History of the Peloponnesian War

Thucydides

Thucydides. Histoire de la Guerre du Péloponnése. Bétant, Élie-Ami, translator. Paris: Librairie de L. Hachette, 1863.

Ainsi parlèrent le» Lacédémoniens. Ils croyaient que les Athéniens, naguère disposés à un accommodement qui n’avait échoué que du fait de Lacédémone, s’empresseraieut d’accepter la paix qui leur était offerte et de rendre les guerriers. Mais les Athéniens, persuadés qu’ayant ces gages en leur pouvoir, ils seraient toujours les maîtres de traiter, portaient plus haut leurs exigences. Ils étaient surtout excités par le démagogue Cléon fils de Cléénétos, qui avait alors un extrême ascendant sur le peuple. C’est lui qui leur persuada de répondre qu'il fallait préalablement que les guerriers de Pile fussent livrés, eux et leurs armes, et amenés à Athènes; qu’ensuite les I Lacédémoniens rendissent Niséa, Pagæ, Trézène et l'Achaie[*](Voyez liv. I, ch. cxv, note 2. ). qui se trouvaient entre leurs mains, non par droit de conquête mais en vertu du dernier traité, que le malheur des temps et le besoin de la paix avaient arraché aux Athéniens; qu’à ces conditions on rendrait les guerriers et l’on ferait une paix dont les deux peuples fixeraient la durée.

Les députés ne firent pas d’objection ; mais ils demandèrent qu’on nommât des commissaires chargés de discuter à

205
loisir avec eux ces divers articles et d’admettre ceux sur lesquels on tomberait d’accord. Là-dessus Cléon jeta feu et flammes contre les Lacédémoniens, disant qu’il savait bien dès l’origine toute leur mauvaise foi; qu’il n’y avait plus à en douter, puisqu’ils refusaient de s’expliquer devant le peuple et voulaient ne le faire qu’en petit comité. Il les somma, si leurs intentions étaient droites, de les déclarer séance tenante. Les Lacédémoniens, quoique disposés par leurs malheurs à faire des concessions, sentaient qu’il ne leur était pas possible de s’ouvrir en pleine assemblée. Ils craignaient, si leurs offres étaient Tejetées, de se trouver en butte à l’animadversion de leurs alliés. Voyant d’ailleurs que les Athéniens n’adhéreraient pas à des conditions modérées, ils quittèrent Athènes sans rien terminer.

A leur retour l’armistice de Pylos expirait de plein droit. Les Lacédémoniens redemandaient leurs vaisseaux, conformément à la convention. Mais les Athéniens alléguèrent une attaque dirigée contre la place au mépris du traité et quelques autres contraventions sans importance. Ils refusèrent de rendre les bâtiments et se prévalurent de la clause qui déclarait la trêve rompue à la moindre infraction, quelle qu’elle fût. Les Lacédémoniens protestèrent hautement contre l’injuste détention de leurs vaisseaux ; puis ils se retirèrent en faisant appel aux armes.

La guerre autour de Pylos recommença donc de plus bélle. Pendant Je jour, les Athéniens faisaient la ronde autour de l’île avec deux vaisseaux qui se croisaient ; la nuit toute la flotte était de garde, sauf du côté de la haute mer, quand le vent soufflait. Ils avaient reçu d'Athènes un renfort de vingt vaisseaux, ce qui avait porté leur effectif à soixante-dix trirèmes. Les Péloponésiens, campés sur le continent, donnaient des assauts à la place et guettaient l’occasion de délivrer leurs guerriers.

Cependant en Sicile les Syracusains et leurs alliés, après avoir renforcé de tous les vaisseaux qu'ils avaient équipés la flotte qui gardait Messine, .continuaient la guerre en partant de cette ville. Les Locriens les y excitaient par animosité contre Rhégion; eux-mêmes étaient entrés en corps de nation sur son territoire. Les Syracusains étaient résolus à tenter un combat naval. Ils voyaient que les Athéniens n’avaient en ce moment que peu de vaisseaux dans ces parages, et ils savaient que le gros de la flotte destinée à agir contre eux [*](La flotte d’Eurymédon. Voyez liv. III, ch. cxv, et liv. IV, ch. ii. )

206
se trouvait occupé à Sphactérie. Une fois que leur marine aurait pris le dessus, ils comptaient s’emparer aisément de Rhégion en l’attaquant par mer et par terre, et affermir ainsi leur domination. Le promontoire de Rhégion en Italie étant voisin de Messine en Sicile, les Athéniens ne pourraient plus stationner en ce lieu ni commmander le détroit. Ce détroit est formé par le bras de mer qui sépare Rhégion et Messine, au point où en Sicile se rapproche le plus du continent, c’est la fameuse Uharybde, qui fut traversée, dit-on, par Ulysse[*](Homère, Odyssée, XII, 235. La légende du cap monstre (*ε- λώρον) fut probablement accréditée par les premiers navigateurs grecs qui exploitèrent la mer Tyrrbénienne et qui voulurent écarter la concurrence eommerciale en exagérant les dangers de cette navigation. ). Le peu de largeur du passage fait que les eaux venant de deux grandes mers, celle de Tyrrhénie et celle de Sicile, s’y engouffrent avec violence et produisent des courants réputés à bon droit dangereux.

Ce fut dans ce détroit que les Syracusains et leurs alliés, avec un peu plus de trente vaisseaux, furent contraints d’engager, à une heure tardive, un combat pour un bâtiment qui traversait. Us s’avancèrent contre seize vaisseaux d’Athènes et huit de Rhégion; ils furent vaincus par les Athéniens et perdirent un vaisseau; après quoi, chacun n’eut rien de pins pressé que de regagner sa station de Messine ou de Rhégion. Le combat avait duré jusqu’à la nuit.

Les Locriens évacuèrent ensuite le paye de Rhégion, tandis que la flotte des Syracusains et de leurs alliée alla mouiller à Péloris, place appartenant à Messine, et où se trouvait leur armée de terre. Les Athéniens et les Rhégiens firent voile de ce côté. Voyant les vaisseaux désarmés, ils les attaquèrent ; mais ils perdirent un de leurs bâtiments, qui fut accroché par une main de fer[*](Grappin destiné à retenir le vaisseau ennemi pendant qu’on l’attaquait à l’abordage. Voyez liv. VII, ch. lxii. ); l’équipage se sauva à la nage. Là-dessus les Syracusains remirent en mer et se halèrent le long de la côte jusqu’à Messine. Attaqués derechef par les Athéniens, ils virèrent au large, fondirent sur eux et leur firent perdre un second vaisseau. Ainsi les Syracusains rentrèrent dans le portée Messine, sans avoir eu le désavantage ni dans le trajet ni dans ce combat.

Les Athéniens einglèrent vers Camarine, sur la nouvelle que cette ville allait être livrée aux Syracusains par Archias et ses adhérents. En même temps les îiessiniens se portèrent en masse, par terre et par mer, sur Naxos-la-Chalddique[*](Ainsi appelée pour la distinguer de l'ile du même nom. La ville de Naxos, sur la côte N. E. de la Sicile, était une colonie de Chalcis en Eubée. Voyez liv. VI, ch. m. ), .dont le teiri-toire confine au leur. Le premier jour, ils renfermèrent les Naxiens dans leurs murailles et coururent le pays. Le lendemain, l’armée navale s’avança jusqu’à l'embouchure de l’Acésinès [*](Rivière qui se jette dans la mer, un peu au S. de Naxos. La flotte devait donc ayoir passé devant cette ville, puisqu’elle venait de Messine. ) et ravagea la campagne, pendant que rtonée de terre

207
assaillait la ville. Mais, sur ces entrefaites, les Sicules descendirent en forces de leurs montagnes pour attaquer les Messi-niens. A leur aspect, les Naxiens reprirent courage, et s’exhortant mutuellement, dans la pensée que c’étaient les Léontins et d’autres Grecs alliés qui venaient à leur secours, ils firent une brusque sortie, tombèrent sur les Messiniens, les mirent en fuite et en tuèrent plus de mille. Les autres eurent bien de la peine à s’échapper; les Barbares leur coupèrent la retraite et les massacrèrent pour la plupart. La flotte revint à Messine; après quoi elle fut dissoute , et chacun regagna ses foyers.

Aussitôt les Léontins, croyant Messine hors d’état de se défendre, firent une expédition contre elle, de concert avec leurs alliés et les Athéniens. Cenx-ci dirigèrent leurs attaques contre le port, l’armée de terre contre la ville. Les Messiniens filent une sortie avec quelques Loc riens que commandait Démotélès, et qui, après là défaite précédente, avaient été laissés en garnison dans la place. Us fondirent à Timproviste sur les Léontine, les culbutèrent et en tuèrent un grand nombre. À cette vue, les Athéniens descendirent de leurs vaisseaux pour secourir leurs alliés, et, tombant sur les Messiniens en désordre, ils les rejetèrent dans la ville. Puis ils dressèrent un trophée et retournèrent à Rhégiôn.

Depuis ce moment, les Grecs de Sicile continuèrent leurs luttes intestines sur terre et sur mer, sans la coopération des Athéniens.

Revenons à Pyloâ: Les Athéniens tenaient toujours les Lacédémoniens bloqués dans Tîlè, tandis que Tannée pélopo-nésienne conservait ses positions sur le continent. Le manque de vivres et d'eau rendait aux Athéniens le blocus excessivement pénible. L’unique source, et encore peu abondante, était dans la citadelle même de Pylos ; aussi la plupart creusaient des trous dans lè sable sur le bord de la mer, et buvaient l’eau qu’on peut croire. Campés dans un espace étroit, ils étaient exposés à tontes les privations. Comme il n’y avait point de mouillage pour les vaisseaux, une partie des équipages prenait ses repas à terre, tandis que l’autre restait à bord. Ce qui achevait de leà décourager, c’était de voir le blocus se prolonget indéfiniment. Ils avaient cru qu’il suffirait de peu de jours poüt avoir raison de gens enfermés dans une île déserte et iéduits à s’abreuver d’eau saumâtre. Mais les Lacédémoniens avaient offert des prix très-élevés à qui porterait dans Pile du blé moulu, du vin, dû fromage ou toute autre espèce de comestibles

208
nécessaires à des troupes assiégées; ils avaient même promis la liberté aux Hilotes qui en introduiraient. Bien des gens, surtout des Hilotes, y parvenaient au péril de leur vie. Ils partaient de tous les points du Péloponèse et abordaient de nuit dans la partie de l’île qui regarde la haute mer-. Ils profitaient des temps d’orage, parce qu’alors les trirèmes ne pouvant croiser au large, il y avait chance d’échapper. Us s’échouaient sans ménagement, certains d’être indemnisés pour la perte de leurs barques; d’ailleurs tous les abords de Pile étaient gardés par des hoplites; mais, lorsqu’ils se risquaient par un temps calme, ils étaient pris. Il y avait même des plongeurs qui traversaient le port en nageant entre deux eaux, et qui traînaient des outres pleines de pavot emmiellé ou de graine de lin pilée. D’abord ils passèrent inaperçus ; mais ensuite on les surveilla. Bref, il n’y avait pas de stratagème que les deux partis n’imaginassent pour introduire des vivres ou pour en empêcher l’introduction.

Lorsqu’on apprit à. Athènes que l’armée était en souf-fance et l’île ravitaillée, où fut dans un grand embarras. On craignait que la mauvaise saison ne surprît les troupes expéditionnaires, et qu’il ne devînt impossible de leur envoyer des vivres en faisant le tour du Péloponèse, puisqu’en été même on ne pouvait suffisamment alimenter une place dénuée de tout. La flotte ne saurait plus où mouiller sur cette côte sans port. Pour peu que la croisière fût moins active, les assiégés auraient moyen de se procurer des vivres ou même de s'échapper sur les embarcations qui leur en apportaient et à la faveur d’un gros temps. On appréhendait surtout que les Lacédémoniens rassurés ne songeassent plus à négocier, et l’on était aux regrets de n’ayoir pas accepté leurs propositions pacifiques.

Cléon, s’apercevant qu’on lui en voulait pour s’être opposé à l’accommodement, prétendit que les nouvelles étaient fausses; et, comme ceux qui arrivaient de Pylos demandaient, si on ne les croyait pas, qu’on envoyât sur les lieux pour faire une enquête, les Athéniens choisirent dans ce but Cléon lui-même et Théagénès. Alors Cléon sentit qu’il serait obligé de confirmer le rapport de ceux qu’il calomniait ou que, s’il disait le contraire, il serait convaincu d’imposture. Voyant d’ailleurs les Athéniens incliner à la guerre, il leur conseilla de renoncer à une enquête qui entraînerait des longueurs ; mais, si les nouvelles leur paraissaient vraies, de cingler immédiatement contre

209
les ennemis. Lançant ensuite une insinuation contre le général Nicias fils de Nicératos, dont il était l’ennemi personnel et l’adversaire politique, il déclara que, si les généraux étaient des hommes, il leur serait aise, avec les forces dont ils disposaient, d'aller s’emparer des guerriers de l’île ; ajoutant que lui-même, s’il était général, il n’hésiterait pas à le faire.

Les Athéniens murmuraient contre Cléon et disaient : « Que ne part-il sur-le-champ, si la chose lui paraît facile?» Nicias, attaqué directement, répondit que les généraux l’autorisaient pour leur part à prendre toutes les troupes qu’il voudrait et à tenter l’entreprise. Cléon, ne croyant pas d’abord que cette offre fût sérieuse, y donnait les mains; mais, lorsqu’il vit que c’était tout de bon, il tergiversa, disant qu’après tout, ce n’était pas lui, mais Nicias, qui était général. Il commençait à craindre, sans le croire toutefois, qu'il ne lui cédât effectivement la place. Alors Nicias, revenant à la charge, se démit du commandement de Pylos, et en prit l’assemblée à témoin. A mesure que Cléon reculait et rétractait ses paroles, le peuple, par un de ces mouvements familiers à la multitude, criait à Nicias de se démettre, et à Cléon de partir. Ainsi pris au mot, Cléon se décide à s’embarquer. Il déclare devant le peuple qu’il n’a pas peur des Lacédémoniens ; qu’il n’emmènera personne de la ville, mais seulement les Lemniens et les Imbriens alors à Athènes[*](Les îles de Lemnos et d’Imbros, dans la mer Égée, étaient habitées par des colonies d’Athènes. La ville d'Énos, en Thrace, était éolienne, mais alliée et tributaire des Athéniens. Voyez liv. VII, ch. lvii. ), des peltastes venus d’Énos en qualité d’auxiliaires, et quatre, cents archers d’autres pays. Avec ces troupes, réunies à l’armée déjà sur les Jieux, il se fait fort d’amener dans vingt jours les Lacédémoniens captifs ou de les tuer sur place. Les Athéniens riaient de la fatuité de ce langage; mais les gens sensés s’applaudissaient en pensant que de deux biens l’un était infaillible : ou d’être debarrassés de Cléon, ce qui leur paraissait le plus probable ; ou, dans le cas contraire, de tenir les Lacédémoniens en leur pouvoir.

Après avoir pris toutes les dispositions dans l’assemblée et reçu à cet effet les suffrages du peuple, Clécn accéléra le départ. De tous les généraux qui étaient à Pylos, il ne s’adjoignit pour collègue que Démosthène. C’est qu’il avait appris que ce général songeait lui même à faire une descente dans l’île. En effet ses soldats, qui souffraient de leur dénûment et qui étaient moins assiégeants qu’assiégés, brûlaient d’en venir à une action décisive. Un incendie survenu dans l’île avait achevé de l’y déterminer. Jusque-là il avait craint de s’engager sur un terrain fourré, désert et sans chemins battus. Cette

210
circonstance lui paraissait favorable aux ennemis, qui pourraient, eu sortaut de leur» retraites obscures, faire beaucoup de mal à une armée descendue à terre. Leurs dispositions et les fautes qu’ils pourraient commettre seraient masquées par l’épaisseur dé la forêt, tandis que celles des Athéniens seraient à découvert. Maître de choisir sou terrain, l’ennemi pourrait, dans un moment donné, tomber sur eux à l’improvisté. Si les Athéniens s’efforçaient d’en venir aux mains dans le fourré, il sentait que des troupes moins nombreuses, mais connaissant les localités, auraient nécessairement l’avantage sur des forces plus considérables, auxquelles cette expérience manquerait; en sorte que sa grande armée courrait le risque de périr en détail, sans que les différents corps pussent se prêter un mutuel appui.

Ces craintes lui étaient suggérées par le souvenir de son désastre d’Étolie, occasionné en partie par une forêt. Mais le hasard voulut que, les Athéniens ayant été contraints, par le manque d’espace, d’aborder sur la lisière de l'île pour y pré-parer leur repas sous la garde d’un avant-poste, un soldat, par inadvertance, mît le feu à dee broussailles; l'incendie, attisé par le vent, gagna de proche en proche, et la plus grande partie de la forêt fut consumée. Cet accident permit à Démo-sthène de mieux juger du nombre des ennemis. Il le trouva plus considérable qu’il ne l’avait cru d’après la quantité de vivres qu’on leur faisait passer. Dès lors il pensa que les Athéniens redoubleraient de zèle pour une entreprise qui ne manquait pas de grandeur; enfin il s’assura que l’abord de l'île était moins difficile qu’il ne se l’était figuré; il se disposa donc k effectuer la descente. Il demanda des renforts aux alliés du voisinage et fit tous les autres préparatifs.

Sur ces entrefaites Cléon, après l’avoir averti qu’il approchait avec les troupes demandées, arrive à Pylos. Aussitôt réunis, iis enrôlent un héraut à l’armée du continent pour demander aux Lacédémoniens s’ils veulent ordonner aux guerriers de l’île de se rendre sans combat, eux et leurs armes, à condition que le» Athéniens les tiendront dans une captivité modérée jusqu’à la conclusion d’un armistice définitif.

Cette proposition ayant été rejetée, lee généraux athéniens attendirent encore un jour. Le lendemain, ils levèreet l’ancre pendant la nuit, après avoir embafqué tous leurs hoplites sur un petit nombre de vaisseaux. Un peu avant l’aurore, ils descendirent sur les deux flancs de l’île, du côté de la haute

211
mer et du côté du part, Les hoplites, au nombre d’environ huit cents, se portèrent à la, course contre l’avant-poste ennemi, Lee Lacédémoniens étaient échelonnés de la manière suivante. Un premier détachement secomposait d’une trentaine d’hoplites. Au centre de nie, près de l'eau [*](Près du centre de Sphactérie, on remarque une excavation, qui paraît avoir servi de puits. C’est là apparemment l’eau saumâtre dont s’abreuvaient les Lacédémoniens. Voyez ch. xxvi. ), sur un terrain uni, était le gros de la troupe, commandé par Ëpitadas. Une faible réserve gardait l’extrémité de l'île en face de Pylos. Cet endroit était coupé à pic du côté de la mer et difficilement abordable du côté de la terre, il s'y trouvait un vieux retranchement en pierres sèches, que les Lacédémoniens comptaient utiliter dans le cas où ils seraient forcés de battre en retraite. Telles étaient leurs dispositions,

Les Athéniens fondent au pas de course sur l’avant-poste. En fin un clin d'œil, ils massacrent les soldats encore couchés ou prenant à peine leurs armes. La descente s’était opérée avec tant de süeneè que les ennemis l'avaient prise pour le mouvement ordinaire des vaisseaux dans leur station de nuit. Au point du jour, le reste des soldats, chacun selon son arme spéciale, débarqua de soixante et dix navires on un peu plus, sur lesquels on ne laissa que le dernier rang de rameurs[*](Les trois rangs de rameurs dans les trirèmes formaient trois classes distinctes de matelots. Le rang supérieur, composé des hommes les plus vigoureux et qui maniaient les plus longues rames, s’appelait thraniles, le rang intermédiaire zeugites, le rang inférieur thalamiens. Voyez liv. VI, ch. xxxi, note 3. ). Il y avait huit cents archers, autant de peltastes, les Messéniens auxiliaires, enfin toute la garnison de Pylos, excepté ceux qui étaient de garde sur le rempart. Démosthène les distribua par groupes de deux cents ou davantage, auxquels il fit occuper les hauteuis. Il voulait que les Lacédémoniens, cernés de toutes parts, ne sussent de quel côté faire face, assaillis en tous sens par k multitude, pris à dos s'ils avançaient, en flanc s'ils se portaient à droite ou à gauche. Ile ne pourraient faire un pas sans avoir derrière eux les troupes légères, insaisissables ennemis, qui les attaqueraient de loin à coups de flèches, de javelots, de pierres ou de frondes, et qu’il n'y aurait pas moyen de poursuivre ; car elles triomphaient même en fuyant ; et, dès que l'ennemi rétrogradait, elles revenaient à la charge. Tel était le plan d’attaque précédemment conçu par Démosthène et qu’il mit alors à exécution.

Les soldats d'Épitadas, qui formaient le gros de la troupe, voyant leur avant-poste massacré et une armée en mouvement contre eux, se rangèrent en bataille et se portèrent contre les hoplites athéniens qu’ils avaient en tête, au lieu que les troupes légères étaient répandues sur leurs flancs ou derrière eux. Mais ils ne purent joindre les hoplites ni faire usage de leur habileté ; car ils étaient contenus par les troupes légères,.

212
qui les couvraient de javelots; et les hoplites athéniens, au lieu de marcher à leur rencontre, demeuraient immobiles. Quand les troupes légères s’approchaient trop, les Lacédémoniens les mettaient en fuite ; mais ces hommes lestement équipés combattaient en se retirant et dans leur fuite prenaient aisément l’avance; car les aspérités du sol, dans ces lieux longtemps inhabités, rendaient la poursuite impraticable aux Lacédémoniens pesamment armés.

Quelques moments se passèrent ainsi en escarmouches ; mais bientôt les Lacédémoniens devinrent incapables de se porter assez promptement sur les points menacés, et les troupes légères s’aperçurent qu’ils mettaient moins de vivacité dans leur défense. Elles, au contraire, sentirent leur courage doublé en se voyant si supérieures en nombre. Déjà elles s'habituaient à ne plus avoir peur des Lacédémoniens, parce .qu’elles ne les avaient pas trouvés d’abord tels qu’elles s’y attendaient. Au premier instant, elles n’avaient pu se défendre d’un sentiment d’effroi à la pensée qu’elles allaient combattre des Lacédémoniens ; mais la crainte fit place au dédain ; et, poussant un cri terrible, elles se précipitèrent sur eux en masse avec des pierres, des traits, des javelots, chacun avec la première arme venue. Leurs clameurs, jointes à cette incursion soudaine, frappèrent d’épouvante des hommes peu faits à ce genre de combat. Les cendres de la forêt nouvellement consumée s’élevaient en tourbillons dans les airs, et, mêlées à la grêle de traits et de pierres, interceptaient le jour.

Dès ce moment, les Lacédémoniens se trouvèrent dans une position désastreuse. Leurs cuirasses de feutre[*](Les cuirasses des fantassins grecs étaient de laine ou de lin fortement drapé, et assez épaisses pour être à l’épreuve des projectiles. Les cavaliers portaient des corselets de métal, pour suppléer au bouclier d’airain, arme défensive des hoplites. ) ne les mettaient pas à l’abri des flèches ; les dards dont ils étaient criblés s’y enfonçaient en se brisant. Ils ne savaient où donner de la tête, incapables de rien voir devant eux et d’entendre les commandements , que couvraient les cris des ennemis. Accablés de toutes parts, ils n’entrevoyaient aucune espérance de se dégager en combattant.

Déjà un grand nombre d’entre eux étaient couverts de blessures ; car ils n’avaient fait que tournoyer à la même place. Enfin, serrant leurs rangs, ils se replièrent sur le dernier retranchement de Tîle et sur le poste qui le gardait. Les troupes légères, les voyant céder, redoublèrent de cris et d’audace; elles les assaillirent dans leur retraite et tuèrent tous ceui qu’elles purent atteindre. La plupart cependant parvinrent à gagner le retranchement ; et, réunis à ceux qui l’occupaient,

213
ils se disposèrent à défendre tous les points accessibles. Les Athéniens les suivirent; mais, ne pouvant tourner la position, A cause de l’escarpement du terrain, ils l’abordèrent de front. La lutte fut opiniâtre ; pendant la plus grande partie du jour, les deux partis combattirent, malgré la lassitude, la soif et l’ardeur du soleil. Ils s’efforçaient, les uns d’enlever la hauteur, les autres de s’y maintenir. Au surplus, la défense était plus facile pour les Lacédémoniens depuis que leurs flancs n’étaient plus découverts.

Comme on ne faisait aucun progrès, le chef des Messéniens, s’adressant à Cléon et à Démosthène, leur dit qu’on se fatiguait en vain ; que, s’ils voulaient lui donner un certain nombre d’archers et de peltastes, il se faisait fort de tourner la position par le chemin qu’il saurait trouver et de forcer le passage. Il obtint ce qu’il demandait, partit sans bruit, et, dérobant sa marche aux ennemis, il se glissa le long des escarpements, par tous les endroits praticables, vers le point que les Lacédémoniens avaient cru assez fort pour se passer de défense. Il y parvint à grand’peine et après de longs détours. Tout à coup il se montra derrière eux sur la hauteur. Ils furent consternés de cette apparition soudaine, tandis que les Athéniens qui l’attendaient en conçurent une nouvelle ardeur. Dès lors , les Lacédémoniens , attaqués des deux côtés à la fois, se trouvèrent, toute proportion gardée, dans la même situation que les défenseurs des Thermopyles, quand les Perses les tournèrent par le sentier et les taillèrent en pièces. Enveloppés de toutes parts, ils ne résistaient plus; mais, accablés par le nombre, exténués par la faim, ils reculaient. Les Athéniens étaient maîtres du passage.

Cléon et Démosthène, sentant que, pour peu qu’ils pliassent encore, ils seraient exterminés par l’armée athénienne, firent cesser le combat et retinrent les leurs. Us aspiraient à conduire à Athènes les ennemis vivants, si du moins ceux-ci, vaincus par leurs maux, humiliaient leur orgueil jusqu’à demander quartier. Ils les firent donc sommer par un héraut de mettre bas les armes et de se rendre à discrétion aux Athéniens.

A cette proclamation, la plupart abaissèrent leurs boucliers et agitèrent les mains en signe d’adhésion. Une suspension d’armes ayant été convenue, Cléon et Démosthène s’abouchèrent avec Styphon fils de Pharax. Des chefs précédents, Épitadas, le premier, avait été tué ; le second, Hippagrétas, laissé

214
pour mort, quoique respirant encore.’ Styphon àtait été désigné d’après la loi pour commander en troisième, s'il amyait malheur aux deux autres. D’accord avec les siens, il déclara qu'ils désiraient communiquer avec les Lacédémoniens du continent sur lè parti à prendre. Les Athéniens ne permirent à personne dé s'écarter ; mais ils appelèrent des hérauts du continent. Après deux ou trois allées et venues, le dernier envoyé de la part dés Lacédémoniens apporta cette réponse : « Les Lacédmoniens vous invitent à délibérer vous-mêmes sur ce qui vous concerne, Sans rien faire de honteux. » Après ô'êtrô consultés, ils Sé rendirent eux et leurs armes. Pendant ce jour et la nuit suivante, les Athéniens les tinrent sous bonne garde ; le lendemain ils dressèrent un trophée dans lutte, firent leurs préparatifs de départ, et confièrent les prisonniers à la garde des Triérârques. Les Lacédémoniens envoyèrent un héraut et obtinrent d'enlever leurs morts.

Voici le chiffre de ceux qui périrent et de ceux qui fareat pris vivants. Quatre cent vingt hoplites en tout avaient passé dans Plie ; de ce nombre, deux cent quatre-vingt-douze furent emmenés captifs ; le reste avait été tué. Parmi les prisonniers étaient cent vingt Spartiates. La perte des Athéniens fut légère ; Car oft n'avait pas combattu de pied ferme.

La durée totale du blocus, depuis la bataille navale jusqu'au dernier combat livré dans l'île, fut dè soixante et douze jours, sur lesquels il y en eut vingt Où les Lacédémoniens reçurent des Vivres, savoir pendant l'absence des envoyés chargés de parlementer. Le reste du temps, ils ne véonreat que d’importations clandestines. On trouva cependant encore dans l'île du blé et d’autres substances alimentaires; car le général Épitadas avait réduit les rations.

Les armées d’Athènes et du Péloponèse quittèrent Pjrloê et feutrèrent dans leurs foyers. Ainsi fut accomplie, malgré son extravagance, la promesse de Cléon : en moins de vingt jours il amena les guerriers, comme il Pavait promiSi

La nouvelle de cet événement produisit en Grèce une sensation extraordinaire. On avait cru que ni la faim ni aucune extrémité n’engagerait les Lacédémoniens à mettre bas les ârmes, mais qu’ils se feraient tuer plutôt que de se rendre On ne pouvait se persuader que les captifs fussent de la même trempe que ceux qui étaient morts. Il y eut même un des alliés d'Athènes, qui, plus tard, demanda par raillerie à l’un des prisonniers de l’île si c'étaient de braves gens que ceux qui

215
avaient été tués. A quoi l'autre répondit que la flèche serait un objet sans prix, si elle savait discerner les braves; donnant ainsi à entendre que les traits et les pierres avaient frappé au hasard.