux, les autres h se laisser sauver sans qu’il leur en coûte.
« Ne repoussez donc pas cette sauvegarde qui vous est Offerte, à vous et à tous ceux qui eu ont besoin. Faites comme les autres ; et, au lieu d’être toujours sur le qui-vive à l'égard des Syracusains, unissez-vous à nous pour retourner contre eux l’agression dont ils vous menacent. »
Tel fut le discours d’Euphémos. Les Camari-néens ne savaient à quoi se résoudre. D’une part, ils étaient favorablement disposés pour les Athéniens — abstraction faite des vues qu’ils leur prêtaient sur la Sicile — et, en qualité de voisins, ils avaient d’éternels démêlés avec les Syracusains ; d’autre part, ils craignaient que ceux-ci ne se passassent de leur secours, et qu’à eux seuls ils ne sortissent victorieux de la lutte. Aussi leur avaient-ils envoyé un premier renfort de quelques cavaliers, et ils se proposaient de les aider plus efficacement, quoique avec toute la réserve possible. Toutefois, pour ne témoigner aucun mauvais vouloir aux Athéniens, surtout depuis leur récent avantage, ils jugèrent à propos de faire la même réponse aux deux partis. Ils déclarèrent que, se trouvant alliés des uns et des autres, ils croiraient manquer à leurs serments si, dans l’état actuel des choses, ils se départaient d’une stricte neutralité. Les députés se retirèrent.
Pendant ce temps, les Syracusains continuaient leurs préparatifs de défense. Les Athéniens, campés à Naxos, faisaient des démarches auprès des Sicules, pour en attirer le plus possible à leur parti. Ceux de la plaine, pour la plupart sujets de Syracuse, se tenaient à l’écart ; mais ceux de l’intérieur, qui - de tout temps avaient joui de l’indépendance, étaient, à peu d’exceptions près, avec les Athéniens. Ils apportaient des vivres à l'armée, quelques-uns même de l’argent. Les Athéniens mar-' chèrent contre les récalcitrants et en contraignirent un certain nombre ; les Syracusains, qui envoyaient de tous côtés des garnisons et des renforts, les empêchèrent de venir à bout du reste. Durant l’hiver, les Athéniens se transportèrent de Naxos à Catane, rétablirent les baraquements incendiés par les Syracusains, et s’y logèrent pour la fin de la saison. Ils firent partir une trirème pour Carthage, dans le but de faire amitié et d’obtenir, s’il se pouvait, quelques secours. Ils députèrent pareillement en Tyrrhénie, où certaines villes promettaient leur coopération. Us demandèrent aux Sicules et aux Égestains de leur fournir le plus possible de chevaux. Enfin ils firent provision de briques, de fer et de tous les objets nécessaires pour les travaux du siège, dans le dessein de commencer les opérations dès le printemps.
Les députés syracusains, partis pour Corinthe et Lacédémone, essayèrent, sur leur passage, d’éclairer les Grecs d’Italie sur les entreprises des Athéniens, et de leur faire comprendre qu’elles les menaçaient également. Arrivés à Corinthe, ils exposèrent l'objet de leur mission, firent valoir leur communauté d’origine, et réclamèrent des secours qu’ils obtinrent sans difficulté ; puis ils partirent pour Lacédémone avec des députés corinthiens, qui devaient presser les Lacédémoniens d’activer la guerre contre Athènes et de faire parvenir dès renforts en Sicile. A Lacédémone, ces députés se rencontrèrent avec Alcibiade. Celui-ci, en quittant Thurii avec ses compagnons d’exil sur un bâtiment de transport, avait d’abord passé à Cyllènè en Élide ; puis, sur l’invitation expresse des Lacédémoniens , il s’était rendu à Sparte, muni d’un sauf-conduit ; car il n’était pas sans inquiétude, à cause de la part qu’il avait prise dans l’affaire de Mantinée. Les députés de Corinthe et de Syracuse se trouvèrent d’accord avec lui pour adresser les mêmes sollicitations aux Lacédémoniens, qu’ils réussirent à persuader. Jusque-là les éphores et les magistrats avaient bien eu l’intention de députer aux Syracusains pour les détourner
« Avant tout, je dois faire justice des préventions dont je suis l’objet, afin que votre défiance à moù égard ne vous fasse pas écouter avec défaveur ce que j’ai à dire pour l’utilité commune. t Mes ancêtres ayant renoncé, pour quelque mécontentement, à la proxénie de Lacédémone, je l’ai reprise pour mon propre compte et vous ai rendu plusieurs services, en particulier lors de la malheureuse affaire de Pylos. Néanmoins, malgré mon dévouement à vos intérêts, lorsque vous eûtes à traiter de la paix avec Athènes, ce fut par l’entremise de mes adversaires [*](C’est-à-dire de Nicias, qui avait attaché son nom à ce traité de paix. Voyez liv. V, ch. xvi. ), honneur pour eux, affront pour moi. Aussi ai-je eu raison de vous desservir, soit en me jetant dans le parti des Mantinéens et des Argiens, soit en vous faisant une opposition constante. Si donc quelqu'un de vous me garde rancune pour le mal que je vous ai fait dans le temps, qu’il considère la vérité et revienne de sa malveillance.
« J’en dis autant à ceux qui pourraient me faire un crime de mon attachement au parti démocratique. De tout temps nous avons professé la haine des tyrans ; or tout ce qui est opposé à l’absolutisme s’appelle démocratie; d’où vient que nous avons toujours été à la tête de l’opinion populaire. D’ailleurs, sous un gouvernement démocratique, il faut bien, dans la plupart, des cas, se plier au régime établi. Cependant, au milieu de la licence régnante, je me suis toujours guidé par un esprit de modération. Il ne manque pas, il n’a jamais manqué, de gens enclins à pervertir la multitude; ce sont eux qui m’ont banni. Tant que j’ai dirigé l’État, j’ai eu pour principe de maintenir la constitution que j’avais trouvée en vigueur et à laquelle notre ville avait dû sa grandeur et sa liberté. Toutefois les hommes raisonnables savent bien ce que vaut la démocratie, et moi mieux que personne, car j’ai plus à m’en plaindre ; mais il n’y a rien de nouveau à dire sur l’extravagance reconnue de cette forme de gouvernement. En tout cas, il ne me semblait pas sage de le renverser, quand vous étiez en armes à nos portes.
« Telle a été la source des préventions répandues contre moi. Maintenant il faut aborder la question qui vous est soumise, et sur laquelle mon expérience peut vous guider utilement.
« Nous nous sommes rendus en Sicile pour subjuguer, s’il se pouvait, les Grecs de ce pays, ensuite ceux d’Italie, finalement les sujets des Carthaginois et Carthage elle-même. Si ce projet eût réussi en totalité ou en majeure partie, nous comptions dès lors nous rabattre sur le Péloponèse, avec l’adjonction de tous ces peuples, et en prenant à notre solde une foule de Barbares, Ibériens ou autres, réputés les plus belliqueux de ces contrées.
« Indépendamment des trirèmes que nous possédons, nous en aurions construit une infinité d’autres, à l’aide des bois que Fltalie fournit en abondance. Par ce moyen , nous aurions bloqué tout le Péloponèse; en même temps nos troupes de terre, faisant des invasions sur le continent, auraient pris de force une partie des villes et cerné tout le reste. Ainsi nous espérions réduire sans difficulté ce pays et dominer ensuite sur la Grèce entière. t Quant à l’argent et aux munitions nécessaires pour l’accomplissement de ce projet, il suffisait des pays conquis pour en fournir une source intarissable, sans compter nos propres revenus.
« Telle est, je le sais mieux que personne, la pensée qui a présidé à notre expédition. Les généraux qui restent ne négligeront rien pour en poursuivre l’accomplissement. Apprenez maintenant que , sans vos secours, la Sicile doit infailliblement succomber.
« Les Siciliens manquent d’expérience. S’ils se coalisaient, ils pourraient encore se défendre ; mais les Syracusains isolés, déjà vaincus en corps de nation, bloqués d’ailleurs par notre flotte, sont hors d’état de résister longtemps. Or, Syracuse prise, la Sicile est perdue et l’Italie suivra de près. Dans ce cas, le danger que je vous ai signalé ne tardera pas à vous atteindre.
« Ce n’est donc pas seulement de la Sicile , c’est du Péloponèse qu’il s’agit, si vous ne prenez immédiatement les mesures que je vais indiquer. Envoyez en Sicile des soldats qui, après avoir manié la rame pendant la traversée, feront le service d’hoplites aussitôt après leur débarquement. Joignez-y — ce que j’estime plus essentiel qu’une armée — un commandant Spartiate, chargé d’organiser les hommes présents et de contraindre les retardataires. Par là vous doublerez les forces de vos amis, et vous entraînerez les tièdes.
« Ce n’est pas tout : il faut faire ici une guerre plus décidée, afin que les Syracusains, vous voyant prendre intérêt à eux,
« Il faut aussi fortifier Décélie en Attique. C’est là l'éternelle appréhension des Athéniens; c'est, dans leur pensée, le seul des maux de la guerre qui leur ait été jusqu’ici épargné. Or le plus sûr moyen de nuire à ses ennemis, une fois qu'on a le secret de leurOrainte, c’est d’employer contre eux l’arme qu'ils redoutent le plus; car chacun est le meilleur juge des dangers qui le menacent. Quant aux avantages que vous recueillerez de cette occupation et aux dommages qu’elle occasionnera à vos adversaires, il suffit de les indiquer. Toutes les richesses du pays tomberont, de gré ou de force, entre vos mains. Vous leur enlèverez du même coup les revenus des mines de Lau-rion[*](Bu temps de la guerre du Péloponèse les mines d’argent de Laurion produisaient à l’Etat un revenu annuel de mille talents (Xénophon, Red. iv). ) ceux qu’ils retirent actuellement de leurs terres et des tribunaux [*](Les amendes et les confiscations, ainsi que les rétributions des juges payées par les plaideurs. La guerre intérieure constituait pour Athènes une espèce d’état de siège pendant lequel les tribunaux devaient fréquemment chômer. ) ; enfin les alliés leur fourniront moins de subsides, parce qu’ils se relâcheront en vous voyant pousser la guerre avec vigueur.
« Ils ne tient qu’à Vous, Lacédémoniens, avec un peu de promptitude et de bonne volonté, de réaliser, partiellement au moins, ce plan de campagne ; car pour sa possibilité, elle ne fait pas à mes yeux l’ombre d’un doute.
« Au surplus, n’allez pas me faire un crime de ce que, renommé jadis pour mon attachement à ma patrie, je me joins maintenant contre elle à ses ennemis déclarés, ou ne voir dans mon langage que des rancunes d’exilé. Je fuis, il est vrai, la perversité de mes proscripteurs , mais non pas l'occasion de vous servir par mes conseils, si vous voulez les suivre. Ma haine la plus profonde n’est pas pour les hommes qui cherchent à nuire à leurs ennemis ; elle est pour ceux qui forcent leurs amis à leur devenir hostiles. Je fais consister mon patriotisme, non pas à supporter patiemment les injures, mais à ne pas varier dans mes convictions. Aussi n’est-ce pas contre une patrie que je crois marcher aujourd’hui; j’estime bien plutôt reconquérir celle que j’ai perdue. Le vrai patriote n’est pas celui qui n’entreprend rien contre la patrie qu'on lui a injustement ravie; c’est l’homme qui, par amour pour elle, cherche tous les moyens de la recouvrer.
« Je vous invite donc, Lacédémoniens, à m’employer sans crainte, soit dans les fatigues, soit dans les dangers , vous sou· venant d’une vérité qui est passée en proverbe : c’est que, si en qualité d’ennemi je vous ai fait bien du mal, je peux en qualité d'ami vous rendre non moins de services ; car je connais
« Pour vous, ne perdez pas de vue que vous délibérez sur une question de vie ou de mort. N'hésitez pas à faire la double expédition de Sicile et d’Attique. Par là, moyennant de légers sacrifices, vous sauverez des intérêts majeurs, et vous renverserez pour jamais la puissance d’Athènes. Dès lors, tranquilles dans vos foyers, vous verrez la Grèce entière se soumettre à vous, non par contrainte, mais librement et par affection. »
Tel fut le discours d’Alcibiade. Les Lacédémoniens avaient déjà pensé à faire une expédition contre Athènes; mais ils différaient et hésitaient encore. Lorsqu’ils eurent entendu ces détails de la bouche de l’homme qu’ils regardaient comme le mieux informé, leur ardeur s’enflamma ; ils ne songèrent plus qu’à fortifier Décélie et à faire passer immédiatement des secours en Sicile. Gylippe, fils de Cléandridas, fut désigné pour aller prendre le commandement des Syracusains. Il eut ordre de s’entendre avec leurs députés et avec ceux de Corinthe, afin de diriger au plus tôt sur la Sicile toutes les troupes qu’on pourrait réunir. Gylippe demanda aux Corinthiens de lui envoyer sur-le-champ deux vaisseaux à Asiné et d’équiper les navires qu’ils voudraient y ajouter, de manière à ce qu’ils fussent prêts à partir au premier jour. Ces mesures prises, les députés quittèrent Lacédémone.
Sur ces entrefaites, arriva de Sicile à Athènes la trirème que les généraux avaient expédiée pour demander de l'argent et des cavaliers. Les Athéniens votèrent ces deux demandes. Là-dessus l’hiver fut fini, ainsi que la dix-septième année de la guerre que Thucydide a racontée.
L’année suivante [*](Dix-huitième année de la guerre, an 444 avant J. C.), dès les premiers jours du printemps, les Athéniens qui étaient en Sicile partirent de Catane et rangèrent la côte jusqu'à Mégara. Cette place appartenait dans l’origine aux Sicules; mais les Syracusains, du temps du tyran Gélon, en avaient, comme je l’ai dit plus haut[*](Voyez liv. VI, ch. iv. ), chassé les habitants et occupé le territoire. L’armée fit une descente, dévasta la campagne, et, après avoir assailli sans succès un fort défendu par des Syracusains, elle repartit par mer et par terre ; puis elle parvint à l’embouchure du fleuve Térias. Les Athéniens s’avancèrent dans l’intérieur du pays, ravagèrent la plaine, et incendièrent les moissons. Ayant
Le même printemps, les Lacédémoniens firent une expédition contre Argos, et s’avancèrent jusqu’à Cléones ; mais il survint un temblement de terre qui leur fit rebrousser chemin. Les Argiens à leur tour envahirent le territoire de Thyréa, qui confine à l’Argolide , et firent sur les Lacédémoniens un butin considérable,, dont ils ne tirèrent pas moins de vingt-cinq talents. Le même été, peu de temps après cette campagne, le peuple de Thespies se souleva contre son gouvernement; mais il n’eut pas le dessus. Les Thébains intervinrent, arrêtèrent quelques-uns des mutins, et forcèrent les autres à se réfugier à Athènes.
Ce même été, les Syracusains, avertis que les Athéniens avaient reçu de la cavalerie et se disposaient à marcher contre eux, pensèrent que si l’ennemi ne s’emparait pas des Ëpi-poles, colline escarpée qui domine immédiatement Syracuse, il ne lui serait pas facile, même après une bataille gagnée, d’investir la place. Ils résolurent donc d’en garder les avenues, pour empêcher les Athéniens d’y monter à la dérobée, car c’était le seul point accessible. En effet, de tous les autres côtés sont des collines qui s’abaissent en pente douce vers la ville, d’où l’on aperçoit toute leur étendue. Les Syracusains ont donné à cette position le nom d’JÉpipoles[*](Le nom d’Épipoles dérive de έπιπολάζειν, planer au-dessus j et non pas de πόλις, comme on l’admet communément. ), parce qu’elle domine le reste du pays. Au point du jour, les Syracusains en masse sortirent de la ville pour se rendre dans la prairie qu’arrose TAnapos. Hermocratès et les généraux ses collègues venaient d’entrer en fonctions. Ils firent la revue des hoplites, et désignèrent six cents hommes d’élite , commandés par Dio-milos, exilé d’Andros, avec charge de garderies Epipoles et de se porter rapidement partout où besoin serait.
La nuit qui précéda le jour de cette revue [*](il doit y avoir ici quelque altération dans le texte, bien que le sens soit parfaitement clair. Le moindre des changements qu’on a proposés consiste à insérer le relatif ή après τής νυχτός. ), les Athéniens parurent de Catane avec toute leur armée; et, sans
Peu de temps après, il leur arriva d’Égeste trois cents cavaliers, ainsi qu’une centaine de chez les Sicules, de Nazos et de quelques autres endroits. Les deux cent cinquante cavaliers venus d’Athènes se procurèrent des chevaux à Ëgeste, à Catane, ou en achetèrent à prix d’argent; de sorte que l’effectif de la cavalerie se trouva de six cent cinquante hommes. Les Athéniens, après avoir mis garnison au Labdalon, s’avancèrent vers Syka [*](Faubourg situé au N. E. de l’Acbradine, et nommé aussi Tycha, à cause fl’un temple delà Fortune qui s’y trouvait. (Cicéron, Ferr., IV, liii.) ), y prirent position, et élevèrent à la hâte leur retranchement circulaire [*](Il paraît, d’après les ch. xcix, a et eu, que c’était un ouvrage préliminaire, une sorte de camp retranché ou de réduit, distinct de la circonvallation proprement dite, à laquelle il servait de centre et de point d’appui. M. Didot est le premier qui ait donné à ce terme sa véritable valeur. Avant lui, on prenait le κύκλος pour l’ensemble des lignes obsidionales élevées par les Athéniens. L’emploi de l’article montre qu’il s’agit d’un travail connu et usité dans les sièges. ). La célérité de ce travail consterna les Syracusains, qui firent une sortie pour l’interrompre. Déjà les armées étaient en présence, lorsque les généraux syracusains, voyant que leurs soldats étaient disséminés et se formaient difficilement, les ramenèrent dans la ville. Ils ne laissèrent qu’un détachement de cavalerie, pour empêcher les Athéniens de transporter des pierres et de se répandre au loin. Une tribu d’hoplites athéniens, soutenue par toute la cavalerie, attaqua et mit en fuite ces cavaliers syracusains, en tua quelques-uns, et dressa un trophée en commémoration de cette victoire.
Le lendemain, une partie des Athéniens, prenant pour point de départ le retranchement circulaire, commencèrent à construire le mur d’investissement du côté septentrional,
Quand les Syracusains crurent avoir consolidé les palissades et la contre-approche, sans avoir été troublés dans ce travail par les Athéniens, qui craignaient en se divisant de leur donner prise, et qui d’ailleurs avaient hâte d’achever l’investissement, ils laissèrent une tribu à la garde de cet ouvrage et rentrèrent dans leurs murs. Les Athéniens détruisirent les canaux souterrains qui abreuvaient la ville. Ayant remarqué que les Syracusains se retiraient dans leurs tentes vers le milieu du jour, que plusieurs même s’en allaient à la ville, enfin que les gardes de la palissade faisaient négligemment leur service, ils désignèrent trois cents hommes d’élite et quelques soldats des troupes légères, choisis et bien armés, qui eurent ordre de se porter brusquement et à la course vers la contre-approche. Le reste de l’armée fut divisé en deui corps : le premier, avec l’un des généraux, s’avança du côté de la ville, pour le cas où les assiégés feraient une sortie; le second, avec l’autre général, vers la palissade qui masquait la poterne. Les trois cents assaillirent la contre-approche, qui fut enlevée; les défenseurs l’abandonnèrent pour se réfugier dans l’enceinte avancée du Téménitès. Les vainqueurs s’y jetèrent avec eux; mais à peine y avaient-ils pénétré, qu’ils furent violemment